Les nouvelles théories complotistes, les fantasmes autour du Forum de Davos, de l’Etat profond ou du « Great reset » auront-ils raison de l’inusable complot juif ?
Trois projets politiques globaux – sans définition nationale – se sont affrontés au XXe siècle : le fascisme, le communisme et la démocratie libérale. La démocratie libérale l’a emporté. La proclamation de sa victoire en 1991, s’est accompagnée d’innovations technologiques qui ont permis d’organiser la division du travail à l’échelle mondiale, et ainsi d’étendre l’emprise du libéralisme, sinon de la démocratie, au monde entier. La « mondialisation heureuse » louée par Alain Minc a vu une amélioration des conditions matérielles d’une grande part de l’humanité. Mais celle-ci a été acquise au prix de l’urbanisation généralisée qui a entraîné de graves atteintes aux équilibres naturels et un ébranlement général des systèmes de croyance et de socialisation. Ainsi la mondialisation est-elle devenue également celle des angoisses : ce fut la crise écologique, puis le réchauffement climatique et enfin le risque pandémique.
On laissera ici de côté les controverses sur la nature, la profondeur et même la réalité de ces problèmes. Les médias, l’école et les gouvernements les évoquent en permanence et prétendent y conformer leurs programmes et leurs politiques. Cela leur confère une consistance, une crédibilité, et suscite une nouvelle génération de projets globaux. Car à des problème globaux, il ne peut y avoir que des solution globales. Lesquelles supposent une gouvernance globale.
L’ONU a été la première à proposer ses services en 1992 à la Conférence de Rio sur l’environnement et le développement, le « Sommet de la terre », puis avec les Objectifs de Développement du Millénaire. Mais l’ONU n’a pas de mains, elle n’a que celles que lui prêtent les Etats, lesquels ont par définition un horizon essentiellement national. Kofi Annan, Secrétaire général de l’ONU, eut l’idée d’élargir aux entreprises l’assise financière de l’organisation. Le seul grand capitaliste à jouer le jeu fut Bill Gates et ainsi naquit l’Alliance Mondiale pour le vaccin et l’immunisation, le GAVI.
Dans son ensemble le grand capital s’est rallié à la proposition inverse : assujettir les peuples et les Etats à un agenda mondial défini par lui-même. Une fois de plus le capitalisme a démontré sa supériorité sur les bureaucraties. Aucune résolution n’a été adoptée, encore moins par un vote. Aucun objectif chiffré, aucun indicateur, aucune loi. Juste un consensus élaboré, entretenu, par un jamboree annuel à Davos, Suisse. Son contenu est assez simple : Même si le commun des mortels n’en a pas suffisamment conscience et doit être éduqué, les problèmes globaux existent. Ils sont gravissimes mais ils peuvent être réglés – mieux, ils sont de opportunités de progrès – en tirant partie des avancées technologiques. Mais à deux conditions : intensifier en capital les processus de production sans aucune limite au détriment du travail, et ne pas entraver la liberté de mouvement capitalisme, ne pas toucher à la règle d’or du libéralisme : l’individu seul.
Divine surprise
La pandémie de 2020 a été pour Davos une divine surprise qui a permis de faire un grand bond en avant vers l’informatisation de tout. Que de tels progrès conduisent tout droit à la division de l’humanité en deux classes, la seconde et la plus nombreuse étant celle d’un cheptel docile modestement entretenu, est une conséquence qui n’est pas mentionnée, du moins pas sous une forme aussi crue. Davos est le nom de ce programme et Klaus Schwab qui en a donné une formulation, le « Great Reset », est son prophète[1].
Si l’on ajoute au Forum Economique Mondial de Davos, quelques conciliabules annexes comme la conférence de Bilderberg ou la Trilatérale, on voit apparaître en arrière-plan de cet inquiétant projet, une nébuleuse qui pourrait facilement être prise pour un gouvernement secret du monde. L’élite qui fréquente ces hauts lieux, capitalistes, bureaucrates et politique mêlés, se veut multilatéraliste, c’est-à-dire qu’elle soutient, du moins verbalement, le renforcement du rôle de l’ONU dans la résolution des problèmes internationaux et globaux. Cela revient à défendre l’idée que ce qu’il faudrait, c’est un gouvernement mondial.
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Il y a de fortes raisons de se méfier des projets de gouvernement mondial, la moindre d’entre elles étant qu’ils sont exclusifs de toute forme de démocratie. En outre, tout projet politique global est intrinsèquement dangereux car, étant situé à la plus grande distance de l’expérience et du contrôle personnels, aucun amortisseur, sinon la morale la plus intime, ne limite son hybris. Quant au Great reset, qu’il s’intéresse au « développement durable », à la « croissance inclusive », ou à la « quatrième révolution industrielle », il est soupçonné d’être l’habillage d’une mutation du capitalisme vers de nouvelles formes d’exploitation, de bureaucratisation, voire d’emprise totalitaire. Mais ses implications politiques ne sont pas formalisées, malgré l’émergence du mouvement des « Lumières noires » outre-atlantique, ni portées par une organisation politique comparable à l’ancienne internationale communiste. Ils ouvrent donc une grande fenêtre aux théories du complot.
Celles-ci ont effet pour premier objectif de démasquer les conjurés[2] Pour ce faire, il faut les nommer : l’Etat profond, les globalistes, les Illuminati, sont des termes qui ne désignent personne en particulier mais un parti caché qui tirerait les ficelles et commanderait aux politiques, lesquels ne seraient que ses hommes de paille. Mais ces termes sont flous, alors qu’on dispose depuis longtemps d’un nom pour désigner une internationale invisible organisée pour s’approprier le gouvernement du monde : l’inusable complot juif. Si l’on tient à trouver une conjuration internationale c’est évidemment là qu’il faut la chercher : qui donc sinon la diaspora juive a des représentants dans la plupart des cercles de richesse et de pouvoir du monde blanc et entretient une infinité de réseaux familiaux transfrontaliers?
Du bout des lèvres
En Occident tout au moins, le surmoi hérité de la seconde guerre mondiale interdit pour l’instant de s’abandonner au grand jour à cette facilité. Beaucoup ont le mot au bout des lèvres et la seule question est de savoir quand ils oseront le cracher. Certains ont d’ailleurs commencé à le faire : en Occident parmi les groupuscules de la vraie extrême-droite, dans le monde musulman que cette lubie occupe depuis des décennies, et en Russie chez les tenants de la ligne dure contre l’Occident, les « turbopatriotes » . Il suffit d’aller voir les commentaires des articles de Russia Today pour constater que le complot juif n’a pas pris une ride, le mot sioniste a simplement remplacé le mot juif, et que la Russie, du moins une partie d’entre elle, est, avec ses supporters inconditionnels, à l’avant-garde de la libération de la parole antisémite.
Une théorie du complot a réponse à tout. Toute objection la renforce, la rationalité n’a pas de prise sur elle. Elle se nourrit d’équivoques, de demi-vérités, de fausses évidences, prospère dans les zones d’ombre. Essayons d’allumer un peu la lumière.
Y a-t-il une machination ? Oui. Mais pas au sens d’une conjuration des gros cigares ou du Sanhédrin, au sens que lui donne Renaud Camus : la transformation progressive du monde en une vaste machine. La généalogie de ce processus a été décrite par Pierre Musso dans La religion industrielle[3] et son actualité par Renaud Camus dans ses récents ouvrages[4]. Il n’y a ni complot, ni conjurés, seulement le développement d’une métaphysique, celle de l’Occident, qui poursuit inexorablement sa marche en avant vers la valorisation c’est-à-dire numérisation totale, la machination, du monde.
Celle-ci est-elle l’ennemie du genre humain ? Encore oui. D’ores-et-déjà le transhumanisme apparaît comme l’horizon inéluctable de cette accumulation de progrès.
Certains en tirent-ils profit? Oui bien sûr. Comme toujours dans les grandes mutations, ceux qui sont capables, par les moyens dont ils disposent ou par leur intelligence et par leur cynisme, de s’enrichir sur le dos de ceux qui n’ont pas ces atouts. En attendant d’apercevoir l’iceberg, la fête bat son plein sur le Titanic du progrès et les fortunes montent à des hauteurs sans doute jamais vues dans l’histoire.
Combien parmi ces gagnants y a-t-il de Juifs ? La réponse est la même qu’à l’ancienne question , combien de Juifs dans les organes du Parti puis de l’Etat bolchevique : Beaucoup. C’est naturellement là que le complot juif contemporain, comme naguère le judéo-bolchevisme trouve sa consistance. Pourtant, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a rien là de mystérieux : la réussite sociale des Juifs tient à leur suradaptation au mode de pensée de l’Occident. Sans doute parce qu’ils en sont les premiers auteurs, ou simplement parce que des siècles et des siècles d’étude talmudique ininterrompue de génération en génération, ça crée des habitudes de travail intellectuel.
C’est ainsi que, lorsque vers 1870 le régime tsariste décide d’ouvrir l’enseignement supérieur à ce qui est alors la plus forte communauté juive du monde, la jeunesse juive , dont la plupart des parents savaient à peine le russe, se précipite vers les universités en si grand nombre et y connait de tels succès qu’on juge nécessaire d’instaurer des quotas limitant le nombre de Juifs par établissement. Un demi-siècle plus tard, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les universités américaines de l’Ivy League prendront des mesures comparables.
Entretemps le judaïsme russe a connu trois ruptures : L’émigration de deux millions de juifs russes aux Etats-Unis, le sionisme et la révolution bolchevique.
La révolution de 1917 interdit le commerce privé, source première de revenu des Juifs russes, supprima la zone de résidence des Juifs et détruisit l’administration tsariste. Les Juifs quittèrent alors massivement la zone de résidence et se ruèrent vers les grandes villes où s’offrit à eux une seule possibilité économique : remplacer les cadres de l’ancienne administration. Ils le firent avec une efficacité qui sans doute sauva le nouveau régime de l’effondrement et, pour beaucoup, une tendance à se venger d’un siècle d’humiliation . Cela suffit-il à accréditer le mythe du judéo-bolchevisme, cette variante du complot juif qui fut le grand thème de la propagande nazie ? Soljenitsyne, qui a dressé un tableau implacable de la participation des Juifs à la mise en place du pouvoir bolchevique et de leur rôle dans les organes de répression, a répondu : la révolution bolchevique a été faite par des rénégats. En majorité des rénégats de l’orthodoxie russe, mais aussi des rénégats du judaïsme et d’autres traditions encore. Dire que la révolution bolchevique a été une révolution juive n’a aucun sens[5].
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Les Juifs qui émigrèrent en Amérique, emportèrent avec eux, en même temps qu’un ressentiment à l’égard de la Russie dont on trouve la trace encore aujourd’hui chez les Kagan, Wolfowitz et autres néo-conservateurs, leur capacités intellectuelles et de travail. Au XXe siècle 37% des Américains honorés d’un prix Nobel ont été des juifs, lesquels représentaient 2% de la population du pays . Il n’y avait aucune raison pour que ces talents restent cantonnés aux sphères éthérées de la science et des arts. Elles assurèrent dès le début du XXe siècle une place importante aux Juifs dans le monde des affaires et d’abord de la finance, un domaine d’expertise traditionnel des Juifs. Bien entendu, les Juifs américains sont largement représentés à Davos.
Ils y retrouvent d’ailleurs des Juifs russes, ceux-ci étant, tout aussi évidemment, nombreux parmi les oligarques, adversaires mais plus souvent (pour ceux qui sont encore en vie) soutiens de Vladimir Poutine. On ne prend pas trop de risque à prédire que si les fins stratèges qui ne souhaitent que le départ de Poutine obtiennent gain de cause, on assistera à une nouvelle poussée de fièvre antisémite en Russie.
Globalisme et complotisme sont les deux faces d’une même monnaie, celle dont se paie le déracinement. L’un comme l’autre nous disent qu’on a raison d’avoir peur. Le globalisme contemporain n’embrigade plus, ne promet plus des lendemains qui chantent, il protège. La technocratie, « la science » qui savent mieux que nous, nous disent comment nous devons vivre pour conjurer les invisibles et d’autant plus terribles périls qui nous menacent. Le complotisme , lui, désigne des coupables.
Peter Thiel, quant à lui, annonce carrément le retour de l’Antéchrist et l’Apocalypse. On peut en sourire, ou bien lire le Court récit sur l’Antéchrist[6] écrit en 1899 par Vladimir Soloviev. On y apprend que l’Antéchrist n’est pas du tout un méchant. Il est le chef de ce que Philippe Muray nommera quelques décennies plus tard, L’Empire du Bien[7]. Lui aussi prétend sauver la planète. La différence avec la situation actuelle est que dans le texte de Soloviev, les grandes religions sont encore capables de se lever pour dénoncer et, avec l’aide du Ciel, renverser l’imposteur. Aujourd’hui plus rien ne semble capable de s’opposer au dogme écologiste-progressiste-davosien sinon la colère, pour l’instant impuissante, du peuple.
Le complotisme fait cadeau à ses adversaires d’une arme extraordinairement efficace : son existence-même , avec ses obsessions, sa vulgarité, son antisémitisme plus ou moins subliminal. Toute opposition, toute expression d’un doute à l’égard des causes du changement climatique, des bienfaits de l’escalade électronique ou du bien-fondé des atteintes aux libertés fondamentales sous couvert de prophylaxie, sont disqualifiées avec dédain comme complotistes. Mais c’est une arme à double tranchant. La mise au ban de la représentation les couches populaires sous l’incrimination de « populisme », qui est une façon encore polie de les renvoyer aux marécages malodorants du complotisme, met en danger la pérennité-même du système démocratique. Elle les pousse dans la direction de l’embrigadement de la colère, ce qui, au siècle dernier, s’appelait le fascisme.
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[1] Cf Modeste Schwarz, Le Magicien de Davos, vérité(s) et mesnsonge(s) de la grande réinitialisation, Cultures et Racines, 2021
[2] Dans Les Protocoles des sages de Sion, faux et usage d’un faux (Berg et Fayard 2004) Pierre- André Taguieff définit plus précisément les fonctions des théories du complot: identifier les forces occultes à l’origine du prétendu complot — et confirmer qu’elles sont impitoyables ; lutter contre ces forces en révélant les secrets qui les rendent puissantes ; justifier la contre-attaque contre l’ennemi désormais identifié ; mobiliser les foules (et/ou les autorités) en faveur de la cause opposée au complot ; recréer un monde enchanté.
[3] Fayard 2017
[4] Voir en particulier La Dépossession ou du remplacisme global, La Nouvelle Librairie 2022
[5] Alexandre Soljenitsyne Deux Siècles ensemble, tome 2 Juifs et Russes pendant la période soviétique Fayard 2003
[6] Vladimir Soloviev, Trois entretiens. Sur la guerre, la morale et la religion suivis du Court récit sur l’Antéchrist, Ad Solem 2005
[7] Philippe Muray, L’Empire du Bien, Les Belles Lettres 1991
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