Le Royaume-Uni est devenu la tête de pont des organisations islamistes internationales pour conquérir l’Europe. En quadrillant le territoire d’associations, de syndicats, d’écoles et d’instituts, leur priorité n’est pas d’imposer un État islamique par la force mais d’islamiser à bas bruit toute la société
L’histoire du frérisme au Royaume-Uni est une histoire de réseaux. Des réseaux qui prolifèrent à travers la création régulière de nouvelles institutions, reliées entre elles par des accords formels, des transferts de fonds, ou le plus souvent par de simples relations personnelles. Des figures-clés cumulent des rôles dans de multiples organisations ou passent de l’une à l’autre. Il y a comme un enchevêtrement de plantes rampantes qui, à l’origine, ont été ensemencées par des membres des Frères musulmans. Mais aujourd’hui, les acteurs de ces réseaux n’ont pas nécessairement de lien direct avec les Frères et quand ils en ont, ils le nient. Beaucoup sont des compagnons engagés dans le même combat. L’opacité du système et sa complexité sont redoublées par le fait que les réseaux britanniques s’imbriquent à leur tour dans des réseaux paneuropéens dans la construction desquels ils ont souvent joué un rôle-clé[1].
Frérisme et jamaatisme : la fusion britannique
Dans ce contexte, les spécialistes britanniques ne parlent pas de « frérisme » (vocable difficile à adapter en anglais), mais d’« extrémisme islamiste non violent », une dénomination qui ne désigne pas seulement les Frères musulmans, originaires d’Égypte et du Moyen-Orient. Il existe aussi d’autres courants, dont le plus important est le mouvement Jamaat-e-Islami en provenance du sous-continent indien qui est, à l’origine, l’émanation d’un parti politique pakistanais. Ce courant est très important en Angleterre où l’immigration pakistanaise et bangladaise a fortement contribué à la population musulmane. Ses premières associations sont fondées outre-Manche dès les années 1960. C’est précisément la fusion entre fréristes et jamaatistes qui a engendré la puissante force d’entrisme qui aujourd’hui assiège l’Europe occidentale de l’intérieur. Et c’est en Angleterre que cette fusion s’est forgée dans les années 1970, quand des représentants des deux mouvements se sont rencontrés pour planifier un projet commun. L’année 1973 voit la création à Londres, sous des auspices égypto-saoudiens, de l’Islamic Council of Europe, destiné à coordonner les différents centres islamiques dans les pays européens. La même année, à Leicester, ville anglaise aujourd’hui à 23 % musulmane, les jamaatistes fondent la Islamic Foundation qui établit un réseau d’une vingtaine de mosquées et de centres communautaires, avant de se consacrer à la recherche et à l’édition. Quand, en 1989, se crée la puissante Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE), structure faîtière rassemblant aujourd’hui plus de 500 organismes sur le continent, son siège est installé dans le village de Markford, à côté de Leicester, dans les nouveaux locaux de l’Islamic Foundation. En 2007, le siège est transféré à Bruxelles pour permettre à la Fédération d’intensifier sa campagne de lobbying auprès de l’UE. Cet exemple en dit long sur l’étroite collaboration entre les réseaux jamaatiste et frériste et aussi sur la façon dont ils ont utilisé le Royaume-Uni comme première tête de pont pour la conquête de l’Europe. Le choix de ce pays a été sans doute motivé par la forte présence des jamaatistes qui, par leur nombre, étaient en mesure d’accueillir les fréristes et les aider à lancer des initiatives collectives.
Tous ces acteurs sont réunis par un projet commun visant à imposer graduellement aux sociétés européennes un mode de vie unique fondé sur une interprétation rétrograde et rigide de l’islam. L’« extrémisme » de ces « islamistes » est « non violent », car ils rejettent les méthodes terroristes comme celles d’Al-Qaïda. Ils sont qualifiés aussi de « participationnistes », car c’est précisément en investissant le système démocratique et l’État de droit que les fréro-jamaatistes comptent arriver à leurs fins. Le problème, c’est que leur but ultime n’est pas différent de celui des terroristes. Khurram Murad (1932-1996), né au Pakistan mais établi à Leicester où il a été le directeur général de l’Islamic Foundation, a défini « une lutte organisée pour transformer la société existante en une société islamique fondée sur le Coran et la sunna, et rendre l’islam, qui est un code pour tous les aspects de la vie, suprême et dominant ». Le moyen est la da’wa qui oblige chaque musulman à faire du prosélytisme, mais aussi à se montrer exemplaire de toutes les valeurs islamiques. Selon l’idéologue frériste, Youssef al-Qaradâwî (1926-2022), l’islam, qui avait conquis l’Occident par l’épée avant d’en être expulsé, le reconquerra par la da’wa. Comme son ami jamaatiste Murad, il voit dans les institutions occidentales le moyen idéal de propager librement sa vision d’une société régie par la charia. Pour lui, il faut être ouvert à ces institutions sans être contaminés par elles. Autrement dit, il faut les utiliser pour préparer l’instauration du suprématisme islamique. Né en Égypte mais qatari d’adoption, al-Qaradâwî a néanmoins présidé le Conseil européen pour la fatwa et la recherche, créée à l’initiative de la FOIE à Londres en 1997 et domicilié à Dublin, dont l’ambition est d’aider les croyants à respecter la charia le mieux possible dans toutes les situations de la vie en Occident. Pour les fréro-jamaatistes, la priorité n’est pas d’imposer un État islamique à l’Angleterre, mais d’islamiser toute la société par la da’wa. Une fois ce but atteint, l’État islamique suivra naturellement. Il s’agit donc, par le prosélytisme, de mettre au pas tous les croyants qui ne suivent pas la version stricte de l’islam et de convertir les incroyants. L’islam étant la religion naturelle de l’humanité, on appelle les « convertis » des « revertis » (reverts en anglais), car ils sont revenus à la vérité originelle.
Réglementer la vie des fidèles pour islamiser la société
La vision partagée fréro-jamaatiste a créé une identité commune qui transcende les frontières nationales et les différences ethniques et linguistiques. Les multiples structures appartenant à leurs réseaux œuvrent sans cesse pour réglementer la vie des fidèles, normaliser les pratiques dans l’espace public et présenter l’islam comme un choix de vie positif pour tout le monde. Les domaines où elles exercent le plus d’influence comprennent le code vestimentaire des femmes, le mariage et le divorce, ainsi que l’éducation où l’objectif est de maximiser les situations en non-mixité et de rendre les programmes scolaires plus islamo-compatibles. Contrairement à une légende urbaine, il n’y a pas de tribunaux de la charia outre-Manche, mais des conseils chargés de faire de la médiation. Subodorant que cette médiation, bien que sans statut juridique, exerçait une influence biaisée sur les femmes, le gouvernement a lancé une enquête en 2015 qui a conclu seulement qu’il fallait plus de réglementation. Les fréro-jamaatistes poursuivent une sorte de politique de la corde raide. Ils promeuvent le plus possible leur mode de vie sans avoir l’air de transgresser les normes de la société occidentale. Mais, parfois, les autorités découvrent une école musulmane qui enfreint la législation ou encore que des opinions misogynes, homophobes ou antisémites surnagent dans un document ou un discours. On réagit par une opération de communication et en jurant qu’on refuse l’extrémisme.
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Une cartographie complète de toutes les institutions – organismes de lobbying, associations caritatives, écoles, instituts de recherche, syndicats d’étudiants, centres communautaires, médias – chargées de mettre en œuvre ce programme provoquerait le vertige. Aucune structure ne se proclame islamiste, mais leur vrai caractère se décèle à travers leurs affiliations institutionnelles et les parcours de leurs dirigeants. De ces réseaux, deux moyeux ressortent. Le Muslim Council of Britain (MCB), créé en 1994, est un organisme parapluie réunissant plus de 500 mosquées et associations, et il est plutôt jamaatiste. Il a le réseau le plus dense au Royaume-Uni, mais il a de multiples liens avec la Muslim Association of Britain (MAB), créée en 1997, qui est plutôt frériste. Avec un réseau moins dense, la MAB réunit néanmoins des acteurs qui jouent un rôle essentiel dans la propagation du frérisme au niveau international et dans la création d’autres organismes de premier plan. Par exemple, Ahmed Ai-Rawi, un Britannique né en Irak en 1947, a été président de la FOIE et membre du Conseil européen pour la fatwa et la recherche. Un autre Britannique né en Irak (en 1968), Anas Altikriti a fondé la Cordoba Foundation en 2005 et la British Muslim Initiative en 2007 dont les missions consistent à produire de la propagande, faire du lobbying politique et contribuer à la construction de réseaux mondiaux. Altikriti a exprimé publiquement son soutien au Hamas, la branche palestinienne des Frères, franchissant la « corde raide » et montrant ouvertement le caractère extrémiste de son idéologie. Certaines associations caritatives comme Islamic Relief, le Muslim Charities Forum ou Muslim Aid, affilié au MCB, ou Interpal (le Fonds de secours et de développement palestiniens) ont été accusées d’avoir des liens avec le Hamas. Le Qatar contribue par d’importantes sommes à des projets fréristes en Europe, et une grande partie de cet argent transite par Londres, à travers Qatar Charity UK, rebaptisée le Nectar Trust en 2017.

Trois causes militantes pour influencer la société britannique
Les réseaux fréro-jamaatistes font campagne sur trois fronts outre-Manche. La cause palestinienne permet de réunir différentes communautés musulmanes et de forger une alliance politique avec des militants de gauche. La forte capacité mobilisatrice de ces réseaux est derrière les grandes manifestations organisées à Londres depuis le 7-Octobre. Pour eux, les actions du Hamas sont considérées comme une forme de résistance légitime – un « djihad défensif » – qui relève d’une problématique islamique plutôt que palestinienne : toute terre qui a été sous la loi coranique dans l’histoire doit y revenir. Ainsi, les fréro-jamaatistes approuvent au Proche-Orient la violence qu’ils prétendent condamner en Europe.
La deuxième cause est la lutte contre l’islamophobie. En diffusant l’idée que les musulmans sont tous des victimes d’une haine généralisée et en lançant des accusations contre leurs adversaires, les acteurs de ces réseaux cherchent à désamorcer toute critique à leur propre égard, maintenir les musulmans dans une mentalité de siège collective et attirer la sympathie des médias et partis politiques. Depuis 2012, un « Islamophobia Awareness Month » est célébré en novembre par syndicats, police, scouts et universités… En 2018, une commission multipartite à Westminster a formulé, sous l’influence de deux organismes islamistes, une définition de l’islamophobie dangereusement large et en contradiction avec la Loi sur l’égalité de 2010. Elle a été pourtant adoptée par presque tous les partis politiques, à l’exception des conservateurs. Le gouvernement travailliste actuel a créé sur le sujet un nouveau groupe de travail qui fait craindre le pire.
La troisième cause est la lutte contre les programmes et institutions destinés à combattre le terrorisme et l’extrémisme : « Prevent », créé à la suite des attentats de Londres en 2005, et la Commission pour contrer l’extrémisme, lancée en 2017, après l’attentat de Manchester. Les organismes islamistes appellent à l’abolition de ces programmes au motif qu’ils seraient « stigmatisants » pour les musulmans. Ils déplorent la notion de « valeurs britanniques fondamentales » utilisée pour définir l’extrémisme. Plutôt que de défendre ouvertement le terrorisme, ils essaient de maîtriser le discours sur l’extrémisme afin de protéger leur version de l’islam, bien qu’elle soit incompatible avec les normes occidentales.
Le gouvernement n’est pas resté les bras croisés, ordonnant notamment une enquête sur les Frères musulmans en 2014, et deux autres enquêtes la même année sur une tentative islamiste de prendre le contrôle de plusieurs écoles à Birmingham. Mais son action, relativement efficace contre le terrorisme, est restée inefficace contre l’entrisme. Cela tient en partie à la difficulté, pour des organisations centralisées et pyramidales, comme l’État, de combattre des réseaux plus décentralisés et flexibles : il n’y a pas de centre de commandement à neutraliser et il faut récolter des informations précises sur le terrain. L’armée américaine a appris en combattant Al-Qaïda en Irak que, pour battre des réseaux, il faut ses propres réseaux. Notre tragédie, c’est que nos agents de terrain – élus locaux, enseignants, assistant sociaux – sont convaincus par la propagande de l’adversaire ou tétanisés par la peur.
[1] Cet article s’inspire des travaux, entre autres, de Lorenzo Vidino, Florence Bergeaud-Blackler, Damon L. Perry et Sir John Jenkins.