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Je gonfle donc je suis

Vide et verte : la grenouille de la place Vendôme ou l’esprit de notre époque…


Je gonfle donc je suis
Paris, 21 octobre 2025 © Xavier Francolon/SIPA

Un aquarium de l’absurde ! Dans le grand parc d’attractions de la Modernité qu’est Paris, tout se gonfle, tout s’inverse, tout flotte. Alors qu’elle aurait préféré pouvoir admirer tranquillement les bijoux, notre contributrice n’a pas apprécié son dernier passage près du ministère de la Justice où est exposée une installation d’art moderne d’Alex Da Corte, du 20 au 26 octobre.


Le vent soufflait fort sur Paris ce jeudi. Avec la tempête Benjamin, les feuilles virevoltaient, les branches ployaient… et même l’art contemporain vacillait. Place Vendôme, la grenouille géante d’Alex Da Corte tanguait au gré des bourrasques, tel un piteux ballon de fête foraine en perdition…

Pas bête, l’artiste !

Installée depuis le 20 octobre dans le cadre du grand raout de l’art contemporain, Art Basel, cette grenouille gonflable XXL, à quatre pattes, la tête en bas et le postérieur en l’air, dans une posture pour le moins équivoque, résume à elle seule l’esprit du temps.

L’artiste vénézuélo-américain présente son « œuvre », intitulée Kermit the Frog, comme l’incarnation d’un « existentialisme américain ». Mais z’encore ? On peine à saisir le rapport entre une grenouille et l’Amérique. Ou peut-être l’artiste cherche-t-il la profondeur dans l’inconsistance ? Si, chez Sartre, l’homme était jeté dans le monde, chez Da Corte, il est jeté sur la place Vendôme, cul par-dessus tête, transformé en batracien fluo. Après tout, les bêtes sont des hommes comme les autres !

Gigantesque et creux

Derrière cette expression pseudo-intellectuelle se cache, on l’aura compris, tout l’esprit de notre époque : Je gonfle donc je suis. Un moi gonflé à l’hélium, un corps désincarné, déshumanisé. Sous ses airs pop et faussement joyeux, ce Kermit renversé incarne le gigantisme creux d’un art contemporain égocentrique et prétendument conceptuel.

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Dans une interview, M. Da Corte explique comment il conçoit son propre corps et dit vouloir « modeler cette carapace en quelque chose d’autre » et « vivre dans un état psychédélique ». En clair : vivre hors du corps, hors des limites du réel. Ne reconnaît-on pas là les stigmates d’une idéologie woke qui prétend libérer l’homme en l’arrachant à tout ce qui le détermine (son corps, son sexe, son histoire, sa nation…) pour en faire une entité fluide, sans contours ni gravité ? Plus qu’une installation artistique, la grenouille molle de Da Corte est une allégorie plastique parfaite de l’esprit du temps : informe, flottante, sans ancrage. Elle incarne une époque désarticulée, mouvante, sans colonne vertébrale ni centre de gravité. Une époque « liquide », pour reprendre le mot du sociologue Zygmunt Bauman, où tout se dissout : les formes, les valeurs, les repères, bref une époque à la dérive.

Temps criards et religion du climat

Même sa couleur en dit long : ce vert fluo, criard, agressif, qui envahit et sature l’espace de la place historique, n’est-il pas la couleur de Mère Nature, unique divinité autorisée dans un monde déchristianisé ? Et aussi ce symbole d’un paganisme écologique qui remplace la foi en Dieu par le culte du climat. Cette nouvelle idole païenne célèbre le mou et le flou : un monde malléable, sans forme, sans sexe, sans repères, où être neutre, indéterminé, « fluide », est devenu une vertu morale, le nouveau bréviaire de l’inclusivité.

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Après le plug anal vert de McCarthy, présenté aux gogos comme un sapin de Noël, voici la grenouille verte, nouvelle idole d’un temps où le laid tient lieu d’esthétique.

Le vide a désormais ses gardiens, et la beauté, ses voleurs

Du haut de sa colonne de pierre, l’Empereur contemple la scène : en contrebas, une masse informe, gonflée d’air comme de vide. Lui est immortel, elle est éphémère. Lui appartient à l’Histoire, elle au néant. Lui restera droit, tandis qu’elle finira par se dégonfler.

Mais qu’on se rassure : la grenouille est bien gardée… Gare aux esthètes tentés de la percer d’un coup d’épingle : les caméras de surveillance veillent ! Nous vivons une époque formidable, où la laideur et le vide insignifiant qui souillent notre passé sont protégés, pendant que le Louvre se fait braquer et que notre patrimoine légendaire se fait voler.



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