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Je gonfle donc je suis

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Un aquarium de l’absurde ! Dans le grand parc d’attractions de la Modernité qu’est Paris, tout se gonfle, tout s’inverse, tout flotte. Alors qu’elle aurait préféré pouvoir admirer tranquillement les bijoux, notre contributrice n’a pas apprécié son dernier passage près du ministère de la Justice où est exposée une installation d’art moderne d’Alex Da Corte, du 20 au 26 octobre.


Le vent soufflait fort sur Paris ce jeudi. Avec la tempête Benjamin, les feuilles virevoltaient, les branches ployaient… et même l’art contemporain vacillait. Place Vendôme, la grenouille géante d’Alex Da Corte tanguait au gré des bourrasques, tel un piteux ballon de fête foraine en perdition…

Pas bête, l’artiste !

Installée depuis le 20 octobre dans le cadre du grand raout de l’art contemporain, Art Basel, cette grenouille gonflable XXL, à quatre pattes, la tête en bas et le postérieur en l’air, dans une posture pour le moins équivoque, résume à elle seule l’esprit du temps.

L’artiste vénézuélo-américain présente son « œuvre », intitulée Kermit the Frog, comme l’incarnation d’un « existentialisme américain ». Mais z’encore ? On peine à saisir le rapport entre une grenouille et l’Amérique. Ou peut-être l’artiste cherche-t-il la profondeur dans l’inconsistance ? Si, chez Sartre, l’homme était jeté dans le monde, chez Da Corte, il est jeté sur la place Vendôme, cul par-dessus tête, transformé en batracien fluo. Après tout, les bêtes sont des hommes comme les autres !

Gigantesque et creux

Derrière cette expression pseudo-intellectuelle se cache, on l’aura compris, tout l’esprit de notre époque : Je gonfle donc je suis. Un moi gonflé à l’hélium, un corps désincarné, déshumanisé. Sous ses airs pop et faussement joyeux, ce Kermit renversé incarne le gigantisme creux d’un art contemporain égocentrique et prétendument conceptuel.

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Dans une interview, M. Da Corte explique comment il conçoit son propre corps et dit vouloir « modeler cette carapace en quelque chose d’autre » et « vivre dans un état psychédélique ». En clair : vivre hors du corps, hors des limites du réel. Ne reconnaît-on pas là les stigmates d’une idéologie woke qui prétend libérer l’homme en l’arrachant à tout ce qui le détermine (son corps, son sexe, son histoire, sa nation…) pour en faire une entité fluide, sans contours ni gravité ? Plus qu’une installation artistique, la grenouille molle de Da Corte est une allégorie plastique parfaite de l’esprit du temps : informe, flottante, sans ancrage. Elle incarne une époque désarticulée, mouvante, sans colonne vertébrale ni centre de gravité. Une époque « liquide », pour reprendre le mot du sociologue Zygmunt Bauman, où tout se dissout : les formes, les valeurs, les repères, bref une époque à la dérive.

Temps criards et religion du climat

Même sa couleur en dit long : ce vert fluo, criard, agressif, qui envahit et sature l’espace de la place historique, n’est-il pas la couleur de Mère Nature, unique divinité autorisée dans un monde déchristianisé ? Et aussi ce symbole d’un paganisme écologique qui remplace la foi en Dieu par le culte du climat. Cette nouvelle idole païenne célèbre le mou et le flou : un monde malléable, sans forme, sans sexe, sans repères, où être neutre, indéterminé, « fluide », est devenu une vertu morale, le nouveau bréviaire de l’inclusivité.

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Après le plug anal vert de McCarthy, présenté aux gogos comme un sapin de Noël, voici la grenouille verte, nouvelle idole d’un temps où le laid tient lieu d’esthétique.

Le vide a désormais ses gardiens, et la beauté, ses voleurs

Du haut de sa colonne de pierre, l’Empereur contemple la scène : en contrebas, une masse informe, gonflée d’air comme de vide. Lui est immortel, elle est éphémère. Lui appartient à l’Histoire, elle au néant. Lui restera droit, tandis qu’elle finira par se dégonfler.

Mais qu’on se rassure : la grenouille est bien gardée… Gare aux esthètes tentés de la percer d’un coup d’épingle : les caméras de surveillance veillent ! Nous vivons une époque formidable, où la laideur et le vide insignifiant qui souillent notre passé sont protégés, pendant que le Louvre se fait braquer et que notre patrimoine légendaire se fait voler.

Concours Chopin: déroute européenne, raz de marée asiatique

En 2025, dans la ville où a grandi Chopin, les pianistes venus d’Asie raflent la plupart des prix ! Reportage


Neuf pianistes d’origine asiatique parmi les treize jeunes artistes distingués lors du XIXe Concours international Frédéric Chopin de 2025 (Miedzynarodowe Konkurs pianistyczny im. Fryderik Chopin). Et sept au sein des dix lauréats ayant joué lors de la soirée de gala clôturant la manifestation  officielle au Grand Théâtre de Varsovie et reprise le lendemain dans la salle de concert de la Philharmonie, toute pavoisée des drapeaux des nations d’où sont accourus les jeunes concurrents.

Parmi eux, trois Polonais certes, Piotr Alexewicz, Adam Kaldunski et Yehuda Prokopowicz. Un Géorgien, David Khirikuli. Deux Américains encore, Eric Lu et William Yang, ainsi qu’un Canadien, Kevin Chen, mais tous trois Chinois d’origine. Un Malaisien, Vincent Ong, lui aussi d’ascendance chinoise. Deux Japonaises, Shiori Kuwahara et Miyu Shindo. Et deux jeunes filles de l’Empire du Milieu, Tianyao Lyu (17 ans, adulée par le public) et Zitong Wang, ainsi que leur compatriote Tianyou Li.

Et c’est Eric Lu qui aura remporté le premier prix de ce XIXe Concours Frédéric Chopin.

Dans les méandres du génie

Pour ceux qui s’alarment légitimement devant le déclin de l’Europe,  les résultats de cette manifestation quinquennale apportent de très sérieux éléments d’inquiétude.

On peut, on doit s’émerveiller devant cette virtuosité, cette habilité, cette intelligence et cette sensibilité que déploient aujourd’hui tant de jeunes pianistes venus d’Asie et à qui on ne peut plus reprocher, comme ce fut le cas naguère, un jeu parfait, mais mécanique, mais sans âme.  Ils ont assimilé à merveille, sinon l’esprit romantique de la Vieille Europe, car ils ne sont pas toujours aussi convaincants avec d’autres grandes figures du Romantisme, du moins l’essence même de la musique de Frédéric Chopin. Ils se sont glissés dans les méandres du génie si particulier du Polonais avec une souplesse, un extraordinaire don d’imitation qui tiennent du miracle. Ils se sont fondus, avec sans doute l’émerveillement que génère la découverte  d’un nouveau continent et ce sourd besoin d’égaler, voire de surpasser les Occidentaux, dans cette musique si intimement liée à notre psyché d’Européens. A tel point que leur esprit semble s’être rompu à un mode de pensée, à une conception de l’art qui n’étaient certainement pas ceux de leurs cultures d’origine.

Les Chinois dans les universités polonaises

Il est vrai que tous ces jeunes pianistes venus pour la plupart de Chine, mais aussi du Japon, de Corée, sont désormais formés en Europe. Issus, dit-on, de familles aisées, sinon fortunées, ils se sont inscrits à grand frais dans les meilleures écoles de musique de Pologne, promues universités musicales, comme celles de Varsovie, de Cracovie ou désormais celle de Bydgoszcz. On leur fait payer au prix fort leur formation au cœur même du pays de Chopin. Et comme dans le monde de l’industrie, des sciences et du commerce, ils y apportent un acharnement au travail, une nécessité d’excellence, une rage de vaincre qu’on ne rencontre peut-être plus guère chez les  Européens.   

On peut tout aussi bien s’émerveiller de l’universalité de la musique de Frédéric Chopin, de cet homme mort de phtisie à 39 ans, qui apparaît comme étant le plus parfait emblème de la Pologne, et aussi de cette France qui fut sa seconde patrie, mais de qui le génie permet de s’adresser aux âmes du monde entier.

Photo: Wojciech Grzedzinski

Depuis le Vietnamien Dang Thaï Son…

Que faut-il en revanche penser de la déroute des Européens qui naguère encore dominaient l’univers du piano ? Russes et Polonais raflaient alors quasi exclusivement tous les prix du concours… jusqu’à la victoire de l’Italien Maurizio Pollini en 1960, puis celle de l’Argentine Martha Argerich cinq ans plus tard.

Mais depuis le Vietnamien Dang Thai Son en 1980 et à l’exception du Polonais Rafal Blechaz (en 2005) et de la Russe très contestée Ioulianna Avdeïeva (en 2010), tous les premiers prix seront d’origine asiatique. Même s’ils se prénomment Bruce ou Kevin ! Même si leurs passeports sont frappés des sceaux canadiens ou américains !

Certes, parmi ceux des pianistes ayant été classés parmi les  premiers et pouvant à ce titre revendiquer le statut de lauréats du Concours international de piano Frédéric Chopin, on a compté, lors des six dernières éditions (1995, 2000, 2005, 2010, 2015, 2021) un Français, cinq  Russes,  deux Polonais, un Espagnol, un Slovène, un Autrichien, une Argentine, un Lituanien, un Bulgare…

… un raz-de-marée!

Mais en 2025, les huit primés sont tous asiatiques, à l’exception d’un Polonais. Comment expliquer un tel bouleversement ? Comment ne pas s’alarmer devant le fait que si peu d’Européens, dont trois Français, un Suisse, une poignée d’Allemands, d’Autrichiens, d’Anglais, d’Italiens et d’Espagnols, mais aussi un Israélien,  un Turc, un Brésilien et quelques concurrents sous pavillon neutre (des Russes), aient été retenus pour concourir face à ce raz-de-marée venu de l’Extrême l’Orient ? Ils étaient 642 candidats du monde entier à vouloir se présenter au concours. Ils furent 171 à être retenus par les experts, dont 67 venus de la seule Chine, 24 du Japon, 23 de Corée du Sud, 1 Taiwanais, un jeune pianiste de Hong Kong, sans compter quelques ressortissants de Thaïlande, de Malaisie, du Kazakhstan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Cela d’ailleurs a suffi pour qu’il se dise sur les réseaux sociaux que le concours a été vendu à Pékin. A Pékin dont l’impérialisme cynique et dévorant s’accommoderait de reste bien volontiers d’un pacte aussi funeste.   

Un rien les épuise

Faut-il comprendre que les jeunes générations dans le monde occidental se désintéressent du piano, du répertoire romantique, de Chopin, de la musique dite classique en général ? On ne saurait sérieusement incriminer (pour le moment du moins) un déclin des écoles de musique du Vieux Continent puisqu’elles savent former les champions asiatiques du clavier. Il faudrait plutôt écouter cette professeur de piano : « C’est un sujet depuis longtemps débattu dans les conservatoires. A l’exception de ceux venus des pays d’Europe de l’Est, la plupart des élèves ne travaillent plus suffisamment. Les jeunes générations, dans le domaine musical en tout cas,  ne sont plus rompues à la persévérance, au dépassement de soi. Un rien les épuise. En outre, cette pratique des grands concours internationaux ne fait plus rêver, même chez les meilleurs sujets. Et on peut parfaitement les comprendre. Elle obéit à un goût pour la compétition qui n’a plus cours chez nous. Se confronter aux bêtes à concours que peuvent être les ressortissants des pays d’Asie n’est pas si enviable. Enfin trop de divertissements faciles les éloignent de tout ce qui demande quelque effort. Leurs références musicales sont devenues consternantes. Et les parents abdiquent… Une grande partie de la société est ainsi devenue inculte, elle se détourne du patrimoine, non par révolte ni par conviction, mais par ignorance, par simple indifférence. En Allemagne, le slogan à la mode c’est « Fuck Goethe ». Les Romantiques certes ont eux aussi vomi le classicisme. Mais c’était pour le remplacer par autre chose de magnifique, de révolutionnaire ».

Aujourd’hui, avec les nouvelles figures qui se profilent dans l’univers du piano, on est loin du cliché romantique : visage blême, cheveux fous, foi brûlante et tuberculose. 

En apparence, les jeunes pianistes asiatiques d’aujourd’hui, les hommes, pas les femmes, pourraient être aussi bien agents d’assurance que clercs de notaire ou informaticiens. Et cependant, ils traduisent le génie de Chopin avec une ferveur et une diversité de talents qui forcent l’admiration.

A Varsovie, Chopin est partout

En attendant, toute la Pologne a vécu à l’heure du concours. Enfin, toute la Pologne cultivée. Car le temps n’est plus où l’ensemble des Polonais se passionnaient pour une manifestation qui symbolisa par deux fois la résurrection de leur pays. En 1927, date de la création du concours né avec la renaissance de la nation en 1918, après plus d’un siècle de dissolution dans les trois empires voisins ; puis en 1955,  dans une capitale encore en ruines, après l’anéantissement du Reich des nazis.

Cependant Chopin est partout à Varsovie. De l’église de la Sainte-Croix où a été déposé son cœur et où l’anniversaire de sa mort à Paris a été célébré le 17 octobre, jusqu’aux bancs de granit polis qui, dans la rue, diffusent discrètement quelques mesures de Fryderyk près des lieux où il vécut ; de la télévision et de la radio nationales qui transmettent l’ensemble des éliminatoires et le gala final, aux trains des grandes lignes où s’égrènent des notes de piano à chaque arrêt et chaque départ des convois ; du cinéma où s’affichent le nouveau film sur Chopin interprété par Eryk Kulm, au théâtre où l’on joue Fortissimo, pièce qui évoque les joies et les affres des participants au concours ; du Musée Chopin où l’on n’a pas peur de faire entendre les lettres de George Sand à Chopin en anglais et d’où on a osé bannir le français parlé par le très francophone Chopin et par toute la société d’alors, au palais Zamoyski d’où l’ignoble soldatesque russe précipita son piano dans la rue ; de l’aéroport international qui porte son nom et où ont débarqué un jour les pianistes du monde entier venus concourir à Varsovie, au palais de Saxe, au palais Casimir, au palais Czapski où il a vécu en famille dans sa jeunesse. Sans oublier l’ancien relais de poste de Krakowskie Przedmiescie où Chopin embarqua pour ne plus jamais revenir dans son pays.

Chopin est aussi et surtout dans le cœur des Polonais. Il n’existe sans doute aucune autre nation au monde qui fasse à ce point corps avec son héros et qui l’ait à ce point élevé au rang de mythe. Même Verdi en Italie, même Liszt en Hongrie, même Tchaïkovski en Russie ne sont sans doute pas identifiés à ce point à leur pays. A l’exception peut-être de Mozart, né Allemand, pour l’Autriche d’aujourd’hui.

Même s’il est de père lorrain, même s’il a vécu la moitié de sa brève existence en France, Chopin est exclusivement rattaché à la Pologne comme la Pologne est rattachée à Chopin. C’est aussi ce qui rend si puissant, si singulier ce concours qui lui est exclusivement consacré, qui se déroule devant un public international et très asiatique évidemment, et surtout devant des Polonais nourris de la musique de leur héros. Et qui acclament des lauréats venus du bout du monde, mais propageant la légende de Fryderyk, avec une chaleur et un enthousiasme bouleversants.  

Et comme cela se pratique en Hongrie au début des concerts, à Varsovie, à l’issue du concours, on pourrait tout aussi bien entonner le bel hymne polonais.

La fabrication du consentement

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L’Assemblée nationale a adopté, jeudi 23 octobre, l’introduction du consentement dans la définition pénale du viol. Une loi pernicieuse portée avec acharnement par deux bigotes de gauche, Véronique Riotton (Renaissance) et Marie-Charlotte Garin (Écologiste). 


« Va, je ne te hais point ». Cette litote magnifique prononcée par Chimène pour déclarer son amour au Cid dans la pièce de Corneille pourrait bientôt ne plus être comprise ni entendue sur les bancs du tribunal du consentement. Au-delà de cette notion, cette loi pénalise toute forme de sexualité et de sensibilité fondée sur les discours implicites, les non-dits, les sous-entendus, le « mentir-vrai » comme le disait Aragon. Le langage est réduit à son expression binaire, plate, informatisée et robotique, oubliant toutes les facettes d’une relation à l’autre : silence, oxymore, paradoxe, indécision, mensonge…

A lire aussi, Jeremy Stubbs: Les hommes, ces indésirables

La première faute de Véronique Riotton (Renaissance) et Marie-Charlotte Garin (Écologiste), les deux bigotes du couvent du consentement, est la croyance au langage comme royaume de la vérité.
C’est ne rien comprendre au désir qui est le summum des jeux contradictoires. 

Mon premier, c’est désir

Quant à la chair, cette loi la condamne pleinement. Il est demandé à chacun d’expliciter son sentiment dans l’instant, de lui donner la forme pure de l’objectivité, de verser dans la réflexion rétrospective de soi, de punir son désir, de détester la moindre envie sans raison motivée. Le consentement devient une explication rationnelle du sensible et prône l’abolition du romanesque, « l’invraisemblable rencontre entre le désir et l’événement », selon les mots du philosophe Alain. En introduisant un passeport dialectique, une verbalisation permanente de sa chair, cette loi relègue l’accident, la spontanéité, le mystère dans le domaine de la sanction pénale et punitive. La chair doit être d’abord pensée avant d’être actée. Barrière mentale qui conduit à l’annulation même du désir; à l’enfermement monastique sous le joug de la morale, mesurant toute pulsion à l’aune de la question castratrice : «  Suis-je en droit de le faire ? ». 
On ne badine pas avec l’amour mesdames les députées ! S’adonner à un travail législatif n’est en aucun cas un blanc-seing pour s’arroger le droit de régenter l’intime. Cette loi poussera les femmes à choisir des voies de contournement à la sexualité homme-femme qu’elles percevront comme un danger. La multiplication des PMA pour toutes, bientôt les GPA dites « éthiques » pour reprendre la merveilleuse novlangue de notre ancien Premier ministre, Gabriel Attal, inciteront à la fin de la galanterie, de la séduction, et du désir.

Le désert de l’amour

Enfin, cette loi rejette l’histoire sensible de la France; l’héritage culturel de tous les romanciers français qui n’ont cessé de dépeindre les contradictions, les complexités, les nuances du désir, véritable chant d’amour qui constitue la mélodie de l’amour à la française. « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui », avertissait Perdican dans la fameuse pièce de Musset. Au contraire, cette loi puise sa source dans une tradition féministe commencée dès la fin du XIXème siècle par des femmes comme Madeleine Pelletier et son titre évocateur « La femme vierge » ou encore la malthusienne Nelly Roussel, qui proposait ni plus ni moins que la « grève des ventres ». Un film comme Les Galettes de Pont-Aven interprété magnifiquement par Jean-Pierre Marielle en 1975 passerait de nos jours sous le coup de la loi et de la censure morale ! La série Alphonse de Nicolas Bedos racontant les aventures sexuelles et les désirs inavoués des femmes fut passée sous silence en raison de sa condamnation personnelle pour « agressions sexuelles ». 

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Rendez-nous Nicolas Bedos !

Fin de l’autre comme mystère, comme rêve, comme aventure mais aussi comme déception et regret. Mais avènement de l’autre comme agresseur et violeur en puissance. Cette loi instaure pour le meilleur et pour le pire, et surtout pour le pire, la contractualisation intégrale et constante du jeu sexuel et charnel. Le moindre geste de désir est soupçonné; la moindre allusion condamnée; le moindre baiser, la moindre caresse est désormais sous le coup de la loi. Nos deux bigotes ont réussi à imposer un nouveau credo pour tous : le procès permanent de la chair. 

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Aston Villa/Maccabi Tel-Aviv: l’ordre public britannique, cet arbitre aux décisions surprenantes

La ville de Birmingham a interdit aux supporteurs du Maccabi Tel-Aviv d’assister à un match de Ligue Europa pour des raisons de sécurité, une décision dénoncée comme une capitulation face à l’antisémitisme – tandis que des groupes islamistes extrémistes sont comme des poissons dans l’eau au Royaume Uni.


Vous aimez la Ligue Europa ? À Birmingham en Angleterre, le 6 novembre, il y aura un match sympa qui opposera une équipe locale, Aston Villa, à Maccabi Tel Aviv. Envie d’y aller ? Sauf que, si vous êtes supporteur de Maccabi Tel Aviv, vous ne pouvez pas. Il vous est interdit d’acheter des billets. Car la ville de Birmingham, grand centre des communautés issues de l’immigration pakistanaise en Angleterre, a décidé que votre présence lors du match constituerait un risque trop élevé pour l’ordre public. C’est la conclusion d’une commission municipale composée de policiers, d’élus locaux et de spécialistes en sécurité, qui a été fortement influencée dans ses délibérations par ce qui s’est passé en novembre de l’année dernière quand Maccabi Tel Aviv a rencontré Ajax à Amsterdam. Des provocations, violences, représailles et récriminations mutuelles entre les supporteurs israéliens et des habitants musulmans propalestiniens ont fait cinq blessés et conduit à 65 arrestations et ont obligé les forces de l’ordre néerlandaises à mobiliser 5 000 policiers pendant trois jours. La ville de Birmingham a conclu que, parmi les supporteurs de Maccabi Tel Aviv, il y avait des éléments aptes à troubler l’ordre public. Aucune référence n’a été faite à de possibles provocations de la part des habitants locaux.

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Aveu d’impuissance

Cet aveu d’impuissance face à la menace d’affrontements entre juifs et musulmans a scandalisé le public britannique et jusqu’au gouvernement de sir Keir Starmer, d’autant que l’annonce de Birmingham intervient à peine quelques semaines après l’attentat islamiste contre une synagogue à Manchester qui a coûté la vie à deux Anglais de confession juive. Le Premier ministre a dit publiquement que c’était « la mauvaise décision ». Cette dernière, quelle que soit sa justification sur le plan pratique, a tout l’air d’une capitulation devant l’antisémitisme. Mi-octobre, la Secrétaire à la Culture, Lisa Nandy, a informé le Parlement que le gouvernement trouverait les ressources nécessaires en argent et en hommes pour garantir le maintien de l’ordre et permettre aux supporteurs israéliens d’assister au match. Pourtant, les forces de l’ordre de la région de Birmingham ont approuvé la décision municipale et le gouvernement n’a pas le droit d’intervenir pour leur faire changer d’avis, selon la doctrine de « l’indépendance opérationnelle » de la police. C’est ce même concept juridique qui avait empêché le gouvernement conservateur de Rishi Sunak d’interdire les grandes marches propalestiniennes qui ont suivi le 7-Octobre.

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Finalement, la direction de Maccabi Tel Aviv a refusé les billets qui étaient réservés à ses supporteurs, motivant son refus par l’« atmosphère toxique » qui entourait l’événement. Pour comble, le député de la circonscription où le match doit avoir lieu, Ayoub Khan, homme politique indépendant affilié au nouveau parti de Jeremy Corbyn, originaire du Pakistan et opposé, en tant que musulman, aux droits LGBT, a déclaré que la décision de sa ville n’était même pas un calcul fondé sur la sécurité mais une « question morale ».

Au-delà de l’incapacité apparente des autorités à maintenir l’ordre public quand il s’agit d’affrontements potentiels entre, d’un côté, Israéliens ou juifs, et de l’autre, musulmans ou militants propalestiniens, il y a une incohérence flagrante dans la manière officielle de traiter les troubles à l’ordre public. Car le 23 octobre, dans cette même ville de Birminghman, une manifestation a été organisée, en toute impunité, devant le consulat du Pakistan par la branche locale d’un parti pakistanais, Tehreek-e-Labaik. Il s’agit d’un mouvement d’extrémistes qui prônent publiquement la peine de mort pour toute personne considérée comme coupable de blasphème et appellent ouvertement à l’anéantissement violent de l’État d’Israël. Ils exigent que le code civil pakistanais soit remplacé par la charia, dénoncent l’homosexualité et s’opposent à tout rôle pour les femmes dans la vie publique. Ils manifestent régulièrement contre ce qu’ils considèrent comme des cas de blasphème, comme ils l’ont fait, par exemple, au moment de l’attentat contre Charlie Hebdo.

On reparle de l’affaire Asia Bibi

À l’origine, Tehreek-e-Labaik était un mouvement créé pour soutenir l’assassin du gouverneur du Punjab en 2011. Ce gouverneur s’était opposé à la peine de mort pour une femme chrétienne, Asia Bibi, convaincue de blasphème. Le mouvement s’est transformé en parti politique en 2016 et ce dernier est arrivé en quatrième position dans les élections pakistanaises de 2018. Le recours fréquent à la violence par ses militants a conduit les autorités pakistanaises à interdire le parti une première fois, mais l’interdiction a été levée peu après, le parti s’engageant à renoncer à la violence. Or ce renoncement s’est révélé purement théorique, car les 10 et 11 octobre de cette année, ses activistes ont organisé une manifestation géante anti-israélienne à Lahore qui a provoqué cinq morts, dont celle d’un policier. Les autorités pakistanaises ont alors de nouveau banni le parti. C’est contre cette nouvelle interdiction que la branche anglaise du parti manifestait à Birmingham le 13 octobre…

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Tehreek-e-Labaik est donc un parti extrémiste interdit dans son pays d’origine mais pas au Royaume Uni. Pourtant, il y a des signes indiquant que le parti y exerce une influence non-négligeable. En 2016, un chauffeur de taxi de la ville de Bradford dans le Yorkshire, Tanveer Ahmed, s’est rendu à Glasgow en Écosse afin d’abattre froidement un commerçant de 40 ans, Asad Shah. Ce dernier, qui appartenait à un courant pacifiste de l’islam, l’ahmadisme, considéré comme hérétique par sunnites et chiites, avait posté des vidéos en ligne où il parlait de sa foi. Une provocation aux yeux d’Ahmed qui s’est donc cru autorisé à éliminer ce « faux prophète », comme il l’a dit. Condamné à la prison à vie en Ecosse, l’assassin a pu envoyer des messages enregistrés à d’autres activistes révélant que son « mentor » était Khadim Rizvi, le fondateur même de Tehreek-e-Labaik. Ces enregistrements, où Ahmed exprime son absence de remords pour le meurtre de M. Shah et affirme que la seule punition pour ceux qui insultent la Prophète consiste à « couper leur tête de leur corps », ont été utilisés par M. Rozvi à des meetings pour attiser la ferveur des militants. Un rapport commandé par le gouvernement britannique et publié en mars 2024 alerte sur les progrès faits par des militants extrémistes qui ont pour objectif de punir tout ce qu’ils considèrent comme blasphématoire et de faire adopter au Royaume Uni une véritable loi contre le blasphème.

Sans surprise, la rhétorique utilisée par les manifestants à Birmingham le 13 octobre correspond exactement à ce qu’on aurait pu prévoir. Selon nos confrères du journal en ligne britannique, Unherd, une vidéo postée en ligne montre des activistes qui traitent Donald Trump et Benyamin Netanyahou de « chiens » qui méritent « les feux de l’enfer », et qui prônent la solution à un seul État pour la Palestine, en affirmant qu’il faut revenir à la période avant le nakba et la création d’Israël.

Si les autorités de Birmingham veulent savoir où est le vrai risque pour l’ordre public, et même pour l’avenir du Royaume Uni, il est là.

Mystérieux Shakespeare

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On croit le connaitre, on se dit qu’on sait tout sur lui, sur le génial écrivain-poète qui a su créer les gouffres amers où se sont jetés ses personnages, au milieu du bruit et de la fureur, cernés par les spectres, ravagés par le remords, détruits par la folie, avec comme témoin le crâne de Yorick, la tragédie se jouant sur une scène de théâtre qui se confond avec celle de la vie ; cet homme qu’on croit connaitre, c’est Shakespeare.

Petits cailloux

Philippe Forest a décidé de relever le défi d’écrire une antibiographie du plus célèbre dramaturge de tous les temps. Il la publie dans la collection « D’après » dirigée par Colin Lemoine. Le deal : demander à un écrivain d’aujourd’hui de parler comme il le souhaite d’un écrivain d’autrefois en réinventant son œuvre et en tentant de rêver sa vie. Avec Shakespeare, c’est possible, car les éléments biographiques avérés sont rares. Trop rares. Philippe Forest résume : « De William Shakespeare, on sait tout, c’est-à-dire à peu près rien. » L’imagination peut alors galoper, les analyses sont infinies, les plus audacieuses hypothèses sont concevables. Encore faut-il tenir sa plume et sa raison. C’est ce que fait Forest et le résultat est passionnant, d’autant plus que jamais la phrase ne mollit, elle serpente au milieu des conjectures, sans jamais perdre le lecteur, son semblable.

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Une antibiographie, donc, « qui ferait non la somme de ce que l’on sait – c’est si peu – mais la somme de ce que l’on ne sait pas, que j’imagine – et qui est énorme. » Une date de naissance, une date de mort, et encore pas certaines, et entre les deux un puzzle impossible à reconstituer. Quelques points d’ancrage, cependant, que Forest finit par dynamiter, voulant rester seul avec son sujet, sans jamais révéler ce qu’il croit être la vérité, de crainte de dévoiler le mystère Shakespeare. L’œuvre semble être une mine de renseignements sur l’écrivain. Mais ce n’est pas sûr. Quels personnages ressemblent le plus à William S. ? On ne peut le dire puisqu’on ne sait rien de lui. A-t-il seulement existé ? Oui, répond Forest. Il y a des preuves irréfutables – adjectif osé quand on évoque sa vie. Les actes de baptême, de mariage, testamentaire. De petits cailloux sur un chemin abrupt qui mène au domaine du fossoyeur. Et pourtant le résultat est qu’on parvient à se faire une idée de la vie du dramaturge, poète et acteur, né en avril 1564 et mort en avril 1616, à Stratford-upon-Avon, Royaume-Uni. Les mots, « Words, words, words », nous le permettent, à condition de ne pas tomber sous le charme vertigineux et vénéneux de ses vers, de leur envoûtante musicalité. C’est la part manquante de son sujet qui a plu à Forest, lui l’écrivain du manque, justement, et de l’absence. Car dans ce livre maitrisé, l’essayiste y a mis beaucoup de lui-même, sans se cacher, utilisant le « je » du séditieux. Le temps fort de son enquête – car il s’agit d’une enquête – est l’éclairage qu’il jette sur le personnage le plus énigmatique, et donc le plus fascinant, imaginé par Shakespeare : Hamlet. Personnage qui correspond à notre époque où tout se délite, où le chaos progresse chaque jour, où la folie n’épargne surtout pas les grands de ce monde. Forest: « Quand elle s’abîme, constate Hamlet, la souveraineté fait s’ouvrir un gouffre, un immense vide au sein duquel tout va verser et dont les profondeurs béantes vomissent les fléaux les plus infâmes. » Il ajoute : « Le temps lui-même sort de ses gonds. Des entrailles de la terre émanent de menaçants fantômes qui demandent justice. » Nous y sommes. Les sorcières ne sont plus tenables, leur obscénité effraie. Il y a beaucoup de Shakespeare en Hamlet. Ou l’inverse. Quel est le point de bascule ? Ce point où Shakespeare se dérègle et entrevoit la folie qui va le mordre à la gorge. On a dit que c’était la mort de John, son père. Joyce affirme que c’est la mort de son fils, Hamnet – à une lettre près, le même prénom que le prince danois, insiste Forest. La piste semble sérieuse, pour une fois. Forest la valide, lui qui a perdu sa fille à quatre ans et qui a écrit son premier roman intitulé L’enfant éternel. Il précise : « Sa vie, le secret de sa vie, demeure un mystère. Chacun lui donne le sens qui lui plaît. C’est ce que je fais aussi. »

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Folie lucide

Il faut relire Shakespeare, en s’intéressant tout particulièrement à ces nombreux fous qui hantent ses pièces. C’est une folie lucide et salutaire, elle donne à voir une réalité essentielle qui échappe aux yeux normaux. Polonius est, à ce titre, un personnage important, notamment lorsqu’il analyse la folie d’Hamlet/Shakespeare : « Que ses répliques sont parfois grosses de sens ! Une heureuse pertinence que la folie trouve souvent, et dont la raison et la santé mentale ne pourraient accoucher avec autant d’à-propos. »

Philippe Forest, Shakespeare. Quelqu’un, tout le monde et puis personne, Flammarion. 348 pages

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Une guerre peut en cacher une autre

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Regardez la France: elle n’enseigne plus son histoire; elle n’ose plus dire ce qu’elle est; elle s’excuse d’exister. Regardez Israël, qui vacille entre le besoin de se défendre et la culpabilité de le faire, entre la volonté de survivre et la hantise d’être jugé…


Il faut le dire sans détour, sans cet artifice des âmes tièdes qui veulent encore croire à des accommodements : le Hamas ne veut pas de la solution à deux États. Il ne la veut pas, il ne la peut pas, car son horizon n’est pas celui des nations, pas même celui des peuples, mais celui d’un univers soumis à la seule loi d’Allah.

Ce que l’on ne veut pas voir

À l’extrême rigueur, il l’accepterait comme une ruse, un délai, une pause stratégique : une étape avant de rayer l’État juif de la carte, avant de dissoudre cette anomalie qu’est Israël dans le grand bain d’un Moyen-Orient musulman de toute éternité.

Pour lui, pour l’islamisme, Israël ne saurait être une nation souveraine, juive de surcroît, mais tout au plus un territoire, un espace, une portion de terre où les juifs vivraient en dhimmis, sous le joug discret mais implacable de la sharia, tolérés comme on tolère l’ombre du passé sur les ruines du présent.

Ce qui se joue là, et que l’on ne veut pas voir – car l’aveuglement, aujourd’hui, est le luxe suprême des sociétés fatiguées –, c’est que cette logique n’est pas circonscrite au conflit israélo-palestinien. Elle travaille aussi, souterrainement, l’Europe, la France, ces vieilles nations qui s’acharnent à nier leur propre chair, leur propre mémoire, leur propre être. Pour l’extrême gauche, pour la gauche qui se laisse entraîner par elle dans un vertige dont elle ne comprend ni l’origine ni le prix, comme pour l’islamisme, les nations sont des fictions à dissoudre, des entraves à l’avènement d’un ordre supérieur : celui de l’oumma pour les uns, celui du marché planétaire pour les autres, celui de l’humanité universelle pour les troisièmes.

Et c’est pourquoi ces courants si différents en apparence – islamistes, capitalistes, révolutionnaires – se retrouvent paradoxalement à défendre, d’une manière ou d’une autre, une immigration de masse, notamment en provenance de pays majoritairement musulmans : car ce flot humain, en noyant les identités historiques sous une vague démographique, contribue puissamment à dissoudre les repères, à effacer les singularités nationales, à rendre les peuples plus malléables, plus abstraits, plus interchangeables.

Globalisation et islamisation sont les deux mamelles du déclin

Ainsi, ce qu’on veut effacer, ce n’est pas seulement l’État juif ; c’est l’idée même d’État-nation. Le Hamas ne veut pas d’un État juif, il veut bien, peut-être, d’un État d’Israël vidé de sa substance juive, comme l’islamisme peut bien tolérer une République française à condition qu’elle ne soit plus la France des Français, mais un espace abstrait, ouvert, disponible pour le déploiement de l’islam. Car pour l’islamisme, comme pour les idéologues de la globalisation, la nation n’a pas de sens : ce qui compte, c’est l’unité du monde, l’unification sous une loi, fût-elle marchande ou divine, mais toujours hostile aux singularités historiques, aux héritages, aux frontières.

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Et l’on ne voit pas – et c’est peut-être cela, la tragédie de notre temps, cette incapacité à percevoir les lignes profondes qui structurent les événements – que la France et Israël sont, en vérité, confrontées à un même péril : celui de leur effacement. Effacement sous la poussée islamiste, qui rêve d’un monde où les autres religions seraient soumises ; effacement sous la poussée de la marchandisation, qui rêve d’un monde où tout serait interchangeable, « marchandisable », dissolu dans les flux ; effacement sous la poussée d’une gauche encore hantée par les relents du communisme, qui rêve d’un monde où les hommes seraient réduits à leur simple humanité abstraite, sans histoire, sans mémoire, sans identité.

Dans cette conjonction inattendue – islamisme, marché, idéologie universaliste – se joue une bataille qui n’est pas seulement politique, mais métaphysique : celle de l’existence des nations. Être une nation, c’est dire non à l’uniformité, non à la dissolution, non à la réduction des êtres humains à de simples unités de désir ou de foi. C’est affirmer une différence, une singularité, une mémoire incarnée dans des lieux, des langues, des rites, des morts. Israël, comme la France, comme l’Europe, se trouve à la croisée des chemins : ou bien elle persiste à exister comme nation, au prix d’un combat douloureux, solitaire, presque désespéré ; ou bien elle consent à disparaître, à se fondre dans le grand magma planétaire, à n’être plus qu’un espace sans épaisseur, sans mémoire, sans visage.

Un combat ontologique

Ce combat, on le mène souvent sans le savoir, ou en croyant qu’il s’agit seulement de cohabitation, de justice sociale, de redistribution économique. Mais il s’agit, en vérité, d’un combat ontologique : il s’agit de savoir si nous voulons continuer à exister comme peuples, comme nations, ou si nous acceptons de n’être plus que des individus sans attaches, soumis aux lois de l’économie, de l’idéologie, ou de la religion totalitaire. 

Voilà pourquoi la France et Israël sont liés par un destin commun, que nul ne veut voir. Voilà pourquoi il faut parler, écrire, nommer, contre le flot amnésique du monde contemporain. Voilà pourquoi il faut, peut-être, retrouver cette mélancolie tragique qui fut toujours le propre des civilisations vieillissantes mais lucides. Il y a, dans cette affaire, une immense fatigue. Fatigue des nations, qui ne savent plus porter le poids de leur histoire ; fatigue des hommes, qui ne croient plus à leur singularité ; fatigue des élites, qui rêvent d’effacer les aspérités pour se fondre dans une humanité sans épaisseur. La France est comme cette vieille demeure que l’on abandonne aux vents, à la pluie, au lierre, et dont on contemple la lente décrépitude avec une fascination morbide, sans trouver en soi l’énergie de la réparer. Israël, quant à lui, connaît une autre réalité : une partie de ses élites rêve parfois d’abandon, mais le cœur du pays résiste encore — porté par une jeunesse ardente, patriote, prête à défendre sa survie. Si certaines zones d’Israël commencent à ressembler à l’épuisement français, le reste du pays, lui, reste en état d’alerte, tendu, debout, face à la menace.

Car réparer, c’est toujours se souvenir. Réparer, c’est dire : nous avons existé, nous avons un passé, nous avons des morts, des guerres, des larmes, des chants. Réparer, c’est refuser l’oubli dans lequel nous pousse l’époque. Mais l’époque ne veut plus de ce passé. Elle n’en veut plus car il gêne, il embarrasse, il limite. Le passé, pour l’idéologie marchande, est un poids mort ; pour l’idéologie islamiste, il est une impureté ; pour l’idéologie de gauche, il est une faute. Et dans ce triple rejet, il y a une forme d’alliance, une coalition inattendue mais redoutable.

Israël, en tant qu’État juif, incarne le scandale du particulier : une identité historique, religieuse, culturelle, irréductible à l’universalisme abstrait. La France, malgré toutes ses trahisons, toutes ses abdications, reste, aux yeux du monde, une vieille nation façonnée par des siècles de guerres, de littérature, de catholicisme, de révolutions, de fidélité à soi-même. Or, ce sont précisément ces singularités-là qu’il faut abattre.

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Car le monde qui vient – le monde que veulent les islamistes, les marchands, les idéologues – est un monde sans nations. Un monde de flux : flux de capitaux, flux de marchandises, flux de croyants, flux d’êtres humains réduits à leur fonction économique ou religieuse. Ce que l’on appelle, souvent sans le comprendre, le globalisme, n’est qu’un nom poli pour désigner cette guerre souterraine contre les enracinements. Et l’islamisme, en ce sens, n’est pas l’ennemi du marché ; il en est l’allié paradoxal. Car tous deux veulent effacer les frontières, tous deux veulent un monde unifié, tous deux veulent abolir l’idée même de nation.

Voilà pourquoi il est vain d’opposer naïvement l’un à l’autre. Voilà pourquoi il est illusoire de croire qu’on pourra résoudre le conflit israélo-palestinien, ou la question de l’immigration en Europe, par de simples ajustements politiques, par des compromis, par des arrangements techniques. Car il s’agit d’un combat plus profond : celui de la survie des identités.

Et c’est ici que vient le plus tragique : il est possible que ce combat soit déjà perdu. Non pas par la force des armes, mais par la lassitude intérieure. Car les nations ne sont pas d’abord abattues de l’extérieur ; elles meurent de l’intérieur, par épuisement, par dégoût de soi, par incapacité à transmettre, à désirer encore. Regardez la France : elle n’enseigne plus son histoire ; elle n’ose plus dire ce qu’elle est ; elle s’excuse d’exister. Regardez Israël : il vacille entre le besoin de se défendre et la culpabilité de le faire, entre la volonté de survivre et la hantise d’être jugé.

On dit parfois : il faut défendre l’Occident. Mais l’Occident existe-t-il encore ? Est-ce autre chose qu’un souvenir, qu’un mirage, qu’un mot creux ? On dit : il faut sauver les nations. Mais les nations veulent-elles encore être sauvées ? Ont-elles encore en elles le désir de durer, cette obstination, ce sang, cette fidélité, cette mélancolie active qui fut jadis leur force ? Ou bien ont-elles déjà consenti, en silence, à se dissoudre, à s’effacer, à devenir des espaces neutres, des lieux sans mémoire, des zones franches pour le commerce et pour la foi ? 

La société malade

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🎙️ Podcast: Israël et Russie: où va la politique étrangère américaine?

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Avec Gil Mihaely et Jeremy Stubbs.


Donald Trump vient de faire pression sur Benyamin Netanyahou pour que ce dernier suspende l’avancement d’un projet de loi à la Knesset sur l’annexion de la Cisjordanie. Cette pression permet au Premier ministre israélien de maintenir sa coalition avec les partis de droite tout en évitant de prendre des mesures qui scandaliseraient l’opinion internationale.

Le même Donald Trump a imposé des sanctions sur les deux plus grands producteurs de pétrole en Russie, Rosneft et Lukoil. Et c’est sous la pression des tarifs américains que la Chine et l’Inde, les deux clients les plus importants pour le pétrole russe, ont suspendu leurs importations. Vladimir Poutine a riposté en annonçant que la Russie ne cédera jamais à de telles pressions. Est-ce que cela veut dire que l’amitié supposée entre les présidents américain et russe est finie et qu’il faut désormais prendre au sérieux les efforts de Trump pour mettre fin à la guerre en Ukraine?

Dans les deux cas, israélien et russe, la politique de Donald Trump a beaucoup évolué par rapport à son programme initial, se rapprochant de plus en plus de la ligne traditionnelle des Etats-Unis en matière de politique étrangère.

Sous les traits du général

Source d’inspiration exceptionnelle pour les dessinateurs, le général de Gaulle a été caricaturé sur les cinq continents de 1940 à 1970. Les historiens Alya Aglan et Julien Jackson ravivent ces trente années d’histoire mondiale, et leurs événements parfois oubliés, à travers la satire et l’irrévérence.


« Donnez-lui seulement une crise et une foule, et il est content. » La phrase illustre un cartoon du Daily Mirror rhodésien du 31 juillet 1967. On y voit le président de la Cinquième en uniforme, bras levés, hilare, debout à l’arrière d’une limousine décapotable conduite par Ian Smith, le chef du gouvernement de la minorité blanche de l’ancienne colonie britannique, alors en pleine guerre civile. Le Général défile sous les palmiers devant une foule en liesse, et clame « Vive Rhodesia libre ! Vive Smith ! » – parodie du fameux « Vive le Québec libre » qui déchaîna l’opinion.

Les notices explicatives qui accompagnent cette sélection de quelque cent cinquante caricatures d’origines étrangères – les auteurs ont fait le choix d’écarter la masse également pléthorique des productions autochtones (qu’on pense seulement aux dessins de Moisan, dans Le Canard enchaîné !) – ne sont pas de trop : rien ne vieillit davantage que l’actualité. Loin de se contenter d’archiver ces dessins glanés sur les cinq continents qui, de 1940 à 1970, ont croqué le Grand Charles, l’ouvrage De Gaulle, la France et le monde, concocté par les soins complices de son biographe Julian Jackson et de l’historienne Alya Aglan, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, relève d’une démarche autrement ambitieuse : retracer trente ans d’histoire au prisme de la caricature. Tant il est vrai que « dans l’économie du trait de plume se lisent en concentré tous les affects d’une époque, tous les commentaires et toute la hiérarchie des crispations internationales ».

Heureux siècle où l’irrévérence graphique et la flèche satirique ne relevaient pas du blasphème, susceptible de vous valoir, au nom du Prophète, mitraille en pleine rue, bombe dans le métro ou surin planté dans le gosier. Replaçant dans la continuité d’une solide tradition pamphlétaire l’imaginaire plastique insolent « fixant pour la postérité » la panoplie extravagante d’un de Gaulle habillé par le trait d’esprit autant que par l’esprit du trait, le propos confronte, tout du long de l’ouvrage, la véracité historique à ses représentations dans « l’exagération la plus débridée […] requise par le dessin ».

Opportunité de parcourir d’un œil neuf, au fil des chapitres – depuis « Le général rebelle » jusqu’à « De Gaulle outre-tombe », en passant par « Une certaine idée de la République » ou « La guerre d’Algérie : le grand malentendu » – la saga de nos relations internationales, à travers les anamorphoses de ce Protée grimé, travesti, grossi, déformé par des talents, il faut bien le dire, aussi éclectiques qu’inégaux, selon les périodes et les latitudes. Reste que « la caricature internationale aura finalement grandement contribué à lui fabriquer une statue de géant, par l’attention prêtée à chaque détail de son apparence et à chacun de ses faits et gestes, reproduits à l’infini à l’échelle mondiale ».

Sous ce rapport, de Gaulle a emprunté tous les visages possibles : tour à tour glabre, moustachu, nu-tête, général étoilé, coiffé du képi, du chapeau melon, du chèche arabe, du béret basque, du sombrero mexicain, empereur romain en toge, colon casqué de blanc, mousquetaire, poivrot, tribun, dictateur fasciste, Napoléon, Roi-Soleil, Jeanne d’Arc, Archimède, Charlot, CRS, condottiere, brancardier, échassier, puritain yankee, retraité, coureur de jupons, et chêne – qu’on abat ? Un dessin du Guardian, millésimé 1969, montre un frenchie hésitant entre la hache et l’arrosoir, au pied du grand arbre gaullien servant de tuteur à un roseau nommé France… Ses généreux appendices et sa stature hors norme, du blair considérable à son mètre quatre-vingt-treize font de de Gaulle l’instrument privilégié des humoristes sur papier journal. Bizarrement, la discrète tante Yvonne échappe à la raillerie, à tout le moins hors de nos frontières.

Ce qui frappe tout de même, c’est la difficulté, pour l’œil non averti, d’interpréter d’emblée, rétrospectivement, nombre de dessins et de légendes (même traduites) : tant ceux-ci ont perdu, le temps passant, le caractère d’évidence immédiate qu’ils avaient pour le lecteur contemporain des événements ou des personnalités brocardés. En quoi le présent ouvrage fait œuvre utile, au-delà même de l’intérêt esthétique qu’on peut porter à l’expression si joliment datée de ces caricatures (de la même façon qu’on se délecte toujours devant Daumier). Irritant, dérangeant, cinglant, ce « poil à gratter » de la grande histoire ne démange plus, et sa compréhension réclame désormais un solide commentaire. À cet égard, « Trente ans d’histoire par la caricature » (sous-titre du livre) remplit son office avec brio. Contrepoint bien documenté de cette iconographie haute en couleur assortie de notices aussi savoureuses qu’érudites, un texte fort nourri récapitule, dans une langue alerte et limpide, les étapes de la geste – du drapé gaullien au gaullisme –, de l’Appel de 1940 à la révérence de 1969 et à la disparition du prince de l’équivoque, un an plus tard. Perdure post mortem la mythologie du Général sous le crayon de la caricature, comme en témoignent les ultimes illustrations du volume, convoquant son fantôme jusque sur Twitter, dans une planche burkinabée signée Giez en 2019, ou encore sous le paraphe algérois d’un Dilem : « Je vous ai compris », clame de Gaulle au balcon, sous le titre « Les Algériens sont dans la rue ».

Aglan et Jackson soulignent, en sages historiens, combien « le leg principal gaullien ne se situe pas dans le domaine de la politique étrangère », mais « surtout sur le plan des institutions », non sans ajouter que « la Ve République fonctionne différemment de ce que de Gaulle avait prévu ». On peut en effet penser qu’elle devient sous nos yeux sa propre caricature.

De Gaulle, la France et le monde : trente ans d’histoire par la caricature (1940-1970), Alya Aglan et Julien Jackson, Gallimard, 2025. 240 pages

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La Syrie des deux Assad était-elle réellement laïque?

La chute du régime Assad en 2024 marque la fin d’une longue ère d’un demi-siècle durant laquelle sous couvert de laïcité et de nationalisme arabe, le Parti Baas a en réalité instauré un pouvoir confessionnel fondé sur l’armée et les minorités, transformant la religion en instrument de légitimation politique. Analyse.


Le 8 décembre 2024, le Proche-Orient apprenait la chute du régime de Bachar Al-Assad et l’arrivée au pouvoir d’Abou Mohammad al-Jolani, nom de guerre Ahmed al-Charaa. Un journaliste syrien résuma l’événement par un cri resté célèbre : « À 6h18, la Syrie est désormais sans Bachar Al-Assad ! ». Ainsi prenait fin le régime fondé 54 ans plus tôt par Hafez Al-Assad, arrivé au pouvoir par le coup d’État du 16 novembre 1970, qu’il avait lui-même baptisé « Mouvement correctif ».

Minorités inquiètes

L’avènement d’un nouveau régime issu du djihadisme réjouissait certains et inquiétait d’autres. Après tout, le nouvel homme fort de la Syrie traînait un passé difficile à assumer : membre d’Al-Qaïda en Irak au début des années 2000, il fonde en 2012 le Front al-Nosra (Jabhat al-Nosra) en Syrie avec le soutien direct du réseau d’Oussama ben Laden. En juillet 2016, il annonce la rupture officielle avec Al-Qaïda et rebaptise son organisation Jabhat Fatah al-Sham. Quelques mois plus tard, en janvier 2017, plusieurs factions rebelles fusionnent pour former Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), dont Ahmed al-Charaa devient l’émir. Voir un tel homme présider au destin de la Syrie a ravivé un vieux débat. Déjà dans les années 1980, ensanglantées par les conflits avec les Frères musulmans syriens, comme au cours de la guerre civile déclenchée en 2011, nombreux furent ceux qui considéraient le régime Assad comme laïc et donc protecteur des minorités religieuses et le soutenaient, y voyant un rempart contre l’islamisme. Mais ce régime était-il réellement laïc ? Et le Parti Baas arabe socialiste a-t-il jamais incarné l’idéal de laïcité qu’il revendiquait ? La réponse est deux fois non.

Hafez el-Assad, lui-même, a été profondément nourri par l’idéologie baasiste, qui lui offrait un cadre de légitimité nationale et sociale propre à rompre avec l’ancien ordre dominé par les notables sunnites urbains. Cependant, il n’a pas hésité à transformer ce cadre idéologique en instrument de conquête et de consolidation d’un pouvoir personnel et militaire. Au-delà de cette instrumentalisation, il faut rappeler que Michel Aflak, fondateur du Baas, bien que chrétien, avait dès l’origine inscrit le mouvement dans une vision où l’islam occupait une place centrale. En d’autres termes, cette idéologie se réclamant de la laïcité reposait sur un postulat explicite: l’impossibilité de dissocier l’identité arabe de la religion musulmane. Ainsi, le baasisme, loin d’être un projet strictement sécularisé, articulait dès sa genèse nationalisme et spiritualité, ce qui en faisait une laïcité d’apparence plus que de substance.

Revenons un peu en arrière. Le Parti Baas arabe socialiste résulte de la fusion, en 1952, de deux formations : le Mouvement de la Baas arabe, fondé par Michel Aflak, créé officieusement en 1943 et officiellement constitué en 1947, et le Parti arabe socialiste fondé en 1951 par Akram Hourani.

En 1943, Michel Aflak lança le mouvement Baas arabe par un discours à tonalité antimatérialiste : « Nous, fils du Baas, représentons l’esprit de cette nation face au matérialisme qui a envahi le monde. » L’année suivante il a pris un pas en avant. Dans un célèbre discours prononcé au grand amphithéâtre de l’Université de Damas, en hommage à Mahomet, le fondateur de l’islam, intitulé « En mémoire du Prophète arabe», dans lequel il déclara : « Mahomet fut tout entier les Arabes ; que tous les Arabes soient aujourd’hui Mahomet. » Le nom même du mouvement, Baas, qui signifie « Résurrection », relève du vocabulaire théologique et renvoie à la vie après la mort. En effet, bien qu’il fût chrétien orthodoxe, Aflak revendiquait l’islam comme faisant parti intégral et essentiel de la renaissance spirituelle et morale de la nation arabe.

Quant à l’autre cofondateur, Akram Hourani, voisin et un temps proche du président syrien Adib Chichakli, il fut bientôt persécuté par ce dernier, soucieux d’empêcher que son Parti arabe socialiste ne devienne une force concurrente du pouvoir. Contraint à l’exil, Hourani finit par fusionner son mouvement avec le Mouvement du Baas arabe, donnant naissance au Parti Baas arabe socialiste. Il y apporta une dimension nouvelle, un discours ouvertement populiste et social, fondé sur l’alliance avec les classes opprimées et sur la perspective d’une véritable révolution sociale, avec comme mesure phare (et très dans l’air du temps) la revendication d’une réforme agraire.

Marginalisation des vrais laïcs

En réalité, ces « classes opprimées » désignaient avant tout les minorités musulmanes chiites, alaouites, druzes et ismaéliennes, historiquement marginalisées et parmi les plus pauvres du pays. Quant aux paysans sunnites démunis et aux tribus bédouines, plus dispersés à travers le territoire, ils se rallièrent souvent à d’autres courants nationalistes, notamment au nassérisme. Le taux d’analphabétisme y demeurait particulièrement élevé, ce qui limita leur participation politique et leur capacité d’organisation. Ces groupes envoyaient massivement leurs enfants dans l’armée, contrairement à la bourgeoisie sunnite et chrétienne, qui cherchait le plus souvent à éviter le service militaire, n’hésitant pas parfois à payer une compensation pour en être exemptée. Derrière le discours égalitaire de Hourani se dessinait ainsi une transformation sociale silencieuse, où l’armée devenait le vecteur d’ascension des périphéries religieuses et rurales au cœur du pouvoir syrien. Derrière le discours de Hourani se profilait ainsi une logique de mobilisation confessionnelle plus qu’une véritable théorie de la lutte des classes.

Cette logique de mobilisation confessionnelle prit corps après la chute du régime d’Adib Chichakli en 1954, qui marqua la disparition progressive de la classe politique laïque incarnée par Fares al-Khoury, seul chrétien à avoir dirigé un gouvernement syrien et ardent défenseur d’un État laïque, opposé à la fois aux Frères musulmans et au panarabisme nassérien. Dans le même temps, d’autres figures issues de la bourgeoisie sunnite, telles que Khalid al-Azm, furent à leur tour marginalisées, ouvrant la voie à une recomposition du pouvoir au profit des élites militaires et des minorités religieuses, qui allaient bientôt dominer les institutions syriennes.

Une fable nationale est parfois plus révélatrice qu’un fait historique. Dans les années 1950-1960 et surtout après la morte d’al-Khoury en 1962, apparait l’histoire de sa prière à l’ONU en 1945. Selon le récit populaire, alors que les délégués des puissances coloniales débattaient du sort du mandat français sur la Syrie, Fares al-Khoury, chrétien protestant, se serait avancé dans la salle du Conseil de sécurité, aurait déroulé un tapis et accompli une prière musulmane, pour rappeler la profonde appartenance de la Syrie à la civilisation arabo-islamique et affirmer l’unité nationale au-delà des confessions. Cette histoire n’apparaît dans aucun document officiel de la conférence de San Francisco ni dans les archives diplomatiques de l’époque, et relève davantage de la légende politique mais témoigne de ce besoin de légitimer l’appartenance d’un chrétien à la nation arabe par un lien avec l’islam.

Le coup d’État du 8 mars 1963 porta le Parti Baas au pouvoir et concrétisa le projet d’Akram Hourani, fondé sur une alliance entre le Baas et les classes ainsi que les minorités longtemps marginalisées. Le pouvoir militaire passa alors aux mains d’officiers issus de ces milieux, principalement alaouites tels que Salah Jadid, Mohammad Omran et Hafez al-Assad, mais aussi druzes et ismaéliens comme Salim Hatoum et Abdel Karim al-Jundi. Quant aux officiers sunnites issus des campagnes ou des tribus bédouines, tels que Jassem Alwan, ils furent rapidement écartés du pouvoir après leur tentative de coup d’État du 18 juillet 1963, inspirée par le courant nassérien et soutenue de manière officieuse par Le Caire.

Conclusion

Au-delà des discours et des messages de propagande, la Syrie des Assad père et fils n’a donc jamais été véritablement laïque. Le régime se drapait dans le vocabulaire du sécularisme pour mieux masquer une politique confessionnelle. Sous couvert d’unité nationale et de socialisme arabe, l’appareil baasiste a fait de l’armée un ascenseur social pour les minorités, substituant à la laïcité une coalition d’intérêts communautaires solidement encadrée par le parti et les services de sécurité. De Hafez à Bachar, la religion n’a jamais disparu du politique. Elle s’est tout simplement muée en instrument de contrôle, en langage de légitimation et en outil de survie.

La chute de 2024 ne vient donc pas clore une expérience laïque, mais sceller l’échec d’un demi-siècle d’ambiguïtés, où le discours du Baas sur la modernité et l’unité arabe n’aura servi qu’à dissimuler la domination d’un système confessionnel d’État.

Shein au BHV, taxe sur les petits colis: les vieilles peurs du commerce français

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L’annonce du partenariat entre le BHV et Shein a déclenché une vague de réactions où se mêlent nostalgie, inquiétude et une certaine méfiance de principe. Une panique morale qui conduit souvent à l’outrance, à l’autoritarisme, et, spécialité française… à de nouvelles taxes. Ainsi de celle sur les petits colis, censée protéger nos commerçants de la déferlante asiatique mais qui pourrait bien, paradoxalement, accentuer encore leurs difficultés.


Rhétorique de la forteresse assiégée

L’ancien patron de Système U et actuel ministre des PME, du Commerce et de l’Artisanat, Serge Papin, a été parmi les premiers à s’émouvoir du partenariat entre le mastodonte chinois et la très prestigieuse adresse parisienne. « Nous sommes en train de nous faire envahir », a-t-il averti, n’hésitant pas à avoir recours à la rhétorique de la forteresse assiégée. Il y a quelque chose de tout à fait « soviétoïde » dans l’affirmation de Bercy selon laquelle « l’intention de Serge Papin est de rouvrir le dossier et de voir comment il serait possible d’empêcher cette collaboration ». La France, où la liberté d’association serait remise en cause ? La France, où un secteur tenu par quelques familles pourrait faire barrage à des choix éclairés de marques et entreprises privées en s’appuyant sur tous les relais économiques et administratifs du pays ?

Les propriétaires du BHV, Frédéric et sa sœur Maryline Merlin, n’ont pas cherché à déplaire à monsieur Papin, ils ont fait un pari : celui que commerce physique et numérique ne sont plus des mondes séparés, mais les deux faces d’une même économie. Ouvrir un espace Shein dans le BHV, c’est admettre qu’une partie de la clientèle d’aujourd’hui — jeune, connectée, exigeante sur les prix — ne se reconnaît plus dans le grand magasin d’hier. Il n’est pas sûr que ce pari soit sans risques ; mais il a au moins le mérite d’assumer la modernité du moment.

Car le modèle Shein n’a pas grand-chose à voir avec celui des enseignes de fast-fashion des années 2000, comme Kiabi ou Zara. Sa force réside dans la production à la demande : fabriquer en fonction de la demande réelle, en petites séries, sans stock inutile. En somme, une mode de grande consommation plus réactive qu’industrielle — et, paradoxalement, moins gaspilleuse que celle d’hier, car elle ne génère presque pas d’invendus.

Pas de pétrole… et de moins en moins d’idées

À en croire certains, Shein serait responsable de la désertification des centres-villes, de la perte de souveraineté économique et du déclin du textile français. Mais ces maux sont bien antérieurs à l’essor du e-commerce. Les hypermarchés, dont Serge Papin fut l’un des grands patrons, avaient déjà aspiré la vitalité des petits commerces ; la fiscalité, les loyers et la centralisation urbaine ont fait le reste.

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La crise du commerce de proximité n’est pas chinoise, elle est française. Dans Le JDD, le négociant en vin international spécialiste des marchés asiatiques, Jean-Guillaume Remise, le rappelait à juste titre : « L’arrivée de Shein ou Temu n’est pas la cause du déclin, mais un symptôme d’une transformation plus profonde. » Autrement dit, ce n’est pas Shein qui a dévitalisé le commerce français, c’est notre incapacité à en réinventer les modèles. À produire des idées neuves, et à les mettre en pratique.

Des pages du site Web Shein, à gauche, et du site Temu, à droite © Richard Drew/AP/SIPA

À chaque problème sa taxe

Dans ce contexte, il est d’autant plus ironique d’entendre certains prôner de nouvelles taxes nationales sur les petits colis importés. Présentée comme une mesure de “justice économique”, la taxe de deux euros appliquée sur chaque article présent dans les colis d’une valeur de moins de 150 euros importés depuis l’extérieur de l’Europe, pèsera surtout sur les consommateurs les plus modestes — ceux pour qui l’achat en ligne n’est pas un choix de confort, mais une nécessité budgétaire. Là encore, Serge Papin plaide pour une moralisation du commerce, sans voir que la morale coûte cher à ceux qu’elle prétend défendre.

Mais, de façon tout à fait contreproductive, les petits commerçants risquent eux aussi d’en payer le prix : utilisant les mêmes canaux logistiques que les plateformes étrangères pour leurs importations, ils verront leurs coûts grimper, leur compétitivité s’éroder, et leurs marges se réduire, face à des concurrents qui n’auront pas à s’acquitter de cette taxe.

Shein n’est pas un modèle à suivre aveuglément, ni un danger à conjurer à tout prix. C’est un symptôme, parfois inquiétant, souvent éclairant, d’un monde où la compétitivité prime sur la nostalgie. Les Merlin, en l’accueillant, ont pris un risque : celui de vivre avec leur temps. Le reste du commerce français est-il, de son côté, encore capable de se battre autrement qu’à coups de sermons ? Les indignations passent, les transformations, elles, s’installent.

Je gonfle donc je suis

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Paris, 21 octobre 2025 © Xavier Francolon/SIPA

Un aquarium de l’absurde ! Dans le grand parc d’attractions de la Modernité qu’est Paris, tout se gonfle, tout s’inverse, tout flotte. Alors qu’elle aurait préféré pouvoir admirer tranquillement les bijoux, notre contributrice n’a pas apprécié son dernier passage près du ministère de la Justice où est exposée une installation d’art moderne d’Alex Da Corte, du 20 au 26 octobre.


Le vent soufflait fort sur Paris ce jeudi. Avec la tempête Benjamin, les feuilles virevoltaient, les branches ployaient… et même l’art contemporain vacillait. Place Vendôme, la grenouille géante d’Alex Da Corte tanguait au gré des bourrasques, tel un piteux ballon de fête foraine en perdition…

Pas bête, l’artiste !

Installée depuis le 20 octobre dans le cadre du grand raout de l’art contemporain, Art Basel, cette grenouille gonflable XXL, à quatre pattes, la tête en bas et le postérieur en l’air, dans une posture pour le moins équivoque, résume à elle seule l’esprit du temps.

L’artiste vénézuélo-américain présente son « œuvre », intitulée Kermit the Frog, comme l’incarnation d’un « existentialisme américain ». Mais z’encore ? On peine à saisir le rapport entre une grenouille et l’Amérique. Ou peut-être l’artiste cherche-t-il la profondeur dans l’inconsistance ? Si, chez Sartre, l’homme était jeté dans le monde, chez Da Corte, il est jeté sur la place Vendôme, cul par-dessus tête, transformé en batracien fluo. Après tout, les bêtes sont des hommes comme les autres !

Gigantesque et creux

Derrière cette expression pseudo-intellectuelle se cache, on l’aura compris, tout l’esprit de notre époque : Je gonfle donc je suis. Un moi gonflé à l’hélium, un corps désincarné, déshumanisé. Sous ses airs pop et faussement joyeux, ce Kermit renversé incarne le gigantisme creux d’un art contemporain égocentrique et prétendument conceptuel.

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Dans une interview, M. Da Corte explique comment il conçoit son propre corps et dit vouloir « modeler cette carapace en quelque chose d’autre » et « vivre dans un état psychédélique ». En clair : vivre hors du corps, hors des limites du réel. Ne reconnaît-on pas là les stigmates d’une idéologie woke qui prétend libérer l’homme en l’arrachant à tout ce qui le détermine (son corps, son sexe, son histoire, sa nation…) pour en faire une entité fluide, sans contours ni gravité ? Plus qu’une installation artistique, la grenouille molle de Da Corte est une allégorie plastique parfaite de l’esprit du temps : informe, flottante, sans ancrage. Elle incarne une époque désarticulée, mouvante, sans colonne vertébrale ni centre de gravité. Une époque « liquide », pour reprendre le mot du sociologue Zygmunt Bauman, où tout se dissout : les formes, les valeurs, les repères, bref une époque à la dérive.

Temps criards et religion du climat

Même sa couleur en dit long : ce vert fluo, criard, agressif, qui envahit et sature l’espace de la place historique, n’est-il pas la couleur de Mère Nature, unique divinité autorisée dans un monde déchristianisé ? Et aussi ce symbole d’un paganisme écologique qui remplace la foi en Dieu par le culte du climat. Cette nouvelle idole païenne célèbre le mou et le flou : un monde malléable, sans forme, sans sexe, sans repères, où être neutre, indéterminé, « fluide », est devenu une vertu morale, le nouveau bréviaire de l’inclusivité.

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Après le plug anal vert de McCarthy, présenté aux gogos comme un sapin de Noël, voici la grenouille verte, nouvelle idole d’un temps où le laid tient lieu d’esthétique.

Le vide a désormais ses gardiens, et la beauté, ses voleurs

Du haut de sa colonne de pierre, l’Empereur contemple la scène : en contrebas, une masse informe, gonflée d’air comme de vide. Lui est immortel, elle est éphémère. Lui appartient à l’Histoire, elle au néant. Lui restera droit, tandis qu’elle finira par se dégonfler.

Mais qu’on se rassure : la grenouille est bien gardée… Gare aux esthètes tentés de la percer d’un coup d’épingle : les caméras de surveillance veillent ! Nous vivons une époque formidable, où la laideur et le vide insignifiant qui souillent notre passé sont protégés, pendant que le Louvre se fait braquer et que notre patrimoine légendaire se fait voler.

Concours Chopin: déroute européenne, raz de marée asiatique

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L'Américain Eric Lu, premier prix © Wojciech Grzedzinski

En 2025, dans la ville où a grandi Chopin, les pianistes venus d’Asie raflent la plupart des prix ! Reportage


Neuf pianistes d’origine asiatique parmi les treize jeunes artistes distingués lors du XIXe Concours international Frédéric Chopin de 2025 (Miedzynarodowe Konkurs pianistyczny im. Fryderik Chopin). Et sept au sein des dix lauréats ayant joué lors de la soirée de gala clôturant la manifestation  officielle au Grand Théâtre de Varsovie et reprise le lendemain dans la salle de concert de la Philharmonie, toute pavoisée des drapeaux des nations d’où sont accourus les jeunes concurrents.

Parmi eux, trois Polonais certes, Piotr Alexewicz, Adam Kaldunski et Yehuda Prokopowicz. Un Géorgien, David Khirikuli. Deux Américains encore, Eric Lu et William Yang, ainsi qu’un Canadien, Kevin Chen, mais tous trois Chinois d’origine. Un Malaisien, Vincent Ong, lui aussi d’ascendance chinoise. Deux Japonaises, Shiori Kuwahara et Miyu Shindo. Et deux jeunes filles de l’Empire du Milieu, Tianyao Lyu (17 ans, adulée par le public) et Zitong Wang, ainsi que leur compatriote Tianyou Li.

Et c’est Eric Lu qui aura remporté le premier prix de ce XIXe Concours Frédéric Chopin.

Dans les méandres du génie

Pour ceux qui s’alarment légitimement devant le déclin de l’Europe,  les résultats de cette manifestation quinquennale apportent de très sérieux éléments d’inquiétude.

On peut, on doit s’émerveiller devant cette virtuosité, cette habilité, cette intelligence et cette sensibilité que déploient aujourd’hui tant de jeunes pianistes venus d’Asie et à qui on ne peut plus reprocher, comme ce fut le cas naguère, un jeu parfait, mais mécanique, mais sans âme.  Ils ont assimilé à merveille, sinon l’esprit romantique de la Vieille Europe, car ils ne sont pas toujours aussi convaincants avec d’autres grandes figures du Romantisme, du moins l’essence même de la musique de Frédéric Chopin. Ils se sont glissés dans les méandres du génie si particulier du Polonais avec une souplesse, un extraordinaire don d’imitation qui tiennent du miracle. Ils se sont fondus, avec sans doute l’émerveillement que génère la découverte  d’un nouveau continent et ce sourd besoin d’égaler, voire de surpasser les Occidentaux, dans cette musique si intimement liée à notre psyché d’Européens. A tel point que leur esprit semble s’être rompu à un mode de pensée, à une conception de l’art qui n’étaient certainement pas ceux de leurs cultures d’origine.

Les Chinois dans les universités polonaises

Il est vrai que tous ces jeunes pianistes venus pour la plupart de Chine, mais aussi du Japon, de Corée, sont désormais formés en Europe. Issus, dit-on, de familles aisées, sinon fortunées, ils se sont inscrits à grand frais dans les meilleures écoles de musique de Pologne, promues universités musicales, comme celles de Varsovie, de Cracovie ou désormais celle de Bydgoszcz. On leur fait payer au prix fort leur formation au cœur même du pays de Chopin. Et comme dans le monde de l’industrie, des sciences et du commerce, ils y apportent un acharnement au travail, une nécessité d’excellence, une rage de vaincre qu’on ne rencontre peut-être plus guère chez les  Européens.   

On peut tout aussi bien s’émerveiller de l’universalité de la musique de Frédéric Chopin, de cet homme mort de phtisie à 39 ans, qui apparaît comme étant le plus parfait emblème de la Pologne, et aussi de cette France qui fut sa seconde patrie, mais de qui le génie permet de s’adresser aux âmes du monde entier.

Photo: Wojciech Grzedzinski

Depuis le Vietnamien Dang Thaï Son…

Que faut-il en revanche penser de la déroute des Européens qui naguère encore dominaient l’univers du piano ? Russes et Polonais raflaient alors quasi exclusivement tous les prix du concours… jusqu’à la victoire de l’Italien Maurizio Pollini en 1960, puis celle de l’Argentine Martha Argerich cinq ans plus tard.

Mais depuis le Vietnamien Dang Thai Son en 1980 et à l’exception du Polonais Rafal Blechaz (en 2005) et de la Russe très contestée Ioulianna Avdeïeva (en 2010), tous les premiers prix seront d’origine asiatique. Même s’ils se prénomment Bruce ou Kevin ! Même si leurs passeports sont frappés des sceaux canadiens ou américains !

Certes, parmi ceux des pianistes ayant été classés parmi les  premiers et pouvant à ce titre revendiquer le statut de lauréats du Concours international de piano Frédéric Chopin, on a compté, lors des six dernières éditions (1995, 2000, 2005, 2010, 2015, 2021) un Français, cinq  Russes,  deux Polonais, un Espagnol, un Slovène, un Autrichien, une Argentine, un Lituanien, un Bulgare…

… un raz-de-marée!

Mais en 2025, les huit primés sont tous asiatiques, à l’exception d’un Polonais. Comment expliquer un tel bouleversement ? Comment ne pas s’alarmer devant le fait que si peu d’Européens, dont trois Français, un Suisse, une poignée d’Allemands, d’Autrichiens, d’Anglais, d’Italiens et d’Espagnols, mais aussi un Israélien,  un Turc, un Brésilien et quelques concurrents sous pavillon neutre (des Russes), aient été retenus pour concourir face à ce raz-de-marée venu de l’Extrême l’Orient ? Ils étaient 642 candidats du monde entier à vouloir se présenter au concours. Ils furent 171 à être retenus par les experts, dont 67 venus de la seule Chine, 24 du Japon, 23 de Corée du Sud, 1 Taiwanais, un jeune pianiste de Hong Kong, sans compter quelques ressortissants de Thaïlande, de Malaisie, du Kazakhstan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Cela d’ailleurs a suffi pour qu’il se dise sur les réseaux sociaux que le concours a été vendu à Pékin. A Pékin dont l’impérialisme cynique et dévorant s’accommoderait de reste bien volontiers d’un pacte aussi funeste.   

Un rien les épuise

Faut-il comprendre que les jeunes générations dans le monde occidental se désintéressent du piano, du répertoire romantique, de Chopin, de la musique dite classique en général ? On ne saurait sérieusement incriminer (pour le moment du moins) un déclin des écoles de musique du Vieux Continent puisqu’elles savent former les champions asiatiques du clavier. Il faudrait plutôt écouter cette professeur de piano : « C’est un sujet depuis longtemps débattu dans les conservatoires. A l’exception de ceux venus des pays d’Europe de l’Est, la plupart des élèves ne travaillent plus suffisamment. Les jeunes générations, dans le domaine musical en tout cas,  ne sont plus rompues à la persévérance, au dépassement de soi. Un rien les épuise. En outre, cette pratique des grands concours internationaux ne fait plus rêver, même chez les meilleurs sujets. Et on peut parfaitement les comprendre. Elle obéit à un goût pour la compétition qui n’a plus cours chez nous. Se confronter aux bêtes à concours que peuvent être les ressortissants des pays d’Asie n’est pas si enviable. Enfin trop de divertissements faciles les éloignent de tout ce qui demande quelque effort. Leurs références musicales sont devenues consternantes. Et les parents abdiquent… Une grande partie de la société est ainsi devenue inculte, elle se détourne du patrimoine, non par révolte ni par conviction, mais par ignorance, par simple indifférence. En Allemagne, le slogan à la mode c’est « Fuck Goethe ». Les Romantiques certes ont eux aussi vomi le classicisme. Mais c’était pour le remplacer par autre chose de magnifique, de révolutionnaire ».

Aujourd’hui, avec les nouvelles figures qui se profilent dans l’univers du piano, on est loin du cliché romantique : visage blême, cheveux fous, foi brûlante et tuberculose. 

En apparence, les jeunes pianistes asiatiques d’aujourd’hui, les hommes, pas les femmes, pourraient être aussi bien agents d’assurance que clercs de notaire ou informaticiens. Et cependant, ils traduisent le génie de Chopin avec une ferveur et une diversité de talents qui forcent l’admiration.

A Varsovie, Chopin est partout

En attendant, toute la Pologne a vécu à l’heure du concours. Enfin, toute la Pologne cultivée. Car le temps n’est plus où l’ensemble des Polonais se passionnaient pour une manifestation qui symbolisa par deux fois la résurrection de leur pays. En 1927, date de la création du concours né avec la renaissance de la nation en 1918, après plus d’un siècle de dissolution dans les trois empires voisins ; puis en 1955,  dans une capitale encore en ruines, après l’anéantissement du Reich des nazis.

Cependant Chopin est partout à Varsovie. De l’église de la Sainte-Croix où a été déposé son cœur et où l’anniversaire de sa mort à Paris a été célébré le 17 octobre, jusqu’aux bancs de granit polis qui, dans la rue, diffusent discrètement quelques mesures de Fryderyk près des lieux où il vécut ; de la télévision et de la radio nationales qui transmettent l’ensemble des éliminatoires et le gala final, aux trains des grandes lignes où s’égrènent des notes de piano à chaque arrêt et chaque départ des convois ; du cinéma où s’affichent le nouveau film sur Chopin interprété par Eryk Kulm, au théâtre où l’on joue Fortissimo, pièce qui évoque les joies et les affres des participants au concours ; du Musée Chopin où l’on n’a pas peur de faire entendre les lettres de George Sand à Chopin en anglais et d’où on a osé bannir le français parlé par le très francophone Chopin et par toute la société d’alors, au palais Zamoyski d’où l’ignoble soldatesque russe précipita son piano dans la rue ; de l’aéroport international qui porte son nom et où ont débarqué un jour les pianistes du monde entier venus concourir à Varsovie, au palais de Saxe, au palais Casimir, au palais Czapski où il a vécu en famille dans sa jeunesse. Sans oublier l’ancien relais de poste de Krakowskie Przedmiescie où Chopin embarqua pour ne plus jamais revenir dans son pays.

Chopin est aussi et surtout dans le cœur des Polonais. Il n’existe sans doute aucune autre nation au monde qui fasse à ce point corps avec son héros et qui l’ait à ce point élevé au rang de mythe. Même Verdi en Italie, même Liszt en Hongrie, même Tchaïkovski en Russie ne sont sans doute pas identifiés à ce point à leur pays. A l’exception peut-être de Mozart, né Allemand, pour l’Autriche d’aujourd’hui.

Même s’il est de père lorrain, même s’il a vécu la moitié de sa brève existence en France, Chopin est exclusivement rattaché à la Pologne comme la Pologne est rattachée à Chopin. C’est aussi ce qui rend si puissant, si singulier ce concours qui lui est exclusivement consacré, qui se déroule devant un public international et très asiatique évidemment, et surtout devant des Polonais nourris de la musique de leur héros. Et qui acclament des lauréats venus du bout du monde, mais propageant la légende de Fryderyk, avec une chaleur et un enthousiasme bouleversants.  

Et comme cela se pratique en Hongrie au début des concerts, à Varsovie, à l’issue du concours, on pourrait tout aussi bien entonner le bel hymne polonais.

La fabrication du consentement

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La députée macroniste Véronique Riotton photographiée à l'Assemblée le 24 janvier 2024 © Philemon Henry/SIPA

L’Assemblée nationale a adopté, jeudi 23 octobre, l’introduction du consentement dans la définition pénale du viol. Une loi pernicieuse portée avec acharnement par deux bigotes de gauche, Véronique Riotton (Renaissance) et Marie-Charlotte Garin (Écologiste). 


« Va, je ne te hais point ». Cette litote magnifique prononcée par Chimène pour déclarer son amour au Cid dans la pièce de Corneille pourrait bientôt ne plus être comprise ni entendue sur les bancs du tribunal du consentement. Au-delà de cette notion, cette loi pénalise toute forme de sexualité et de sensibilité fondée sur les discours implicites, les non-dits, les sous-entendus, le « mentir-vrai » comme le disait Aragon. Le langage est réduit à son expression binaire, plate, informatisée et robotique, oubliant toutes les facettes d’une relation à l’autre : silence, oxymore, paradoxe, indécision, mensonge…

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La première faute de Véronique Riotton (Renaissance) et Marie-Charlotte Garin (Écologiste), les deux bigotes du couvent du consentement, est la croyance au langage comme royaume de la vérité.
C’est ne rien comprendre au désir qui est le summum des jeux contradictoires. 

Mon premier, c’est désir

Quant à la chair, cette loi la condamne pleinement. Il est demandé à chacun d’expliciter son sentiment dans l’instant, de lui donner la forme pure de l’objectivité, de verser dans la réflexion rétrospective de soi, de punir son désir, de détester la moindre envie sans raison motivée. Le consentement devient une explication rationnelle du sensible et prône l’abolition du romanesque, « l’invraisemblable rencontre entre le désir et l’événement », selon les mots du philosophe Alain. En introduisant un passeport dialectique, une verbalisation permanente de sa chair, cette loi relègue l’accident, la spontanéité, le mystère dans le domaine de la sanction pénale et punitive. La chair doit être d’abord pensée avant d’être actée. Barrière mentale qui conduit à l’annulation même du désir; à l’enfermement monastique sous le joug de la morale, mesurant toute pulsion à l’aune de la question castratrice : «  Suis-je en droit de le faire ? ». 
On ne badine pas avec l’amour mesdames les députées ! S’adonner à un travail législatif n’est en aucun cas un blanc-seing pour s’arroger le droit de régenter l’intime. Cette loi poussera les femmes à choisir des voies de contournement à la sexualité homme-femme qu’elles percevront comme un danger. La multiplication des PMA pour toutes, bientôt les GPA dites « éthiques » pour reprendre la merveilleuse novlangue de notre ancien Premier ministre, Gabriel Attal, inciteront à la fin de la galanterie, de la séduction, et du désir.

Le désert de l’amour

Enfin, cette loi rejette l’histoire sensible de la France; l’héritage culturel de tous les romanciers français qui n’ont cessé de dépeindre les contradictions, les complexités, les nuances du désir, véritable chant d’amour qui constitue la mélodie de l’amour à la française. « J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui », avertissait Perdican dans la fameuse pièce de Musset. Au contraire, cette loi puise sa source dans une tradition féministe commencée dès la fin du XIXème siècle par des femmes comme Madeleine Pelletier et son titre évocateur « La femme vierge » ou encore la malthusienne Nelly Roussel, qui proposait ni plus ni moins que la « grève des ventres ». Un film comme Les Galettes de Pont-Aven interprété magnifiquement par Jean-Pierre Marielle en 1975 passerait de nos jours sous le coup de la loi et de la censure morale ! La série Alphonse de Nicolas Bedos racontant les aventures sexuelles et les désirs inavoués des femmes fut passée sous silence en raison de sa condamnation personnelle pour « agressions sexuelles ». 

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Fin de l’autre comme mystère, comme rêve, comme aventure mais aussi comme déception et regret. Mais avènement de l’autre comme agresseur et violeur en puissance. Cette loi instaure pour le meilleur et pour le pire, et surtout pour le pire, la contractualisation intégrale et constante du jeu sexuel et charnel. Le moindre geste de désir est soupçonné; la moindre allusion condamnée; le moindre baiser, la moindre caresse est désormais sous le coup de la loi. Nos deux bigotes ont réussi à imposer un nouveau credo pour tous : le procès permanent de la chair. 

La Femme vierge

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Aston Villa/Maccabi Tel-Aviv: l’ordre public britannique, cet arbitre aux décisions surprenantes

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DR.

La ville de Birmingham a interdit aux supporteurs du Maccabi Tel-Aviv d’assister à un match de Ligue Europa pour des raisons de sécurité, une décision dénoncée comme une capitulation face à l’antisémitisme – tandis que des groupes islamistes extrémistes sont comme des poissons dans l’eau au Royaume Uni.


Vous aimez la Ligue Europa ? À Birmingham en Angleterre, le 6 novembre, il y aura un match sympa qui opposera une équipe locale, Aston Villa, à Maccabi Tel Aviv. Envie d’y aller ? Sauf que, si vous êtes supporteur de Maccabi Tel Aviv, vous ne pouvez pas. Il vous est interdit d’acheter des billets. Car la ville de Birmingham, grand centre des communautés issues de l’immigration pakistanaise en Angleterre, a décidé que votre présence lors du match constituerait un risque trop élevé pour l’ordre public. C’est la conclusion d’une commission municipale composée de policiers, d’élus locaux et de spécialistes en sécurité, qui a été fortement influencée dans ses délibérations par ce qui s’est passé en novembre de l’année dernière quand Maccabi Tel Aviv a rencontré Ajax à Amsterdam. Des provocations, violences, représailles et récriminations mutuelles entre les supporteurs israéliens et des habitants musulmans propalestiniens ont fait cinq blessés et conduit à 65 arrestations et ont obligé les forces de l’ordre néerlandaises à mobiliser 5 000 policiers pendant trois jours. La ville de Birmingham a conclu que, parmi les supporteurs de Maccabi Tel Aviv, il y avait des éléments aptes à troubler l’ordre public. Aucune référence n’a été faite à de possibles provocations de la part des habitants locaux.

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Aveu d’impuissance

Cet aveu d’impuissance face à la menace d’affrontements entre juifs et musulmans a scandalisé le public britannique et jusqu’au gouvernement de sir Keir Starmer, d’autant que l’annonce de Birmingham intervient à peine quelques semaines après l’attentat islamiste contre une synagogue à Manchester qui a coûté la vie à deux Anglais de confession juive. Le Premier ministre a dit publiquement que c’était « la mauvaise décision ». Cette dernière, quelle que soit sa justification sur le plan pratique, a tout l’air d’une capitulation devant l’antisémitisme. Mi-octobre, la Secrétaire à la Culture, Lisa Nandy, a informé le Parlement que le gouvernement trouverait les ressources nécessaires en argent et en hommes pour garantir le maintien de l’ordre et permettre aux supporteurs israéliens d’assister au match. Pourtant, les forces de l’ordre de la région de Birmingham ont approuvé la décision municipale et le gouvernement n’a pas le droit d’intervenir pour leur faire changer d’avis, selon la doctrine de « l’indépendance opérationnelle » de la police. C’est ce même concept juridique qui avait empêché le gouvernement conservateur de Rishi Sunak d’interdire les grandes marches propalestiniennes qui ont suivi le 7-Octobre.

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Finalement, la direction de Maccabi Tel Aviv a refusé les billets qui étaient réservés à ses supporteurs, motivant son refus par l’« atmosphère toxique » qui entourait l’événement. Pour comble, le député de la circonscription où le match doit avoir lieu, Ayoub Khan, homme politique indépendant affilié au nouveau parti de Jeremy Corbyn, originaire du Pakistan et opposé, en tant que musulman, aux droits LGBT, a déclaré que la décision de sa ville n’était même pas un calcul fondé sur la sécurité mais une « question morale ».

Au-delà de l’incapacité apparente des autorités à maintenir l’ordre public quand il s’agit d’affrontements potentiels entre, d’un côté, Israéliens ou juifs, et de l’autre, musulmans ou militants propalestiniens, il y a une incohérence flagrante dans la manière officielle de traiter les troubles à l’ordre public. Car le 23 octobre, dans cette même ville de Birminghman, une manifestation a été organisée, en toute impunité, devant le consulat du Pakistan par la branche locale d’un parti pakistanais, Tehreek-e-Labaik. Il s’agit d’un mouvement d’extrémistes qui prônent publiquement la peine de mort pour toute personne considérée comme coupable de blasphème et appellent ouvertement à l’anéantissement violent de l’État d’Israël. Ils exigent que le code civil pakistanais soit remplacé par la charia, dénoncent l’homosexualité et s’opposent à tout rôle pour les femmes dans la vie publique. Ils manifestent régulièrement contre ce qu’ils considèrent comme des cas de blasphème, comme ils l’ont fait, par exemple, au moment de l’attentat contre Charlie Hebdo.

On reparle de l’affaire Asia Bibi

À l’origine, Tehreek-e-Labaik était un mouvement créé pour soutenir l’assassin du gouverneur du Punjab en 2011. Ce gouverneur s’était opposé à la peine de mort pour une femme chrétienne, Asia Bibi, convaincue de blasphème. Le mouvement s’est transformé en parti politique en 2016 et ce dernier est arrivé en quatrième position dans les élections pakistanaises de 2018. Le recours fréquent à la violence par ses militants a conduit les autorités pakistanaises à interdire le parti une première fois, mais l’interdiction a été levée peu après, le parti s’engageant à renoncer à la violence. Or ce renoncement s’est révélé purement théorique, car les 10 et 11 octobre de cette année, ses activistes ont organisé une manifestation géante anti-israélienne à Lahore qui a provoqué cinq morts, dont celle d’un policier. Les autorités pakistanaises ont alors de nouveau banni le parti. C’est contre cette nouvelle interdiction que la branche anglaise du parti manifestait à Birmingham le 13 octobre…

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Tehreek-e-Labaik est donc un parti extrémiste interdit dans son pays d’origine mais pas au Royaume Uni. Pourtant, il y a des signes indiquant que le parti y exerce une influence non-négligeable. En 2016, un chauffeur de taxi de la ville de Bradford dans le Yorkshire, Tanveer Ahmed, s’est rendu à Glasgow en Écosse afin d’abattre froidement un commerçant de 40 ans, Asad Shah. Ce dernier, qui appartenait à un courant pacifiste de l’islam, l’ahmadisme, considéré comme hérétique par sunnites et chiites, avait posté des vidéos en ligne où il parlait de sa foi. Une provocation aux yeux d’Ahmed qui s’est donc cru autorisé à éliminer ce « faux prophète », comme il l’a dit. Condamné à la prison à vie en Ecosse, l’assassin a pu envoyer des messages enregistrés à d’autres activistes révélant que son « mentor » était Khadim Rizvi, le fondateur même de Tehreek-e-Labaik. Ces enregistrements, où Ahmed exprime son absence de remords pour le meurtre de M. Shah et affirme que la seule punition pour ceux qui insultent la Prophète consiste à « couper leur tête de leur corps », ont été utilisés par M. Rozvi à des meetings pour attiser la ferveur des militants. Un rapport commandé par le gouvernement britannique et publié en mars 2024 alerte sur les progrès faits par des militants extrémistes qui ont pour objectif de punir tout ce qu’ils considèrent comme blasphématoire et de faire adopter au Royaume Uni une véritable loi contre le blasphème.

Sans surprise, la rhétorique utilisée par les manifestants à Birmingham le 13 octobre correspond exactement à ce qu’on aurait pu prévoir. Selon nos confrères du journal en ligne britannique, Unherd, une vidéo postée en ligne montre des activistes qui traitent Donald Trump et Benyamin Netanyahou de « chiens » qui méritent « les feux de l’enfer », et qui prônent la solution à un seul État pour la Palestine, en affirmant qu’il faut revenir à la période avant le nakba et la création d’Israël.

Si les autorités de Birmingham veulent savoir où est le vrai risque pour l’ordre public, et même pour l’avenir du Royaume Uni, il est là.

Mystérieux Shakespeare

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L'écrivain français Philippe Forest, image d'archive © BALTEL/SIPA

On croit le connaitre, on se dit qu’on sait tout sur lui, sur le génial écrivain-poète qui a su créer les gouffres amers où se sont jetés ses personnages, au milieu du bruit et de la fureur, cernés par les spectres, ravagés par le remords, détruits par la folie, avec comme témoin le crâne de Yorick, la tragédie se jouant sur une scène de théâtre qui se confond avec celle de la vie ; cet homme qu’on croit connaitre, c’est Shakespeare.

Petits cailloux

Philippe Forest a décidé de relever le défi d’écrire une antibiographie du plus célèbre dramaturge de tous les temps. Il la publie dans la collection « D’après » dirigée par Colin Lemoine. Le deal : demander à un écrivain d’aujourd’hui de parler comme il le souhaite d’un écrivain d’autrefois en réinventant son œuvre et en tentant de rêver sa vie. Avec Shakespeare, c’est possible, car les éléments biographiques avérés sont rares. Trop rares. Philippe Forest résume : « De William Shakespeare, on sait tout, c’est-à-dire à peu près rien. » L’imagination peut alors galoper, les analyses sont infinies, les plus audacieuses hypothèses sont concevables. Encore faut-il tenir sa plume et sa raison. C’est ce que fait Forest et le résultat est passionnant, d’autant plus que jamais la phrase ne mollit, elle serpente au milieu des conjectures, sans jamais perdre le lecteur, son semblable.

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Une antibiographie, donc, « qui ferait non la somme de ce que l’on sait – c’est si peu – mais la somme de ce que l’on ne sait pas, que j’imagine – et qui est énorme. » Une date de naissance, une date de mort, et encore pas certaines, et entre les deux un puzzle impossible à reconstituer. Quelques points d’ancrage, cependant, que Forest finit par dynamiter, voulant rester seul avec son sujet, sans jamais révéler ce qu’il croit être la vérité, de crainte de dévoiler le mystère Shakespeare. L’œuvre semble être une mine de renseignements sur l’écrivain. Mais ce n’est pas sûr. Quels personnages ressemblent le plus à William S. ? On ne peut le dire puisqu’on ne sait rien de lui. A-t-il seulement existé ? Oui, répond Forest. Il y a des preuves irréfutables – adjectif osé quand on évoque sa vie. Les actes de baptême, de mariage, testamentaire. De petits cailloux sur un chemin abrupt qui mène au domaine du fossoyeur. Et pourtant le résultat est qu’on parvient à se faire une idée de la vie du dramaturge, poète et acteur, né en avril 1564 et mort en avril 1616, à Stratford-upon-Avon, Royaume-Uni. Les mots, « Words, words, words », nous le permettent, à condition de ne pas tomber sous le charme vertigineux et vénéneux de ses vers, de leur envoûtante musicalité. C’est la part manquante de son sujet qui a plu à Forest, lui l’écrivain du manque, justement, et de l’absence. Car dans ce livre maitrisé, l’essayiste y a mis beaucoup de lui-même, sans se cacher, utilisant le « je » du séditieux. Le temps fort de son enquête – car il s’agit d’une enquête – est l’éclairage qu’il jette sur le personnage le plus énigmatique, et donc le plus fascinant, imaginé par Shakespeare : Hamlet. Personnage qui correspond à notre époque où tout se délite, où le chaos progresse chaque jour, où la folie n’épargne surtout pas les grands de ce monde. Forest: « Quand elle s’abîme, constate Hamlet, la souveraineté fait s’ouvrir un gouffre, un immense vide au sein duquel tout va verser et dont les profondeurs béantes vomissent les fléaux les plus infâmes. » Il ajoute : « Le temps lui-même sort de ses gonds. Des entrailles de la terre émanent de menaçants fantômes qui demandent justice. » Nous y sommes. Les sorcières ne sont plus tenables, leur obscénité effraie. Il y a beaucoup de Shakespeare en Hamlet. Ou l’inverse. Quel est le point de bascule ? Ce point où Shakespeare se dérègle et entrevoit la folie qui va le mordre à la gorge. On a dit que c’était la mort de John, son père. Joyce affirme que c’est la mort de son fils, Hamnet – à une lettre près, le même prénom que le prince danois, insiste Forest. La piste semble sérieuse, pour une fois. Forest la valide, lui qui a perdu sa fille à quatre ans et qui a écrit son premier roman intitulé L’enfant éternel. Il précise : « Sa vie, le secret de sa vie, demeure un mystère. Chacun lui donne le sens qui lui plaît. C’est ce que je fais aussi. »

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Folie lucide

Il faut relire Shakespeare, en s’intéressant tout particulièrement à ces nombreux fous qui hantent ses pièces. C’est une folie lucide et salutaire, elle donne à voir une réalité essentielle qui échappe aux yeux normaux. Polonius est, à ce titre, un personnage important, notamment lorsqu’il analyse la folie d’Hamlet/Shakespeare : « Que ses répliques sont parfois grosses de sens ! Une heureuse pertinence que la folie trouve souvent, et dont la raison et la santé mentale ne pourraient accoucher avec autant d’à-propos. »

Philippe Forest, Shakespeare. Quelqu’un, tout le monde et puis personne, Flammarion. 348 pages

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Une guerre peut en cacher une autre

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Le président Macron rencontre des binationaux ayant perdu des proches le 7-Octobre, à l'aéroport Ben Gourion de Tel Aviv, le 24 octobre 2023 © Christophe Ena/AP/SIPA

Regardez la France: elle n’enseigne plus son histoire; elle n’ose plus dire ce qu’elle est; elle s’excuse d’exister. Regardez Israël, qui vacille entre le besoin de se défendre et la culpabilité de le faire, entre la volonté de survivre et la hantise d’être jugé…


Il faut le dire sans détour, sans cet artifice des âmes tièdes qui veulent encore croire à des accommodements : le Hamas ne veut pas de la solution à deux États. Il ne la veut pas, il ne la peut pas, car son horizon n’est pas celui des nations, pas même celui des peuples, mais celui d’un univers soumis à la seule loi d’Allah.

Ce que l’on ne veut pas voir

À l’extrême rigueur, il l’accepterait comme une ruse, un délai, une pause stratégique : une étape avant de rayer l’État juif de la carte, avant de dissoudre cette anomalie qu’est Israël dans le grand bain d’un Moyen-Orient musulman de toute éternité.

Pour lui, pour l’islamisme, Israël ne saurait être une nation souveraine, juive de surcroît, mais tout au plus un territoire, un espace, une portion de terre où les juifs vivraient en dhimmis, sous le joug discret mais implacable de la sharia, tolérés comme on tolère l’ombre du passé sur les ruines du présent.

Ce qui se joue là, et que l’on ne veut pas voir – car l’aveuglement, aujourd’hui, est le luxe suprême des sociétés fatiguées –, c’est que cette logique n’est pas circonscrite au conflit israélo-palestinien. Elle travaille aussi, souterrainement, l’Europe, la France, ces vieilles nations qui s’acharnent à nier leur propre chair, leur propre mémoire, leur propre être. Pour l’extrême gauche, pour la gauche qui se laisse entraîner par elle dans un vertige dont elle ne comprend ni l’origine ni le prix, comme pour l’islamisme, les nations sont des fictions à dissoudre, des entraves à l’avènement d’un ordre supérieur : celui de l’oumma pour les uns, celui du marché planétaire pour les autres, celui de l’humanité universelle pour les troisièmes.

Et c’est pourquoi ces courants si différents en apparence – islamistes, capitalistes, révolutionnaires – se retrouvent paradoxalement à défendre, d’une manière ou d’une autre, une immigration de masse, notamment en provenance de pays majoritairement musulmans : car ce flot humain, en noyant les identités historiques sous une vague démographique, contribue puissamment à dissoudre les repères, à effacer les singularités nationales, à rendre les peuples plus malléables, plus abstraits, plus interchangeables.

Globalisation et islamisation sont les deux mamelles du déclin

Ainsi, ce qu’on veut effacer, ce n’est pas seulement l’État juif ; c’est l’idée même d’État-nation. Le Hamas ne veut pas d’un État juif, il veut bien, peut-être, d’un État d’Israël vidé de sa substance juive, comme l’islamisme peut bien tolérer une République française à condition qu’elle ne soit plus la France des Français, mais un espace abstrait, ouvert, disponible pour le déploiement de l’islam. Car pour l’islamisme, comme pour les idéologues de la globalisation, la nation n’a pas de sens : ce qui compte, c’est l’unité du monde, l’unification sous une loi, fût-elle marchande ou divine, mais toujours hostile aux singularités historiques, aux héritages, aux frontières.

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Et l’on ne voit pas – et c’est peut-être cela, la tragédie de notre temps, cette incapacité à percevoir les lignes profondes qui structurent les événements – que la France et Israël sont, en vérité, confrontées à un même péril : celui de leur effacement. Effacement sous la poussée islamiste, qui rêve d’un monde où les autres religions seraient soumises ; effacement sous la poussée de la marchandisation, qui rêve d’un monde où tout serait interchangeable, « marchandisable », dissolu dans les flux ; effacement sous la poussée d’une gauche encore hantée par les relents du communisme, qui rêve d’un monde où les hommes seraient réduits à leur simple humanité abstraite, sans histoire, sans mémoire, sans identité.

Dans cette conjonction inattendue – islamisme, marché, idéologie universaliste – se joue une bataille qui n’est pas seulement politique, mais métaphysique : celle de l’existence des nations. Être une nation, c’est dire non à l’uniformité, non à la dissolution, non à la réduction des êtres humains à de simples unités de désir ou de foi. C’est affirmer une différence, une singularité, une mémoire incarnée dans des lieux, des langues, des rites, des morts. Israël, comme la France, comme l’Europe, se trouve à la croisée des chemins : ou bien elle persiste à exister comme nation, au prix d’un combat douloureux, solitaire, presque désespéré ; ou bien elle consent à disparaître, à se fondre dans le grand magma planétaire, à n’être plus qu’un espace sans épaisseur, sans mémoire, sans visage.

Un combat ontologique

Ce combat, on le mène souvent sans le savoir, ou en croyant qu’il s’agit seulement de cohabitation, de justice sociale, de redistribution économique. Mais il s’agit, en vérité, d’un combat ontologique : il s’agit de savoir si nous voulons continuer à exister comme peuples, comme nations, ou si nous acceptons de n’être plus que des individus sans attaches, soumis aux lois de l’économie, de l’idéologie, ou de la religion totalitaire. 

Voilà pourquoi la France et Israël sont liés par un destin commun, que nul ne veut voir. Voilà pourquoi il faut parler, écrire, nommer, contre le flot amnésique du monde contemporain. Voilà pourquoi il faut, peut-être, retrouver cette mélancolie tragique qui fut toujours le propre des civilisations vieillissantes mais lucides. Il y a, dans cette affaire, une immense fatigue. Fatigue des nations, qui ne savent plus porter le poids de leur histoire ; fatigue des hommes, qui ne croient plus à leur singularité ; fatigue des élites, qui rêvent d’effacer les aspérités pour se fondre dans une humanité sans épaisseur. La France est comme cette vieille demeure que l’on abandonne aux vents, à la pluie, au lierre, et dont on contemple la lente décrépitude avec une fascination morbide, sans trouver en soi l’énergie de la réparer. Israël, quant à lui, connaît une autre réalité : une partie de ses élites rêve parfois d’abandon, mais le cœur du pays résiste encore — porté par une jeunesse ardente, patriote, prête à défendre sa survie. Si certaines zones d’Israël commencent à ressembler à l’épuisement français, le reste du pays, lui, reste en état d’alerte, tendu, debout, face à la menace.

Car réparer, c’est toujours se souvenir. Réparer, c’est dire : nous avons existé, nous avons un passé, nous avons des morts, des guerres, des larmes, des chants. Réparer, c’est refuser l’oubli dans lequel nous pousse l’époque. Mais l’époque ne veut plus de ce passé. Elle n’en veut plus car il gêne, il embarrasse, il limite. Le passé, pour l’idéologie marchande, est un poids mort ; pour l’idéologie islamiste, il est une impureté ; pour l’idéologie de gauche, il est une faute. Et dans ce triple rejet, il y a une forme d’alliance, une coalition inattendue mais redoutable.

Israël, en tant qu’État juif, incarne le scandale du particulier : une identité historique, religieuse, culturelle, irréductible à l’universalisme abstrait. La France, malgré toutes ses trahisons, toutes ses abdications, reste, aux yeux du monde, une vieille nation façonnée par des siècles de guerres, de littérature, de catholicisme, de révolutions, de fidélité à soi-même. Or, ce sont précisément ces singularités-là qu’il faut abattre.

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Car le monde qui vient – le monde que veulent les islamistes, les marchands, les idéologues – est un monde sans nations. Un monde de flux : flux de capitaux, flux de marchandises, flux de croyants, flux d’êtres humains réduits à leur fonction économique ou religieuse. Ce que l’on appelle, souvent sans le comprendre, le globalisme, n’est qu’un nom poli pour désigner cette guerre souterraine contre les enracinements. Et l’islamisme, en ce sens, n’est pas l’ennemi du marché ; il en est l’allié paradoxal. Car tous deux veulent effacer les frontières, tous deux veulent un monde unifié, tous deux veulent abolir l’idée même de nation.

Voilà pourquoi il est vain d’opposer naïvement l’un à l’autre. Voilà pourquoi il est illusoire de croire qu’on pourra résoudre le conflit israélo-palestinien, ou la question de l’immigration en Europe, par de simples ajustements politiques, par des compromis, par des arrangements techniques. Car il s’agit d’un combat plus profond : celui de la survie des identités.

Et c’est ici que vient le plus tragique : il est possible que ce combat soit déjà perdu. Non pas par la force des armes, mais par la lassitude intérieure. Car les nations ne sont pas d’abord abattues de l’extérieur ; elles meurent de l’intérieur, par épuisement, par dégoût de soi, par incapacité à transmettre, à désirer encore. Regardez la France : elle n’enseigne plus son histoire ; elle n’ose plus dire ce qu’elle est ; elle s’excuse d’exister. Regardez Israël : il vacille entre le besoin de se défendre et la culpabilité de le faire, entre la volonté de survivre et la hantise d’être jugé.

On dit parfois : il faut défendre l’Occident. Mais l’Occident existe-t-il encore ? Est-ce autre chose qu’un souvenir, qu’un mirage, qu’un mot creux ? On dit : il faut sauver les nations. Mais les nations veulent-elles encore être sauvées ? Ont-elles encore en elles le désir de durer, cette obstination, ce sang, cette fidélité, cette mélancolie active qui fut jadis leur force ? Ou bien ont-elles déjà consenti, en silence, à se dissoudre, à s’effacer, à devenir des espaces neutres, des lieux sans mémoire, des zones franches pour le commerce et pour la foi ? 

La société malade

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🎙️ Podcast: Israël et Russie: où va la politique étrangère américaine?

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Donald Trump et Benyamin Netanyahou à la Maison Blanche, le 29 septembre 2025. Avi Ohayon/Israel Gpo/ZUMA/SIPA

Avec Gil Mihaely et Jeremy Stubbs.


Donald Trump vient de faire pression sur Benyamin Netanyahou pour que ce dernier suspende l’avancement d’un projet de loi à la Knesset sur l’annexion de la Cisjordanie. Cette pression permet au Premier ministre israélien de maintenir sa coalition avec les partis de droite tout en évitant de prendre des mesures qui scandaliseraient l’opinion internationale.

Le même Donald Trump a imposé des sanctions sur les deux plus grands producteurs de pétrole en Russie, Rosneft et Lukoil. Et c’est sous la pression des tarifs américains que la Chine et l’Inde, les deux clients les plus importants pour le pétrole russe, ont suspendu leurs importations. Vladimir Poutine a riposté en annonçant que la Russie ne cédera jamais à de telles pressions. Est-ce que cela veut dire que l’amitié supposée entre les présidents américain et russe est finie et qu’il faut désormais prendre au sérieux les efforts de Trump pour mettre fin à la guerre en Ukraine?

Dans les deux cas, israélien et russe, la politique de Donald Trump a beaucoup évolué par rapport à son programme initial, se rapprochant de plus en plus de la ligne traditionnelle des Etats-Unis en matière de politique étrangère.

Sous les traits du général

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Wilhelm Spira, dit Bil, dans Nebelspalter, 22 octobre 1958 © Bil/Nebelspalter

Source d’inspiration exceptionnelle pour les dessinateurs, le général de Gaulle a été caricaturé sur les cinq continents de 1940 à 1970. Les historiens Alya Aglan et Julien Jackson ravivent ces trente années d’histoire mondiale, et leurs événements parfois oubliés, à travers la satire et l’irrévérence.


« Donnez-lui seulement une crise et une foule, et il est content. » La phrase illustre un cartoon du Daily Mirror rhodésien du 31 juillet 1967. On y voit le président de la Cinquième en uniforme, bras levés, hilare, debout à l’arrière d’une limousine décapotable conduite par Ian Smith, le chef du gouvernement de la minorité blanche de l’ancienne colonie britannique, alors en pleine guerre civile. Le Général défile sous les palmiers devant une foule en liesse, et clame « Vive Rhodesia libre ! Vive Smith ! » – parodie du fameux « Vive le Québec libre » qui déchaîna l’opinion.

Les notices explicatives qui accompagnent cette sélection de quelque cent cinquante caricatures d’origines étrangères – les auteurs ont fait le choix d’écarter la masse également pléthorique des productions autochtones (qu’on pense seulement aux dessins de Moisan, dans Le Canard enchaîné !) – ne sont pas de trop : rien ne vieillit davantage que l’actualité. Loin de se contenter d’archiver ces dessins glanés sur les cinq continents qui, de 1940 à 1970, ont croqué le Grand Charles, l’ouvrage De Gaulle, la France et le monde, concocté par les soins complices de son biographe Julian Jackson et de l’historienne Alya Aglan, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, relève d’une démarche autrement ambitieuse : retracer trente ans d’histoire au prisme de la caricature. Tant il est vrai que « dans l’économie du trait de plume se lisent en concentré tous les affects d’une époque, tous les commentaires et toute la hiérarchie des crispations internationales ».

Heureux siècle où l’irrévérence graphique et la flèche satirique ne relevaient pas du blasphème, susceptible de vous valoir, au nom du Prophète, mitraille en pleine rue, bombe dans le métro ou surin planté dans le gosier. Replaçant dans la continuité d’une solide tradition pamphlétaire l’imaginaire plastique insolent « fixant pour la postérité » la panoplie extravagante d’un de Gaulle habillé par le trait d’esprit autant que par l’esprit du trait, le propos confronte, tout du long de l’ouvrage, la véracité historique à ses représentations dans « l’exagération la plus débridée […] requise par le dessin ».

Opportunité de parcourir d’un œil neuf, au fil des chapitres – depuis « Le général rebelle » jusqu’à « De Gaulle outre-tombe », en passant par « Une certaine idée de la République » ou « La guerre d’Algérie : le grand malentendu » – la saga de nos relations internationales, à travers les anamorphoses de ce Protée grimé, travesti, grossi, déformé par des talents, il faut bien le dire, aussi éclectiques qu’inégaux, selon les périodes et les latitudes. Reste que « la caricature internationale aura finalement grandement contribué à lui fabriquer une statue de géant, par l’attention prêtée à chaque détail de son apparence et à chacun de ses faits et gestes, reproduits à l’infini à l’échelle mondiale ».

Sous ce rapport, de Gaulle a emprunté tous les visages possibles : tour à tour glabre, moustachu, nu-tête, général étoilé, coiffé du képi, du chapeau melon, du chèche arabe, du béret basque, du sombrero mexicain, empereur romain en toge, colon casqué de blanc, mousquetaire, poivrot, tribun, dictateur fasciste, Napoléon, Roi-Soleil, Jeanne d’Arc, Archimède, Charlot, CRS, condottiere, brancardier, échassier, puritain yankee, retraité, coureur de jupons, et chêne – qu’on abat ? Un dessin du Guardian, millésimé 1969, montre un frenchie hésitant entre la hache et l’arrosoir, au pied du grand arbre gaullien servant de tuteur à un roseau nommé France… Ses généreux appendices et sa stature hors norme, du blair considérable à son mètre quatre-vingt-treize font de de Gaulle l’instrument privilégié des humoristes sur papier journal. Bizarrement, la discrète tante Yvonne échappe à la raillerie, à tout le moins hors de nos frontières.

Ce qui frappe tout de même, c’est la difficulté, pour l’œil non averti, d’interpréter d’emblée, rétrospectivement, nombre de dessins et de légendes (même traduites) : tant ceux-ci ont perdu, le temps passant, le caractère d’évidence immédiate qu’ils avaient pour le lecteur contemporain des événements ou des personnalités brocardés. En quoi le présent ouvrage fait œuvre utile, au-delà même de l’intérêt esthétique qu’on peut porter à l’expression si joliment datée de ces caricatures (de la même façon qu’on se délecte toujours devant Daumier). Irritant, dérangeant, cinglant, ce « poil à gratter » de la grande histoire ne démange plus, et sa compréhension réclame désormais un solide commentaire. À cet égard, « Trente ans d’histoire par la caricature » (sous-titre du livre) remplit son office avec brio. Contrepoint bien documenté de cette iconographie haute en couleur assortie de notices aussi savoureuses qu’érudites, un texte fort nourri récapitule, dans une langue alerte et limpide, les étapes de la geste – du drapé gaullien au gaullisme –, de l’Appel de 1940 à la révérence de 1969 et à la disparition du prince de l’équivoque, un an plus tard. Perdure post mortem la mythologie du Général sous le crayon de la caricature, comme en témoignent les ultimes illustrations du volume, convoquant son fantôme jusque sur Twitter, dans une planche burkinabée signée Giez en 2019, ou encore sous le paraphe algérois d’un Dilem : « Je vous ai compris », clame de Gaulle au balcon, sous le titre « Les Algériens sont dans la rue ».

Aglan et Jackson soulignent, en sages historiens, combien « le leg principal gaullien ne se situe pas dans le domaine de la politique étrangère », mais « surtout sur le plan des institutions », non sans ajouter que « la Ve République fonctionne différemment de ce que de Gaulle avait prévu ». On peut en effet penser qu’elle devient sous nos yeux sa propre caricature.

De Gaulle, la France et le monde : trente ans d’histoire par la caricature (1940-1970), Alya Aglan et Julien Jackson, Gallimard, 2025. 240 pages

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La Syrie des deux Assad était-elle réellement laïque?

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Ahmed al-Charaa, le nouveau maitre de Damas, ici photographié à l'ONU à New York le 23 septembre 2025 © Lev Radin/Shutterstock/SIPA

La chute du régime Assad en 2024 marque la fin d’une longue ère d’un demi-siècle durant laquelle sous couvert de laïcité et de nationalisme arabe, le Parti Baas a en réalité instauré un pouvoir confessionnel fondé sur l’armée et les minorités, transformant la religion en instrument de légitimation politique. Analyse.


Le 8 décembre 2024, le Proche-Orient apprenait la chute du régime de Bachar Al-Assad et l’arrivée au pouvoir d’Abou Mohammad al-Jolani, nom de guerre Ahmed al-Charaa. Un journaliste syrien résuma l’événement par un cri resté célèbre : « À 6h18, la Syrie est désormais sans Bachar Al-Assad ! ». Ainsi prenait fin le régime fondé 54 ans plus tôt par Hafez Al-Assad, arrivé au pouvoir par le coup d’État du 16 novembre 1970, qu’il avait lui-même baptisé « Mouvement correctif ».

Minorités inquiètes

L’avènement d’un nouveau régime issu du djihadisme réjouissait certains et inquiétait d’autres. Après tout, le nouvel homme fort de la Syrie traînait un passé difficile à assumer : membre d’Al-Qaïda en Irak au début des années 2000, il fonde en 2012 le Front al-Nosra (Jabhat al-Nosra) en Syrie avec le soutien direct du réseau d’Oussama ben Laden. En juillet 2016, il annonce la rupture officielle avec Al-Qaïda et rebaptise son organisation Jabhat Fatah al-Sham. Quelques mois plus tard, en janvier 2017, plusieurs factions rebelles fusionnent pour former Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), dont Ahmed al-Charaa devient l’émir. Voir un tel homme présider au destin de la Syrie a ravivé un vieux débat. Déjà dans les années 1980, ensanglantées par les conflits avec les Frères musulmans syriens, comme au cours de la guerre civile déclenchée en 2011, nombreux furent ceux qui considéraient le régime Assad comme laïc et donc protecteur des minorités religieuses et le soutenaient, y voyant un rempart contre l’islamisme. Mais ce régime était-il réellement laïc ? Et le Parti Baas arabe socialiste a-t-il jamais incarné l’idéal de laïcité qu’il revendiquait ? La réponse est deux fois non.

Hafez el-Assad, lui-même, a été profondément nourri par l’idéologie baasiste, qui lui offrait un cadre de légitimité nationale et sociale propre à rompre avec l’ancien ordre dominé par les notables sunnites urbains. Cependant, il n’a pas hésité à transformer ce cadre idéologique en instrument de conquête et de consolidation d’un pouvoir personnel et militaire. Au-delà de cette instrumentalisation, il faut rappeler que Michel Aflak, fondateur du Baas, bien que chrétien, avait dès l’origine inscrit le mouvement dans une vision où l’islam occupait une place centrale. En d’autres termes, cette idéologie se réclamant de la laïcité reposait sur un postulat explicite: l’impossibilité de dissocier l’identité arabe de la religion musulmane. Ainsi, le baasisme, loin d’être un projet strictement sécularisé, articulait dès sa genèse nationalisme et spiritualité, ce qui en faisait une laïcité d’apparence plus que de substance.

Revenons un peu en arrière. Le Parti Baas arabe socialiste résulte de la fusion, en 1952, de deux formations : le Mouvement de la Baas arabe, fondé par Michel Aflak, créé officieusement en 1943 et officiellement constitué en 1947, et le Parti arabe socialiste fondé en 1951 par Akram Hourani.

En 1943, Michel Aflak lança le mouvement Baas arabe par un discours à tonalité antimatérialiste : « Nous, fils du Baas, représentons l’esprit de cette nation face au matérialisme qui a envahi le monde. » L’année suivante il a pris un pas en avant. Dans un célèbre discours prononcé au grand amphithéâtre de l’Université de Damas, en hommage à Mahomet, le fondateur de l’islam, intitulé « En mémoire du Prophète arabe», dans lequel il déclara : « Mahomet fut tout entier les Arabes ; que tous les Arabes soient aujourd’hui Mahomet. » Le nom même du mouvement, Baas, qui signifie « Résurrection », relève du vocabulaire théologique et renvoie à la vie après la mort. En effet, bien qu’il fût chrétien orthodoxe, Aflak revendiquait l’islam comme faisant parti intégral et essentiel de la renaissance spirituelle et morale de la nation arabe.

Quant à l’autre cofondateur, Akram Hourani, voisin et un temps proche du président syrien Adib Chichakli, il fut bientôt persécuté par ce dernier, soucieux d’empêcher que son Parti arabe socialiste ne devienne une force concurrente du pouvoir. Contraint à l’exil, Hourani finit par fusionner son mouvement avec le Mouvement du Baas arabe, donnant naissance au Parti Baas arabe socialiste. Il y apporta une dimension nouvelle, un discours ouvertement populiste et social, fondé sur l’alliance avec les classes opprimées et sur la perspective d’une véritable révolution sociale, avec comme mesure phare (et très dans l’air du temps) la revendication d’une réforme agraire.

Marginalisation des vrais laïcs

En réalité, ces « classes opprimées » désignaient avant tout les minorités musulmanes chiites, alaouites, druzes et ismaéliennes, historiquement marginalisées et parmi les plus pauvres du pays. Quant aux paysans sunnites démunis et aux tribus bédouines, plus dispersés à travers le territoire, ils se rallièrent souvent à d’autres courants nationalistes, notamment au nassérisme. Le taux d’analphabétisme y demeurait particulièrement élevé, ce qui limita leur participation politique et leur capacité d’organisation. Ces groupes envoyaient massivement leurs enfants dans l’armée, contrairement à la bourgeoisie sunnite et chrétienne, qui cherchait le plus souvent à éviter le service militaire, n’hésitant pas parfois à payer une compensation pour en être exemptée. Derrière le discours égalitaire de Hourani se dessinait ainsi une transformation sociale silencieuse, où l’armée devenait le vecteur d’ascension des périphéries religieuses et rurales au cœur du pouvoir syrien. Derrière le discours de Hourani se profilait ainsi une logique de mobilisation confessionnelle plus qu’une véritable théorie de la lutte des classes.

Cette logique de mobilisation confessionnelle prit corps après la chute du régime d’Adib Chichakli en 1954, qui marqua la disparition progressive de la classe politique laïque incarnée par Fares al-Khoury, seul chrétien à avoir dirigé un gouvernement syrien et ardent défenseur d’un État laïque, opposé à la fois aux Frères musulmans et au panarabisme nassérien. Dans le même temps, d’autres figures issues de la bourgeoisie sunnite, telles que Khalid al-Azm, furent à leur tour marginalisées, ouvrant la voie à une recomposition du pouvoir au profit des élites militaires et des minorités religieuses, qui allaient bientôt dominer les institutions syriennes.

Une fable nationale est parfois plus révélatrice qu’un fait historique. Dans les années 1950-1960 et surtout après la morte d’al-Khoury en 1962, apparait l’histoire de sa prière à l’ONU en 1945. Selon le récit populaire, alors que les délégués des puissances coloniales débattaient du sort du mandat français sur la Syrie, Fares al-Khoury, chrétien protestant, se serait avancé dans la salle du Conseil de sécurité, aurait déroulé un tapis et accompli une prière musulmane, pour rappeler la profonde appartenance de la Syrie à la civilisation arabo-islamique et affirmer l’unité nationale au-delà des confessions. Cette histoire n’apparaît dans aucun document officiel de la conférence de San Francisco ni dans les archives diplomatiques de l’époque, et relève davantage de la légende politique mais témoigne de ce besoin de légitimer l’appartenance d’un chrétien à la nation arabe par un lien avec l’islam.

Le coup d’État du 8 mars 1963 porta le Parti Baas au pouvoir et concrétisa le projet d’Akram Hourani, fondé sur une alliance entre le Baas et les classes ainsi que les minorités longtemps marginalisées. Le pouvoir militaire passa alors aux mains d’officiers issus de ces milieux, principalement alaouites tels que Salah Jadid, Mohammad Omran et Hafez al-Assad, mais aussi druzes et ismaéliens comme Salim Hatoum et Abdel Karim al-Jundi. Quant aux officiers sunnites issus des campagnes ou des tribus bédouines, tels que Jassem Alwan, ils furent rapidement écartés du pouvoir après leur tentative de coup d’État du 18 juillet 1963, inspirée par le courant nassérien et soutenue de manière officieuse par Le Caire.

Conclusion

Au-delà des discours et des messages de propagande, la Syrie des Assad père et fils n’a donc jamais été véritablement laïque. Le régime se drapait dans le vocabulaire du sécularisme pour mieux masquer une politique confessionnelle. Sous couvert d’unité nationale et de socialisme arabe, l’appareil baasiste a fait de l’armée un ascenseur social pour les minorités, substituant à la laïcité une coalition d’intérêts communautaires solidement encadrée par le parti et les services de sécurité. De Hafez à Bachar, la religion n’a jamais disparu du politique. Elle s’est tout simplement muée en instrument de contrôle, en langage de légitimation et en outil de survie.

La chute de 2024 ne vient donc pas clore une expérience laïque, mais sceller l’échec d’un demi-siècle d’ambiguïtés, où le discours du Baas sur la modernité et l’unité arabe n’aura servi qu’à dissimuler la domination d’un système confessionnel d’État.

Shein au BHV, taxe sur les petits colis: les vieilles peurs du commerce français

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Le socialiste Emmanuel Grégoire parle devant le BHV dans le centre de Paris, le 10 octobre 2025 © Stephane Lemouton/SIPA

L’annonce du partenariat entre le BHV et Shein a déclenché une vague de réactions où se mêlent nostalgie, inquiétude et une certaine méfiance de principe. Une panique morale qui conduit souvent à l’outrance, à l’autoritarisme, et, spécialité française… à de nouvelles taxes. Ainsi de celle sur les petits colis, censée protéger nos commerçants de la déferlante asiatique mais qui pourrait bien, paradoxalement, accentuer encore leurs difficultés.


Rhétorique de la forteresse assiégée

L’ancien patron de Système U et actuel ministre des PME, du Commerce et de l’Artisanat, Serge Papin, a été parmi les premiers à s’émouvoir du partenariat entre le mastodonte chinois et la très prestigieuse adresse parisienne. « Nous sommes en train de nous faire envahir », a-t-il averti, n’hésitant pas à avoir recours à la rhétorique de la forteresse assiégée. Il y a quelque chose de tout à fait « soviétoïde » dans l’affirmation de Bercy selon laquelle « l’intention de Serge Papin est de rouvrir le dossier et de voir comment il serait possible d’empêcher cette collaboration ». La France, où la liberté d’association serait remise en cause ? La France, où un secteur tenu par quelques familles pourrait faire barrage à des choix éclairés de marques et entreprises privées en s’appuyant sur tous les relais économiques et administratifs du pays ?

Les propriétaires du BHV, Frédéric et sa sœur Maryline Merlin, n’ont pas cherché à déplaire à monsieur Papin, ils ont fait un pari : celui que commerce physique et numérique ne sont plus des mondes séparés, mais les deux faces d’une même économie. Ouvrir un espace Shein dans le BHV, c’est admettre qu’une partie de la clientèle d’aujourd’hui — jeune, connectée, exigeante sur les prix — ne se reconnaît plus dans le grand magasin d’hier. Il n’est pas sûr que ce pari soit sans risques ; mais il a au moins le mérite d’assumer la modernité du moment.

Car le modèle Shein n’a pas grand-chose à voir avec celui des enseignes de fast-fashion des années 2000, comme Kiabi ou Zara. Sa force réside dans la production à la demande : fabriquer en fonction de la demande réelle, en petites séries, sans stock inutile. En somme, une mode de grande consommation plus réactive qu’industrielle — et, paradoxalement, moins gaspilleuse que celle d’hier, car elle ne génère presque pas d’invendus.

Pas de pétrole… et de moins en moins d’idées

À en croire certains, Shein serait responsable de la désertification des centres-villes, de la perte de souveraineté économique et du déclin du textile français. Mais ces maux sont bien antérieurs à l’essor du e-commerce. Les hypermarchés, dont Serge Papin fut l’un des grands patrons, avaient déjà aspiré la vitalité des petits commerces ; la fiscalité, les loyers et la centralisation urbaine ont fait le reste.

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La crise du commerce de proximité n’est pas chinoise, elle est française. Dans Le JDD, le négociant en vin international spécialiste des marchés asiatiques, Jean-Guillaume Remise, le rappelait à juste titre : « L’arrivée de Shein ou Temu n’est pas la cause du déclin, mais un symptôme d’une transformation plus profonde. » Autrement dit, ce n’est pas Shein qui a dévitalisé le commerce français, c’est notre incapacité à en réinventer les modèles. À produire des idées neuves, et à les mettre en pratique.

Des pages du site Web Shein, à gauche, et du site Temu, à droite © Richard Drew/AP/SIPA

À chaque problème sa taxe

Dans ce contexte, il est d’autant plus ironique d’entendre certains prôner de nouvelles taxes nationales sur les petits colis importés. Présentée comme une mesure de “justice économique”, la taxe de deux euros appliquée sur chaque article présent dans les colis d’une valeur de moins de 150 euros importés depuis l’extérieur de l’Europe, pèsera surtout sur les consommateurs les plus modestes — ceux pour qui l’achat en ligne n’est pas un choix de confort, mais une nécessité budgétaire. Là encore, Serge Papin plaide pour une moralisation du commerce, sans voir que la morale coûte cher à ceux qu’elle prétend défendre.

Mais, de façon tout à fait contreproductive, les petits commerçants risquent eux aussi d’en payer le prix : utilisant les mêmes canaux logistiques que les plateformes étrangères pour leurs importations, ils verront leurs coûts grimper, leur compétitivité s’éroder, et leurs marges se réduire, face à des concurrents qui n’auront pas à s’acquitter de cette taxe.

Shein n’est pas un modèle à suivre aveuglément, ni un danger à conjurer à tout prix. C’est un symptôme, parfois inquiétant, souvent éclairant, d’un monde où la compétitivité prime sur la nostalgie. Les Merlin, en l’accueillant, ont pris un risque : celui de vivre avec leur temps. Le reste du commerce français est-il, de son côté, encore capable de se battre autrement qu’à coups de sermons ? Les indignations passent, les transformations, elles, s’installent.