Accueil Édition Abonné Décembre 2025 D’une morale l’autre

D’une morale l’autre

L'Occident angoisse de son influence perdue


D’une morale l’autre
Chantal Delsol © Hannah Assouline

Pour Chantal Delsol, l’héritage judéo chrétien est une réalité dont il faut reconnaître les apports majeurs à l’humanité. Mais elle estime que les chrétiens, devenus minoritaires, ne sont plus les prescripteurs moraux de nos sociétés et qu’ils ne doivent pas chercher à le redevenir.


Les civilisations existent. C’est une utopie de croire en une future culture unique mondialisée qui effacerait toutes les différences. Et d’où viennent ces différences culturelles qui font les civilisations ? Des diverses manières de répondre aux questions immuables posées à l’être humain : Pourquoi dois-je mourir ? question religieuse ; Comment définir le bien et le mal ? question morale ; Comment trouver l’abondance en luttant contre la rareté ? question économique ; etc. Les civilisations représentent les réponses diverses et toujours incertaines que les humains se donnent selon le lieu et le temps, leur histoire et leur caractère. Ces réponses ne sont pas figées, elles évoluent, elles se croisent et s’influencent entre elles – mais elles constituent tout de même, les unes et les autres, des entités reconnaissables, significatives, et toujours intéressantes.

Dans toutes les directions

Un grand écrivain chinois du xxe siècle, Liang Shuming, avait défini trois grandes civilisations mondiales : la chinoise, l’indienne et l’occidentale. Il en oubliait un grand nombre, mais son point de vue nous éclaire sur nous-mêmes. Il les décrivait d’abord d’un trait. La chinoise « s’adapte au monde » (Confucius, le taoïsme). L’indienne « veut le néant » (Bouddha). L’occidentale « va de l’avant » (Moïse, Platon, Jésus). Que veut dire ici « aller de l’avant » ? La civilisation occidentale, qui commence avec les Juifs et les Grecs (saint Augustin pense que Platon a rencontré des penseurs juifs, car le Timée ressemble trop à l’Ancien Testament), poursuivie par le christianisme, s’exprime ainsi : elle conceptualise, invente, diffuse, construit, explore, conquiert, tout cela dans un maelström continuel et effréné. L’invention de la transcendance (la croyance en un Dieu transcendant qui se révèle) suscite le déploiement de la science, parce que l’idée d’un créateur rationnel commande de chercher dans la nature les lois qui la structurent. L’idée de personne libre et responsable annonce l’invention de la démocratie moderne, d’abord dans les monastères puis dans les villes italiennes, dans la Magna Carta anglaise puis les régimes démocratiques modernes. En même temps, l’idée de personne libre et responsable inspire des sociétés occidentales dans lesquelles, dès l’origine, les filles se marient tard (par rapport à d’autres civilisations), la monogamie est d’usage, l’instruction des jeunes, prioritaire (même l’instruction des filles). Le choc de la saison révolutionnaire, à la fin du xviiie siècle, représente à la fois une rupture et une continuité, puisque les idéaux religieux (la personne, l’amélioration du monde) sont repris et laïcisés. C’est ainsi que se déploient au xixe siècle l’idée de progrès et la moralisation du monde – abolition de l’esclavage, émancipation des femmes, lutte contre la peine de mort, la torture, la prostitution, etc., moralisation qui se poursuit aujourd’hui avec la criminalisation de la pédophilie et du viol.

Ces caractéristiques occidentales, qui décrivent notre civilisation, ont pu exister ailleurs mais jamais de cette manière. La Chine a inventé des techniques bien avant nous (le vaccin, l’imprimerie), mais les a réservées au palais alors que nous les diffusions à tous. La civilisation musulmane a créé des madrasas qui sont des écoles théologiques, mais c’est en Europe que sont nées les universités, permettant au grand nombre d’accéder à tous les savoirs. Le Japon a développé des féodalités comparables aux nôtres, mais la démocratie nous est spécifique. La Chine a exploré le monde au début du xve siècle, puis interdit les voyages maritimes, mais nous avons pendant des siècles exploré la terre dans toutes les directions, découvert les détroits et les pôles, gravi les sommets du monde.

Universalisme

Cependant, la spécificité essentielle de l’Occident, c’est l’universalisme, d’abord chrétien puis laïque. Autrement dit la certitude que nos croyances et principes sont valables pour tous les humains – et qu’il faut donc les diffuser partout. Le christianisme se donne pour une vérité, un message adressé à tous les peuples de la terre. Plus tard, les droits de l’homme se présentent comme un message universel. D’où la mission, d’abord chrétienne, puis laïque. L’Occident apporte partout la vérité découverte ici.

Ces deux facteurs cumulatifs, l’idée d’universel et la puissance conférée par les découvertes scientifiques, font de l’Occident une civilisation conquérante. À partir du xve siècle, l’Europe avale et digère les deux Amériques, devenant ainsi l’Occident (le « pays du soir »), puis elle colonise l’Afrique et une grande partie de l’Asie. Elle apporte partout ses découvertes, depuis la médecine moderne jusqu’au chemin de fer, depuis l’émancipation des femmes jusqu’aux armements. De sorte que le monde est tout entier habité des trouvailles de l’Occident et qu’après une période de conquêtes coloniales intenses, on peut parler aujourd’hui d’un empire culturel mondial.

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Cette histoire extraordinaire ne se déroule pas sans drames intenses. Toute puissance court à l’ubris, et une puissance pareille, mondiale pour la première fois, commet des exactions et des crimes, produit des forêts d’arrogance et des mépris impardonnables, même si elle apporte aussi ses bienfaits. Nous arrivons au moment où l’hégémon se voit mis en cause pour ses excès, et se met lui-même en cause, ce qui est aussi une de ses caractéristiques, issue de la philosophie critique et de la culpabilité judéo-chrétienne. La situation présente est celle d’un Occident récusé et détesté de toutes parts, qui en même temps se déteste lui-même, et dans sa honte, prétend ne pas même exister en tant que tel.

Notre vraie difficulté, je dirais même notre véritable angoisse, concerne la survie de nos principes fondateurs dans l’esprit et les comportements des générations futures. La récusation mondiale de notre universel nous fait douter de nous-mêmes au point d’hésiter à nous défendre : existons-nous encore si nos principes ne valent plus que pour nous ?

Influence perdue

Or depuis la seconde moitié du xxe siècle, il semble que l’héritage judéo-chrétien vacille au moment même où il perd sa prépondérance extérieure. Le message laïque des droits de l’homme, héritier du christianisme, finit par écarter son fondateur et promouvoir une société à certains égards « païenne ». La chrétienté, entendue comme gouvernement moral et dogmatique de l’Église sur les sociétés, s’effondre. Les chrétiens s’en émeuvent, et se demandent comment reprendre leur influence perdue.

Que peuvent-ils faire ? D’abord regarder la situation en face : les lunettes de la décadence sont mauvaises conseillères. Contrairement à ce que disent certains pessimistes, nous ne sommes tombés ni dans le nihilisme, ni dans le relativisme. Nous vivons, bien plutôt, une transformation de la morale, une continuation de la morale judéo-chrétienne qui concerne désormais l’individu et le protège contre les institutions. La morale ancienne ne se détruit pas, plutôt elle évolue. On légitime l’IVG, mais on criminalise la pédophilie. On légitime le suicide assisté, mais on criminalise le viol. Il s’agit toujours de protéger les faibles contre les hiérarchies institutionnelles. Naturellement on peut contester cette évolution. Mais elle est là, et elle est désormais légitimée par la grande majorité de nos concitoyens.

Pour la première fois depuis quinze siècles, nos sociétés se trouvent écartelées entre deux types de morale – une, chrétienne traditionnelle, et une autre, post-chrétienne. Les deux morales s’affrontent, l’ancienne et la nouvelle – mais ceux qui défendent l’ancienne morale représentent, dans un pays comme la France, un pourcentage très minoritaire. Quelles sont les conséquences de cette situation ? D’abord, les Églises désormais marginales ne peuvent plus imposer la morale publique comme auparavant : c’est donc l’État qui décrète la morale. Ensuite : dans des pays démocratiques, les décisions morales vont désormais obéir aux majorités. Je doute qu’il y ait grand monde en France pour réclamer de revenir à la criminalisation de l’IVG. C’est le cas dans certains États américains, mais ce n’est clairement pas le cas en Europe. Certains chrétiens laissent entendre qu’il faudrait se faire élire et puis abolir les réformes sociétales récentes pour revenir à l’état ante. Naïveté ou sauvagerie ? On ne peut exercer une domination minoritaire, sur des sujets aussi sensibles, sans prétendre à des fascismes de type entre-deux-guerres. Car le retour au passé est encore une utopie, non moins dangereuse que l’utopie du futur, et tout autant terroriste. Je ne comprends même pas qu’on puisse caresser ce genre de rêve brutal. En tout cas, ce serait sans moi.

Nous devons vivre avec cette idée que les chrétiens ne sont plus les prescripteurs moraux de nos sociétés : le gouvernement moral des sociétés par le christianisme, qui s’appelait chrétienté, n’est plus. Les chrétiens ne représentent plus qu’une partie, souvent très minoritaire – ce qui exige d’eux, désormais, davantage de lucidité que de nostalgie.

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Article extrait du Magazine Causeur




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est philosophe, historienne des idées politiques, romancière, professeur de philosophie politique et membre de l’Institut (Académie des Sciences morales et politiques).

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