
On croit le connaitre, on se dit qu’on sait tout sur lui, sur le génial écrivain-poète qui a su créer les gouffres amers où se sont jetés ses personnages, au milieu du bruit et de la fureur, cernés par les spectres, ravagés par le remords, détruits par la folie, avec comme témoin le crâne de Yorick, la tragédie se jouant sur une scène de théâtre qui se confond avec celle de la vie ; cet homme qu’on croit connaitre, c’est Shakespeare.
Petits cailloux
Philippe Forest a décidé de relever le défi d’écrire une antibiographie du plus célèbre dramaturge de tous les temps. Il la publie dans la collection « D’après » dirigée par Colin Lemoine. Le deal : demander à un écrivain d’aujourd’hui de parler comme il le souhaite d’un écrivain d’autrefois en réinventant son œuvre et en tentant de rêver sa vie. Avec Shakespeare, c’est possible, car les éléments biographiques avérés sont rares. Trop rares. Philippe Forest résume : « De William Shakespeare, on sait tout, c’est-à-dire à peu près rien. » L’imagination peut alors galoper, les analyses sont infinies, les plus audacieuses hypothèses sont concevables. Encore faut-il tenir sa plume et sa raison. C’est ce que fait Forest et le résultat est passionnant, d’autant plus que jamais la phrase ne mollit, elle serpente au milieu des conjectures, sans jamais perdre le lecteur, son semblable.
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Une antibiographie, donc, « qui ferait non la somme de ce que l’on sait – c’est si peu – mais la somme de ce que l’on ne sait pas, que j’imagine – et qui est énorme. » Une date de naissance, une date de mort, et encore pas certaines, et entre les deux un puzzle impossible à reconstituer. Quelques points d’ancrage, cependant, que Forest finit par dynamiter, voulant rester seul avec son sujet, sans jamais révéler ce qu’il croit être la vérité, de crainte de dévoiler le mystère Shakespeare. L’œuvre semble être une mine de renseignements sur l’écrivain. Mais ce n’est pas sûr. Quels personnages ressemblent le plus à William S. ? On ne peut le dire puisqu’on ne sait rien de lui. A-t-il seulement existé ? Oui, répond Forest. Il y a des preuves irréfutables – adjectif osé quand on évoque sa vie. Les actes de baptême, de mariage, testamentaire. De petits cailloux sur un chemin abrupt qui mène au domaine du fossoyeur. Et pourtant le résultat est qu’on parvient à se faire une idée de la vie du dramaturge, poète et acteur, né en avril 1564 et mort en avril 1616, à Stratford-upon-Avon, Royaume-Uni. Les mots, « Words, words, words », nous le permettent, à condition de ne pas tomber sous le charme vertigineux et vénéneux de ses vers, de leur envoûtante musicalité. C’est la part manquante de son sujet qui a plu à Forest, lui l’écrivain du manque, justement, et de l’absence. Car dans ce livre maitrisé, l’essayiste y a mis beaucoup de lui-même, sans se cacher, utilisant le « je » du séditieux. Le temps fort de son enquête – car il s’agit d’une enquête – est l’éclairage qu’il jette sur le personnage le plus énigmatique, et donc le plus fascinant, imaginé par Shakespeare : Hamlet. Personnage qui correspond à notre époque où tout se délite, où le chaos progresse chaque jour, où la folie n’épargne surtout pas les grands de ce monde. Forest: « Quand elle s’abîme, constate Hamlet, la souveraineté fait s’ouvrir un gouffre, un immense vide au sein duquel tout va verser et dont les profondeurs béantes vomissent les fléaux les plus infâmes. » Il ajoute : « Le temps lui-même sort de ses gonds. Des entrailles de la terre émanent de menaçants fantômes qui demandent justice. » Nous y sommes. Les sorcières ne sont plus tenables, leur obscénité effraie. Il y a beaucoup de Shakespeare en Hamlet. Ou l’inverse. Quel est le point de bascule ? Ce point où Shakespeare se dérègle et entrevoit la folie qui va le mordre à la gorge. On a dit que c’était la mort de John, son père. Joyce affirme que c’est la mort de son fils, Hamnet – à une lettre près, le même prénom que le prince danois, insiste Forest. La piste semble sérieuse, pour une fois. Forest la valide, lui qui a perdu sa fille à quatre ans et qui a écrit son premier roman intitulé L’enfant éternel. Il précise : « Sa vie, le secret de sa vie, demeure un mystère. Chacun lui donne le sens qui lui plaît. C’est ce que je fais aussi. »
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Folie lucide
Il faut relire Shakespeare, en s’intéressant tout particulièrement à ces nombreux fous qui hantent ses pièces. C’est une folie lucide et salutaire, elle donne à voir une réalité essentielle qui échappe aux yeux normaux. Polonius est, à ce titre, un personnage important, notamment lorsqu’il analyse la folie d’Hamlet/Shakespeare : « Que ses répliques sont parfois grosses de sens ! Une heureuse pertinence que la folie trouve souvent, et dont la raison et la santé mentale ne pourraient accoucher avec autant d’à-propos. »
Philippe Forest, Shakespeare. Quelqu’un, tout le monde et puis personne, Flammarion. 348 pages
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