À bientôt 80 ans, « La tribune des critiques de disques » est la doyenne des émissions de Radio France. Chaque dimanche après-midi sur France Musique, critiques et musiciens animés par un idéal de beauté débattent interprétation et direction d’orchestre. Le public en redemande.
La France peut se prévaloir de certaines institutions sacrées sans lesquelles notre vie quotidienne serait insupportable. Parmi ces trésors nationaux, citons la Sécurité sociale, l’hôpital public et… France Musique ! Le soin du corps et le soin de l’âme. On n’en dira pas autant, hélas, de France Culture (devenue un clone de France Inter) dont on écoutait pourtant religieusement, à l’heure du déjeuner, le « Panorama » animé par Jacques Duchateau et Michel Bydlowski (qui en février 1998 se jeta par la fenêtre de son bureau de la Maison ronde après que la direction eut décidé de mettre fin à son émission jugée « trop élitiste »).
Un désert de culture
En 1987, le philosophe américain Allan Bloom publiait un livre prophétique (vendu à un million d’exemplaires) : L’Âme désarmée : essai sur le déclin de la culture générale (réédité aux Belles Lettres en 2019). Ce disciple de Leo Strauss décrivait comment les étudiants américains s’étaient peu à peu détournés de la grande culture classique européenne (Shakespeare et Beethoven) au profit de l’idéologie narcissique du développement personnel, se privant ainsi des armes essentielles qui leur auraient permis de résister à la barbarie de la société de consommation basée sur le pur affect. Quarante ans après, on ne peut que faire le même constat chez nous, tant paraît lointaine cette France où Delacroix et Berlioz ornaient nos billets de banque tandis que les classes populaires regardaient avec respect, à la télé, les « Dossiers de l’écran » (1967-1991) et « Alain Decaux raconte » (1969-1987).
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Dans ce désert, France Musique est une oasis culturelle où l’on vient s’abreuver, un petit Collège de France accessible à tous, chaque animateur possédant une voix, une diction, une personnalité, un talent de conteur qui tranchent avec le phrasé monocorde et blasé de la plupart des autres journalistes dont le discours est plus que jamais contaminé par les horripilants tics de langage à la mode (comme ce « du coup » à chaque phrase pour combler le vide de la pensée).
À côté de Bach et de Debussy, le jazz, le rock, la pop, la variété, la musique de film, les musiques du monde, la comédie musicale et les créations contemporaines sont très largement défendus avec une érudition toujours mise au service du plaisir.
La tribune des critiques de disques
Et puis… il y a l’émission phare du dimanche après-midi que tous les mélomanes adorent « détester » depuis des lustres en buvant leur thé de Chine : « La tribune des critiques de disques » ! Créée en 1946 sous le nom de « Club des amateurs de disques », c’est la doyenne de Radio France (« Le masque et la plume » datant de 1955) et un vrai hymne au disque qui demeure une invention géniale : Le Chant de la Terre de Mahler par Bruno Walter et Kathleen Ferrier, Le clavier bien tempéré de Bach par Glenn Gould ou Kind of Blue de Miles Davis (enregistré en une seule prise) sont des œuvres d’art à part entière qui ont accompagné des millions de vies au même titre que les tableaux de Monet ou les romans de Stefan Zweig.
Au lendemain de la guerre, donc, voici un groupe de poètes animés par un idéal de beauté et pour qui la radio doit faire entrer la grande littérature et la grande musique dans les foyers des Français les plus modestes. Née en 1944, la Radiodiffusion française regroupe alors des gens comme Pierre Tchernia, Michel Bouquet, Raymond Queneau, Francis Ponge, Jean Tardieu, Boris Vian et un certain Armand Panigel qui voue une passion aux disques. C’est sous son impulsion que l’émission est créée, le principe étant de réunir les meilleurs critiques musicaux de l’époque et de les faire réagir à des écoutes de disques, en direct. Les discussions sont totalement improvisées, chacun donnant son avis dans un nuage de fumée de cigarettes et de pipes. Très vite, le succès est fulgurant, d’autant plus que naît au même moment l’âge d’or du disque vinyle (porté par les grandes stars françaises de l’époque comme Samson François, Jean-Pierre Rampal, Alexandre Lagoya et Maurice André qui vendent des millions d’albums) et qu’apparaissent ensuite simultanément la hi-fi, la stéréophonie et la modulation de fréquence pour un confort d’écoute optimale. Les joutes verbales passionnées entre les critiques musicaux (Jacques Bourgeois, Antoine Goléa, Jean Roy et Armand Panigel) deviennent célèbres pour leurs excès : « Tout ça est très bien mais c’est au fond une situation tragique : comment un criminel pareil peut-il arriver à être Leonard Bernstein ? » (Antoine Goléa)…
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Ces empoignades vont d’ailleurs inspirer à Jean Yanne un sketch fameux (deux routiers s’engueulant dans leur camion au sujet des quatuors de Beethoven) et poussent Peter Ustinov à parodier l’émission en imitant les voix de tous les critiques : « — Moi, je l’aime sans l’admirer. — Moi, je l’admire sans l’aimer. — C’est très mal fait, c’est mal calculé, et c’est beaucoup trop lent ! »
Depuis 2014, « La tribune des critiques de disques », animée avec enthousiasme par le musicologue et ancien directeur de Classica, Jérémie Rousseau, est suivie par 350 000 auditeurs tous les dimanches. L’écoute des disques à l’aveugle demeure la règle (comme on goûte des vins sans voir l’étiquette), mais les débats entre invités se font à fleuret moucheté, comme si les critiques d’aujourd’hui tendaient à choisir des versions consensuelles au détriment de versions plus radicales. On se surprend ainsi à parfois regretter la passion qui caractérisait l’émission quand certains ténors de la critique musicale (comme Patrick Szersnovicz, surnommé « Tchernobyl ») défendaient de façon volcanique leur version préférée. Avec sa chaude voix de baryton, Jérémie Rousseau a imprimé sa marque à la « Tribune » en invitant des musiciens et des chefs d’orchestre capables d’apporter au débat une vision plus pragmatique des chefs-d’œuvre. Grâce à lui, on a aussi pu découvrir ces dernières années des talents vivants prodigieux comme le pianiste coréen Yunchan Lim, incroyable dans les Études d’exécution transcendante de Liszt et auprès de qui Daniil Trifonov lui-même semble jouer comme un petit garçon bien sage… À l’approche de ses 80 ans, on ne peut que souhaiter longue vie à « La tribune des critiques de disques » !