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Trump à Notre-Dame, ou comment conjurer le déclin français

La présence du populiste américain Donald Trump, à Notre-Dame, samedi, est venue accentuer, par contraste, la réalité du déclin du progressisme macronien. L’analyse politique d’Ivan Rioufol.


La grandeur perdue de la France, conjurée le temps d’un week-end par la renaissance de Notre-Dame de Paris, fait apparaître Emmanuel Macron dans sa petitesse. Il faut certes reconnaître au chef de l’État d’avoir tenu sa promesse de faire reconstruire en cinq ans la cathédrale incendiée. Lui-même n’aura pas manqué de rappeler ses propres mérites, le 29 novembre puis le 7 décembre, en prenant la parole par deux fois au cœur du joyau gothique légué par le pieux Moyen Âge, avant que l’église blessée ne soit à nouveau consacrée dimanche.

Toutefois, cette énergie à reconstruire le symbole spirituel de la civilisation occidentale ne peut faire oublier le zèle mis par le même président à déconstruire, au nom du progressisme universaliste, la nation et sa souveraineté. Dans son face-à-face théâtralisé avec la chrétienté, Macron s’est montré incapable d’illustrer la force libératrice du mea culpa (« Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa »). Cette invitation du Confiteor à rejeter le déni et le mensonge au profit de la réalité et de l’aveu rend l’homme responsable de ses actes et de ses fautes, dans le but de les corriger et de se perfectionner. Or, jeudi soir, commentant la censure du gouvernement et la démission consécutive de Michel Barnier, Le chef de l’État s’est plus bassement employé, une fois de plus, à se défausser sur « l’irresponsabilité des autres ». Pour lui, si le premier ministre est tombé, c’est « parce que l’extrême droite et l’extrême gauche se sont unies dans un front antirépublicain », et non parce qu’il a choisi de dissoudre capricieusement l’Assemblée nationale le 9 juin, pour la rendre ingouvernable.

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La présence de Donald Trump, samedi, à la cérémonie de réouverture des portes de Notre-Dame est venue accentuer, par contraste, la réalité d’une France officielle en déclin. Mêmes les médias suiveurs, qui clabaudaient hier contre le « clown » aux « cheveux orange », n’avaient d’yeux que pour l’homme fort des États-Unis. Alors que le président américain porte en lui la promesse d’une semblable renaissance des États-Unis (« Make America great again »), la France se faisait humilier par Ursula von der Leyen. Au nom de l’Union européenne, la présidente de la commission signait vendredi à Montevideo (Uruguay) l’accord de libre-échange avec des pays d’Amérique du sud (Mercosur), en dépit du refus français d’entériner ce marché qui profitera à l’Allemagne et pénalisera nos agriculteurs. Cette perte de souveraineté nationale est la conséquence du choix de Macron de promouvoir une souveraineté européenne. Ce renoncement à défendre ce qu’est la France ne s’arrête pas là. La détention à Alger, depuis le 16 novembre, de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, coupable d’un crime d’opinion, rappelle la faiblesse de la République pusillanime face aux régimes et idéologies totalitaires qui s’essuient les pieds sur la nation bradée. Celle-ci peut renaître de ses ruines, puisque c’est la promesse de résurrection que Notre-Dame invite à méditer. Mais ce lazarisme a comme obstacle les piètres acteurs qui persistent à saccager le pays. Samedi, ils regardaient avec fascination le surpuissant entrepreneur Elon Musk, également présent sous la nef. Comment ne pas voir un immense gâchis dans la détermination de Macron à sauver la cathédrale et à laisser tomber la France.

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Alléluia

Dans un monde un peu désenchanté, les Français ne sont pas près d’oublier la réouverture grandiose de Notre-Dame de Paris.


La cérémonie d’ouverture des JO, avec son kitsch mondialisé et ses poncifs progressistes, m’avait agacée. Samedi, en entendant sonner les cloches de Notre-Dame, j’ai pleuré. Le parvis, c’est le kilomètre zéro. Ce week-end, c’était aussi le centre de l’Occident et le cœur battant de la France. Sur X, une dame m’a demandé si j’étais chrétienne, comme si le catholicisme n’était pas une part de notre identité à tous.  Une autre écrivait que ce n’était qu’un moment de mondanités avec tous les politicards mécréants français et le show-biz.

Peut-être suis-je bon public. Samedi, j’ai voulu voir une affirmation de la puissance française. Pas seulement à cause de la prouesse collective orchestrée par un État qui s’est dépêtré de son corset administratif. Ni parce que la paix en Ukraine a peut-être commencé ici. La dernière fois que 50 chefs d’État et de gouvernement ont été réunis ainsi, c’était à Paris, le 11 janvier 2015. Quand Paris est blessé, le monde entier souffre. C’est le soft power, la puissance de l’imaginaire qui fait que malgré la dette, la censure du gouvernement, l’insécurité, pour des milliards d’êtres humains, le nom « Paris » reste synonyme de beauté, liberté et grandeur.

Miracle politique : si je ne me trompe pas, on n’a pas entendu les Insoumis brailler, invectiver, insulter Macron et Trump ou parler d’atteintes à la laïcité.

Mais n’y a-t-il pas eu un mélange des genres politique et religieux?

Il ne faut pas parler de mélange, mais plutôt de hiérarchie ou de séparation. Le politique et le religieux existent ; ils doivent bien coexister. C’est l’Etat, propriétaire des lieux, qui remettait samedi les clefs de la cathédrale à l’Eglise attributaire. Le président de la République a parlé alors que la cathédrale n’avait pas été consacrée. C’est la République qui accueillait le gotha politique européen et américain. D’où la « Marseillaise » dans une église, ce qui n’est pas rien. La guerre est finie. César a gagné.

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Dimanche, c’est l’Etat qui était invité. J’y ai vu une démonstration de la force du catholicisme, quand l’Eglise cesse de se prendre pour une ONG et assume une forme de verticalité. La crosse de Mgr Ulrich, les oriflammes des paroisses étaient tendues vers le ciel, c’est un rituel qui peut sembler désuet pour certains mais qui nous inscrit dans la chaine des générations.

Bien sûr, ça ne changera rien. Notre feuilleton politique va reprendre, les suppressions d’emplois aussi. Et la liturgie cèdera sa place au tourisme de masse, Notre-Dame va malheureusement vite redevenir une étape entre Disneyland et Versailles…

Reste ce témoignage bâti par la foi et par la Raison. Dans un monde désenchanté, la renaissance de Notre-Dame de Paris représente une espérance, même pour les incroyants. Celle qu’il y a quelque chose de plus grand que nous, qui justifie notre passage sur Terre, que ce soit Dieu, l’Art ou la Révolution. C’est aussi une réponse à tous ceux qui croient que le pouvoir d’achat est l’essence de la vie humaine.

Cette chronique a d’abord été diffusée Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin

Ukraine, Moyen-Orient, Chine: ces défis qui attendent Marco Rubio

En nommant Marco Rubio Secrétaire d’État, Donald Trump entendait frapper fort. M. Rubio est un partisan inflexible d’Israël, et, en tant que fils d’immigrés cubains, il veut s’imposer face à un adversaire redoutable, la Chine, régime communiste. Ses déclarations sur Vladimir Poutine sont également de nature à rassurer ceux qui craignent que l’administration Trump soit trop favorable aux Russes.


Le 13 novembre, le président élu Donald Trump a nommé Marco Rubio au poste de Secrétaire d’État. Ce choix est une très bonne nouvelle pour la politique étrangère américaine, affaiblie par quatre années d’administration démocrate. Le sénateur de Floride et ancien candidat aux primaires du Parti républicain en 2016 est particulièrement connu pour son soutien indéfectible à l’état hébreu et sa fermeté face à la Russie de Vladimir Poutine et à la Chine communiste de Xi Jinping. Cette nomination envoie un message clair aux ennemis des démocraties et signe le retour de l’Amérique sur la scène internationale.

Marco Rubio, l’allié d’Israël

Le Républicain de 53 ans, vice-président de la commission du renseignement et membre de la commission des relations extérieures du Sénat s’est toujours démarqué des autres politiques américains pour son soutien inconditionnel à l’État hébreu.

Au cours de sa carrière, il s’est battu pour que Jerusalem soit reconnu comme la capitale d’Israël.

Lors d’un déplacement en Israël en 2013, le sénateur avait déclaré au président israélien de l’époque Shimon Peres que Jérusalem est « bien sûr la capitale de votre pays ».

En 2017, il a été à l’origine, avec deux autres sénateurs républicains (Ted Cruz et Dean Heller) d’une proposition de loi visant à transférer l’ambassade américaine à Jerusalem. Le Floridien a également fait preuve d’une grande solidarité avec l’unique démocratie du Moyen-Orient lors des massacres du 7 octobre 2023. Deux jours après ces attaques, il a déclaré qu’ « Israël n’a pas d’autre choix que de chercher à éradiquer complètement le Hamas ». Des propos clairs et sans ambiguïté, loin des positions des démocrates.

Par ailleurs, l’ancien candidat à la primaire des Républicains ne cherchera à faire des compromis ni avec le régime islamiste de Téhéran qu’il considère comme « terroriste » ni avec son principal proxy, le Hezbollah. Pour lui, l’élimination en septembre par les forces israéliennes de Nasrallah est « un service rendu à l’humanité ».

Un pragmatique pour mettre fin à la guerre en Ukraine

Le nouveau Secrétaire d’État sera aussi d’une aide précieuse pour aider le président Trump à mettre un terme au conflit opposant Kiev à Moscou depuis presque trois ans. Fermement opposé à Vladimir Poutine qu’il qualifiait, à raison de « gangster » et de « voyou » en 2015, il considère que la guerre ne peut et ne doit pas s’éterniser.

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Il a récemment déclaré que les États-Unis financent une « guerre dans l’impasse » et qu’ « il faut la mener à son terme, faute de quoi, l’Ukraine sera ramené 100 ans en arrière ». Par ailleurs, au mois de septembre sur la chaîne NBC, il disait espérer que « les Ukrainiens aient plus de poids que les Russes » au moment des négociations de paix. Des propos mettant un terme à la fable des démocrates voulant faire passer le président Trump pour un soutien du Kremlin…

Une intransigeance totale face à la Chine communiste

Nous pouvons également compter sur le sénateur de Floride pour ne jamais faiblir face à l’Empire du Milieu.

En tant que fils d’immigrés cubains, il saura s’imposer face à ce régime communiste qui représente un réel danger pour l’Amérique, mais aussi pour l’Occident. D’ailleurs, il a lui-même décrit l’Empire du Milieu comme « l’adversaire le plus important et le plus avancé auquel l’Amérique n’ait jamais été confrontée ». Une déclaration bienvenue et réaliste quand on connaît les ambitions impérialistes de Pékin, notamment sur Taïwan.

En tant que parlementaire, M. Rubio a également effectué un travail remarquable d’opposition à Pékin. Dans un article publié le 11 novembre, le New York Times rapportait qu’en 2020, Marco Rubio« a parrainé un projet de loi qui tentait d’empêcher l’importation de produits chinois fabriqués en recourant au travail forcé par la minorité ethnique ouïghoure de Chine » que « Joe Biden a promulgué un an plus tard ».

Plus récemment, en septembre, il a présenté une proposition de loi visant à empêcher Pékin d’échapper aux droits de douane américains. En somme, l’ancien candidat aux primaires du GOP est convaincu que l’Amérique ne peut pas se permettre de reculer face à des adversaires comme la Russie, la Chine ou l’Iran, et que la défense des valeurs américaines est essentielle pour maintenir la paix et la prospérité mondiales. Pour tous ceux qui croient en une Amérique et en un monde libre forts, la nomination de Marco Rubio est donc une victoire !

Pourquoi Sarah Knafo est-elle si peu invitée dans les médias publics?

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Quand la radio publique joue à « On n’invite pas ceux qui brillent trop », cela donne des débats politiques aussi variés qu’une pizza sans garniture !


Le 7 décembre, Sarah Knafo – députée européenne depuis avril 2024 – a été questionnée par Jean-Jacques Bourdin sur Sud Radio. Elle a été remarquable dans cet entretien, sur le plan de la forme, de l’argumentation, de la maîtrise de soi, en particulier quand elle a expliqué pourquoi, contrairement à Marine Le Pen et au Rassemblement national, elle n’aurait pas voté la motion de censure. On peut être tout à fait en désaccord avec elle, ce qu’elle pense et ce qu’elle représente, sans que soit justifiée la rareté de ses interventions dans les médias publics (France 5 et France Inter ne l’ont jamais sollicitée).

Ostracisme d’État !

J’ai choisi l’exemple de Sarah Knafo mais celle-ci est accompagnée par d’autres dans cet ostracisme que seules les campagnes officielles, avec leurs règles, battent en brèche. Éric Zemmour, Jordan Bardella, Philippe de Villiers et Michel Onfray par exemple, s’expriment et dialoguent ailleurs mais cette compensation ne rend pas moins insupportable, pour eux également, l’abstention des médias publics à leur égard. Irrigués pourtant avec l’argent du contribuable, ils opèrent des discriminations qui offensent une conception normale du pluralisme.

Je n’ai pas envie de discuter leur hiérarchisation des faits de société et le peu de place qu’ils octroient à des drames, à des délits et à des crimes pourtant révélateurs de l’état déplorable de la France mais aux antipodes de leur vision hémiplégique.

Le temps d’un billet, je vais me mettre à leur place et tenter de comprendre ce qui, de leur point de vue, légitimerait les exclusions qu’ils opèrent.

Il serait d’ailleurs possible de déborder le champ politique et social en appréhendant le registre culturel et littéraire. En s’étonnant, par exemple mais il y en aurait d’autres, du fait qu’un excellent écrivain français, styliste hors pair comme Thomas Morales, ne soit jamais convié chez Augustin Trapenard, Léa Salamé ou autres émissions du service public largement promotionnelles. Je n’ose croire que cette mise à l’écart puisse venir du fait qu’il écrive dans Causeur et exprime son amour de la province et sa nostalgie d’une France oubliée ou disparue !

Étrange passivité de l’Arcom sur l’absence de pluralisme du service public

Revenu dans la sphère où les partialités sont les plus criantes, quels seraient donc les ressorts interdisant aux médias publics d’accomplir leur mission ?

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Une approche totalitaire de celle-ci, leur confiant le droit de vie ou de mort sur les personnalités dignes d’être invitées ? Si cette tentation existe, elle ne sera jamais avouée ni assumée. Dans un débat qui avait fait beaucoup de bruit sur ce que devait être le journalisme, il m’était apparu que Frédéric Taddéï l’avait largement emporté sur Patrick Cohen. Les journalistes ont un rôle d’inclusion et non d’exclusion. Tant que la loi est respectée dans le débat.

Numéro 94 de « Causeur »

Ce n’est pas non plus le manque d’intelligence, de finesse et d’aptitude à l’oralité qui pourrait motiver le refus des médias publics à l’égard de certains: en effet Sarah Knafo et ceux que j’ai cités avec elle me semblent, au contraire, particulièrement briller dans ces dispositions. Au point que je m’interroge : ne donneraient-ils pas un complexe d’infériorité à ceux qui n’ont que la ressource de les récuser pour se croire meilleurs ?

Serait-ce alors que les médias publics se considéreraient comme personnellement offensés par l’affirmation de certaines convictions, par des opinions qui seraient contraires à leur propre corpus idéologique ? Si c’était le cas, ce serait grave.

D’une part, tout ce qui n’est pas interdit dans et par une démocratie est validé de ce fait même. D’autre part quelle légitimité supérieure auraient les médias publics pour s’arroger le droit de censurer ce qu’une part de la société a approuvé ? À quel titre pourraient-ils projeter de l’opprobre, de l’immoralité sur ce qui relève seulement de la contradiction politique et de la diversité républicaine ?

Les médias devraient s’honorer de leur obligation d’universalité au lieu de la nier. Sans parler de l’étrange passivité de l’instance de contrôle qui préfère s’en prendre aux excès du privé plutôt que sanctionner les offenses incontestables au pluralisme.

Quel que soit le regard porté sur toutes ces personnalités jamais agréées par le service public, elles manquent au débat politique et le condamnent à être inachevé, incomplet, mutilé. Une Sarah Knafo ou un Michel Onfray qu’on laisse délibérément de côté par un décret impérieux d’une humeur médiatique orientée, ne sont pas remplaçables ni interchangeables. Les citoyens, alors, en sont scandaleusement privés.

Qu’on me fasse la grâce de croire que ma révolte serait la même si étaient répudiées par principe des paroles et des intelligences antagonistes.

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Syrie: la chute d’Assad et l’émergence d’un nouveau désordre

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Le régime de Bachar al-Assad est tombé en raison d’une offensive éclair menée par le mouvement HTS sous la direction d’Abu Mohammad al-Joulani, lequel a sapé les bases de la peur et de la corruption maintenant jusqu’alors la loyauté au régime, tout en rassurant les communautés minoritaires


Samedi soir, tandis que les chrétiens d’Occident célébraient la réouverture de Notre-Dame de Paris, un événement d’une ampleur historique bouleversait leurs frères d’Orient : la chute du régime de Bachar al-Assad. Ce séisme politique a plongé de nombreuses communautés syriennes dans l’angoisse. Leur inquiétude est légitime : avec la fuite d’Assad, c’est tout un système, fondé par le Baath et consolidé par Hafez el-Assad, qui s’effondre. Pendant plus d’un demi-siècle, ce régime a imposé un équilibre fragile mais efficace, garantissant sécurité et parfois prospérité à certaines des pièces complexes du puzzle ethnique et religieux syrien. Désormais, d’autres logiques vont modeler le destin des gagnants et des victimes de l’ancien régime.

Al-Joulani, le nouveau visage de la Syrie ?

La nouvelle force montante incarne un mélange d’islam politique sunnite et de nationalisme arabo-syrien. Les proportions exactes de ces ingrédients restent incertaines, mais le cocktail a désormais un visage : Ahmed Hussein al-Shar’a, alias Abu Mohammad al-Joulani. Syrien, islamiste et ancien jihadiste, il dirige une machine politico-militaire efficace et structurée, bien décidée à prendre la tête du nouvel État syrien. Son parcours inspire autant la crainte que l’assurance, tant il symbolise une rupture radicale avec l’ancien ordre.

Né en 1982 à Riyad, en Arabie saoudite, al-Joulani est d’origine syrienne, son père étant issu du Golan. En 1989, sa famille revient en Syrie, où il grandit à Damas, dans le quartier de Mezzeh. Son parcours bascule au début des années 2000, lorsqu’il s’engage dans des conflits internationaux. En 2003, après l’invasion américaine de l’Irak, il rejoint l’insurrection et grimpe rapidement dans les rangs d’Al-Qaïda en Irak (AQI), alors dirigé par Abu Musab al-Zarqawi. Capturé, il passe plus de cinq ans dans les prisons américaines d’Abu Ghraib et de Camp Bucca, véritables creusets idéologiques pour de nombreux leaders jihadistes, dont Abu Bakr al-Baghdadi.

En 2011, dans le contexte de la révolution syrienne, al-Joulani est envoyé par al-Baghdadi pour établir une branche d’Al-Qaïda en Syrie, Jabhat al-Nosra. Sous sa direction, le groupe s’impose rapidement comme une force majeure contre le régime d’Assad, grâce à des recrutements habiles et des attaques ciblées. Cependant, en 2013, al-Joulani refuse la fusion proposée par al-Baghdadi pour intégrer Jabhat al-Nosra à l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL, futur Daech). Cette rupture entraîne des affrontements violents entre les deux groupes, et al-Joulani choisit de prêter allégeance à Ayman al-Zawahiri, chef d’Al-Qaïda, pour préserver l’autonomie de Jabhat al-Nosra.

En 2016, al-Joulani annonce une rupture avec Al-Qaïda et rebaptise son groupe Jabhat Fatah al-Sham, puis Hayat Tahrir al-Cham (HTS) en 2017. Ce repositionnement stratégique vise à séduire les communautés locales et à s’éloigner du jihadisme mondial. Malgré cela, les États-Unis placent une prime de 10 millions de dollars sur sa tête.

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Contrairement à Daech, qui privilégiait la terreur brute, al-Joulani adopte une approche pragmatique et patiente, inspirée par Ayman al-Zawahiri. Sa stratégie repose sur l’intégration avec les populations locales et la construction d’institutions administratives à Idlib, où HTS perçoit des impôts, contrôle les douanes et exploite la filière lucrative du captagon. Cette flexibilité lui permet de naviguer entre des alliances fragiles et de maintenir son emprise sur une région diverse.

En 2023, al-Joulani intensifie ses efforts pour se présenter comme un leader nationaliste syrien, centrant son discours sur la reconstruction d’un État islamique syrien tout en se démarquant du jihadisme mondial. Lors d’un entretien marquant, il affirme que son combat est exclusivement syrien, consolidant son image de chef pragmatique avec une vision nationale.

Offensive éclair

Fin novembre 2024, HTS lance une offensive éclair qui, en 11 jours à peine, provoque l’effondrement du régime syrien. Israël, la Russie, l’Iran et même Assad lui-même sont pris de court. L’effondrement rapide de l’armée syrienne témoigne de la dissolution de la loyauté au sein des forces loyalistes. Al-Joulani aurait réussi à transmettre des messages clairs aux militaires et aux communautés minoritaires : il n’y aurait pas de représailles contre ceux qui se rendent, ni d’attaques contre les biens, familles ou croyances des civils. Ce discours a détruit le ciment de la peur et de la corruption qui maintenait l’alliance pro-Assad.

Abu Mohammad al-Joulani incarne une synthèse entre islamisme politique et nationalisme arabo-syrien, un modèle proche du « kémalisme islamique » d’Erdogan, alliant conservatisme religieux et pragmatisme économique. Contrairement aux visions ultralibérales de Dubaï ou aux excès de Daech, son projet s’appuie sur une modernité mesurée et un traditionalisme ancré et assumé. Plutôt Qatar ou l’Arabie saoudite que Dubaï.

Cependant, al-Joulani doit relever des défis titanesques. Maintenir une coalition hétéroclite après la guerre s’annonce difficile : les ambitions personnelles et divergences idéologiques, contenues durant le conflit contre Assad, pourraient resurgir. De plus, l’Iran et la Russie, grands perdants de cette transition, ne manqueront pas d’exercer des pressions pour préserver leurs intérêts stratégiques.

Enfin, al-Joulani devra gérer une Syrie en ruines, ayant perdu la moitié de sa population et profondément marquée par des divisions ethniques et confessionnelles envenimées par 14 ans de guerre civile. Sa capacité à transformer son succès militaire en un projet politique stable sera déterminante pour l’avenir de la Syrie post-Assad. Bien qu’il ait démontré une habileté certaine à fédérer contre un ennemi commun, la véritable épreuve commence maintenant : bâtir un consensus durable autour de son projet de société.

Écran total

Dans Ultra violet, la philosophe Margaux Cassan révèle les dessous du bronzage. Et elle s’interroge : pourquoi certains continuent-ils de s’exposer au soleil alors que ses méfaits ne sont plus à prouver ?


Quel est le point commun entre Jacques Séguéla, Jean-Paul Enthoven, Jack Lang ou Thierry Ardisson ? Le bronzage ! Ils sont bronzés toute l’année, quand le commun des mortels affiche un teint de papier mâché. C’est l’histoire des bronzés, ou plus précisément celle de leur déclin que raconte la philosophe Margaux Cassan dans un essai passionnant sur notre rapport au hâle. Symbole de réussite dans les années 1980, le bronzage est aujourd’hui regardé avec circonspection. Rien de bien étonnant si l’on songe qu’entre 1980 et 2018, le nombre de cancers de la peau a été multiplié par trois. Des chiffres qui n’arrêtent pas ceux que l’auteure surnomme les « Rastignac du soleil ». Les grands, les communicants, les publicitaires et autres. Certains sont morts. « Ne restent alors que les vétérans, ivres de leur croisade contre le changement, insensibles aux alarmes sanitaires, écologiques, aux nouvelles modes. » En un mot, une espèce en voie de disparition, au même titre que les cétacés, les coraux et les chimpanzés. Parmi eux, une femme, 55 ans, les cheveux blonds peroxydés, bronzée 365 jours sur 365 : la mère de Margaux Cassan. Depuis toujours, elle passe sa vie à rechercher le soleil. Il est son Dieu, sa religion, celui pour qui elle ne rechigne pas à parcourir des milliers de kilomètres. Pour qui, aussi, elle n’a pas hésité à sacrifier sa fille, l’exposant à ses rayons, enfant, sans crème, ni chapeau, ni lunettes. Qu’on ne lui parle pas d’Icare qui, à trop s’approcher du soleil, a fini par se brûler les ailes. L’astre des astres est pour elle avant tout synonyme d’énergie. Et pourtant. Un jour, l’impensable se produit : cancer de la peau. Une personne sur cinq en aura un avant 75 ans. Elle rentre dans les statistiques. Une addiction au soleil dont sa fille nous précise qu’elle porte un nom : la tanorexie. Et qui, comme toutes les addictions, génère de l’euphorie, du bien-être et des drames. Dans L’Invention du bronzage (Flammarion, 2008), l’historien Pascal Ory rappelle que le hâle a longtemps été associé au travail dans les champs, et qu’il devient une signature bourgeoise à partir des années 1930. Coco Chanel fut l’une des premières à le populariser, estimant que, plus qu’une mode, il est « un levier d’affirmation. L’incarnation d’une nouvelle féminité. » Une assertion que la mère de l’auteure ne saurait récuser.

Mais que se joue-t-il vraiment sous le bronzage ? Et pourquoi certains continuent-ils de s’exposer alors que les méfaits du soleil ne sont plus à prouver ? C’est la question à laquelle répond avec brio Margaux Cassan, dans cette enquête philosophique qui embrasse tour à tour l’histoire, la sociologie, le religieux, la mythologie, et se double d’une réflexion sensible sur la relation entre une mère et sa fille.

Ultra violet, de Margaux Cassan, Grasset, 2024. 216 pages

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Eurydice 2016

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Nous avons bien conscience de vous faire un joli cadeau avec l’évocation de ce livre d’Olivier Liron : nous assumons. C’est bientôt Noël


Élégiaque – Entre L’Écume des jours de Boris Vian (il en a l’humour parfois absurde – doux aussi) et Orphée et Eurydice, le ballet de Pina Bausch, Olivier Liron livre un premier roman grave et d’une térébrante poésie.

« On dit parfois que l’amour n’existe pas en soi ; il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Mais si on réfléchit un peu, c’est une énorme bêtise de penser ça, non ? Au contraire, il n’y a jamais de preuves. L’amour est impossible à prouver. Il n’y a pas de preuves d’amour. Il n’y a que l’amour. »

« La vie est une chose magnifique, mais il ne faut jamais la croire quand elle veut vous faire désespérer. On peut dire la même chose de la littérature »

On devrait établir une « Bibliothèque des premiers romans ». Ce serait passionnant – et éloquent aussi. Il y a souvent ce qui s’ensuivra, « en précipité », dans un premier roman. Pas toujours, mais c’est possible.

Danse d’atomes d’or d’Olivier Liron aurait sa place dans cette bibliothèque. Son roman, qui se souvient de la fantaisie d’un Toulet, vient de loin, porté par l’élan que procure la nécessité – une sommation… ou un poème.

Il commence comme un coup de foudre : une rencontre, entre O. et Loren. Il s’achève comme la vie : la mort. Entre-temps, Loren disparaît.

Et O, désespéré par une disparition subite, inopinée, inexpliquée, la cherche, et l’évoque : « Tu me le disais toujours en riant : notre époque n’est pas une grande époque pour les sentiments. J’aimerais inventer une histoire avec des sentiments ingénus et ailés pour te faire revenir d’entre les ombres. »

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« Je déteste les jeux de sociétés. / Tu n’aimes pas les jeux ? / Si, j’aime les jeux. C’est la société que je n’aime pas. »

Dans un autoportrait (fin du livre), Liron, 29 ans en 2016, évoque l’autobiographie : « Ce livre est une déclaration d’amour à la poésie qui nous permet de toujours survivre à tout, ou presque. C’est un roman sur les grands mystères de la vie : l’amour, le Coca-Cola et le périphérique de Caen. Bien sûr, c’est aussi un roman sur le tourbillon qu’est une passion amoureuse. C’est une histoire romantique parce que tout y est sincère, et romanesque, parce que tout y est vrai. Je mentirais si je disais que ce roman n’est pas autobiographique. Un jour, j’ai rencontré une femme dont je suis tombé passionnément amoureux. Je n’ai pas compris ce qui s’est passé ensuite. Voici l’histoire de cet amour ».

Pour avoir reconduit cette idée-clé (selon nous) de la porosité du romanesque et de la vie, Olivier Liron a grandement mérité de la République des Lettres. Gageons que celle-ci saura l’accueillir.

« La solitude n’est pas très intéressante à raconter, il me semble. J’abrège. Je ne m’attarde pas. Je veux croire simplement que le monde m’était étrange. J’étais étranger au monde. Est-ce que le mot étranger pourrait être un verbe, à l’instar d’étrangler ? Je m’étranges, tu m’étranges. Elle étrange. L’amour étrange. »

Olivier Liron Danse d’atomes d’orAlma éditeur 2016, puis Folio novembre 2024, 232 pages.

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Et toujours : Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi, Éditions de Paris-Max Chaleil, 2018 – à propos de 600 écrivains, femmes et hommes, de France ou d’ailleurs.

La révolution conservatrice accélère la déroute du macronisme

La révolution conservatrice est en marche. En France, les mouvements souverainistes précipitent l’enterrement du vieux monde macronien. Le gouvernement Barnier n’a pas passé l’hiver. La pensée automatique s’effondre, aspirée par le vide. C’est la revanche du réel.


Bonne nouvelle : la droite Hibernatus s’annonce révolutionnaire. La réaction conservatrice déboule enfin. Partie des États-Unis, elle promet d’être contagieuse chez les peuples soumis à la tyrannie mondialiste. Les Français, étouffés par l’État tentaculaire, ont l’occasion historique de se rebeller à leur tour, en amplifiant la première vague des gilets jaunes d’il y a six ans. À eux de se montrer inspirés pour ne pas calquer les outrances de Donald Trump. Reste que son élection haut la main, le 5 novembre, est libératrice : elle a abattu le mur de la pensée obligée, plus fruste que la personnalité du paria. Son succès est le résultat d’une insurrection des esprits, corsetés par trop d’interdits. Les dissidents des démocraties européennes laissent voir, par contraste, leur scandaleuse relégation. La traque du parquet de Paris contre Marine Le Pen en est un des symptômes. Le peuple américain a donné l’exemple, en envoyant paître la gauche, ses prêchi-prêcha, ses censeurs. La révolte de la classe moyenne, humiliée par les brutalités sociales d’un progressisme déraciné, ne fait que commencer. Les agriculteurs en colère ouvrent la marche, en brandissant le protectionnisme au nez des sans-frontièristes déphasés.

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Depuis la victoire de Trump, les timides oubliés sont invités à rompre avec un système ploutocratique asséché. Ce dernier n’aura produit, face à l’indésirable, que la guignolade d’un « retour du fascisme » et les rires gras contre le « clown ». Or, une pensée réaliste et radicale, délivrée des dénis du politiquement correct, peut trouver dans la tornade trumpienne, au-delà de ses vulgarités d’estrade, l’opportunité de se développer dans la complexité et la sophistication du terrain. Comme le constate le géographe Christophe Guilluy (Le Figaro, 8 novembre) : « Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire récente, l’opinion de la majorité ordinaire n’est plus façonnée ni par les médias ni par la sphère politique traditionnelle. Les gens n’écoutent plus les débats télévisés, ni les intellectuels, ni la presse. » Un cinquième pouvoir s’installe, pour le meilleur et pour le pire : celui des réseaux sociaux aux yeux grands ouverts.

La révolution conservatrice, enclenchée depuis des lustres, arrive à son aboutissement. En France, elle pousse les mouvements souverainistes, RN en tête, à précipiter l’enterrement du vieux monde macronien. Menacé par la censure parlementaire, le gouvernement Barnier n’est pas sûr de passer l’hiver. Rien ne dit non plus que le président pourra aller au bout de son mandat. Les premières victimes du grand basculement auront été les anciennes stars de l’audiovisuel qui, comme Christine Ockrent ou Anne Sinclair, se sont montrées incapables d’aborder le phénomène Trump autrement que dans l’outrance. Les clichés auront été resservis pour décrédibiliser un électorat républicain qualifié de sectaire, inculte, sous-développé, sexiste, suprémaciste. La morgue s’est étalée de part et d’autre de l’Atlantique, illustrant la semblable rupture entre les « élites » et les « ploucs ». À l’issue de la victoire de Trump, l’historienne américaine Joan W. Scott écrivait encore dans Libération (9 novembre) : « Toutes les branches du gouvernement sont désormais entre les mains de néofascistes ayant pour objet de démanteler ce qu’il reste de démocratie américaine. » À Washington DC, cocon de l’establishment, Kamala Harris a récolté 92,4 % des voix contre 6,7 % à son concurrent. Ce monde coupé du peuple multiethnique a fait son temps. La pensée automatique s’effondre, aspirée par le vide. Voici la revanche du réel.

Le moindre obstacle à la libre expression va devenir insupportable. Les procès en extrême droite, complotisme, populisme, poutinisme révèlent déjà la vacuité des arguments de l’intelligentsia, abrutie par ses cooptations incestueuses. La déroute de la gauche morale, qui appuyait le camp démocrate, signe la fin des faux gentils. La table rase viendra du nouveau président des États-Unis, sorti indemne des procédures judiciaires et de deux attentats. L’État profond américain et sa bureaucratie vont être dans le viseur de la Maison-Blanche. Le complexe militaro-industriel, faiseur de guerres profitables, et Big Pharma, faiseur de malades qui s’ignorent, vont subir les assauts du président et de Robert Kennedy Jr, nommé à la Santé. Ces bouleversements auront leurs effets sismiques sur le Vieux Continent. Et la promesse d’Elon Musk de libérer la parole sur les réseaux sociaux sera le défi lancé à la volonté des dirigeants de surveiller les opinions. Emmanuel Macron, monarque esseulé, apparaît de plus en plus comme un obstacle au réveil des peuples.

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Rien n’est plus démocratique que la nouvelle vague qui se lève, en lien avec les citoyens désireux de reprendre la maîtrise de leur destin. L’aspiration des gens ordinaires à dire et penser sans entraves porte en elle la détestation des censures et des carcans dogmatiques prétendument émancipateurs. Les déconstructeurs et les wokistes, qui disaient libérer les esprits des stéréotypes, les ont asservis. Leur pente totalitaire explique en partie la défaite de Kamala Harris dans la totalité des sept États pivots. Les progressistes qui hurlent au retour des années 1930 ont raison, à en juger par la chasse aux juifs dans les rues d’Amsterdam et par l’antisémitisme qui s’affiche en France jusqu’au cœur de l’Assemblée nationale. Mais cette régression est portée par l’extrême gauche alliée à l’islam conquérant et non par la droite nationale. Si les juifs ne sont plus en sécurité, c’est à cause de la « société ouverte » qui a voulu abattre les murs et les frontières au nom de l’antiracisme, des droits de l’homme et de l’État de droit. Quand Trump annonce, le 6 novembre : « Je vais me battre pour vous avec chaque muscle de mon corps », il souligne par contraste que, même physiquement, l’homme politique français est devenu chétif.

Reste pour les Français à trouver l’incarnation du chamboulement. Or, 76 % des sondés sont « mécontents » de l’élection de Trump[1]. Sa personnalité éructante, ici, ne passe pas. Il est loisible d’y voir une société qui sait encore se tenir. Mais ce signe est trompeur, vu l’état sinistré du débat. Relire Cioran : « Seuls les monstres peuvent se permettre de voir les choses telles qu’elles sont. » Modérés s’abstenir.


[1] Sondage Le Figaro, 7 novembre.

Mon auberge espagnole

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En décembre, Monsieur Nostalgie brouille les lignes entre livres du passé et du présent, il part à la rencontre de Chico, un faux gitan et un vrai Gipsy, de Pierre Chany, le plus grand des journalistes cyclistes, et de Suarès, un condottière immobile né à Marseille en 1868…


Au commencement, il y eut Manitas. Sa Rolls, son concert complet au Carnegie Hall, ses cheveux filasses d’argent et son toucher de guitare qui mettait le feu aux parquets. Il passait à la télévision du temps de Denise Glaser et fit du « flamenco » un art populaire au-delà des caravanes enserrées et des aires poussiéreuses de Provence. Les Saintes-Maries avaient enfin trouvé leur barde de Camargue. Malgré le succès d’estime, aucun observateur de la scène musicale (producteurs, tourneurs, maisons de disque…) n’aurait pu imaginer la déferlante « Gipsy Kings » qui s’abattit dans les années 1980 sur les radios et réunit des milliers de personnes de La Cigale à Los Angeles, raflant les premières places du Top 50. Les « Gipsy » portèrent sur les fonts baptismaux cette musique insoumise, hors des murs académiques, et firent entrer la « feria gitane » dans la « World music ». Chico Bouchikhi, l’enfant d’Arles, le petit maghrébin qui traînait avec les gitans, ni vraiment musicien, ni vraiment chanteur, est assurément l’entremetteur de cette vague qui fait bouger naturellement les pieds et lever les mains. Elle est directement connectée au cerveau. Elle commande les membres et libère l’esprit. Sans Chico, à la manœuvre, infatigable promoteur des plages tropéziennes, sans sa foi inébranlable dans le talent inné de ses copains, le son des « Gipsy Kings » n’aurait pas retenti aussi loin et aussi puissamment dans les cœurs. On peut sourire à « Djobi Djoba » ou à « Bamboléo » et cependant, ne pas pouvoir résister à leur force mécanique d’entraînement. Cet automne dans les librairies, Chico se raconte dans Chico sous les étoiles gitanes chez Robert Laffont avec l’aide du journaliste Mathieu Perez. L’épopée des « Gipsy » est d’essence antique, des familles qui s’affrontent, des procès à rallonge, une appellation d’origine que tous veulent s’approprier, des drames et des pleurs mais aussi un feu sacré, une soif de vivre qui n’a pas été dévoyée par les affairistes du show-business. Comme si les tubes des « Gipsy » balayaient toutes les médiocrités de l’existence, étaient plus forts que la rancune et le chagrin. Aux premières notes, l’amertume se dissipe et on tape dans les mains ensemble, dans l’espoir que la nuit ne finisse jamais. Brigitte Bardot, visionnaire et insoumise, l’ami des débuts fut la première à croire en ce jeune homme opiniâtre et solaire.

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Enrico, Johnny et le grand Charles l’adoubèrent. Le charme de Chico fut l’une des clés du succès des « Gipsy ». Et pourtant, il eut son lot de malheurs comme l’assassinat de son frère à Lillehammer qui déclencha un incroyable imbroglio diplomatique. Plus tard, il devint même envoyé spécial pour la paix à l’Unesco. « Au fond, avec les Gipsy Kings, on a fait ce que les bluesmen ont fait : ils ont électrifié les guitares et ont inventé le rock’n roll. Avec les gitans, pareil : au début, on a joué de la rumba gitane, puis on a branché les guitares et ça a pris une autre dimension » écrit-il.

En cette fin d’année, je ne veux suivre aucune règle de lecture, ne pas classer et ostraciser mes goûts, mélanger livres parus dans l’actualité ou vieilleries féériques du siècle passé. Dans mon auberge espagnole, tous les échappés volontaires ont leur place. Je me souviens que l’année de création du groupe « Les Gipsy Kings », c’est-à-dire 1978, a été enregistrée un « Apostrophes » d’anthologie au sein de l’Amicale Cycliste Clermontoise. Pivot s’était déplacé en Auvergne dans le décor d’un bistrot et avait fédéré une équipe d’écrivains d’inspiration vinique et vélocipédique. Il y avait ce soir-là, Conchon, le régional de l’étape, Fallet le Bourbonnais dissident, Nucéra le Niçois tout à la gloire du roi René Vietto, Jean-Edern Hallier sans son chien d’emprunt à 30 Millions d’amis, Antoine Blondin en sueur, de grosses gouttes perlaient sur son visage, et Pierre Chany, regard bleu vif, le journaliste de L’Équipe, spécialiste du Tour de France. On a oublié Chany, suiveur passionné de la grande boucle et plume agile de la presse écrite sportive. « Je ne me suis jamais relu une fois sans être content » disait-il, après chaque papier tapé à la machine dans le tourbillon d’une fin d’étape. Une telle humilité devrait nous inspirer. Il avait été résistant et avait comme simple et haute ambition de « vivre droit ». On oublie aussi qu’il écrivit un beau roman Une longue échappée à La Table Ronde qui fit jaillir un aphorisme à son camarade Blondin : « Trois voix au Prix Interallié. Chany est le Poulidor des prix ». Il faut lire son roman sorti en 1971 qui contient tant de belles phrases : « Ce provincial avait choisi de naviguer seul, à l’écart des courants tumultueux, redoutables aux voyageurs de son espèce ». Et dont l’incipit reprenait les paroles de Georges Brassens : « Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ». De Chico au vélo, je pousse mon bazar de décembre chez Suarès (1868 -1948). André Gide affirmait que « nos arrière-neveux s’étonneront du silence que notre époque a su garder ou faire autour de Suarès ». Alors, lisons Suarès, le normalien provençal, surtout au début de l’hiver, notamment quelques portraits et chroniques rassemblés dans Ce monde doux amer aux éditions Le Temps Singulier en 1980. L’éloge de la grandeur de Villon est un chef-d’œuvre de concision. Suarès le considérait comme « plus libre et bien meilleur » que Dante : « Il est puissant dans le deuil hardi et plus encore dans sa plainte ».


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Notre-Dame avec Barthes et Malraux

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Ce week-end, à Paris, Notre-Dame vole la vedette à la Tour Eiffel. Au lieu d’écouter les chroniqueurs de la télé bavasser, relisons plutôt Barthes, Hugo, Michelet, Malraux…


Il est heureux, et plus qu’heureux, que Notre-Dame de Paris soit enfin restaurée et réouverte. Les différents corps de métier, après le travail harassant des pompiers qui ont réussi in extremis à circonscrire l’incendie, ont montré que, tant que luttent les hommes, rien n’est perdu. Aussi ces centaines d’artisans s’inscrivent-ils symboliquement de manière exemplaire dans l’histoire d’un pays qui a failli plusieurs fois disparaître.

A côté de cette entreprise titanesque gouvernée par un sens du devoir que confortait la fierté de participer à un chantier hors du commun, les querelles relatives au mobilier, à la flèche, aux vitraux, aux discours à venir, au respect des préséances sont plus que dérisoires. Leur publicité fut même déplacée. On préfèrerait entendre ces hommes et ces femmes qui ont œuvré dans l’anonymat, voir leurs visages et leurs mains. On y pressent plus d’expérience, plus de maîtrise, plus d’inquiétude aussi que chez ces commentateurs qui égrènent des poncifs sur la foi, son renouveau, le besoin de spiritualité, sur l’unité d’un pays qui après avoir communié dans un même effroi communierait désormais dans un même émerveillement.

Les visiteurs lèvent ensemble les yeux vers ces voûtes gothiques et leurs somptueuses rosaces comme on les lève vers le bouquet final d’un feu d’artifice, et les journalistes de télévision passent sans difficulté de la cérémonie des Jeux olympiques à celle de la réouverture de Notre-Dame comme Patrick Sébastien passait d’une table à une autre dans Le Plus Grand Cabaret du monde. On souhaiterait autre chose : une justesse qui dissuaderait le bavardage, ferait honte à son emphase, serait le fruit d’un vrai travail.

Notre-Dame et la Tour Eiffel

Notre-Dame de Paris est-elle aussi célèbre dans le monde que la Tour Eiffel ? Il n’est pas inintéressant de lire ce que Roland Barthes écrivait : « Cocteau disait de la Tour qu’elle était la Notre-Dame de la rive gauche ; bien que la cathédrale de Paris  ne soit pas le plus haut de ses monuments (les Invalides, le Panthéon, le Sacré-Cœur sont plus élevés), elle forme avec la Tour un couple symbolique, reconnu, si l’on peut dire, par le folklore touristique, qui réduit volontiers Paris à sa Tour et à sa cathédrale : symbole articulé sur l’opposition du passé (le Moyen Age figure toujours un temps épais) et du présent, de la pierre, vieille comme le monde, et du métal, signe de modernité. »

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En relisant ce texte somptueux, hélas peu connu ! que Barthes consacra en 1964 à la Tour, on se prend à rêver d’un texte qui traiterait de la cathédrale Notre-Dame avec la même finesse, la même sensibilité, en déplierait la richesse esthétique, historique, religieuse, publicitaire également. En 1970, deux ans après l’inauguration de la voie express rive droite, l’affichiste Savignac la représenta avec deux mains sortant de ses tours comme celles d’une noyée que le flot noir des voitures emportait.

Ce que Barthes écrit de la Tour nous revient en mémoire pour accompagner notre regard lorsque celui-ci se laisse guider par l’élancement des piliers de nos cathédrales, « ces larges troncs au faîte desquels les gerbes de nervures, selon Victor Hugo, se croisent ainsi que des branchages chargés de ténèbres ». Il faudra demain en atténuer les éclairages.

« La Tour, poursuit Barthes, est d’abord le symbole de l’ascension, de toute ascension ; elle accomplit une sorte d’idée de la hauteur en soi. Aucun monument, aucun édifice, aucun lieu naturel n’est aussi mince et aussi haut ; en elle la largeur est annulée, toute la matière s’absorbe dans un effort de hauteur. On sait combien ces catégories simples, cataloguées déjà par Héraclite, ont d’importance pour l’imagination humaine, qui peut y consommer à la fois une sensation et un concept ; on sait aussi, notamment depuis les analyses de Bachelard, combien cette imagination ascensionnelle est euphorique, combien elle aide l’homme à vivre, à rêver, en s’associant en lui à l’image de la plus heureuse des grandes fonctions physiologiques, la respiration. » Certaines religions lointaines ont intégré cette « grande fonction » dans leurs exercices de méditation et, chez nous, le chant liturgique n’est sans doute pas étranger à cette paix vers laquelle les croyants sont invités à aller par l’officiant.

La caution d’une grande écriture poétique

« Visiter la Tour, continue Barthes, c’est se mettre au balcon pour percevoir, comprendre et savourer une certaine essence de Paris (…). La Tour matérialise une imagination qui a eu sa première expression dans la littérature (c’est souvent la fonction des grands livres que d’accomplir à l’avance ce que la technique ne fera qu’exécuter). Le XIXème siècle, une cinquantaine d’années avant la Tour, a produit en effet deux œuvres où le fantasme (peut-être très vieux) de la vision panoramique a reçu la caution d’une grande écriture poétique : ce sont, d’une part le chapitre de Notre-Dame de Paris consacré à Paris vu à vol d’oiseau, et d’autre part le Tableau de la Francede Michelet. Or ce qu’il y a d’admirable dans ces deux grandes vues cavalières, l’une de Paris, l’autre de la France, c’est que Hugo et Michelet ont très bien compris qu’au merveilleux allègement de l’altitude, la vision panoramique ajoutait un pouvoir incomparable d’intellection: le vol d’oiseau, que tout visiteur de la Tour peut prendre un instant à son compte, donne le monde à lire, et non seulement à percevoir. »

Certaines remarques nous entraînent, à l’insu de leur auteur, dans une rêverie théologique sur Notre-Dame si nous levons un instant les yeux de la page : « En fait la Tour n’est rien, elle accomplit une sorte de degré zéro du monument ; elle ne participe à aucun sacré, même pas à l’Art ; on ne peut visiter la Tour comme un musée : il n’y a rien à voir dans la Tour. Ce monument vide reçoit pourtant chaque année deux fois plus de visiteurs que le musée du Louvre et sensiblement davantage que le plus grand cinéma de Paris. »

Jamais le néant n’a été si sûr

Pour chacun, toute église participe nécessairement à un sacré. Or Barthes, dans un texte sur la peinture hollandaise du XVIIème siècle, s’est attaché à un peintre que l’on connaît peu et qui nous met imperceptiblement sur une autre voie : « Il y a dans les musées de Hollande un petit peintre qui mériterait peut-être la renommée littéraire de Vermeer de Delft. Saenredam n’a peint ni des visages ni des objets, mais surtout l’intérieur d’églises vides, réduites au velouté beige et inoffensif d’une glace à la noisette. Ces églises, où l’on ne voit que des pans de bois et de chaux, sont dépeuplés sans recours, et cette négation-là va autrement loin que la dévastation des idoles. Jamais le néant n’a été si sûr. »

Le « rien » de la Tour Eiffel, le « néant » des églises de Saenredam. En face, les « branchages chargés de ténèbres » de la cathédrale gothique. Autant de sentiments singuliers et incomparables qui se disputent contradictoirement le cœur de l’homme sans que cette contradiction puisse être résolue, sur un mode hégélien, dans une totalité qui en serait leur vérité commune.

Une histoire mouvante du sentiment chrétien

Il y a exactement soixante-dix ans, en novembre 1954, sortait le troisième et dernier tome du Musée imaginaire de la sculpture mondiale d’André Malraux, Le monde chrétien. Sur la jaquette, de la taille d’une vignette, le visage de la Vierge. Il s’agit d’un détail de La présentation au temple (XIIIème siècle) qui se trouve au portail du croisillon nord du transept de Notre-Dame de Paris. L’ouvrage se compose d’une introduction d’une soixantaine de pages et d’un ensemble de 340 reproductions parmi lesquelles l’on retrouve en sa totalité cette Présentation au temple.

Le texte a été repris dans le tome IV de la Pléiade paru en 2004. Si l’éditeur y a reproduit les oeuvres qui jalonnent l’introduction, il n’a pas cru hélas, important d’y ajouter la somptueuse documentation iconographique. C’est sans doute là un contresens car « le musée imaginaire, écrit Malraux, ne rassemble pas les figures qui content l’Histoire Sainte, mais les formes inventéespar les artistes chrétiens. » Il nous révèle que « toute forme significative se crée par un conflit avec une autre et non par la fixation d’un spectacle ». Parcourir cette succession de formes qui sont des ruptures avec celles qui les précèdent, des inventions conquises sur elles, c’est parcourir une histoire mouvante du sentiment chrétien qui n’est identique à lui-même que si l’on fait abstraction des créations des sculpteurs pour n’avoir présent à l’esprit que les figures (sans formes) d’un récit immobile traversant les siècles.

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La seule humanité où put se reconnaître Dieu

Le texte de Malraux est difficile parce qu’il est difficile de suivre de Byzance à Chartres, la profusion d’images dans lesquelles se modifient les rapports de l’homme au Christ et au monde. « Avec lui [Saint-Louis] s’éteindra la passion des cathédrales, la prédication qui couvrit la chrétienté depuis la construction de Moissac jusqu’à l’abandon des chantiers de Reims, depuis Compostelle jusqu’aux portes de Novgorod. L’homme aura tiré de la pierre la seule humanité où put se reconnaître le Dieu qu’il arrachait à la nuit [byzantine, orientale, où le sacré est séparation d’avec l’homme]. Les petites mains jointes de la candeur bourguignonne auront relevé la chrétienté prosternée [celle de l’orient] ; le peuple des huit mille figures de Chartres aura crié la gloire du Christ à tous les moineaux des champs beaucerons ; la nef de la cathédrale sera devenue le cœur du monde, parce que la cathédrale en sera devenue le miroir. » Certains défendent à juste titre le droit à la continuité historique de notre pays, de notre civilisation. Encore faudrait-il comprendre que cette continuité ne peut être celle de la répétition du même. Elle est une incessante métamorphose, parce que le temps est par essence créateur d’imprévisibles nouveautés.

Entre les tours

L’année 2024 est encore un autre anniversaire. En 1974, le 7 août, Philippe Petit, sans aucune autorisation, se promenait au petit matin entre les deux tours du World Trade Center à plus de 400 mètres de hauteur. Puisque les Américains ont contribué avec 62 millions de dollars à la restauration de la cathédrale, que le futur président Donald Trump, qui sera présent à la cérémonie de réouverture, ait une pensée pour ce funambule qui avait préparé son incroyable traversée new-yorkaise, trois ans plus tôt, tout aussi clandestinement, entre les tours de Notre-Dame.

Trump à Notre-Dame, ou comment conjurer le déclin français

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Paris, 7 décembre 2024 © UPI/Newscom/SIPA

La présence du populiste américain Donald Trump, à Notre-Dame, samedi, est venue accentuer, par contraste, la réalité du déclin du progressisme macronien. L’analyse politique d’Ivan Rioufol.


La grandeur perdue de la France, conjurée le temps d’un week-end par la renaissance de Notre-Dame de Paris, fait apparaître Emmanuel Macron dans sa petitesse. Il faut certes reconnaître au chef de l’État d’avoir tenu sa promesse de faire reconstruire en cinq ans la cathédrale incendiée. Lui-même n’aura pas manqué de rappeler ses propres mérites, le 29 novembre puis le 7 décembre, en prenant la parole par deux fois au cœur du joyau gothique légué par le pieux Moyen Âge, avant que l’église blessée ne soit à nouveau consacrée dimanche.

Toutefois, cette énergie à reconstruire le symbole spirituel de la civilisation occidentale ne peut faire oublier le zèle mis par le même président à déconstruire, au nom du progressisme universaliste, la nation et sa souveraineté. Dans son face-à-face théâtralisé avec la chrétienté, Macron s’est montré incapable d’illustrer la force libératrice du mea culpa (« Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa »). Cette invitation du Confiteor à rejeter le déni et le mensonge au profit de la réalité et de l’aveu rend l’homme responsable de ses actes et de ses fautes, dans le but de les corriger et de se perfectionner. Or, jeudi soir, commentant la censure du gouvernement et la démission consécutive de Michel Barnier, Le chef de l’État s’est plus bassement employé, une fois de plus, à se défausser sur « l’irresponsabilité des autres ». Pour lui, si le premier ministre est tombé, c’est « parce que l’extrême droite et l’extrême gauche se sont unies dans un front antirépublicain », et non parce qu’il a choisi de dissoudre capricieusement l’Assemblée nationale le 9 juin, pour la rendre ingouvernable.

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La présence de Donald Trump, samedi, à la cérémonie de réouverture des portes de Notre-Dame est venue accentuer, par contraste, la réalité d’une France officielle en déclin. Mêmes les médias suiveurs, qui clabaudaient hier contre le « clown » aux « cheveux orange », n’avaient d’yeux que pour l’homme fort des États-Unis. Alors que le président américain porte en lui la promesse d’une semblable renaissance des États-Unis (« Make America great again »), la France se faisait humilier par Ursula von der Leyen. Au nom de l’Union européenne, la présidente de la commission signait vendredi à Montevideo (Uruguay) l’accord de libre-échange avec des pays d’Amérique du sud (Mercosur), en dépit du refus français d’entériner ce marché qui profitera à l’Allemagne et pénalisera nos agriculteurs. Cette perte de souveraineté nationale est la conséquence du choix de Macron de promouvoir une souveraineté européenne. Ce renoncement à défendre ce qu’est la France ne s’arrête pas là. La détention à Alger, depuis le 16 novembre, de l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, coupable d’un crime d’opinion, rappelle la faiblesse de la République pusillanime face aux régimes et idéologies totalitaires qui s’essuient les pieds sur la nation bradée. Celle-ci peut renaître de ses ruines, puisque c’est la promesse de résurrection que Notre-Dame invite à méditer. Mais ce lazarisme a comme obstacle les piètres acteurs qui persistent à saccager le pays. Samedi, ils regardaient avec fascination le surpuissant entrepreneur Elon Musk, également présent sous la nef. Comment ne pas voir un immense gâchis dans la détermination de Macron à sauver la cathédrale et à laisser tomber la France.

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Alléluia

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Le couple présidentiel photographié lors de la réouverture de Notre-Dame de Paris, 7 décembre 2024 © Sarah Meyssonnier/AP/SIPA

Dans un monde un peu désenchanté, les Français ne sont pas près d’oublier la réouverture grandiose de Notre-Dame de Paris.


La cérémonie d’ouverture des JO, avec son kitsch mondialisé et ses poncifs progressistes, m’avait agacée. Samedi, en entendant sonner les cloches de Notre-Dame, j’ai pleuré. Le parvis, c’est le kilomètre zéro. Ce week-end, c’était aussi le centre de l’Occident et le cœur battant de la France. Sur X, une dame m’a demandé si j’étais chrétienne, comme si le catholicisme n’était pas une part de notre identité à tous.  Une autre écrivait que ce n’était qu’un moment de mondanités avec tous les politicards mécréants français et le show-biz.

Peut-être suis-je bon public. Samedi, j’ai voulu voir une affirmation de la puissance française. Pas seulement à cause de la prouesse collective orchestrée par un État qui s’est dépêtré de son corset administratif. Ni parce que la paix en Ukraine a peut-être commencé ici. La dernière fois que 50 chefs d’État et de gouvernement ont été réunis ainsi, c’était à Paris, le 11 janvier 2015. Quand Paris est blessé, le monde entier souffre. C’est le soft power, la puissance de l’imaginaire qui fait que malgré la dette, la censure du gouvernement, l’insécurité, pour des milliards d’êtres humains, le nom « Paris » reste synonyme de beauté, liberté et grandeur.

Miracle politique : si je ne me trompe pas, on n’a pas entendu les Insoumis brailler, invectiver, insulter Macron et Trump ou parler d’atteintes à la laïcité.

Mais n’y a-t-il pas eu un mélange des genres politique et religieux?

Il ne faut pas parler de mélange, mais plutôt de hiérarchie ou de séparation. Le politique et le religieux existent ; ils doivent bien coexister. C’est l’Etat, propriétaire des lieux, qui remettait samedi les clefs de la cathédrale à l’Eglise attributaire. Le président de la République a parlé alors que la cathédrale n’avait pas été consacrée. C’est la République qui accueillait le gotha politique européen et américain. D’où la « Marseillaise » dans une église, ce qui n’est pas rien. La guerre est finie. César a gagné.

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Dimanche, c’est l’Etat qui était invité. J’y ai vu une démonstration de la force du catholicisme, quand l’Eglise cesse de se prendre pour une ONG et assume une forme de verticalité. La crosse de Mgr Ulrich, les oriflammes des paroisses étaient tendues vers le ciel, c’est un rituel qui peut sembler désuet pour certains mais qui nous inscrit dans la chaine des générations.

Bien sûr, ça ne changera rien. Notre feuilleton politique va reprendre, les suppressions d’emplois aussi. Et la liturgie cèdera sa place au tourisme de masse, Notre-Dame va malheureusement vite redevenir une étape entre Disneyland et Versailles…

Reste ce témoignage bâti par la foi et par la Raison. Dans un monde désenchanté, la renaissance de Notre-Dame de Paris représente une espérance, même pour les incroyants. Celle qu’il y a quelque chose de plus grand que nous, qui justifie notre passage sur Terre, que ce soit Dieu, l’Art ou la Révolution. C’est aussi une réponse à tous ceux qui croient que le pouvoir d’achat est l’essence de la vie humaine.

Cette chronique a d’abord été diffusée Sud Radio

Retrouvez Elisabeth Lévy dans la matinale de Jean-Jacques Bourdin

Ukraine, Moyen-Orient, Chine: ces défis qui attendent Marco Rubio

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Marco Rubio, ici photographié à Milwaukee en juillet, sera le Secrétaire d'Etat américain de Donald Trump début janvier © Anthony Behar/Sipa USA/SIPA

En nommant Marco Rubio Secrétaire d’État, Donald Trump entendait frapper fort. M. Rubio est un partisan inflexible d’Israël, et, en tant que fils d’immigrés cubains, il veut s’imposer face à un adversaire redoutable, la Chine, régime communiste. Ses déclarations sur Vladimir Poutine sont également de nature à rassurer ceux qui craignent que l’administration Trump soit trop favorable aux Russes.


Le 13 novembre, le président élu Donald Trump a nommé Marco Rubio au poste de Secrétaire d’État. Ce choix est une très bonne nouvelle pour la politique étrangère américaine, affaiblie par quatre années d’administration démocrate. Le sénateur de Floride et ancien candidat aux primaires du Parti républicain en 2016 est particulièrement connu pour son soutien indéfectible à l’état hébreu et sa fermeté face à la Russie de Vladimir Poutine et à la Chine communiste de Xi Jinping. Cette nomination envoie un message clair aux ennemis des démocraties et signe le retour de l’Amérique sur la scène internationale.

Marco Rubio, l’allié d’Israël

Le Républicain de 53 ans, vice-président de la commission du renseignement et membre de la commission des relations extérieures du Sénat s’est toujours démarqué des autres politiques américains pour son soutien inconditionnel à l’État hébreu.

Au cours de sa carrière, il s’est battu pour que Jerusalem soit reconnu comme la capitale d’Israël.

Lors d’un déplacement en Israël en 2013, le sénateur avait déclaré au président israélien de l’époque Shimon Peres que Jérusalem est « bien sûr la capitale de votre pays ».

En 2017, il a été à l’origine, avec deux autres sénateurs républicains (Ted Cruz et Dean Heller) d’une proposition de loi visant à transférer l’ambassade américaine à Jerusalem. Le Floridien a également fait preuve d’une grande solidarité avec l’unique démocratie du Moyen-Orient lors des massacres du 7 octobre 2023. Deux jours après ces attaques, il a déclaré qu’ « Israël n’a pas d’autre choix que de chercher à éradiquer complètement le Hamas ». Des propos clairs et sans ambiguïté, loin des positions des démocrates.

Par ailleurs, l’ancien candidat à la primaire des Républicains ne cherchera à faire des compromis ni avec le régime islamiste de Téhéran qu’il considère comme « terroriste » ni avec son principal proxy, le Hezbollah. Pour lui, l’élimination en septembre par les forces israéliennes de Nasrallah est « un service rendu à l’humanité ».

Un pragmatique pour mettre fin à la guerre en Ukraine

Le nouveau Secrétaire d’État sera aussi d’une aide précieuse pour aider le président Trump à mettre un terme au conflit opposant Kiev à Moscou depuis presque trois ans. Fermement opposé à Vladimir Poutine qu’il qualifiait, à raison de « gangster » et de « voyou » en 2015, il considère que la guerre ne peut et ne doit pas s’éterniser.

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Il a récemment déclaré que les États-Unis financent une « guerre dans l’impasse » et qu’ « il faut la mener à son terme, faute de quoi, l’Ukraine sera ramené 100 ans en arrière ». Par ailleurs, au mois de septembre sur la chaîne NBC, il disait espérer que « les Ukrainiens aient plus de poids que les Russes » au moment des négociations de paix. Des propos mettant un terme à la fable des démocrates voulant faire passer le président Trump pour un soutien du Kremlin…

Une intransigeance totale face à la Chine communiste

Nous pouvons également compter sur le sénateur de Floride pour ne jamais faiblir face à l’Empire du Milieu.

En tant que fils d’immigrés cubains, il saura s’imposer face à ce régime communiste qui représente un réel danger pour l’Amérique, mais aussi pour l’Occident. D’ailleurs, il a lui-même décrit l’Empire du Milieu comme « l’adversaire le plus important et le plus avancé auquel l’Amérique n’ait jamais été confrontée ». Une déclaration bienvenue et réaliste quand on connaît les ambitions impérialistes de Pékin, notamment sur Taïwan.

En tant que parlementaire, M. Rubio a également effectué un travail remarquable d’opposition à Pékin. Dans un article publié le 11 novembre, le New York Times rapportait qu’en 2020, Marco Rubio« a parrainé un projet de loi qui tentait d’empêcher l’importation de produits chinois fabriqués en recourant au travail forcé par la minorité ethnique ouïghoure de Chine » que « Joe Biden a promulgué un an plus tard ».

Plus récemment, en septembre, il a présenté une proposition de loi visant à empêcher Pékin d’échapper aux droits de douane américains. En somme, l’ancien candidat aux primaires du GOP est convaincu que l’Amérique ne peut pas se permettre de reculer face à des adversaires comme la Russie, la Chine ou l’Iran, et que la défense des valeurs américaines est essentielle pour maintenir la paix et la prospérité mondiales. Pour tous ceux qui croient en une Amérique et en un monde libre forts, la nomination de Marco Rubio est donc une victoire !

Pourquoi Sarah Knafo est-elle si peu invitée dans les médias publics?

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DR.

Quand la radio publique joue à « On n’invite pas ceux qui brillent trop », cela donne des débats politiques aussi variés qu’une pizza sans garniture !


Le 7 décembre, Sarah Knafo – députée européenne depuis avril 2024 – a été questionnée par Jean-Jacques Bourdin sur Sud Radio. Elle a été remarquable dans cet entretien, sur le plan de la forme, de l’argumentation, de la maîtrise de soi, en particulier quand elle a expliqué pourquoi, contrairement à Marine Le Pen et au Rassemblement national, elle n’aurait pas voté la motion de censure. On peut être tout à fait en désaccord avec elle, ce qu’elle pense et ce qu’elle représente, sans que soit justifiée la rareté de ses interventions dans les médias publics (France 5 et France Inter ne l’ont jamais sollicitée).

Ostracisme d’État !

J’ai choisi l’exemple de Sarah Knafo mais celle-ci est accompagnée par d’autres dans cet ostracisme que seules les campagnes officielles, avec leurs règles, battent en brèche. Éric Zemmour, Jordan Bardella, Philippe de Villiers et Michel Onfray par exemple, s’expriment et dialoguent ailleurs mais cette compensation ne rend pas moins insupportable, pour eux également, l’abstention des médias publics à leur égard. Irrigués pourtant avec l’argent du contribuable, ils opèrent des discriminations qui offensent une conception normale du pluralisme.

Je n’ai pas envie de discuter leur hiérarchisation des faits de société et le peu de place qu’ils octroient à des drames, à des délits et à des crimes pourtant révélateurs de l’état déplorable de la France mais aux antipodes de leur vision hémiplégique.

Le temps d’un billet, je vais me mettre à leur place et tenter de comprendre ce qui, de leur point de vue, légitimerait les exclusions qu’ils opèrent.

Il serait d’ailleurs possible de déborder le champ politique et social en appréhendant le registre culturel et littéraire. En s’étonnant, par exemple mais il y en aurait d’autres, du fait qu’un excellent écrivain français, styliste hors pair comme Thomas Morales, ne soit jamais convié chez Augustin Trapenard, Léa Salamé ou autres émissions du service public largement promotionnelles. Je n’ose croire que cette mise à l’écart puisse venir du fait qu’il écrive dans Causeur et exprime son amour de la province et sa nostalgie d’une France oubliée ou disparue !

Étrange passivité de l’Arcom sur l’absence de pluralisme du service public

Revenu dans la sphère où les partialités sont les plus criantes, quels seraient donc les ressorts interdisant aux médias publics d’accomplir leur mission ?

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Une approche totalitaire de celle-ci, leur confiant le droit de vie ou de mort sur les personnalités dignes d’être invitées ? Si cette tentation existe, elle ne sera jamais avouée ni assumée. Dans un débat qui avait fait beaucoup de bruit sur ce que devait être le journalisme, il m’était apparu que Frédéric Taddéï l’avait largement emporté sur Patrick Cohen. Les journalistes ont un rôle d’inclusion et non d’exclusion. Tant que la loi est respectée dans le débat.

Numéro 94 de « Causeur »

Ce n’est pas non plus le manque d’intelligence, de finesse et d’aptitude à l’oralité qui pourrait motiver le refus des médias publics à l’égard de certains: en effet Sarah Knafo et ceux que j’ai cités avec elle me semblent, au contraire, particulièrement briller dans ces dispositions. Au point que je m’interroge : ne donneraient-ils pas un complexe d’infériorité à ceux qui n’ont que la ressource de les récuser pour se croire meilleurs ?

Serait-ce alors que les médias publics se considéreraient comme personnellement offensés par l’affirmation de certaines convictions, par des opinions qui seraient contraires à leur propre corpus idéologique ? Si c’était le cas, ce serait grave.

D’une part, tout ce qui n’est pas interdit dans et par une démocratie est validé de ce fait même. D’autre part quelle légitimité supérieure auraient les médias publics pour s’arroger le droit de censurer ce qu’une part de la société a approuvé ? À quel titre pourraient-ils projeter de l’opprobre, de l’immoralité sur ce qui relève seulement de la contradiction politique et de la diversité républicaine ?

Les médias devraient s’honorer de leur obligation d’universalité au lieu de la nier. Sans parler de l’étrange passivité de l’instance de contrôle qui préfère s’en prendre aux excès du privé plutôt que sanctionner les offenses incontestables au pluralisme.

Quel que soit le regard porté sur toutes ces personnalités jamais agréées par le service public, elles manquent au débat politique et le condamnent à être inachevé, incomplet, mutilé. Une Sarah Knafo ou un Michel Onfray qu’on laisse délibérément de côté par un décret impérieux d’une humeur médiatique orientée, ne sont pas remplaçables ni interchangeables. Les citoyens, alors, en sont scandaleusement privés.

Qu’on me fasse la grâce de croire que ma révolte serait la même si étaient répudiées par principe des paroles et des intelligences antagonistes.

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Syrie: la chute d’Assad et l’émergence d’un nouveau désordre

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Des combattants de l'opposition syrienne célèbrent la chute du gouvernement syrien, à Damas, en Syrie, 8 décembre 2024 © Omar Sanadiki/AP/SIPA

Le régime de Bachar al-Assad est tombé en raison d’une offensive éclair menée par le mouvement HTS sous la direction d’Abu Mohammad al-Joulani, lequel a sapé les bases de la peur et de la corruption maintenant jusqu’alors la loyauté au régime, tout en rassurant les communautés minoritaires


Samedi soir, tandis que les chrétiens d’Occident célébraient la réouverture de Notre-Dame de Paris, un événement d’une ampleur historique bouleversait leurs frères d’Orient : la chute du régime de Bachar al-Assad. Ce séisme politique a plongé de nombreuses communautés syriennes dans l’angoisse. Leur inquiétude est légitime : avec la fuite d’Assad, c’est tout un système, fondé par le Baath et consolidé par Hafez el-Assad, qui s’effondre. Pendant plus d’un demi-siècle, ce régime a imposé un équilibre fragile mais efficace, garantissant sécurité et parfois prospérité à certaines des pièces complexes du puzzle ethnique et religieux syrien. Désormais, d’autres logiques vont modeler le destin des gagnants et des victimes de l’ancien régime.

Al-Joulani, le nouveau visage de la Syrie ?

La nouvelle force montante incarne un mélange d’islam politique sunnite et de nationalisme arabo-syrien. Les proportions exactes de ces ingrédients restent incertaines, mais le cocktail a désormais un visage : Ahmed Hussein al-Shar’a, alias Abu Mohammad al-Joulani. Syrien, islamiste et ancien jihadiste, il dirige une machine politico-militaire efficace et structurée, bien décidée à prendre la tête du nouvel État syrien. Son parcours inspire autant la crainte que l’assurance, tant il symbolise une rupture radicale avec l’ancien ordre.

Né en 1982 à Riyad, en Arabie saoudite, al-Joulani est d’origine syrienne, son père étant issu du Golan. En 1989, sa famille revient en Syrie, où il grandit à Damas, dans le quartier de Mezzeh. Son parcours bascule au début des années 2000, lorsqu’il s’engage dans des conflits internationaux. En 2003, après l’invasion américaine de l’Irak, il rejoint l’insurrection et grimpe rapidement dans les rangs d’Al-Qaïda en Irak (AQI), alors dirigé par Abu Musab al-Zarqawi. Capturé, il passe plus de cinq ans dans les prisons américaines d’Abu Ghraib et de Camp Bucca, véritables creusets idéologiques pour de nombreux leaders jihadistes, dont Abu Bakr al-Baghdadi.

En 2011, dans le contexte de la révolution syrienne, al-Joulani est envoyé par al-Baghdadi pour établir une branche d’Al-Qaïda en Syrie, Jabhat al-Nosra. Sous sa direction, le groupe s’impose rapidement comme une force majeure contre le régime d’Assad, grâce à des recrutements habiles et des attaques ciblées. Cependant, en 2013, al-Joulani refuse la fusion proposée par al-Baghdadi pour intégrer Jabhat al-Nosra à l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL, futur Daech). Cette rupture entraîne des affrontements violents entre les deux groupes, et al-Joulani choisit de prêter allégeance à Ayman al-Zawahiri, chef d’Al-Qaïda, pour préserver l’autonomie de Jabhat al-Nosra.

En 2016, al-Joulani annonce une rupture avec Al-Qaïda et rebaptise son groupe Jabhat Fatah al-Sham, puis Hayat Tahrir al-Cham (HTS) en 2017. Ce repositionnement stratégique vise à séduire les communautés locales et à s’éloigner du jihadisme mondial. Malgré cela, les États-Unis placent une prime de 10 millions de dollars sur sa tête.

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Contrairement à Daech, qui privilégiait la terreur brute, al-Joulani adopte une approche pragmatique et patiente, inspirée par Ayman al-Zawahiri. Sa stratégie repose sur l’intégration avec les populations locales et la construction d’institutions administratives à Idlib, où HTS perçoit des impôts, contrôle les douanes et exploite la filière lucrative du captagon. Cette flexibilité lui permet de naviguer entre des alliances fragiles et de maintenir son emprise sur une région diverse.

En 2023, al-Joulani intensifie ses efforts pour se présenter comme un leader nationaliste syrien, centrant son discours sur la reconstruction d’un État islamique syrien tout en se démarquant du jihadisme mondial. Lors d’un entretien marquant, il affirme que son combat est exclusivement syrien, consolidant son image de chef pragmatique avec une vision nationale.

Offensive éclair

Fin novembre 2024, HTS lance une offensive éclair qui, en 11 jours à peine, provoque l’effondrement du régime syrien. Israël, la Russie, l’Iran et même Assad lui-même sont pris de court. L’effondrement rapide de l’armée syrienne témoigne de la dissolution de la loyauté au sein des forces loyalistes. Al-Joulani aurait réussi à transmettre des messages clairs aux militaires et aux communautés minoritaires : il n’y aurait pas de représailles contre ceux qui se rendent, ni d’attaques contre les biens, familles ou croyances des civils. Ce discours a détruit le ciment de la peur et de la corruption qui maintenait l’alliance pro-Assad.

Abu Mohammad al-Joulani incarne une synthèse entre islamisme politique et nationalisme arabo-syrien, un modèle proche du « kémalisme islamique » d’Erdogan, alliant conservatisme religieux et pragmatisme économique. Contrairement aux visions ultralibérales de Dubaï ou aux excès de Daech, son projet s’appuie sur une modernité mesurée et un traditionalisme ancré et assumé. Plutôt Qatar ou l’Arabie saoudite que Dubaï.

Cependant, al-Joulani doit relever des défis titanesques. Maintenir une coalition hétéroclite après la guerre s’annonce difficile : les ambitions personnelles et divergences idéologiques, contenues durant le conflit contre Assad, pourraient resurgir. De plus, l’Iran et la Russie, grands perdants de cette transition, ne manqueront pas d’exercer des pressions pour préserver leurs intérêts stratégiques.

Enfin, al-Joulani devra gérer une Syrie en ruines, ayant perdu la moitié de sa population et profondément marquée par des divisions ethniques et confessionnelles envenimées par 14 ans de guerre civile. Sa capacité à transformer son succès militaire en un projet politique stable sera déterminante pour l’avenir de la Syrie post-Assad. Bien qu’il ait démontré une habileté certaine à fédérer contre un ennemi commun, la véritable épreuve commence maintenant : bâtir un consensus durable autour de son projet de société.

Écran total

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Margaux Cassan © Jean-Francois Paga/opale.photo

Dans Ultra violet, la philosophe Margaux Cassan révèle les dessous du bronzage. Et elle s’interroge : pourquoi certains continuent-ils de s’exposer au soleil alors que ses méfaits ne sont plus à prouver ?


Quel est le point commun entre Jacques Séguéla, Jean-Paul Enthoven, Jack Lang ou Thierry Ardisson ? Le bronzage ! Ils sont bronzés toute l’année, quand le commun des mortels affiche un teint de papier mâché. C’est l’histoire des bronzés, ou plus précisément celle de leur déclin que raconte la philosophe Margaux Cassan dans un essai passionnant sur notre rapport au hâle. Symbole de réussite dans les années 1980, le bronzage est aujourd’hui regardé avec circonspection. Rien de bien étonnant si l’on songe qu’entre 1980 et 2018, le nombre de cancers de la peau a été multiplié par trois. Des chiffres qui n’arrêtent pas ceux que l’auteure surnomme les « Rastignac du soleil ». Les grands, les communicants, les publicitaires et autres. Certains sont morts. « Ne restent alors que les vétérans, ivres de leur croisade contre le changement, insensibles aux alarmes sanitaires, écologiques, aux nouvelles modes. » En un mot, une espèce en voie de disparition, au même titre que les cétacés, les coraux et les chimpanzés. Parmi eux, une femme, 55 ans, les cheveux blonds peroxydés, bronzée 365 jours sur 365 : la mère de Margaux Cassan. Depuis toujours, elle passe sa vie à rechercher le soleil. Il est son Dieu, sa religion, celui pour qui elle ne rechigne pas à parcourir des milliers de kilomètres. Pour qui, aussi, elle n’a pas hésité à sacrifier sa fille, l’exposant à ses rayons, enfant, sans crème, ni chapeau, ni lunettes. Qu’on ne lui parle pas d’Icare qui, à trop s’approcher du soleil, a fini par se brûler les ailes. L’astre des astres est pour elle avant tout synonyme d’énergie. Et pourtant. Un jour, l’impensable se produit : cancer de la peau. Une personne sur cinq en aura un avant 75 ans. Elle rentre dans les statistiques. Une addiction au soleil dont sa fille nous précise qu’elle porte un nom : la tanorexie. Et qui, comme toutes les addictions, génère de l’euphorie, du bien-être et des drames. Dans L’Invention du bronzage (Flammarion, 2008), l’historien Pascal Ory rappelle que le hâle a longtemps été associé au travail dans les champs, et qu’il devient une signature bourgeoise à partir des années 1930. Coco Chanel fut l’une des premières à le populariser, estimant que, plus qu’une mode, il est « un levier d’affirmation. L’incarnation d’une nouvelle féminité. » Une assertion que la mère de l’auteure ne saurait récuser.

Mais que se joue-t-il vraiment sous le bronzage ? Et pourquoi certains continuent-ils de s’exposer alors que les méfaits du soleil ne sont plus à prouver ? C’est la question à laquelle répond avec brio Margaux Cassan, dans cette enquête philosophique qui embrasse tour à tour l’histoire, la sociologie, le religieux, la mythologie, et se double d’une réflexion sensible sur la relation entre une mère et sa fille.

Ultra violet, de Margaux Cassan, Grasset, 2024. 216 pages

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Eurydice 2016

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L'écrivain et enseignant français Olivier Liron © Wikimedia

Nous avons bien conscience de vous faire un joli cadeau avec l’évocation de ce livre d’Olivier Liron : nous assumons. C’est bientôt Noël


Élégiaque – Entre L’Écume des jours de Boris Vian (il en a l’humour parfois absurde – doux aussi) et Orphée et Eurydice, le ballet de Pina Bausch, Olivier Liron livre un premier roman grave et d’une térébrante poésie.

« On dit parfois que l’amour n’existe pas en soi ; il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Mais si on réfléchit un peu, c’est une énorme bêtise de penser ça, non ? Au contraire, il n’y a jamais de preuves. L’amour est impossible à prouver. Il n’y a pas de preuves d’amour. Il n’y a que l’amour. »

« La vie est une chose magnifique, mais il ne faut jamais la croire quand elle veut vous faire désespérer. On peut dire la même chose de la littérature »

On devrait établir une « Bibliothèque des premiers romans ». Ce serait passionnant – et éloquent aussi. Il y a souvent ce qui s’ensuivra, « en précipité », dans un premier roman. Pas toujours, mais c’est possible.

Danse d’atomes d’or d’Olivier Liron aurait sa place dans cette bibliothèque. Son roman, qui se souvient de la fantaisie d’un Toulet, vient de loin, porté par l’élan que procure la nécessité – une sommation… ou un poème.

Il commence comme un coup de foudre : une rencontre, entre O. et Loren. Il s’achève comme la vie : la mort. Entre-temps, Loren disparaît.

Et O, désespéré par une disparition subite, inopinée, inexpliquée, la cherche, et l’évoque : « Tu me le disais toujours en riant : notre époque n’est pas une grande époque pour les sentiments. J’aimerais inventer une histoire avec des sentiments ingénus et ailés pour te faire revenir d’entre les ombres. »

A lire aussi: Un lecteur plein de panache

« Je déteste les jeux de sociétés. / Tu n’aimes pas les jeux ? / Si, j’aime les jeux. C’est la société que je n’aime pas. »

Dans un autoportrait (fin du livre), Liron, 29 ans en 2016, évoque l’autobiographie : « Ce livre est une déclaration d’amour à la poésie qui nous permet de toujours survivre à tout, ou presque. C’est un roman sur les grands mystères de la vie : l’amour, le Coca-Cola et le périphérique de Caen. Bien sûr, c’est aussi un roman sur le tourbillon qu’est une passion amoureuse. C’est une histoire romantique parce que tout y est sincère, et romanesque, parce que tout y est vrai. Je mentirais si je disais que ce roman n’est pas autobiographique. Un jour, j’ai rencontré une femme dont je suis tombé passionnément amoureux. Je n’ai pas compris ce qui s’est passé ensuite. Voici l’histoire de cet amour ».

Pour avoir reconduit cette idée-clé (selon nous) de la porosité du romanesque et de la vie, Olivier Liron a grandement mérité de la République des Lettres. Gageons que celle-ci saura l’accueillir.

« La solitude n’est pas très intéressante à raconter, il me semble. J’abrège. Je ne m’attarde pas. Je veux croire simplement que le monde m’était étrange. J’étais étranger au monde. Est-ce que le mot étranger pourrait être un verbe, à l’instar d’étrangler ? Je m’étranges, tu m’étranges. Elle étrange. L’amour étrange. »

Olivier Liron Danse d’atomes d’orAlma éditeur 2016, puis Folio novembre 2024, 232 pages.

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Et toujours : Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi, Éditions de Paris-Max Chaleil, 2018 – à propos de 600 écrivains, femmes et hommes, de France ou d’ailleurs.

La révolution conservatrice accélère la déroute du macronisme

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© Brandon Bell/Pool via AP/Sipa

La révolution conservatrice est en marche. En France, les mouvements souverainistes précipitent l’enterrement du vieux monde macronien. Le gouvernement Barnier n’a pas passé l’hiver. La pensée automatique s’effondre, aspirée par le vide. C’est la revanche du réel.


Bonne nouvelle : la droite Hibernatus s’annonce révolutionnaire. La réaction conservatrice déboule enfin. Partie des États-Unis, elle promet d’être contagieuse chez les peuples soumis à la tyrannie mondialiste. Les Français, étouffés par l’État tentaculaire, ont l’occasion historique de se rebeller à leur tour, en amplifiant la première vague des gilets jaunes d’il y a six ans. À eux de se montrer inspirés pour ne pas calquer les outrances de Donald Trump. Reste que son élection haut la main, le 5 novembre, est libératrice : elle a abattu le mur de la pensée obligée, plus fruste que la personnalité du paria. Son succès est le résultat d’une insurrection des esprits, corsetés par trop d’interdits. Les dissidents des démocraties européennes laissent voir, par contraste, leur scandaleuse relégation. La traque du parquet de Paris contre Marine Le Pen en est un des symptômes. Le peuple américain a donné l’exemple, en envoyant paître la gauche, ses prêchi-prêcha, ses censeurs. La révolte de la classe moyenne, humiliée par les brutalités sociales d’un progressisme déraciné, ne fait que commencer. Les agriculteurs en colère ouvrent la marche, en brandissant le protectionnisme au nez des sans-frontièristes déphasés.

A lire aussi, Stéphane Germain: Dégraisser le mammouth? Non, le dépecer!

Depuis la victoire de Trump, les timides oubliés sont invités à rompre avec un système ploutocratique asséché. Ce dernier n’aura produit, face à l’indésirable, que la guignolade d’un « retour du fascisme » et les rires gras contre le « clown ». Or, une pensée réaliste et radicale, délivrée des dénis du politiquement correct, peut trouver dans la tornade trumpienne, au-delà de ses vulgarités d’estrade, l’opportunité de se développer dans la complexité et la sophistication du terrain. Comme le constate le géographe Christophe Guilluy (Le Figaro, 8 novembre) : « Aujourd’hui, pour la première fois dans l’histoire récente, l’opinion de la majorité ordinaire n’est plus façonnée ni par les médias ni par la sphère politique traditionnelle. Les gens n’écoutent plus les débats télévisés, ni les intellectuels, ni la presse. » Un cinquième pouvoir s’installe, pour le meilleur et pour le pire : celui des réseaux sociaux aux yeux grands ouverts.

La révolution conservatrice, enclenchée depuis des lustres, arrive à son aboutissement. En France, elle pousse les mouvements souverainistes, RN en tête, à précipiter l’enterrement du vieux monde macronien. Menacé par la censure parlementaire, le gouvernement Barnier n’est pas sûr de passer l’hiver. Rien ne dit non plus que le président pourra aller au bout de son mandat. Les premières victimes du grand basculement auront été les anciennes stars de l’audiovisuel qui, comme Christine Ockrent ou Anne Sinclair, se sont montrées incapables d’aborder le phénomène Trump autrement que dans l’outrance. Les clichés auront été resservis pour décrédibiliser un électorat républicain qualifié de sectaire, inculte, sous-développé, sexiste, suprémaciste. La morgue s’est étalée de part et d’autre de l’Atlantique, illustrant la semblable rupture entre les « élites » et les « ploucs ». À l’issue de la victoire de Trump, l’historienne américaine Joan W. Scott écrivait encore dans Libération (9 novembre) : « Toutes les branches du gouvernement sont désormais entre les mains de néofascistes ayant pour objet de démanteler ce qu’il reste de démocratie américaine. » À Washington DC, cocon de l’establishment, Kamala Harris a récolté 92,4 % des voix contre 6,7 % à son concurrent. Ce monde coupé du peuple multiethnique a fait son temps. La pensée automatique s’effondre, aspirée par le vide. Voici la revanche du réel.

Le moindre obstacle à la libre expression va devenir insupportable. Les procès en extrême droite, complotisme, populisme, poutinisme révèlent déjà la vacuité des arguments de l’intelligentsia, abrutie par ses cooptations incestueuses. La déroute de la gauche morale, qui appuyait le camp démocrate, signe la fin des faux gentils. La table rase viendra du nouveau président des États-Unis, sorti indemne des procédures judiciaires et de deux attentats. L’État profond américain et sa bureaucratie vont être dans le viseur de la Maison-Blanche. Le complexe militaro-industriel, faiseur de guerres profitables, et Big Pharma, faiseur de malades qui s’ignorent, vont subir les assauts du président et de Robert Kennedy Jr, nommé à la Santé. Ces bouleversements auront leurs effets sismiques sur le Vieux Continent. Et la promesse d’Elon Musk de libérer la parole sur les réseaux sociaux sera le défi lancé à la volonté des dirigeants de surveiller les opinions. Emmanuel Macron, monarque esseulé, apparaît de plus en plus comme un obstacle au réveil des peuples.

A lire aussi, André-Victor Robert: «En quoi consiste le mal français?»: le regard d’une économiste franco-britannique sur les tourments de notre pays

Rien n’est plus démocratique que la nouvelle vague qui se lève, en lien avec les citoyens désireux de reprendre la maîtrise de leur destin. L’aspiration des gens ordinaires à dire et penser sans entraves porte en elle la détestation des censures et des carcans dogmatiques prétendument émancipateurs. Les déconstructeurs et les wokistes, qui disaient libérer les esprits des stéréotypes, les ont asservis. Leur pente totalitaire explique en partie la défaite de Kamala Harris dans la totalité des sept États pivots. Les progressistes qui hurlent au retour des années 1930 ont raison, à en juger par la chasse aux juifs dans les rues d’Amsterdam et par l’antisémitisme qui s’affiche en France jusqu’au cœur de l’Assemblée nationale. Mais cette régression est portée par l’extrême gauche alliée à l’islam conquérant et non par la droite nationale. Si les juifs ne sont plus en sécurité, c’est à cause de la « société ouverte » qui a voulu abattre les murs et les frontières au nom de l’antiracisme, des droits de l’homme et de l’État de droit. Quand Trump annonce, le 6 novembre : « Je vais me battre pour vous avec chaque muscle de mon corps », il souligne par contraste que, même physiquement, l’homme politique français est devenu chétif.

Reste pour les Français à trouver l’incarnation du chamboulement. Or, 76 % des sondés sont « mécontents » de l’élection de Trump[1]. Sa personnalité éructante, ici, ne passe pas. Il est loisible d’y voir une société qui sait encore se tenir. Mais ce signe est trompeur, vu l’état sinistré du débat. Relire Cioran : « Seuls les monstres peuvent se permettre de voir les choses telles qu’elles sont. » Modérés s’abstenir.


[1] Sondage Le Figaro, 7 novembre.

Mon auberge espagnole

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Chico Bouchikhi publie "Chico – Sous les étoiles gitanes – Ma vie avec les Gypsies", Albin Michel © BALTEL/SIPA

En décembre, Monsieur Nostalgie brouille les lignes entre livres du passé et du présent, il part à la rencontre de Chico, un faux gitan et un vrai Gipsy, de Pierre Chany, le plus grand des journalistes cyclistes, et de Suarès, un condottière immobile né à Marseille en 1868…


Au commencement, il y eut Manitas. Sa Rolls, son concert complet au Carnegie Hall, ses cheveux filasses d’argent et son toucher de guitare qui mettait le feu aux parquets. Il passait à la télévision du temps de Denise Glaser et fit du « flamenco » un art populaire au-delà des caravanes enserrées et des aires poussiéreuses de Provence. Les Saintes-Maries avaient enfin trouvé leur barde de Camargue. Malgré le succès d’estime, aucun observateur de la scène musicale (producteurs, tourneurs, maisons de disque…) n’aurait pu imaginer la déferlante « Gipsy Kings » qui s’abattit dans les années 1980 sur les radios et réunit des milliers de personnes de La Cigale à Los Angeles, raflant les premières places du Top 50. Les « Gipsy » portèrent sur les fonts baptismaux cette musique insoumise, hors des murs académiques, et firent entrer la « feria gitane » dans la « World music ». Chico Bouchikhi, l’enfant d’Arles, le petit maghrébin qui traînait avec les gitans, ni vraiment musicien, ni vraiment chanteur, est assurément l’entremetteur de cette vague qui fait bouger naturellement les pieds et lever les mains. Elle est directement connectée au cerveau. Elle commande les membres et libère l’esprit. Sans Chico, à la manœuvre, infatigable promoteur des plages tropéziennes, sans sa foi inébranlable dans le talent inné de ses copains, le son des « Gipsy Kings » n’aurait pas retenti aussi loin et aussi puissamment dans les cœurs. On peut sourire à « Djobi Djoba » ou à « Bamboléo » et cependant, ne pas pouvoir résister à leur force mécanique d’entraînement. Cet automne dans les librairies, Chico se raconte dans Chico sous les étoiles gitanes chez Robert Laffont avec l’aide du journaliste Mathieu Perez. L’épopée des « Gipsy » est d’essence antique, des familles qui s’affrontent, des procès à rallonge, une appellation d’origine que tous veulent s’approprier, des drames et des pleurs mais aussi un feu sacré, une soif de vivre qui n’a pas été dévoyée par les affairistes du show-business. Comme si les tubes des « Gipsy » balayaient toutes les médiocrités de l’existence, étaient plus forts que la rancune et le chagrin. Aux premières notes, l’amertume se dissipe et on tape dans les mains ensemble, dans l’espoir que la nuit ne finisse jamais. Brigitte Bardot, visionnaire et insoumise, l’ami des débuts fut la première à croire en ce jeune homme opiniâtre et solaire.

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Enrico, Johnny et le grand Charles l’adoubèrent. Le charme de Chico fut l’une des clés du succès des « Gipsy ». Et pourtant, il eut son lot de malheurs comme l’assassinat de son frère à Lillehammer qui déclencha un incroyable imbroglio diplomatique. Plus tard, il devint même envoyé spécial pour la paix à l’Unesco. « Au fond, avec les Gipsy Kings, on a fait ce que les bluesmen ont fait : ils ont électrifié les guitares et ont inventé le rock’n roll. Avec les gitans, pareil : au début, on a joué de la rumba gitane, puis on a branché les guitares et ça a pris une autre dimension » écrit-il.

En cette fin d’année, je ne veux suivre aucune règle de lecture, ne pas classer et ostraciser mes goûts, mélanger livres parus dans l’actualité ou vieilleries féériques du siècle passé. Dans mon auberge espagnole, tous les échappés volontaires ont leur place. Je me souviens que l’année de création du groupe « Les Gipsy Kings », c’est-à-dire 1978, a été enregistrée un « Apostrophes » d’anthologie au sein de l’Amicale Cycliste Clermontoise. Pivot s’était déplacé en Auvergne dans le décor d’un bistrot et avait fédéré une équipe d’écrivains d’inspiration vinique et vélocipédique. Il y avait ce soir-là, Conchon, le régional de l’étape, Fallet le Bourbonnais dissident, Nucéra le Niçois tout à la gloire du roi René Vietto, Jean-Edern Hallier sans son chien d’emprunt à 30 Millions d’amis, Antoine Blondin en sueur, de grosses gouttes perlaient sur son visage, et Pierre Chany, regard bleu vif, le journaliste de L’Équipe, spécialiste du Tour de France. On a oublié Chany, suiveur passionné de la grande boucle et plume agile de la presse écrite sportive. « Je ne me suis jamais relu une fois sans être content » disait-il, après chaque papier tapé à la machine dans le tourbillon d’une fin d’étape. Une telle humilité devrait nous inspirer. Il avait été résistant et avait comme simple et haute ambition de « vivre droit ». On oublie aussi qu’il écrivit un beau roman Une longue échappée à La Table Ronde qui fit jaillir un aphorisme à son camarade Blondin : « Trois voix au Prix Interallié. Chany est le Poulidor des prix ». Il faut lire son roman sorti en 1971 qui contient tant de belles phrases : « Ce provincial avait choisi de naviguer seul, à l’écart des courants tumultueux, redoutables aux voyageurs de son espèce ». Et dont l’incipit reprenait les paroles de Georges Brassens : « Les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ». De Chico au vélo, je pousse mon bazar de décembre chez Suarès (1868 -1948). André Gide affirmait que « nos arrière-neveux s’étonneront du silence que notre époque a su garder ou faire autour de Suarès ». Alors, lisons Suarès, le normalien provençal, surtout au début de l’hiver, notamment quelques portraits et chroniques rassemblés dans Ce monde doux amer aux éditions Le Temps Singulier en 1980. L’éloge de la grandeur de Villon est un chef-d’œuvre de concision. Suarès le considérait comme « plus libre et bien meilleur » que Dante : « Il est puissant dans le deuil hardi et plus encore dans sa plainte ».


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Notre-Dame avec Barthes et Malraux

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© Francois Mori/AP/SIPA

Ce week-end, à Paris, Notre-Dame vole la vedette à la Tour Eiffel. Au lieu d’écouter les chroniqueurs de la télé bavasser, relisons plutôt Barthes, Hugo, Michelet, Malraux…


Il est heureux, et plus qu’heureux, que Notre-Dame de Paris soit enfin restaurée et réouverte. Les différents corps de métier, après le travail harassant des pompiers qui ont réussi in extremis à circonscrire l’incendie, ont montré que, tant que luttent les hommes, rien n’est perdu. Aussi ces centaines d’artisans s’inscrivent-ils symboliquement de manière exemplaire dans l’histoire d’un pays qui a failli plusieurs fois disparaître.

A côté de cette entreprise titanesque gouvernée par un sens du devoir que confortait la fierté de participer à un chantier hors du commun, les querelles relatives au mobilier, à la flèche, aux vitraux, aux discours à venir, au respect des préséances sont plus que dérisoires. Leur publicité fut même déplacée. On préfèrerait entendre ces hommes et ces femmes qui ont œuvré dans l’anonymat, voir leurs visages et leurs mains. On y pressent plus d’expérience, plus de maîtrise, plus d’inquiétude aussi que chez ces commentateurs qui égrènent des poncifs sur la foi, son renouveau, le besoin de spiritualité, sur l’unité d’un pays qui après avoir communié dans un même effroi communierait désormais dans un même émerveillement.

Les visiteurs lèvent ensemble les yeux vers ces voûtes gothiques et leurs somptueuses rosaces comme on les lève vers le bouquet final d’un feu d’artifice, et les journalistes de télévision passent sans difficulté de la cérémonie des Jeux olympiques à celle de la réouverture de Notre-Dame comme Patrick Sébastien passait d’une table à une autre dans Le Plus Grand Cabaret du monde. On souhaiterait autre chose : une justesse qui dissuaderait le bavardage, ferait honte à son emphase, serait le fruit d’un vrai travail.

Notre-Dame et la Tour Eiffel

Notre-Dame de Paris est-elle aussi célèbre dans le monde que la Tour Eiffel ? Il n’est pas inintéressant de lire ce que Roland Barthes écrivait : « Cocteau disait de la Tour qu’elle était la Notre-Dame de la rive gauche ; bien que la cathédrale de Paris  ne soit pas le plus haut de ses monuments (les Invalides, le Panthéon, le Sacré-Cœur sont plus élevés), elle forme avec la Tour un couple symbolique, reconnu, si l’on peut dire, par le folklore touristique, qui réduit volontiers Paris à sa Tour et à sa cathédrale : symbole articulé sur l’opposition du passé (le Moyen Age figure toujours un temps épais) et du présent, de la pierre, vieille comme le monde, et du métal, signe de modernité. »

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En relisant ce texte somptueux, hélas peu connu ! que Barthes consacra en 1964 à la Tour, on se prend à rêver d’un texte qui traiterait de la cathédrale Notre-Dame avec la même finesse, la même sensibilité, en déplierait la richesse esthétique, historique, religieuse, publicitaire également. En 1970, deux ans après l’inauguration de la voie express rive droite, l’affichiste Savignac la représenta avec deux mains sortant de ses tours comme celles d’une noyée que le flot noir des voitures emportait.

Ce que Barthes écrit de la Tour nous revient en mémoire pour accompagner notre regard lorsque celui-ci se laisse guider par l’élancement des piliers de nos cathédrales, « ces larges troncs au faîte desquels les gerbes de nervures, selon Victor Hugo, se croisent ainsi que des branchages chargés de ténèbres ». Il faudra demain en atténuer les éclairages.

« La Tour, poursuit Barthes, est d’abord le symbole de l’ascension, de toute ascension ; elle accomplit une sorte d’idée de la hauteur en soi. Aucun monument, aucun édifice, aucun lieu naturel n’est aussi mince et aussi haut ; en elle la largeur est annulée, toute la matière s’absorbe dans un effort de hauteur. On sait combien ces catégories simples, cataloguées déjà par Héraclite, ont d’importance pour l’imagination humaine, qui peut y consommer à la fois une sensation et un concept ; on sait aussi, notamment depuis les analyses de Bachelard, combien cette imagination ascensionnelle est euphorique, combien elle aide l’homme à vivre, à rêver, en s’associant en lui à l’image de la plus heureuse des grandes fonctions physiologiques, la respiration. » Certaines religions lointaines ont intégré cette « grande fonction » dans leurs exercices de méditation et, chez nous, le chant liturgique n’est sans doute pas étranger à cette paix vers laquelle les croyants sont invités à aller par l’officiant.

La caution d’une grande écriture poétique

« Visiter la Tour, continue Barthes, c’est se mettre au balcon pour percevoir, comprendre et savourer une certaine essence de Paris (…). La Tour matérialise une imagination qui a eu sa première expression dans la littérature (c’est souvent la fonction des grands livres que d’accomplir à l’avance ce que la technique ne fera qu’exécuter). Le XIXème siècle, une cinquantaine d’années avant la Tour, a produit en effet deux œuvres où le fantasme (peut-être très vieux) de la vision panoramique a reçu la caution d’une grande écriture poétique : ce sont, d’une part le chapitre de Notre-Dame de Paris consacré à Paris vu à vol d’oiseau, et d’autre part le Tableau de la Francede Michelet. Or ce qu’il y a d’admirable dans ces deux grandes vues cavalières, l’une de Paris, l’autre de la France, c’est que Hugo et Michelet ont très bien compris qu’au merveilleux allègement de l’altitude, la vision panoramique ajoutait un pouvoir incomparable d’intellection: le vol d’oiseau, que tout visiteur de la Tour peut prendre un instant à son compte, donne le monde à lire, et non seulement à percevoir. »

Certaines remarques nous entraînent, à l’insu de leur auteur, dans une rêverie théologique sur Notre-Dame si nous levons un instant les yeux de la page : « En fait la Tour n’est rien, elle accomplit une sorte de degré zéro du monument ; elle ne participe à aucun sacré, même pas à l’Art ; on ne peut visiter la Tour comme un musée : il n’y a rien à voir dans la Tour. Ce monument vide reçoit pourtant chaque année deux fois plus de visiteurs que le musée du Louvre et sensiblement davantage que le plus grand cinéma de Paris. »

Jamais le néant n’a été si sûr

Pour chacun, toute église participe nécessairement à un sacré. Or Barthes, dans un texte sur la peinture hollandaise du XVIIème siècle, s’est attaché à un peintre que l’on connaît peu et qui nous met imperceptiblement sur une autre voie : « Il y a dans les musées de Hollande un petit peintre qui mériterait peut-être la renommée littéraire de Vermeer de Delft. Saenredam n’a peint ni des visages ni des objets, mais surtout l’intérieur d’églises vides, réduites au velouté beige et inoffensif d’une glace à la noisette. Ces églises, où l’on ne voit que des pans de bois et de chaux, sont dépeuplés sans recours, et cette négation-là va autrement loin que la dévastation des idoles. Jamais le néant n’a été si sûr. »

Le « rien » de la Tour Eiffel, le « néant » des églises de Saenredam. En face, les « branchages chargés de ténèbres » de la cathédrale gothique. Autant de sentiments singuliers et incomparables qui se disputent contradictoirement le cœur de l’homme sans que cette contradiction puisse être résolue, sur un mode hégélien, dans une totalité qui en serait leur vérité commune.

Une histoire mouvante du sentiment chrétien

Il y a exactement soixante-dix ans, en novembre 1954, sortait le troisième et dernier tome du Musée imaginaire de la sculpture mondiale d’André Malraux, Le monde chrétien. Sur la jaquette, de la taille d’une vignette, le visage de la Vierge. Il s’agit d’un détail de La présentation au temple (XIIIème siècle) qui se trouve au portail du croisillon nord du transept de Notre-Dame de Paris. L’ouvrage se compose d’une introduction d’une soixantaine de pages et d’un ensemble de 340 reproductions parmi lesquelles l’on retrouve en sa totalité cette Présentation au temple.

Le texte a été repris dans le tome IV de la Pléiade paru en 2004. Si l’éditeur y a reproduit les oeuvres qui jalonnent l’introduction, il n’a pas cru hélas, important d’y ajouter la somptueuse documentation iconographique. C’est sans doute là un contresens car « le musée imaginaire, écrit Malraux, ne rassemble pas les figures qui content l’Histoire Sainte, mais les formes inventéespar les artistes chrétiens. » Il nous révèle que « toute forme significative se crée par un conflit avec une autre et non par la fixation d’un spectacle ». Parcourir cette succession de formes qui sont des ruptures avec celles qui les précèdent, des inventions conquises sur elles, c’est parcourir une histoire mouvante du sentiment chrétien qui n’est identique à lui-même que si l’on fait abstraction des créations des sculpteurs pour n’avoir présent à l’esprit que les figures (sans formes) d’un récit immobile traversant les siècles.

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La seule humanité où put se reconnaître Dieu

Le texte de Malraux est difficile parce qu’il est difficile de suivre de Byzance à Chartres, la profusion d’images dans lesquelles se modifient les rapports de l’homme au Christ et au monde. « Avec lui [Saint-Louis] s’éteindra la passion des cathédrales, la prédication qui couvrit la chrétienté depuis la construction de Moissac jusqu’à l’abandon des chantiers de Reims, depuis Compostelle jusqu’aux portes de Novgorod. L’homme aura tiré de la pierre la seule humanité où put se reconnaître le Dieu qu’il arrachait à la nuit [byzantine, orientale, où le sacré est séparation d’avec l’homme]. Les petites mains jointes de la candeur bourguignonne auront relevé la chrétienté prosternée [celle de l’orient] ; le peuple des huit mille figures de Chartres aura crié la gloire du Christ à tous les moineaux des champs beaucerons ; la nef de la cathédrale sera devenue le cœur du monde, parce que la cathédrale en sera devenue le miroir. » Certains défendent à juste titre le droit à la continuité historique de notre pays, de notre civilisation. Encore faudrait-il comprendre que cette continuité ne peut être celle de la répétition du même. Elle est une incessante métamorphose, parce que le temps est par essence créateur d’imprévisibles nouveautés.

Entre les tours

L’année 2024 est encore un autre anniversaire. En 1974, le 7 août, Philippe Petit, sans aucune autorisation, se promenait au petit matin entre les deux tours du World Trade Center à plus de 400 mètres de hauteur. Puisque les Américains ont contribué avec 62 millions de dollars à la restauration de la cathédrale, que le futur président Donald Trump, qui sera présent à la cérémonie de réouverture, ait une pensée pour ce funambule qui avait préparé son incroyable traversée new-yorkaise, trois ans plus tôt, tout aussi clandestinement, entre les tours de Notre-Dame.