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Art contemporain: «une production fade, aseptisée, facilement exportable»

Entretien avec Benjamin Olivennes


Art contemporain: «une production fade, aseptisée, facilement exportable»
Benjamin Olivennes, publie "L’Autre Art contemporain: vrais artistes et fausses valeurs" (Grasset). Photo: Hannah Assouline.

Suivant les traces de Jean Clair, Benjamin Olivennes rappelle, à rebours des avant-gardes institutionnelles, qu’un autre art contemporain est possible. Continuateurs de Bonnard, Balthus, Lucian Freud, Hopper, beaucoup d’artistes n’ont pas renoncé à la figuration ni renié les maîtres anciens. Ils sont boudés par le circuit officiel des marchands internationaux et des collections publiques.


Causeur. Pourquoi écrire, aujourd’hui, une autre histoire de l’art ?

Benjamin Olivennes. En suivant ma curiosité personnelle et mon goût pour la peinture, j’ai lu, fréquenté les galeries et les musées, et découvert des tendances artistiques négligées par la « grande histoire » de l’art moderne et contemporain. J’ai écrit le livre que j’aurais souhaité pouvoir lire au début de mes explorations, une sorte de guide vers un autre XXe siècle et même un autre XXIe siècle.

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Doit-on aussi y voir une réaction à ce qu’on nous assène à travers un discours politique, artistique ou journalistique ?

Je ne me satisfaisais pas de l’art contemporain officiel qui nous est proposé par les grandes institutions publiques, dans les foires d’art internationales où l’on retrouve les mêmes noms et les mêmes tendances désespérantes.

Cet art officiel est le reflet de notre monde. Jeff Koons est aussi américain en Amérique que français en France…

L’univers de l’art contemporain est très globalisé. Les galeries, les artistes et leurs collectionneurs sont les mêmes à Art Basel, à New York ou à Londres – une production fade, aseptisée, facilement exportable. A contrario, les artistes véritables, ceux dont l’œuvre constitue un effort pour représenter le monde, expriment toujours quelque chose du lieu dont ils viennent. Ce sont les collines toscanes qu’on voit au fond des tableaux de Léonard de Vinci.

Pourquoi les artistes « véritables » seraient-ils ceux qui représentent leur paysage (natal) ? N’est-ce pas réducteur que d’attendre, aujourd’hui, des « collines toscanes » sous le pinceau d’un peintre italien ?

Les artistes représentent le monde, mais le monde, c’est toujours un peu vaste. Vous remarquerez que très souvent ils en viennent donc à représenter un coin du monde : l’Upper East Side pour Woody Allen, le Bordelais pour Mauriac… Même quand Rembrandt peint des scènes bibliques, il représente en réalité ses modèles du quartier juif d’Amsterdam.

À vous entendre, le seul art véritable ne peut être que figuratif. N’est-ce pas une vision un peu datée ?

Au contraire c’est l’idée qu’un art pourrait ne pas être figuratif, c’est-à-dire ne rien rappeler du monde extérieur, qui est datée. Même un tableau abstrait évoque quelque chose du réel : les réalités primordiales et supérieures que Kandinsky voulait représenter, la ligne d’horizon chez Rothko, des oiseaux chez Hantaï …On n’échappe pas à la mimesis.

Qui sont les artistes qui composent cette autre histoire de l’art contemporain ?

On nous a appris que l’art prend au xxe siècle le chemin des avant-gardes, qui l’entraîne inexorablement vers l’abstraction, puis le conceptuel. C’est une histoire qui existe mais, tout au long du siècle, on trouve des artistes importants qui ne vont pas dans le sens de la dernière avant-garde. Et ces artistes se reconnaissent entre eux, se regardent et se vivent comme les passeurs d’une longue tradition. Si je devais nommer les étapes les plus importantes de cette autre histoire, je citerais Bonnard et Vuillard en France, Hopper aux États-Unis, Morandi en Italie, puis après-guerre Balthus et Giacometti, mais aussi des Anglais comme Bacon ou Lucian Freud.

Jean Clair ©Hannah ASSOULINE/Opale via Leemage
Jean Clair ©Hannah ASSOULINE/Opale via Leemage

Vous ne pouvez pas dire que ce sont des inconnus, boudés par la critique !

Ils se sont progressivement imposés, contre les critiques, auprès du public cultivé, mais on les voit encore comme des individualités isolées. Pourtant ils forment une histoire continue, un enchaînement cohérent. Je raconte cette histoire et je tente de montrer qu’elle s’est poursuivie, en France, avec des artistes qui, à partir des années 1960, sont, eux, bien moins connus. Je pense à Sam Szafran, qui est un peintre majeur, célébré dans un petit milieu de connaisseurs, mais qui mériterait une reconnaissance bien plus grande. Seulement il a eu le tort de vivre dans un pays, la France, qui n’était plus en mesure d’accepter sa peinture.

On se rappelle sa rétrospective annulée à Beaubourg…

En 2000, alors qu’il était encore vivant, sa rétrospective prévue au centre Pompidou a été annulée à la faveur d’un changement de direction. Cela n’arrive jamais. L’époque se flatte d’accepter toutes les productions artistiques et de ne plus faire l’erreur qui a été faite à l’époque de Van Gogh ; or on a ici affaire à un cas réel de mécompréhension ou de censure.

Vous êtes très sensible à la transmission, à la filiation, bref à la continuité qui traverse toute l’histoire de l’art. On a toujours copié et respecté les maîtres anciens.

Et notamment dans les périodes les plus créatives de l’histoire de l’art. La Renaissance, ce fut la redécouverte de l’art de l’Antiquité et la volonté de l’imiter. À partir de cette époque, la formation du peintre est fondée sur la copie et l’admiration des maîtres. Tous les grands novateurs se sont vécus comme des héritiers et se sont nourris de l’art du passé. Ils comprenaient le lien évident entre la connaissance de l’histoire et l’originalité de la création. Goya a fait des copies gravées de tableaux de Vélasquez. Picasso comme Matisse puisaient leur art dans celui du passé. Manet a copié Chardin, Matisse aussi, Lucian Freud aussi – et non pas pendant ses années de formation, mais encore à 80 ans ! Je doute que les grandes stars de l’art contemporain, qui détournent La Joconde, par exemple, soient aujourd’hui capables de la refaire, ce à quoi s’efforce le copiste, ce à quoi s’efforçaient les Degas et Cézanne qui allaient tous les jours copier au Louvre.

Quel intérêt de le faire encore aujourd’hui ? Pourquoi un artiste devrait-il avoir la maîtrise d’un Degas pour être un artiste ?

Pourquoi Miles Davis se passe-t-il les Suites pour violoncelle de Bach quand il travaille sur On the Corner ? Pourquoi McCartney écoute-t-il les Concertos brandebourgeois en composant Penny Lane ? Qu’on soit peintre, footballeur, chef cuisinier ou journaliste, il ne me semble pas inutile d’étudier les plus belles réussites de sa discipline, pour peu qu’on soit un peu ambitieux et qu’on veuille égaler lesdites réussites.

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Il est courant d’entendre qu’on ne peut plus peindre comme avant, après les horreurs du xxe siècle. Vous, vous dites précisément le contraire. Pourquoi ?

Il est normal et compréhensible que le XXe siècle, dans son horreur, ait marqué tous les bons esprits, et que ceux-ci se soient dit que rien ne pourrait être comme avant. Le cas paroxystique est la très célèbre phrase d’Adorno sur l’impossibilité de la poésie après Auschwitz. La guerre de 14-18, les camps nazis, Hiroshima, la décolonisation, le goulag ont mis fin à la confiance en soi-même que pouvait avoir l’Occident. Et de plus, les grandes avant-gardes ont également contribué à l’idée d’une cassure définitive. L’humanisme traditionnel et avec lui la mimêsis ou les idées de vérité ou de beauté sont sortis ébranlés de ce siècle, et on peut le comprendre.

Mais je crois qu’au contraire ces notions doivent être maintenues, elles sont la réponse que nous pouvons opposer à cette crise générale du sens. Il nous faut maintenir notre confiance, presque désespérée, dans ce que l’Europe a été depuis au moins cinq siècles.

Ainsi la Shoah me semble avoir plus à voir avec un monde abstrait et déshumanisé, et donc appeler davantage la figuration du visage humain comme réponse, envers et contre tout, que l’inverse. L’œuvre de Sam Szafran, rescapé de la rafle du Vél’ d’Hiv en est un bel exemple. On peut dire la même chose d’Avigdor Arikha, qui fut aussi déporté, et de Lucian Freud qui, comme son grand-père Sigmund, échappa à l’extermination parce qu’il était en Angleterre. Ces grands artistes figuratifs avaient conscience, dans leur chair, de ce qu’avait été le XXe siècle, et la réponse qu’ils y ont donnée ne fut pas l’abstraction et l’avant-garde.

Est-ce à dire qu’il faut rejeter les avant-gardes en bloc ? C’est un peu sommaire…

Les rejeter, peut-être pas, mais ne pas leur laisser occuper tout l’espace du xxe siècle, sûrement. C’est même un service qu’on rend aux avant-gardes à venir. Aujourd’hui, Damien Hirst rend hommage à Bonnard, mais jusqu’à une période très récente, Bonnard était vu comme un impressionniste égaré à l’ère du cubisme et de l’abstraction, et un peintre bourgeois.

Malgré la globalisation de la production artistique et de son marché, vous vous entêtez à croire en l’existence d’un art français.

Tout à fait. À cause des nombreuses circulations qui ont eu lieu au XXe siècle, il est tentant de croire à l’idée d’un art d’avant-garde et international ; et donc de croire que ce qui est national est provincial et arriéré. C’est très mal connaître l’histoire de la peinture. Plus on l’étudie, plus on peut y voir les échos entre artistes d’un même pays, et ce, à travers le temps. Un historien d’art qui tombe sur un tableau anonyme dans une brocante peut, à l’œil nu, deviner sa nationalité. Le XXe siècle n’a pas aboli ces traditions nationales et celles-ci sont un repère pour les artistes eux-mêmes (ce qui n’empêche pas bien sûr les influences étrangères). De Chirico, le peintre qui a le plus marqué Apollinaire et André Breton, se voyait comme un peintre italien, un peintre des villes italiennes, de Turin et de Ferrare – comme l’avait bien compris Antonioni.

En France, nous avons du mal avec l’idée d’écoles nationales. Il faut dire que notre tradition, c’est précisément l’universalisme et l’esprit d’abstraction, c’est-à-dire le refus des traditions ! Il faut se décentrer un peu pour comprendre que l’universalisme français… est très français. Nous ne le voyons pas nécessairement, mais dans le musée mondial, l’école française existe, elle se voit, comme la peinture suisse ou la peinture danoise. Et si les grands peintres du monde entier sont venus à Paris, c’est par amour pour cette peinture française. C’était vrai pour Van Gogh, pour Picasso, mais aussi plus récemment pour un Arikha.

Et comment définiriez-vous cet art français ?

En citant les peintres collectionnés par Picasso ! Sa collection (que l’on peut admirer aujourd’hui au dernier étage de son musée, à Paris) est un exemple de ce que l’on considérait, à son époque, comme le parangon de l’art français : les impressionnistes, Cézanne, mais aussi Courbet, Corot, Chardin, Le Nain et on peut imaginer qu’il ne lui aurait pas déplu d’avoir Poussin ou Fouquet. Pour les peintres et les connaisseurs des années 1900-1920, ces artistes représentaient l’épine dorsale de la peinture française, et ils avaient raison de le penser. Malgré les variations au fil du temps et les particularités individuelles, on peut reconnaître en eux des constantes : la peinture de paysages, de modèles ou d’objets du quotidien, humbles, ordinaires. Une pudeur et une sérénité, une absence de spectaculaire, qui sont dans le même temps organisées par l’architecture, la mathématique, le formalisme. L’ici-bas devenu géométrie. Poussin incarne tout cela, il est le fondateur de l’école française. Si l’on regarde de près son Diogène jetant son écuelle (au Louvre), ses sous-bois et ses rivières sont déjà des Courbet ou des Corot. Et on aperçoit la Sainte-Victoire au bas de son Saint Paul.

Vous avez 30 ans, vous enseignez à Columbia (New York), y est-il facile de s’opposer aux modes artistiques ?

J’exprime mes goûts et mon sentiment d’injustice. Il y a une tradition de peinture immense qui n’est pas assez connue en France. J’exprime aussi une inquiétude : beaucoup de gens de ma génération ne se reconnaissent pas dans l’art contemporain, et on les comprend. Dès lors, ils se détournent de l’art tout court. Car il n’y a pas de meilleur moyen pour rencontrer l’art du passé que de fréquenter l’art du présent, d’aller et venir entre les deux. C’est parce qu’on lit Houellebecq qui évoque Huysmans qu’on va lire Huysmans… Ce lien entre le grand art du passé et celui, inconnu, du présent, est en train d’être coupé. C’est cela qui m’inquiète.

On peut aussi lire Huysmans sans avoir lu Houellebecq ! Pas besoin de passer par la création contemporaine pour connaître l’art ancien…

Si vous le dites. Mais c’est une attitude d’antiquaire. C’est se résoudre à l’idée que notre époque n’a plus rien à produire.

Jean Clair est, à plusieurs reprises, cité dans votre livre. Doit-on y voir une filiation ?

Je ne suis pas conservateur de musée ou historien d’art, mais il m’a beaucoup influencé. Je l’ai découvert en commençant mon exploration du monde de la peinture et j’ai lu à peu près tout ce que je pouvais de lui. Les grandes expositions qu’il a dirigées (« Mélancolie », « Identité et Altérité ») représentent, osons le mot, un apport décisif à l’humanité. Jean Clair a beaucoup fait pour qu’on connaisse certains grands peintres négligés du XXe siècle. Je rappelle par exemple qu’il a été l’un des premiers à montrer Klimt et Schiele en France ! Mais il restait des choses à dire, et j’ai suivi sa voie.

Benjamin Olivennes, L’Autre Art contemporain : vrais artistes et fausses valeurs, Grasset, 2021.

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Février 2021 – Causeur #87

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste. Dernière publication "Vivre en ville" (Les éditions du Cerf, 2023)

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