Désinformation. L’éditorialiste Patrick Cohen souhaite qu’on « laisse Orwell tranquille » et comprend l’idée d’une labellisation des médias. Mais, les nouveaux ambassadeurs du « socialisme intellectuel » honni par l’auteur de 1984 l’ont-ils bien lu ?
Le journaliste Patrick Cohen est sur le pied de guerre. Il livre un combat acharné contre la « bollosphère », les réseaux sociaux et les médias alternatifs qui, d’après lui, falsifient l’information et mentent aux Français. Il n’a guère apprécié les critiques faites au président de la République suite à sa décision de favoriser la mise en place d’un système de contrôle de l’information appelé « labellisation des médias ». Il a en revanche fortement goûté la vidéo de l’Élysée accusant CNews de propager de fausses informations. Ce mardi 2 décembre, sur France Inter, le journaliste demeure toutefois très inquiet. Il déplore que la vidéo présidentielle n’ait eu « aucun effet sur les médias Bolloré ». Il regrette que l’opinion publique se montre suspicieuse lorsqu’elle entend parler d’un « label » possiblement octroyé par des organismes « indépendants » soutenus par Reporters sans frontières. D’ailleurs, dit-il, ce « label pour promouvoir une information fiable et vérifiée, des bonnes pratiques et des médias de confiance » existe déjà et est, selon lui, au-dessus de tout soupçon – et d’invoquer la certification JTI (Journalism Trust Initiative) et les cabinets de conseil qui, paraît-il, garantissent la rigueur et l’honnêteté de ce label, Bureau Veritas et Deloitte. Le journaliste est fier d’annoncer que Radio France a obtenu cette certification. Il ne comprend pas le procès qui est fait à Emmanuel Macron: « Si toute vérification devient suspecte, et si la lutte contre la désinformation se voit dénoncée comme une opération de propagande, alors les falsificateurs peuvent se friser les moustaches. » Il est naturellement sous-entendu que Patrick Cohen n’a jamais fait partie de ces « falsificateurs ». Et d’ailleurs, il ne porte pas de moustache. Pourtant, ce chantre d’une information fiable, complète et honnête passe sous silence ou minimise de nombreux détails qui ont leur importance et auraient pu véritablement éclairer les auditeurs france-intériens.
Pas une tête ne doit dépasser
M. Cohen aurait pu, par exemple, insister sur le fait que JTI est né sous l’impulsion de… Reporters sans frontières (RSF), une association qui s’est distinguée ces dernières années par son acharnement à discréditer certains médias, CNews en particulier. Financée à 65 % par des subventions publiques (AFD, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, ministère de la Culture, Commission européenne, etc.), RSF compte parmi ses mécènes privés l’Open Society Foundation de George Soros. Son président, Pierre Haski, ancien de Libé et fondateur du site d’extrême gauche Rue89, a révélé en 2018 avoir travaillé directement pour M. Soros dans le cadre d’une « opération de surveillance du web » dont le but était de mesurer une potentielle « trumpisation » à l’œuvre dans la vie politique française. Le même Pierre Haski commente tous les matins sur France Inter la politique internationale, avec une inclination européiste et atlantiste. Le directeur général de RSF, Thibaut Bruttin, a de son côté mené une vigoureuse campagne contre le RN lors des dernières élections législatives – contrevenant ainsi à la « charte éthique », « apolitique », de l’association. Le JTI initié par RSF est financé par les mêmes organisme publics. Il est soutenu par l’AFP et la BBC, des références, aux yeux de Pierre Haski en tout cas, en ce qui concerne le pluralisme et la neutralité journalistiques. Le but du JTI est d’établir « une norme mondiale et neutre pour des médias dignes de confiance » – en clair, pas une tête médiatique ne doit dépasser. La Commission européenne a entendu le message : le DSA (Digital Services Act – surveillance des plateformes numériques initiée par Thierry Breton, le destructeur d’entreprises françaises à haute valeur technologique devenu conseiller consultatif de… Bank of America), le BDE (Bouclier Démocratique Européen – projet européen de contrôle de l’espace digital ardemment soutenu par… RSF et dirigé par Nathalie Loiseau, membre du Conseil européen pour les relations internationales financé en partie par… George Soros), Chat Control (surveillance des messageries numériques privées fortement critiquée par le chancelier allemand Merz mais… ardemment soutenue par Emmanuel Macron), sont autant de moyens que la technocratie bruxelloise, sans rencontrer beaucoup de résistance au Parlement européen, met ou tente de mettre en place pour éradiquer les opinions dissidentes. Ursula von der Leyen et Emmanuel Macron sont sur la même longueur d’onde. Leur objectif ? Créer une armada d’argousins politico-médiatiques, de vérificateurs des faits, de signaleurs de confiance et autres labellisateurs eux-mêmes estampillés conformes à l’idéologie dominante.
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Patrick Cohen aurait pu également s’attarder sur les principes idéologiques qui animent les deux cabinets de conseil chargés de participer à la fabrication d’une norme fiable et neutre dans les médias. Ces cabinets sont à la pointe du progressisme, du wokisme et de l’écologisme. Il y a des mots, des expressions, des éléments de langage qui ne trompent pas. Sur son site, Bureau Veritas assure être « une entreprise de services à vocation sociétale » et accompagner ses clients pour les aider à « atteindre leurs objectifs de développement durable ». De son côté, le cabinet de conseil Deloitte affirme couvrir un large champ de métiers au « service d’une seule finalité : générer un impact réel, durable et responsable ». Sur son site, on peut lire : « Portés par des valeurs fortes, nous nous engageons activement pour un avenir plus durable, plus inclusif et plus juste. À travers nos actions en faveur du climat, de l’égalité des chances, des droits LGBT+ et de l’engagement citoyen, nous mobilisons nos talents pour créer un impact positif, aux côtés de nos clients, de nos communautés et de la société tout entière. » Ces professions de foi semblent sortir tout droit de prospectus wokes, diversitaires et écologistes. Malgré son autoproclamée fiabilité, Deloitte a toutefois récemment été épinglé par les autorités australiennes pour avoir remis à ces dernières un rapport truffé d’erreurs générées par une… IA. Il faudra sans doute prévoir à l’avenir un « label de qualité et de fiabilité » pour les cabinets de conseil qui labellisent les médias.
Contorsions
Deux jours plus tard, toujours sur France Inter, Patrick Cohen revient sur le sujet de la désinformation et se livre à d’invraisemblables contorsions intellectuelles pour expliquer que les personnes qui utilisent certains mots et certains concepts du roman d’Orwell, 1984, sont des ânes bâtés. « Comment invoquer Orwell dans nos démocraties certes imparfaites, mais toujours garantes de nos droits et libertés, pour dénoncer des situations sans commune mesure avec la tyrannie de type soviétique décrite dans 1984 ? », interroge-t-il avant d’assénersur un ton pontifiant l’absurdité suivante: « La tentation d’un Ministère de la Vérité peut exister dans nos démocraties, mais si on lit bien Orwell, ce qui pose problème, ce n’est pas la vérité, c’est le ministère. Dans 1984, le rôle du Ministère de la Vérité n’est pas de contrôler l’information mais de la fabriquer, c’est un ministère du mensonge. » Sans blague ! Pour illustrer son propos et, en même temps, prendre la défense d’Emmanuel Macron, il donne un exemple de ce qu’il considère être une fabrication des faits récente : « Vous prêtez à quelqu’un des propos qu’il n’a pas tenus. Votre cible se récrie : mais c’est faux, je n’ai jamais dit ça. Et là vous dites : voyez, il fait marche arrière, il rétropédale ! » Cet exemple, est-il besoin de le dire, est complètement inepte et ne peut en aucun cas être corrélé à la fonction totalitaire du Ministère de la Vérité imaginé par Orwell et sur laquelle nous allons revenir. Car bien des choses dans 1984, qui justifient peut-être plus que jamais d’en parler aujourd’hui, semblent avoir échappé à Patrick Cohen.
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L’action de ce roman dystopique se déroule en Océania, partie du monde qui comprend « les Amériques, les îles de l’Atlantique, y compris les îles Britanniques, l’Australie et le Sud de l’Afrique », et dont la capitale est Londres. Les deux autres entités géographiques sont l’Eurasia et l’Estasia. Les conditions de vie y sont sensiblement les mêmes mais, si en Eurasia la philosophie dominante s’appelle « Néo-Bolchevisme », et si, en Estasia, « elle est désignée par un mot chinois habituellement traduit par Culte de la Mort, mais qui serait peut-être mieux rendu par Oblitération du Moi », en Océania elle s’appelle « Angsoc » (Socialisme Anglais). « En vérité, les trois philosophies se distinguent à peine l’une de l’autre et les systèmes sociaux qu’elles supportent ne se distinguent pas du tout », écrit Orwell. La tyrannie décrite dans 1984 n’est donc pas seulement de type soviétique : elle est un agrégat des totalitarismes à l’œuvre à l’époque mais aussi des régimes autoritaires qu’Orwell imagine pouvoir advenir dans le futur sous la férule d’une nouvelle classe dominante, un gouvernement centralisé dirigé par un Parti omnipotent lui-même soutenu par « une nouvelle aristocratie constituée de bureaucrates, de savants, de techniciens, d’organisateurs de syndicats, d’experts en publicité, de sociologues, de professeurs, de journalistes et de politiciens professionnels ». Orwell considère à l’époque que le « socialisme intellectuel » – celui d’une intelligentsia « de gauche » et d’une caste politique « avide de puissance pure » – est en passe de supplanter le « socialisme ouvrier » qu’il appelle de ses vœux, celui des « gens ordinaires » attachés à des valeurs traditionnelles, familiales ou sociales, et à un code moral qu’il appelle common decency. Ce socialisme intellectuel qui effrayait Orwell porte aujourd’hui le nom d’une idéologie qui germait en son sein: Progressisme. Au nom de valeurs abstraites de tolérance, d’égalité ou d’inclusion, cette idéologie a quelques points communs avec celle du Parti unique d’Océania, n’en déplaise à Patrick Cohen. La novlangue est l’un d’entre eux :diminution du vocabulaire, concepts simplifiés, langue atrophiée, littérature caviardée. « Nous taillons le langage jusqu’à l’os », ainsi « nous restreignons les limites de la pensée », se flatte Syme dans 1984. Ce« spécialiste en novlangue »est heureux d’annoncer à Smith que « Shakespeare, Milton, Byron n’existeront bientôt plus qu’en versions novlangue » – voilà qui n’est pas sans rappeler certains délires du wokisme, branche la plus misérable du progressisme, à propos de la langue : son écriture inclusive, ses formules schématiques, ses livres écrits ou réécrits par des sensibility readers hébétés, ses bibliothèques amputées de livres dits « problématiques », sa langue revue, corrigée, triturée à l’aune de son idéologie abrutissante.
La démocratie c’est la surveillance
Quant au Ministère de la Vérité, s’il est, bien entendu, un ministère du mensonge où l’on « contrôle la réalité » via la réécriture de l’histoire, il est également l’endroit où sévit un Commissariat aux Archives dont « l’activité essentielle n’était pas de reconstruire le passé, mais de fournir aux citoyens de l’Océania des journaux, des films, des manuels, des programmes de télécran, des pièces, des romans, des informations, instructions et divertissements de toutes sortes, d’un poème lyrique à un traité de biologie en passant par l’abécédaire pour enfants et le nouveau dictionnaire novlangue ». Orwell pressentait qu’un système oligarchique et centralisé, éloigné des préoccupations des gens ordinaires et prêt à mettre à mal les libertés individuelles et la liberté d’expression pour préserver son pouvoir, pourrait voir le jour n’importe où en s’appuyant sur une propagande tentaculaire. Doucement, la réalité rattrape la fiction. Les technocrates de l’UE rêvent d’une Européania entièrement sous contrôle. À cet effet, les Européens sont depuis des décennies abreuvés de journaux remplis d’informations et d’injonctions progressistes, de programmes audiovisuels publics imposant la vision d’un monde nouveau, celui que les « élites » politico-médiatiques et techno-bureaucratiques entendent bâtir sur les décombres des nations démantelées. En France, l’école est depuis longtemps le lieu de toutes les destructions – langue, histoire, culture – en même temps que celui d’une rééducation totale des futurs « citoyens » d’une UE normative et despotique. On y sabote l’apprentissage de la langue et l’histoire de France pour mieux « éduquer » les enfants aux médias, à l’écologie, à la sexualité et à ses dérives wokes, à la diversité, à l’ouverture à l’Autre – il s’agit de former un citoyen européen amnésique, malléable, sans attaches, peu enclin à remettre en question les décisions de la caste autoritaire au pouvoir. Partout en Europe, des gouvernements cherchent à entraver la liberté d’expression. Une Police de la Pensée, plus subtile que celle décrite dans 1984, se met subrepticement en place dans les cabinets ministériels, dans les bureaux bruxellois, dans les médias « labellisés », dans les universités et les écoles de journalisme. Là où les peuples regimbent, le pouvoir montre les dents, remet en cause les résultats électoraux qui ne lui conviennent pas, traque les dissidents sur les réseaux sociaux, invente de nouveaux moyens de contrôler l’information – il hésite encore à inscrire carrément sur les frontons des parlements et du siège de la Commission européenne : LA DÉMOCRATIE C’EST LA SURVEILLANCE – mais on sent que le cœur y est.
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Au contraire de ce que préconise Patrick Cohen – « Laissez Orwell tranquille ! » – il nous faut, plus que jamais, méditer l’œuvre d’Orwell. Plus que jamais et contre la gauche. Le philosophe Jean-Claude Michéa explique en effet que si la gauche et l’extrême gauche continuent de célébrer en Orwell le défenseur de la liberté, « non parfois, d’ailleurs, sans quelque condescendance », et acceptent qu’il ait été un socialiste radical, « car après tout, ce sont des mots qui, de nos jours, n’engagent à rien de précis », voire même un écrivain conservateur, « car c’est toujours un épouvantail commode pour la formation des jeunes consommateurs », elles ne peuvent cependant pas admettre qu’il ait pu l’être simultanément et de façon cohérente ; elle n’admettent pas qu’on puisse être à la fois « un ennemi décidé de l’oppression totalitaire, un homme qui veut changer la vie sans pour autant faire du passé table rase et par-dessus tout un ami fidèle des travailleurs et des humbles[1]». L’on comprend mieux ainsi pourquoi des gens comme Patrick Cohen répugnent à recourir à l’œuvre d’Orwell pour tenter de comprendre ce qui se passe aujourd’hui en France et en Europe.
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[1] Jean-Claude Michéa, Orwell, Anarchiste Tory, suivi de À propos de 1984, Éditions Climats.
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