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Tartuffe sous le sapin

Ivan Jablonka : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais » ?


Tartuffe sous le sapin
La Vénézuelienne Esther Pineda G. accuse le Français Ivan Jablonka de s'être approprié son travail. RS / Sipa.

Une sociologue vénézuélienne, afrodescendante, militante féministe acharnée, voit son travail pionnier totalement nié, effacé, rayé de la carte par un homme blanc européen, écrivain et chercheur couronné du prix Médicis, qui a pourtant consacré l’essentiel de sa carrière académique à dénoncer, avec une vertueuse indignation, l’invisibilisation des femmes.


C’est le nouveau conte de Noël 2025. On hésite pour le titre : Les nouveaux monstres ou L’arroseur arrosé ? C’est selon qu’on aime la satire à l’italienne ou le burlesque intemporel.

Le Père Noël, qui a failli être berné en glissant un livre éthique et responsable dans sa hotte pour l’édification des petits et grands machos, me souffle un choix classique : Tartuffe féministe. Je vous explique.

Une appropriation vraiment pas nécessaire

Dans son dernier essai, La Culture du féminicide (Seuil, août 2025), Ivan Jablonka, historien et professeur reconnu développe la notion de « culture du féminicide » – un imaginaire culturel banalisant la mise à mort des femmes à travers cinéma, peinture, littérature, etc., de la Bible à Netflix.

Il présente explicitement ce concept comme une invention personnelle : dans un entretien accordé à Libération cet été1, il déclare fanfaron qu’il lui « a semblé nécessaire d’inventer cette notion » pour penser des phénomènes jusque-là invisibles, la plaçant aux côtés de la «culture du viol» et de la «culture de l’inceste».

Or, Esther Pineda G, jeune sociologue vénézuélienne, docteure en sciences sociales résidant en Argentine, accuse publiquement Ivan Jablonka de s’être approprié cette expression et cette thèse sans la citer une seule fois !

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Elle est en effet l’autrice de Cultura femicida (éditions Prometeo), publié dès 2019 (rééditions en 2022 et mai 2025), dans lequel elle développe exactement la même idée : la banalisation du meurtre patriarcal des femmes par sa diffusion massive dans la production culturelle (cinéma, peinture, littérature, musique). Les féminicides, d’après elle, sont partout déclinés à des fins de spectacle. Esthétisés, parfois glorifiés, souvent normalisés. La possession jalouse, la violence machiste y sont des lieux communs.

C’est aussi le sujet du livre d’Ivan Jablonka. Titre et thèse centrale, concept fondateur, la similarité est troublante.

Ivan Jablonka, dont les livres sont traduits en espagnol, suivait déjà le compte Instagram d’Esther Pineda G (plus de 43 000 abonnés) dès 2021, époque où un club de lecture argentin, La Gente Anda Leyendo, avait promu concomitamment des ouvrages des deux auteurs.

Récemment, alors qu’Ivan Jablonka (45 000 followers sur Instagram) était au Mexique pour promouvoir ses recherches sur le féminisme, Esther Pineda G découvre par hasard un article de lui intitulé « Dark romance et culture du féminicide2 ». Elle contacte alors Ivan Jablonka en messages privés. Ce dernier répond qu’il travaille ce sujet depuis dix ans mais qu’il n’a « pas eu l’occasion » de lire son livre.

« À cette époque, cela faisait déjà deux ans que j’avais publié Cultura femicida et que j’en parlais sur mes réseaux sociaux » affirme la sociologue dont la notoriété est grande.

Face à cette réponse qu’elle juge insuffisante, Esther Pineda G rend finalement l’affaire publique sur X et Instagram, dénonçant un cas d’« appropriation et d’extractivisme intellectuel » (logique néocoloniale où un chercheur du Nord extrait les idées du Sud sans reconnaissance : il faut s’infliger tout ce jargon pour comprendre et je m’en excuse). Elle écrit : « Même titre. Même thèse centrale. Couverture identique à celle de mon livre. Il prétend avoir inventé l’expression « culture du féminicide ». Aucune citation de mon travail. »

Elle affirme ensuite avoir été bloquée par Ivan Jablonka sur Instagram. BLOQUÉE: le mot dit tout.

On a donc un champion auto-proclamé du féminisme, un homme « juste» – c’est le titre d’un de ses livres – qui se fait coincer sur… l’invisibilisation d’une femme. Un grand prêtre qui dénonce partout les privilèges du patriarcat et de la domination masculine mais qui dans les coulisses marcherait sans se poser de questions sur une femme et sur son œuvre…

Mauvais genre

Ivan Jablonka, le grand allié irréprochable, prix Médicis, spécialiste du genre, qui passe sa vie à dénoncer le patriarcat et l’effacement des femmes dans l’histoire… réduirait à néant une chercheuse latino-américaine noire qui a tout dit six ans avant lui ? Lui ??  On n’y croit pas.

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C’est comme si un curé prêcheur de chasteté le jour tenait une maison-close la nuit ou qu’un militant vegan ouvrait en cachette un Burger King. Sa stratégie de défense aujourd’hui paraît bien faible : « Je n’avais pas eu l’occasion de lire son livre ». Traduisez : « Moi, grand intellectuel parisien avec 45 000 followers, qui suis les comptes latino-américains sur Instagram depuis 2021, qui voyage au Mexique pour promouvoir mon féminisme, et dont les livres sont traduits en espagnol… ben non, je n’ai jamais entendu parler d’un bouquin pourtant connu en Amérique latine qui porte sur le même sujet. » Le niveau de crédibilité est faible.

Le silence initial, puis la défense minimaliste, font penser qu’Esther Pineda a des raisons solides d’avoir une dent contre le champion parisien de la « justice de genre» (sic). Qui se satisferait de « J’ai cité beaucoup de chercheuses… mais pas celle-là… » ? Oups. Fâcheux pour la « science », surtout celle-là. L’éditeur, Seuil, annonce qu’il est « en train de lire » le livre de Pineda G. en décembre 2025. Comme l’ouvrage de la chercheuse est sorti en 2019, vu le rythme, ils finiront la préface en 2030… On comprend mieux, à ce stade, pourquoi le grand déconstructeur de la masculinité toxique voyait dans la galanterie un geste pervers de domination : sur ce point au moins, il s’est montré parfaitement cohérent. Mais comme c’est Noël et qu’il y a un gâteau, voici venir la cerise:

Les couvertures des deux livres arborent des jaquettes presque jumelles: un squelette inquiétant, façon calaveras mexicaines, rôdant autour d’une femme. Coïncidence ? À ce niveau, ce serait comme voir deux invités débarquer à une soirée costumée en clowns strictement identiques, l’un jurant à l’autre : « Je ne t’ai jamais vu de ma vie. »

Ainsi se clôt cette tragi-comédie académique : notre Tartuffe féministe, après avoir prêché la vertu à la cantonade, se retrouve apparemment démasqué pour un chef-d’œuvre absolu d’hypocrisie dans le registre Faites ce que je dis, pas ce que je fais. Encore un prédicateur qui s’emmêle dans son sermon et dont la vie réelle démasquée livre soudain un abîme. Cette année, le Sapin de la morale bienpensante a perdu quelques aiguilles et son étoile. Quant au père Noël, il a passé le livre de notre compatriote à la broyeuse. Recyclage éthique oblige.  Lisez plutôt Esther Pineda, même si c’est en espagnol.

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Sources: Libération.


  1. https://www.liberation.fr/idees-et-debats/ivan-jablonka-pour-ne-plus-etre-drogue-culturellement-au-feminicide-il-faut-en-changer-les-representations-20250820_73SZWNRB3FAY5F7CBKBEL27NOI/ ↩︎
  2. La Vie des idées: https://laviedesidees.fr/Dark-romance-et-culture-du-feminicide ↩︎



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est professeur de lettres modernes, membre du Comité Orwell, co-auteur du livre Sauver les lettres, des professeurs accusent, entretiens avec Philippe Petit . Libertin érudit, joueur d'échecs façon neveu de Rameau, écrivain polymorphe, polémiste.

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