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Maroc, les trois péchés de Mohammed VI

Que peut faire le roi ? Urgences et priorités


Maroc, les trois péchés de Mohammed VI
Rabat, octobre 2024 © JEANNE ACCORSINI/SIPA

Mohammed VI a commis trois péchés qui ne mettent pas en danger sa survie, puisque le peuple est monarchiste, mais son bilan et sa tranquillité d’esprit. Grande analyse.


La terre vient de trembler sous les pieds de Mohammed VI. Des manifestations, d’abord pacifiques, puis émaillées de violence, ont fait vaciller deux mythes marocains : le pays a à sa tête le Roi des pauvres et le Roi démocrate. En quelques jours, le monarque a été mis face au véritable bilan de ses 26 ans passés sur le trône et devant le défi de changer de cap. Une épreuve difficile qui arrive au moment où sa santé semble chancelante.

Gen Z

Tout a commencé le weekend du 28 et 29 septembre, lorsque des jeunes, propres sur eux et éduqués, se sont donnés rendez-vous à Rabat, Tanger et Casablanca. Se revendiquant de la génération Z, celle qui a entre vingt et trente ans aujourd’hui, ils exigent un meilleur système de santé et d’éducation, mais aussi la fin de la corruption. Sans raison valable, la police les soulève de terre et les jette dans les estafettes, tels de vulgaires sacs de patates. Lundi et mardi, le lumpenprolétariat prend le relais. Voitures brûlées, barricades et jets de pierre. Près d’Agadir, la gendarmerie tue trois personnes dans des circonstances encore brumeuses. A Oujda, des véhicules de police, sirènes hurlantes, foncent sur la foule. Amine, 19 ans, a le pied amputé. La bavure ayant été filmée et diffusée sur les réseaux sociaux, l’Etat met le jeune amputé dans un hélico, direction l’hôpital militaire de Rabat, légitimant sans s’en rendre compte les revendications de la génération Z : Oujda, ville de 600 000 habitants, n’est pas outillée pour soigner un polytraumatisé. Et à Rabat, la capitale, on ne cherche pas secours au CHU mais à l’hôpital militaire, prisé par les dignitaires du régime et les VIPs. Au même moment, le Maroc construit le plus grand stade du monde contenant jusqu’à 115 000 spectateurs…

Pendant ce temps, le gouvernement balbutie des demandes timides de dialogue. Au Conseil des ministres, le Premier ministre a l’air d’un épicier que l’on obligerait à composer une dissertation en philosophie : nul et pas à sa place. Les autres partis politiques, même d’opposition, sont à peu près tous aux abonnés absents. La télé publique met quatre jours à se réveiller, rendant par contraste Delphine Ernotte presque sympathique et efficace. 

Le Roi mis en demeure

Et pour ouvrir les yeux des aveugles et les oreilles des sourds, les manifestations du jeudi et du vendredi ont demandé ouvertement à Mohammed VI de sortir de son mutisme. Peu après, un collectif de 60 militants et influenceurs ose l’impensable en envoyant une lettre ouverte au Roi, lui enjoignant, assez abruptement, de se mettre au travail, de renvoyer le Premier ministre, de punir les corrompus, de présenter ses condoléances aux familles des manifestants décédés et de renoncer aux grands travaux qu’ils affectionnent tant. Deux jours après, Mohammed VI, en guise de réponse, donne un discours insipide devant le Parlement où il appelle à un meilleur aménagement du territoire et à une plus grande justice sociale. Aucun mot sur les manifestations.

Depuis, les choses ont l’air de se calmer et le torrent est rentré dans son lit. Mais les dégâts ne sont pas près de s’effacer. Les digues en carton-pâte entre le Roi et le peuple ont été balayées. L’establishment politique et la société civile, voulues par le Roi comme une protection en cas de débordement, sont totalement inopérants. Il n’a qu’à s’en prendre lui-même, car il a tout fait pour les démoraliser.

Mohammed VI a commis trois péchés qui ne mettent pas en danger sa survie, puisque le peuple est monarchiste, mais son bilan et sa tranquillité d’esprit.

Le premier, le plus évident, est la négligence voire le mépris témoigné envers le développement humain. Avant Mohammed VI, les Marocains avaient peur de passer devant un commissariat. Désormais, ils ont la trouille de se rendre à l’hôpital. A l’entrée du centre de soin, c’est un agent de sécurité privée qui décide qui a le droit de voir le médecin et qui doit rebrousser chemin. Il n’a pas étudié la médecine mais il sait compter : 20 DH pour un bonjour, 50 DH pour une info, 100 DH pour recevoir une piqure. Les médecins et les infirmiers renoncent souvent à la blouse blanche pour passer incognito entre les patients qui gémissent et les femmes enceintes qui appellent à l’aide. A l’école, les profs tardent à rejoindre leur poste à la rentrée et la triche est systémique. Au tribunal, il est de notoriété publique que certaines sentences se vendent au plus offrant. Pendant ce temps, le pays est couvert de chantiers gigantesques et de projets futiles comme celui qui a abouti à la construction d’une piste de hockey sur glace à 20 millions d’euros dans un pays semi-aride. Quand ils voient ça, les Marocains se disent que le Maroc est riche et qu’il est entre les mains de vautours, sans foi ni loi. A leur tête, le gouvernement de Aziz Akhannouch, vermoulu de conflits d’intérêts et arrogant à la limite de la provocation.  Récemment, le ministre de la Justice s’est vanté d’être riche au point d’avoir payé deux masters à son fils au Canada tandis que le ministre de la Santé n’a rien trouvé à dire à un patient exaspéré que de « monter à Rabat pour faire un sit-in ». On se croirait face à des clones de Macron qui veulent qu’on aille les chercher

Et quand le Marocain va mal, il appelle son père : le roi. Or, Mohammed VI donne l’impression de ne pas être concerné par les agissements des rapaces qui lui font des courbettes le jour et maltraitent le peuple la nuit. Tel est son deuxième péché et il n’a rien de véniel car au fond de la psychologie marocaine, il y a un contrat social implicite avec la monarchie : on la sert avec fidélité, on ferme les yeux sur l’enrichissement personnel du souverain, mais de grâce qu’il nous protège contre les puissants. La légitimité du Roi ne dépend pas seulement de son lignage qui remonte à la famille du Prophète, elle est fonction directe du rempart qu’il représente aux yeux de tous ses sujets.

Le seul qui soit encore légitime aux yeux des Marocains est le Roi, pas la classe politique. Personne n’est descendu dans la rue pour demander l’arrivée du pouvoir de tel ou tel parti politique. Personne n’est en prison parce qu’il veut remplacer le gouvernement actuel par une équipe islamiste ou socialiste. Les Marocains ne croient plus en leur classe politique et dans ce cas aussi Mohammed VI y est pour quelque chose, lui qui a tout fait pour décrédibiliser la classe politique, commettant ainsi son troisième péché, le plus incompréhensible car il l’a commis contre ses propres intérêts. 

Mohammed VI part du principe que les politiciens ne sont pas à la hauteur de sa vision. Alors, il les a marginalisés depuis son arrivée, leur préférant des financiers formés aux Etats-Unis et des Polytechniciens qui ne le contredisent pas. Le Roi s’inspire de Dubaï et veut reproduire au Maroc ses tours rutilantes et ses marinas qui sentent l’eau de rose. Si l’on veut monter à bord du train et participer de la fête – car le Maroc des appels d’offres et des grands travaux est une fête – il faut se transformer en hommes d’affaires ou en inspecteur des travaux finis. L’incarnation la plus aboutie est l’inégalable Aziz Akhannouch, surnommé par les Marocains de moule eshekara, l’homme à la sacoche pleine de billets. L’idéologie et le débat d’idées n’ont plus aucune utilité dans ce contexte. La politique est morte au Maroc.

L’heure des choix

Mohammed VI ne fait que récolter les fruits qu’il a semés. Il a voulu être le seul à réfléchir, à imaginer et à décider, il se retrouve seul face au peuple qui lui tend la facture. 

Certains observateurs pointent l’hypothèse d’une ingérence étrangère qui aurait voulu réaliser une révolution colorée au Maroc. D’autres croient voire une opération interne, reflet d’une guerre de factions au sein même du régime. Tout est possible. Et dans les deux cas, le seul moyen d’éviter une déstabilisation consiste à soigner les vulnérabilités pointées par la jeunesse. Elle a fait œuvre d’utilité publique en dressant, sans flagornerie, le bilan de Mohammed VI. Bilan provisoire heureusement, car il est encore temps d’ajuster le tir. La génération Z a rendu un grand service au Roi. Il peut s’appuyer sur elle et la perspective d’un grand soir pour faire peur aux oligarques et aux hauts fonctionnaires et les amener à rentrer dans le rang.

Que doit donc faire Mohammed VI et que peut-il faire exactement ?

Des têtes doivent tomber. Il s’agit d’un préalable. Les Marocains veulent que le Roi réoccupe sa fonction de justicier ultime. Ils veulent être vengés.

Il doit s’atteler tambours battants à améliorer les services publics. Mission impossible au sein d’une société corrompue, à moins de placer un policier derrière chaque fonctionnaire et de placer un policier derrière chaque policier qui surveille un fonctionnaire. En réalité, le Roi ne peut que palier au plus urgent et mettre fin aux scandales les plus insoutenables.

S’il veut avoir la paix durablement et se consacrer à ses grands projets, il devra relancer la croissance économique, histoire que les Marocains gagnent assez d’argent pour corrompre les uns et amadouer les autres. La croissance est en panne : à peine 2,5% l’an depuis 2015. Cela s’explique largement par les réformes que le Roi n’a pas faites à commencer par celle de la propriété foncière, de la fiscalité et de la justice.  Les investisseurs se plaignent de la lenteur des tribunaux et de la difficulté à notifier les parties. Enfin, le Roi devrait se retirer un tant soit peu de l’économie marocaine où il détient la première banque du pays, le leader de la grande distribution et le numéro 1 des énergies renouvelables. Aucun investisseur n’est prêt à se mesurer à une entreprise proche du Palais dans un pays où la justice est réputée aux ordres. Résultat : le capital marocain dort à Marbella au lieu de s’investir à Casablanca…

Mohammed VI, le Magnifique

Une chose est sûre, le roi ne peut pas rester les bras croisés. S’il ne fait rien, son héritage sera entaché alors qu’il a de nombreux aspects positifs. Mohammed VI a rendu aux Marocains la confiance en eux-mêmes et en une certaine idée de leur génie. Par son volontarisme et son audace, il les a poussés à exprimer ce qu’il y a de mieux dans leur identité. Il leur a rappelé qu’ils descendent d’un peuple qui était grand et qui l’a oublié. Un peuple de bâtisseurs qui a laissé en héritage des palais et des mausolées que le monde entier en pèlerinage vient visiter.

Le Roi doit sauver son règne et tout conspire en sa faveur. Il fait consensus au sein de la population. Les gens qui manifestent veulent plus de Roi, pas moins de Roi. Il n’a aucune opposition structurée face à lui. Le monde entier veut l’aider à commencer par le FMI, l’Union Européenne, les Etats-Unis et Israël.

Il doit juste sortir de son rêve éveillé et comprendre qu’il ne marche plus sur l’eau. Il est comme tout le monde, il est redevable de ses contradictions. Fini le temps où il gouverne tout en faisant croire que le Premier ministre est en charge. Fini le temps où il a le dernier mot sur tout sans être redevable des conséquences de ses actes. Fini le temps où l’inflation vide le frigo des Marocains sans que personne ne descende dans la rue. Le Roi est devenu normal.

S’il veut continuer à se faire plaisir en construisant des stades ultramodernes et des tours interminables, il doit accepter d’ajuster sa feuille de route. Cruelle remise en cause au milieu d’une maladie qui saute aux yeux de tout le monde et que le Palais refuse de reconnaître. Le Roi est affaibli, il a vieilli prématurément.  Peut-être que le fait de redevenir lui-même et de renouer le contact avec son peuple le guériront du mal qui l’afflige. Peut-être que la meilleure thérapie est d’embastiller les vautours et d’exalter les justes.

Il ne tient qu’à lui pour passer de Mohammed VI le Bâtisseur à Mohammed VI le Magnifique. Autrement, à la prochaine crise, les manifestants ne se réuniront pas devant le Parlement mais aux portes du Palais Royal. Et là ce sera une autre histoire.




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Journaliste franco-marocain

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