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Concours Chopin: déroute européenne, raz de marée asiatique

Notre journaliste au XIXe Concours international de piano Frédéric Chopin à Varsovie


Concours Chopin: déroute européenne, raz de marée asiatique
L'Américain Eric Lu, premier prix © Wojciech Grzedzinski

En 2025, dans la ville où a grandi Chopin, les pianistes venus d’Asie raflent la plupart des prix ! Reportage


Neuf pianistes d’origine asiatique parmi les treize jeunes artistes distingués lors du XIXe Concours international Frédéric Chopin de 2025 (Miedzynarodowe Konkurs pianistyczny im. Fryderik Chopin). Et sept au sein des dix lauréats ayant joué lors de la soirée de gala clôturant la manifestation  officielle au Grand Théâtre de Varsovie et reprise le lendemain dans la salle de concert de la Philharmonie, toute pavoisée des drapeaux des nations d’où sont accourus les jeunes concurrents.

Parmi eux, trois Polonais certes, Piotr Alexewicz, Adam Kaldunski et Yehuda Prokopowicz. Un Géorgien, David Khirikuli. Deux Américains encore, Eric Lu et William Yang, ainsi qu’un Canadien, Kevin Chen, mais tous trois Chinois d’origine. Un Malaisien, Vincent Ong, lui aussi d’ascendance chinoise. Deux Japonaises, Shiori Kuwahara et Miyu Shindo. Et deux jeunes filles de l’Empire du Milieu, Tianyao Lyu (17 ans, adulée par le public) et Zitong Wang, ainsi que leur compatriote Tianyou Li.

Et c’est Eric Lu qui aura remporté le premier prix de ce XIXe Concours Frédéric Chopin.

Dans les méandres du génie

Pour ceux qui s’alarment légitimement devant le déclin de l’Europe,  les résultats de cette manifestation quinquennale apportent de très sérieux éléments d’inquiétude.

On peut, on doit s’émerveiller devant cette virtuosité, cette habilité, cette intelligence et cette sensibilité que déploient aujourd’hui tant de jeunes pianistes venus d’Asie et à qui on ne peut plus reprocher, comme ce fut le cas naguère, un jeu parfait, mais mécanique, mais sans âme.  Ils ont assimilé à merveille, sinon l’esprit romantique de la Vieille Europe, car ils ne sont pas toujours aussi convaincants avec d’autres grandes figures du Romantisme, du moins l’essence même de la musique de Frédéric Chopin. Ils se sont glissés dans les méandres du génie si particulier du Polonais avec une souplesse, un extraordinaire don d’imitation qui tiennent du miracle. Ils se sont fondus, avec sans doute l’émerveillement que génère la découverte  d’un nouveau continent et ce sourd besoin d’égaler, voire de surpasser les Occidentaux, dans cette musique si intimement liée à notre psyché d’Européens. A tel point que leur esprit semble s’être rompu à un mode de pensée, à une conception de l’art qui n’étaient certainement pas ceux de leurs cultures d’origine.

Les Chinois dans les universités polonaises

Il est vrai que tous ces jeunes pianistes venus pour la plupart de Chine, mais aussi du Japon, de Corée, sont désormais formés en Europe. Issus, dit-on, de familles aisées, sinon fortunées, ils se sont inscrits à grand frais dans les meilleures écoles de musique de Pologne, promues universités musicales, comme celles de Varsovie, de Cracovie ou désormais celle de Bydgoszcz. On leur fait payer au prix fort leur formation au cœur même du pays de Chopin. Et comme dans le monde de l’industrie, des sciences et du commerce, ils y apportent un acharnement au travail, une nécessité d’excellence, une rage de vaincre qu’on ne rencontre peut-être plus guère chez les  Européens.   

On peut tout aussi bien s’émerveiller de l’universalité de la musique de Frédéric Chopin, de cet homme mort de phtisie à 39 ans, qui apparaît comme étant le plus parfait emblème de la Pologne, et aussi de cette France qui fut sa seconde patrie, mais de qui le génie permet de s’adresser aux âmes du monde entier.

Photo: Wojciech Grzedzinski

Depuis le Vietnamien Dang Thaï Son…

Que faut-il en revanche penser de la déroute des Européens qui naguère encore dominaient l’univers du piano ? Russes et Polonais raflaient alors quasi exclusivement tous les prix du concours… jusqu’à la victoire de l’Italien Maurizio Pollini en 1960, puis celle de l’Argentine Martha Argerich cinq ans plus tard.

Mais depuis le Vietnamien Dang Thai Son en 1980 et à l’exception du Polonais Rafal Blechaz (en 2005) et de la Russe très contestée Ioulianna Avdeïeva (en 2010), tous les premiers prix seront d’origine asiatique. Même s’ils se prénomment Bruce ou Kevin ! Même si leurs passeports sont frappés des sceaux canadiens ou américains !

Certes, parmi ceux des pianistes ayant été classés parmi les  premiers et pouvant à ce titre revendiquer le statut de lauréats du Concours international de piano Frédéric Chopin, on a compté, lors des six dernières éditions (1995, 2000, 2005, 2010, 2015, 2021) un Français, cinq  Russes,  deux Polonais, un Espagnol, un Slovène, un Autrichien, une Argentine, un Lituanien, un Bulgare…

… un raz-de-marée!

Mais en 2025, les huit primés sont tous asiatiques, à l’exception d’un Polonais. Comment expliquer un tel bouleversement ? Comment ne pas s’alarmer devant le fait que si peu d’Européens, dont trois Français, un Suisse, une poignée d’Allemands, d’Autrichiens, d’Anglais, d’Italiens et d’Espagnols, mais aussi un Israélien,  un Turc, un Brésilien et quelques concurrents sous pavillon neutre (des Russes), aient été retenus pour concourir face à ce raz-de-marée venu de l’Extrême l’Orient ? Ils étaient 642 candidats du monde entier à vouloir se présenter au concours. Ils furent 171 à être retenus par les experts, dont 67 venus de la seule Chine, 24 du Japon, 23 de Corée du Sud, 1 Taiwanais, un jeune pianiste de Hong Kong, sans compter quelques ressortissants de Thaïlande, de Malaisie, du Kazakhstan, d’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Cela d’ailleurs a suffi pour qu’il se dise sur les réseaux sociaux que le concours a été vendu à Pékin. A Pékin dont l’impérialisme cynique et dévorant s’accommoderait de reste bien volontiers d’un pacte aussi funeste.   

Un rien les épuise

Faut-il comprendre que les jeunes générations dans le monde occidental se désintéressent du piano, du répertoire romantique, de Chopin, de la musique dite classique en général ? On ne saurait sérieusement incriminer (pour le moment du moins) un déclin des écoles de musique du Vieux Continent puisqu’elles savent former les champions asiatiques du clavier. Il faudrait plutôt écouter cette professeur de piano : « C’est un sujet depuis longtemps débattu dans les conservatoires. A l’exception de ceux venus des pays d’Europe de l’Est, la plupart des élèves ne travaillent plus suffisamment. Les jeunes générations, dans le domaine musical en tout cas,  ne sont plus rompues à la persévérance, au dépassement de soi. Un rien les épuise. En outre, cette pratique des grands concours internationaux ne fait plus rêver, même chez les meilleurs sujets. Et on peut parfaitement les comprendre. Elle obéit à un goût pour la compétition qui n’a plus cours chez nous. Se confronter aux bêtes à concours que peuvent être les ressortissants des pays d’Asie n’est pas si enviable. Enfin trop de divertissements faciles les éloignent de tout ce qui demande quelque effort. Leurs références musicales sont devenues consternantes. Et les parents abdiquent… Une grande partie de la société est ainsi devenue inculte, elle se détourne du patrimoine, non par révolte ni par conviction, mais par ignorance, par simple indifférence. En Allemagne, le slogan à la mode c’est « Fuck Goethe ». Les Romantiques certes ont eux aussi vomi le classicisme. Mais c’était pour le remplacer par autre chose de magnifique, de révolutionnaire ».

Aujourd’hui, avec les nouvelles figures qui se profilent dans l’univers du piano, on est loin du cliché romantique : visage blême, cheveux fous, foi brûlante et tuberculose. 

En apparence, les jeunes pianistes asiatiques d’aujourd’hui, les hommes, pas les femmes, pourraient être aussi bien agents d’assurance que clercs de notaire ou informaticiens. Et cependant, ils traduisent le génie de Chopin avec une ferveur et une diversité de talents qui forcent l’admiration.

A Varsovie, Chopin est partout

En attendant, toute la Pologne a vécu à l’heure du concours. Enfin, toute la Pologne cultivée. Car le temps n’est plus où l’ensemble des Polonais se passionnaient pour une manifestation qui symbolisa par deux fois la résurrection de leur pays. En 1927, date de la création du concours né avec la renaissance de la nation en 1918, après plus d’un siècle de dissolution dans les trois empires voisins ; puis en 1955,  dans une capitale encore en ruines, après l’anéantissement du Reich des nazis.

Cependant Chopin est partout à Varsovie. De l’église de la Sainte-Croix où a été déposé son cœur et où l’anniversaire de sa mort à Paris a été célébré le 17 octobre, jusqu’aux bancs de granit polis qui, dans la rue, diffusent discrètement quelques mesures de Fryderyk près des lieux où il vécut ; de la télévision et de la radio nationales qui transmettent l’ensemble des éliminatoires et le gala final, aux trains des grandes lignes où s’égrènent des notes de piano à chaque arrêt et chaque départ des convois ; du cinéma où s’affichent le nouveau film sur Chopin interprété par Eryk Kulm, au théâtre où l’on joue Fortissimo, pièce qui évoque les joies et les affres des participants au concours ; du Musée Chopin où l’on n’a pas peur de faire entendre les lettres de George Sand à Chopin en anglais et d’où on a osé bannir le français parlé par le très francophone Chopin et par toute la société d’alors, au palais Zamoyski d’où l’ignoble soldatesque russe précipita son piano dans la rue ; de l’aéroport international qui porte son nom et où ont débarqué un jour les pianistes du monde entier venus concourir à Varsovie, au palais de Saxe, au palais Casimir, au palais Czapski où il a vécu en famille dans sa jeunesse. Sans oublier l’ancien relais de poste de Krakowskie Przedmiescie où Chopin embarqua pour ne plus jamais revenir dans son pays.

Chopin est aussi et surtout dans le cœur des Polonais. Il n’existe sans doute aucune autre nation au monde qui fasse à ce point corps avec son héros et qui l’ait à ce point élevé au rang de mythe. Même Verdi en Italie, même Liszt en Hongrie, même Tchaïkovski en Russie ne sont sans doute pas identifiés à ce point à leur pays. A l’exception peut-être de Mozart, né Allemand, pour l’Autriche d’aujourd’hui.

Même s’il est de père lorrain, même s’il a vécu la moitié de sa brève existence en France, Chopin est exclusivement rattaché à la Pologne comme la Pologne est rattachée à Chopin. C’est aussi ce qui rend si puissant, si singulier ce concours qui lui est exclusivement consacré, qui se déroule devant un public international et très asiatique évidemment, et surtout devant des Polonais nourris de la musique de leur héros. Et qui acclament des lauréats venus du bout du monde, mais propageant la légende de Fryderyk, avec une chaleur et un enthousiasme bouleversants.  

Et comme cela se pratique en Hongrie au début des concerts, à Varsovie, à l’issue du concours, on pourrait tout aussi bien entonner le bel hymne polonais.



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