Source d’inspiration exceptionnelle pour les dessinateurs, le général de Gaulle a été caricaturé sur les cinq continents de 1940 à 1970. Les historiens Alya Aglan et Julien Jackson ravivent ces trente années d’histoire mondiale, et leurs événements parfois oubliés, à travers la satire et l’irrévérence.

« Donnez-lui seulement une crise et une foule, et il est content. » La phrase illustre un cartoon du Daily Mirror rhodésien du 31 juillet 1967. On y voit le président de la Cinquième en uniforme, bras levés, hilare, debout à l’arrière d’une limousine décapotable conduite par Ian Smith, le chef du gouvernement de la minorité blanche de l’ancienne colonie britannique, alors en pleine guerre civile. Le Général défile sous les palmiers devant une foule en liesse, et clame « Vive Rhodesia libre ! Vive Smith ! » – parodie du fameux « Vive le Québec libre » qui déchaîna l’opinion.
Les notices explicatives qui accompagnent cette sélection de quelque cent cinquante caricatures d’origines étrangères – les auteurs ont fait le choix d’écarter la masse également pléthorique des productions autochtones (qu’on pense seulement aux dessins de Moisan, dans Le Canard enchaîné !) – ne sont pas de trop : rien ne vieillit davantage que l’actualité. Loin de se contenter d’archiver ces dessins glanés sur les cinq continents qui, de 1940 à 1970, ont croqué le Grand Charles, l’ouvrage De Gaulle, la France et le monde, concocté par les soins complices de son biographe Julian Jackson et de l’historienne Alya Aglan, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, relève d’une démarche autrement ambitieuse : retracer trente ans d’histoire au prisme de la caricature. Tant il est vrai que « dans l’économie du trait de plume se lisent en concentré tous les affects d’une époque, tous les commentaires et toute la hiérarchie des crispations internationales ».
Heureux siècle où l’irrévérence graphique et la flèche satirique ne relevaient pas du blasphème, susceptible de vous valoir, au nom du Prophète, mitraille en pleine rue, bombe dans le métro ou surin planté dans le gosier. Replaçant dans la continuité d’une solide tradition pamphlétaire l’imaginaire plastique insolent « fixant pour la postérité » la panoplie extravagante d’un de Gaulle habillé par le trait d’esprit autant que par l’esprit du trait, le propos confronte, tout du long de l’ouvrage, la véracité historique à ses représentations dans « l’exagération la plus débridée […] requise par le dessin ».
Opportunité de parcourir d’un œil neuf, au fil des chapitres – depuis « Le général rebelle » jusqu’à « De Gaulle outre-tombe », en passant par « Une certaine idée de la République » ou « La guerre d’Algérie : le grand malentendu » – la saga de nos relations internationales, à travers les anamorphoses de ce Protée grimé, travesti, grossi, déformé par des talents, il faut bien le dire, aussi éclectiques qu’inégaux, selon les périodes et les latitudes. Reste que « la caricature internationale aura finalement grandement contribué à lui fabriquer une statue de géant, par l’attention prêtée à chaque détail de son apparence et à chacun de ses faits et gestes, reproduits à l’infini à l’échelle mondiale ».
Sous ce rapport, de Gaulle a emprunté tous les visages possibles : tour à tour glabre, moustachu, nu-tête, général étoilé, coiffé du képi, du chapeau melon, du chèche arabe, du béret basque, du sombrero mexicain, empereur romain en toge, colon casqué de blanc, mousquetaire, poivrot, tribun, dictateur fasciste, Napoléon, Roi-Soleil, Jeanne d’Arc, Archimède, Charlot, CRS, condottiere, brancardier, échassier, puritain yankee, retraité, coureur de jupons, et chêne – qu’on abat ? Un dessin du Guardian, millésimé 1969, montre un frenchie hésitant entre la hache et l’arrosoir, au pied du grand arbre gaullien servant de tuteur à un roseau nommé France… Ses généreux appendices et sa stature hors norme, du blair considérable à son mètre quatre-vingt-treize font de de Gaulle l’instrument privilégié des humoristes sur papier journal. Bizarrement, la discrète tante Yvonne échappe à la raillerie, à tout le moins hors de nos frontières.

Nebelspalter, 16 mars 1966.


dans Je suis partout, 4 octobre 1941.
Ce qui frappe tout de même, c’est la difficulté, pour l’œil non averti, d’interpréter d’emblée, rétrospectivement, nombre de dessins et de légendes (même traduites) : tant ceux-ci ont perdu, le temps passant, le caractère d’évidence immédiate qu’ils avaient pour le lecteur contemporain des événements ou des personnalités brocardés. En quoi le présent ouvrage fait œuvre utile, au-delà même de l’intérêt esthétique qu’on peut porter à l’expression si joliment datée de ces caricatures (de la même façon qu’on se délecte toujours devant Daumier). Irritant, dérangeant, cinglant, ce « poil à gratter » de la grande histoire ne démange plus, et sa compréhension réclame désormais un solide commentaire. À cet égard, « Trente ans d’histoire par la caricature » (sous-titre du livre) remplit son office avec brio. Contrepoint bien documenté de cette iconographie haute en couleur assortie de notices aussi savoureuses qu’érudites, un texte fort nourri récapitule, dans une langue alerte et limpide, les étapes de la geste – du drapé gaullien au gaullisme –, de l’Appel de 1940 à la révérence de 1969 et à la disparition du prince de l’équivoque, un an plus tard. Perdure post mortem la mythologie du Général sous le crayon de la caricature, comme en témoignent les ultimes illustrations du volume, convoquant son fantôme jusque sur Twitter, dans une planche burkinabée signée Giez en 2019, ou encore sous le paraphe algérois d’un Dilem : « Je vous ai compris », clame de Gaulle au balcon, sous le titre « Les Algériens sont dans la rue ».
Aglan et Jackson soulignent, en sages historiens, combien « le leg principal gaullien ne se situe pas dans le domaine de la politique étrangère », mais « surtout sur le plan des institutions », non sans ajouter que « la Ve République fonctionne différemment de ce que de Gaulle avait prévu ». On peut en effet penser qu’elle devient sous nos yeux sa propre caricature.
De Gaulle, la France et le monde : trente ans d’histoire par la caricature (1940-1970), Alya Aglan et Julien Jackson, Gallimard, 2025. 240 pages
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