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La Syrie des deux Assad était-elle réellement laïque?

La longue illusion de laïcité en Syrie


La Syrie des deux Assad était-elle réellement laïque?
Ahmed al-Charaa, le nouveau maitre de Damas, ici photographié à l'ONU à New York le 23 septembre 2025 © Lev Radin/Shutterstock/SIPA

La chute du régime Assad en 2024 marque la fin d’une longue ère d’un demi-siècle durant laquelle sous couvert de laïcité et de nationalisme arabe, le Parti Baas a en réalité instauré un pouvoir confessionnel fondé sur l’armée et les minorités, transformant la religion en instrument de légitimation politique. Analyse.


Le 8 décembre 2024, le Proche-Orient apprenait la chute du régime de Bachar Al-Assad et l’arrivée au pouvoir d’Abou Mohammad al-Jolani, nom de guerre Ahmed al-Charaa. Un journaliste syrien résuma l’événement par un cri resté célèbre : « À 6h18, la Syrie est désormais sans Bachar Al-Assad ! ». Ainsi prenait fin le régime fondé 54 ans plus tôt par Hafez Al-Assad, arrivé au pouvoir par le coup d’État du 16 novembre 1970, qu’il avait lui-même baptisé « Mouvement correctif ».

Minorités inquiètes

L’avènement d’un nouveau régime issu du djihadisme réjouissait certains et inquiétait d’autres. Après tout, le nouvel homme fort de la Syrie traînait un passé difficile à assumer : membre d’Al-Qaïda en Irak au début des années 2000, il fonde en 2012 le Front al-Nosra (Jabhat al-Nosra) en Syrie avec le soutien direct du réseau d’Oussama ben Laden. En juillet 2016, il annonce la rupture officielle avec Al-Qaïda et rebaptise son organisation Jabhat Fatah al-Sham. Quelques mois plus tard, en janvier 2017, plusieurs factions rebelles fusionnent pour former Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), dont Ahmed al-Charaa devient l’émir. Voir un tel homme présider au destin de la Syrie a ravivé un vieux débat. Déjà dans les années 1980, ensanglantées par les conflits avec les Frères musulmans syriens, comme au cours de la guerre civile déclenchée en 2011, nombreux furent ceux qui considéraient le régime Assad comme laïc et donc protecteur des minorités religieuses et le soutenaient, y voyant un rempart contre l’islamisme. Mais ce régime était-il réellement laïc ? Et le Parti Baas arabe socialiste a-t-il jamais incarné l’idéal de laïcité qu’il revendiquait ? La réponse est deux fois non.

Hafez el-Assad, lui-même, a été profondément nourri par l’idéologie baasiste, qui lui offrait un cadre de légitimité nationale et sociale propre à rompre avec l’ancien ordre dominé par les notables sunnites urbains. Cependant, il n’a pas hésité à transformer ce cadre idéologique en instrument de conquête et de consolidation d’un pouvoir personnel et militaire. Au-delà de cette instrumentalisation, il faut rappeler que Michel Aflak, fondateur du Baas, bien que chrétien, avait dès l’origine inscrit le mouvement dans une vision où l’islam occupait une place centrale. En d’autres termes, cette idéologie se réclamant de la laïcité reposait sur un postulat explicite: l’impossibilité de dissocier l’identité arabe de la religion musulmane. Ainsi, le baasisme, loin d’être un projet strictement sécularisé, articulait dès sa genèse nationalisme et spiritualité, ce qui en faisait une laïcité d’apparence plus que de substance.

Revenons un peu en arrière. Le Parti Baas arabe socialiste résulte de la fusion, en 1952, de deux formations : le Mouvement de la Baas arabe, fondé par Michel Aflak, créé officieusement en 1943 et officiellement constitué en 1947, et le Parti arabe socialiste fondé en 1951 par Akram Hourani.

En 1943, Michel Aflak lança le mouvement Baas arabe par un discours à tonalité antimatérialiste : « Nous, fils du Baas, représentons l’esprit de cette nation face au matérialisme qui a envahi le monde. » L’année suivante il a pris un pas en avant. Dans un célèbre discours prononcé au grand amphithéâtre de l’Université de Damas, en hommage à Mahomet, le fondateur de l’islam, intitulé « En mémoire du Prophète arabe», dans lequel il déclara : « Mahomet fut tout entier les Arabes ; que tous les Arabes soient aujourd’hui Mahomet. » Le nom même du mouvement, Baas, qui signifie « Résurrection », relève du vocabulaire théologique et renvoie à la vie après la mort. En effet, bien qu’il fût chrétien orthodoxe, Aflak revendiquait l’islam comme faisant parti intégral et essentiel de la renaissance spirituelle et morale de la nation arabe.

Quant à l’autre cofondateur, Akram Hourani, voisin et un temps proche du président syrien Adib Chichakli, il fut bientôt persécuté par ce dernier, soucieux d’empêcher que son Parti arabe socialiste ne devienne une force concurrente du pouvoir. Contraint à l’exil, Hourani finit par fusionner son mouvement avec le Mouvement du Baas arabe, donnant naissance au Parti Baas arabe socialiste. Il y apporta une dimension nouvelle, un discours ouvertement populiste et social, fondé sur l’alliance avec les classes opprimées et sur la perspective d’une véritable révolution sociale, avec comme mesure phare (et très dans l’air du temps) la revendication d’une réforme agraire.

Marginalisation des vrais laïcs

En réalité, ces « classes opprimées » désignaient avant tout les minorités musulmanes chiites, alaouites, druzes et ismaéliennes, historiquement marginalisées et parmi les plus pauvres du pays. Quant aux paysans sunnites démunis et aux tribus bédouines, plus dispersés à travers le territoire, ils se rallièrent souvent à d’autres courants nationalistes, notamment au nassérisme. Le taux d’analphabétisme y demeurait particulièrement élevé, ce qui limita leur participation politique et leur capacité d’organisation. Ces groupes envoyaient massivement leurs enfants dans l’armée, contrairement à la bourgeoisie sunnite et chrétienne, qui cherchait le plus souvent à éviter le service militaire, n’hésitant pas parfois à payer une compensation pour en être exemptée. Derrière le discours égalitaire de Hourani se dessinait ainsi une transformation sociale silencieuse, où l’armée devenait le vecteur d’ascension des périphéries religieuses et rurales au cœur du pouvoir syrien. Derrière le discours de Hourani se profilait ainsi une logique de mobilisation confessionnelle plus qu’une véritable théorie de la lutte des classes.

Cette logique de mobilisation confessionnelle prit corps après la chute du régime d’Adib Chichakli en 1954, qui marqua la disparition progressive de la classe politique laïque incarnée par Fares al-Khoury, seul chrétien à avoir dirigé un gouvernement syrien et ardent défenseur d’un État laïque, opposé à la fois aux Frères musulmans et au panarabisme nassérien. Dans le même temps, d’autres figures issues de la bourgeoisie sunnite, telles que Khalid al-Azm, furent à leur tour marginalisées, ouvrant la voie à une recomposition du pouvoir au profit des élites militaires et des minorités religieuses, qui allaient bientôt dominer les institutions syriennes.

Une fable nationale est parfois plus révélatrice qu’un fait historique. Dans les années 1950-1960 et surtout après la morte d’al-Khoury en 1962, apparait l’histoire de sa prière à l’ONU en 1945. Selon le récit populaire, alors que les délégués des puissances coloniales débattaient du sort du mandat français sur la Syrie, Fares al-Khoury, chrétien protestant, se serait avancé dans la salle du Conseil de sécurité, aurait déroulé un tapis et accompli une prière musulmane, pour rappeler la profonde appartenance de la Syrie à la civilisation arabo-islamique et affirmer l’unité nationale au-delà des confessions. Cette histoire n’apparaît dans aucun document officiel de la conférence de San Francisco ni dans les archives diplomatiques de l’époque, et relève davantage de la légende politique mais témoigne de ce besoin de légitimer l’appartenance d’un chrétien à la nation arabe par un lien avec l’islam.

Le coup d’État du 8 mars 1963 porta le Parti Baas au pouvoir et concrétisa le projet d’Akram Hourani, fondé sur une alliance entre le Baas et les classes ainsi que les minorités longtemps marginalisées. Le pouvoir militaire passa alors aux mains d’officiers issus de ces milieux, principalement alaouites tels que Salah Jadid, Mohammad Omran et Hafez al-Assad, mais aussi druzes et ismaéliens comme Salim Hatoum et Abdel Karim al-Jundi. Quant aux officiers sunnites issus des campagnes ou des tribus bédouines, tels que Jassem Alwan, ils furent rapidement écartés du pouvoir après leur tentative de coup d’État du 18 juillet 1963, inspirée par le courant nassérien et soutenue de manière officieuse par Le Caire.

Conclusion

Au-delà des discours et des messages de propagande, la Syrie des Assad père et fils n’a donc jamais été véritablement laïque. Le régime se drapait dans le vocabulaire du sécularisme pour mieux masquer une politique confessionnelle. Sous couvert d’unité nationale et de socialisme arabe, l’appareil baasiste a fait de l’armée un ascenseur social pour les minorités, substituant à la laïcité une coalition d’intérêts communautaires solidement encadrée par le parti et les services de sécurité. De Hafez à Bachar, la religion n’a jamais disparu du politique. Elle s’est tout simplement muée en instrument de contrôle, en langage de légitimation et en outil de survie.

La chute de 2024 ne vient donc pas clore une expérience laïque, mais sceller l’échec d’un demi-siècle d’ambiguïtés, où le discours du Baas sur la modernité et l’unité arabe n’aura servi qu’à dissimuler la domination d’un système confessionnel d’État.




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Né à Damas en 1974, Anas-Emmanuel Faour est philosophe et ingénieur en informatique, ancien professeur en Syrie, ancien secrétaire général de l’Union générale des étudiants de Palestine et ancien membre du Conseil national du Parti de Gauche

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