À Dijon, l’ouverture du magasin éphémère de la marque chinoise Shein a provoqué un tollé plus brûlant encore qu’un pot de moutarde oublié au soleil… Les lobbyistes de la marque, comme Christophe Castaner, assurent « défendre la mode pour tous ».
Nous sommes le 26 juin et il y a énormément de monde dans cette petite rue commerçante du centre-ville de Dijon. Cela m’intrigue. Les Dijonnais auraient-ils un regain d’intérêt pour les soldes d’été débutés la veille ?
J’apprends hélas, quelques minutes plus tard, que ce qui déplace les foules ce matin de juin n’est autre que l’ouverture du pop-up store du géant chinois Shein qui continue de déployer son concept de magasin éphémère dans les centres-villes des métropoles françaises. Après Paris en 2023, Marseille fin 2024, c’est donc dans la capitale bourguignonne que Shein vient de poser ses valises. L’entreprise n’y restera qu’une dizaine de jours mais sa présence suffit à déclencher une virulente polémique.
La moutarde nous monte au nez
Une association locale de consommateurs (CLCV 21) dénonce dans un communiqué de presse un modèle économique « incompatible avec les enjeux actuels de consommation responsable, de respects des droits humains et de préservation de l’environnement ». La vitrine a été vandalisée avant même l’ouverture du magasin et les médias locaux se pressent pour recueillir avis et témoignages, qu’ils émanent d’adeptes ou bien de détracteurs. En tant que commerçante, je préfère éviter de condamner trop rapidement un phénomène capable de générer du trafic en centre-ville et donc du potentiel flux dans les commerces même si, pour ma part, j’ai toujours détesté ces produits à bas coût et de piètre qualité. Après tout, les Français sont libres de dépenser leur argent comme ils l’entendent pourvu que le cadre légal soit respecté. Malheureusement, c’est précisément là que le bât blesse.
Quentin Ruffat, porte-parole de Shein France, répondant à ses détracteurs dijonnais, a déclaré que « le problème avec la morale, c’est que c’est toujours celle des autres ». Mais est-ce vraiment la morale qui est en cause ? Le 29 avril dernier, la ministre chargée des Comptes publics Amélie de Montchalin, a dévoilé des chiffres alarmants : 94 % des produits contrôlés en provenance des plateformes chinoises Shein et Temu ne sont pas conformes aux normes françaises. 66 % d’entre eux seraient même dangereux pour les consommateurs. Est-ce une question de morale ou bien de santé publique ? En tout cas, il ne fait aucun doute que si un commerçant français proposait à la vente de tels articles, la répression des fraudes aurait tôt fait de le sanctionner, à juste titre, d’une fermeture administrative à effet immédiat.
Dans une enquête publiée en mai 2025[1], la commission européenne pointe également du doigt les pratiques frauduleuses de l’enseigne : faux rabais et informations mensongères. Ce travail fait écho à celui de Bercy qui, un mois plus tôt, dévoilait un plan d’action[2] visant à lutter contre la concurrence déloyale du e-commerce international et plus particulièrement des plateformes chinoises. Le 10 juin, le Sénat adopte une loi pour tenter de freiner leur essor en proposant notamment une taxe supplémentaire sur certains produits importés à fort impact environnemental et une interdiction de publicité.
Le roi du commerce
Comment une entreprise affichant un tel palmarès dans la controverse et l’illégalité peut-elle, en toute impunité, ouvrir un pas-de-porte, fût-il éphémère, en France ? Malheureusement, dans une actualité économique mondiale toujours plus rapide, la lenteur de la législation et de la bureaucratie, française ou européenne, rend celles-ci quasiment impuissantes. Depuis 2023, la Commission européenne envisage de supprimer l’exemption de droits de douane pour les petits colis d’une valeur inférieure à 150 € expédiés depuis un pays tiers directement chez le consommateur. Cela concerne tout de même 1,5 milliard de colis expédiés depuis la Chine vers la France l’an passé. Ce cadeau fiscal complètement injustifié, sur lequel repose une grande partie de l’avantage concurrentiel de Shein, était également en vigueur aux États-Unis mais a été supprimé par Donald Trump en l’espace de quelques minutes, le temps pour lui de signer un décret à ce sujet. En Europe, leur suppression ne devrait être effective qu’en 2028 alors qu’il devient d’autant plus urgent d’agir et que Shein et Temu, privés du marché américain, concentrent désormais leurs budgets publicitaires sur l’Europe. Ceux-ci ont déjà augmenté de plus de 30 % en France depuis le mois de mai.
À quoi sert de mettre en place tout un arsenal législatif pour combattre un modèle économique qui risque fort d’être déjà obsolète quand celui-ci sera enfin effectif ? En effet, dans le monde du e-commerce mondial, une nouvelle machine de guerre est en train d’émerger. Déjà surnommé le« social shopping », ce nouveau modèle économique, incarné notamment par Tik Tok Shop, donne la possibilité aux consommateurs de faire des achats sans même quitter l’application d’un réseau social.
Oui, l’ultra fast-fashion est peut-être déjà en déclin et son modèle économique aussi éphémère et jetable que les articles qu’elle propose. Cela n’empêche pas les plateformes chinoises de gagner du temps en défendant coûte que coûte leurs intérêts, notamment par le biais d’un lobbying puissant. Début 2025, Shein se paye notamment les services de Christophe Castaner, ancien ministre de l’Intérieur d’Emmanuel Macron et ancien député socialiste, qu’elle nomme responsable RSE et dont le discours bien rodé consiste à brandir le pouvoir d’achat en berne des Français pour légitimer l’existence de l’ultra fast-fashion, prétendant « défendre la mode pour tous ». En réalité, il s’agit d’une contre-vérité. Le modèle économique de l’ultra fast-fashion participe à la destruction d’emplois et du savoir-faire textile et donc à l’appauvrissement de la France. Le commerce français n’a, quant à lui, aucun moyen de lutter contre une entreprise qui, contrairement à lui, n’est pas écrasée par des taxes, normes et réglementations qu’elle contourne aisément.
Si les entreprises comme Shein ne sont évidemment pas les seules responsables des difficultés de l’industrie textile et du commerce en France, il est en revanche évident qu’elles donnent un coup de grâce à un secteur déjà grandement fragilisé. Shein est devenue l’enseigne de mode où les Français ont le plus dépensé en 2024[3] avec notamment un bond de 58 % entre 2023 et 2024. Contrairement à ce que prétend M. Castaner, il existe en réalité d’autres moyens de « démocratiser la mode ». Les enseignes de mode à petit prix existent en France depuis des décennies. La qualité ou l’impact environnemental de leurs articles de mode ne sont peut-être pas meilleurs que ceux des articles vendus sur les plateformes chinoises mais, contrairement à Shein, ces enseignes créent des emplois durables et s’acquittent de leurs impôts. Elles contribuent ainsi à la prospérité économique de notre pays et au financement de son modèle social. Il s’agit de ne pas mélanger les torchons et les serviettes, fussent-ils produits dans les mêmes usines chinoises.
Finalement, que reste-t-il de la morale lorsqu’une entreprise crée de la pauvreté en prétendant la combattre ?
[1] https://www.economie.gouv.fr/actualites/shein-une-action-europeenne-engagee-contre-la-plateforme-de-e-commerce#
[2] https://www.economie.gouv.fr/actualites/un-plan-daction-pour-la-regulation-et-la-securite-du-e-commerce
[3] https://fashionunited.fr/actualite/mode/en-2024-shein-devient-lenseigne-de-mode-ou-les-francais-ont-le-plus-depense-etude/2025012837072