La politique victimaire et la guerre civile à bas bruit

Dans la France de 2025, les discours victimaires sont devenus des instruments de pouvoir, des instruments de transformation de la société...


La politique victimaire et la guerre civile à bas bruit
L'ancien ministre Jean-Luc Mélenchon convoqué par la commission d'enquête sur les liens existants entre les représentants de mouvements politiques et des organisations et réseaux soutenant l’action terroriste ou propageant l’idéologie islamiste, Assemblée nationale, 6 décembre 2025 © Stephane Lemouton/SIPA

Il faut regarder notre époque avec l’œil glacé de celui qui sait que tout s’effondre lentement, dans un silence trompeur, entre éclats d’indignation et rumeurs médiatiques. La France, ce pays chargé de mémoire et de gloire, n’est plus qu’un théâtre où s’affrontent, à mots couverts, deux visions du monde. Ce qui se présente comme un progrès de l’antiracisme, du féminisme ou encore de la conscience écologique, comme une avancée morale, n’est qu’un front parmi d’autres dans une guerre civile à bas bruit, une guerre dont le terrain est celui des consciences, des institutions et des mots mêmes.

L’ère de la victimisation

La figure de la victime a pris une puissance insoupçonnée. La douleur, réelle ou supposée, est devenue un instrument de pouvoir. Une militante propulsée égérie d’une marque de luxe, un professeur congédié pour avoir interrogé les dogmes du moment, des institutions paralysées par la peur de l’accusation : ce n’est pas une anecdote, c’est un signe. La plainte vaut reconnaissance, l’injure proclamée vaut ascension sociale, et la repentance des élites sert de marchepied à ceux qui savent transformer le ressentiment en avantage.

Charles Rojzman vient de publier « La société malade », FYP éditions, 224 pages.

Dans ce monde, la compétence et la pensée cèdent la place à la performance de la souffrance. L’université, les médias, les institutions ne sont plus des lieux de savoir ou de débat, mais des sanctuaires où règne l’indignation codifiée. La nuance est suspecte, la contradiction est criminelle. On n’évalue plus les idées ; on jauge la blessure supposée de celui qui les exprime. Et quiconque échappe à cette logique est disqualifié, isolé, parfois réduit au silence.

Derrière cette mécanique, des stratégies bien plus anciennes se dessinent. D’autres sociétés ont depuis longtemps compris que la douleur historique peut devenir un capital politique : des régimes qui transforment leurs traumatismes en instruments de contrôle ; des mouvements qui font de la victimisation un moyen de cohésion et de pouvoir. Ici, le processus est plus feutré, plus subtil, mais tout aussi efficace. La gauche radicale française, en particulier, a fait de l’occupation des souffrances minoritaires un mode de gouvernance culturelle et symbolique. Les institutions sont investies, les récits réécrits, les repères traditionnels contestés, le pays représenté comme un oppresseur permanent.

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C’est dans ce cadre que la France insoumise a trouvé son terrain d’élection : elle a élevé la « cause palestinienne » au rang de matrice victimaire universelle. Non pas par souci géopolitique, ni même par solidarité véritable, mais parce que la Palestine offre le modèle parfait — infiniment exportable — d’un peuple sacralisé par la souffrance, opposé à un oppresseur diabolisé, schéma binaire dont elle se sert pour relire toute la société française. La France insoumise ne parle pas de la Palestine : elle s’en sert. Elle en fait un drapeau intérieur, un levier pour refaçonner les loyautés au sein des quartiers, pour rallier les colères disponibles, pour installer l’idée que la République elle-même est l’oppresseur systémique, la transposition locale de l’« occupant ».

Une mécanique puissante

Ainsi, la question israélo-palestinienne cesse d’être un conflit lointain : elle devient l’armature imaginaire d’une guerre civile française fantasmée, où l’insoumission recycle les catégories géopolitiques dans le champ moral intérieur. La figure du Palestinien souffrant devient l’emblème absolu de toute lutte : une bannière qui permet d’excommunier, de menacer, de rejeter hors du champ démocratique quiconque ose nuancer, contextualiser, penser autrement. Ce transfert symbolique est l’un des mécanismes les plus puissants de la politique victimaire contemporaine.

Dans ce contexte, se joue une guerre civile à bas bruit : non avec des armes visibles, mais avec des accusations, des ostracismes, des stratégies de mise au pas morale. Les salles de classe, les médias, les tribunaux de l’indignation sont les champs de bataille. Les blessures symboliques remplacent les blessures physiques. Les discours victimaire et de réparation deviennent des instruments de pouvoir, des instruments de transformation de la société, des instruments de conquête des institutions.

La France insoumise le sait et y excelle : elle transforme les affects, les chagrins et les humiliations supposées en armes de coalition, en outils d’intimidation, en discipline interne. Elle impose, par la charge émotionnelle, un ordre moral qui n’a plus rien de démocratique : un ordre inquisitorial fondé sur la sacralisation de la souffrance et la culpabilité de l’autre.

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Cette guerre est lente, diffuse, mais déjà efficace. Elle redessine les hiérarchies, elle reconfigure les loyautés, elle fait plier des vies entières à la logique de l’offense permanente. Elle ne se mesure pas au fracas des armes mais à l’érosion du langage, à la confiscation du droit de nommer les choses, à la paralysie de ceux qui veulent encore penser par eux-mêmes.

La France se tient alors dans un état d’équilibre fragile, oscillant entre mémoire et renoncement, fidélité et oubli, continuité et dissolution. Les forces qui s’y opposent ne sont pas héroïques : elles persistent dans l’ombre, elles tiennent aux marges, elles gardent le silence et la pensée intacte, souvent invisibles mais déterminantes. Elles sont la trace d’un pays qui, même sous l’assaut des nouvelles orthodoxies, conserve encore quelque souffle, quelque capacité à demeurer lui-même.

Ainsi se déploie notre époque : entre la politique victimaire qui dicte les formes, la restructuration silencieuse des institutions, l’usage opportuniste des souffrances du monde — Palestine en tête — et la guerre diffuse qui s’y joue. Les armes sont invisibles, les fronts sont souterrains, mais le combat existe — un combat qui redéfinit la France, ses symboles, ses récits, et la place de chacun dans le monde.

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Essayiste et fondateur d'une approche et d'une école de psychologie politique clinique, " la Thérapie sociale", exercée en France et dans de nombreux pays en prévention ou en réconciliation de violences individuelles et collectives.

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