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Marc-Olivier Fogiel: « Ce n’est pas la génétique qui m’a fait père, c’est le désir »


Marc-Olivier Fogiel et son mari ont conçu deux filles en ayant recours à une mère porteuse aux Etats-Unis. Partisan de la reconnaissance légale des enfants nés de GPA à l’étranger, le journaliste défend l’aspiration de certains homosexuels à fonder une famille. Et les moyens auxquels ils doivent recourir pour le faire. 


Causeur. Avant, l’homosexualité était une sexualité subversive et gratuite qui proclamait à la face du monde et de l’Église : oui, on peut faire l’amour sans autre visée que le plaisir. Aujourd’hui, c’est par les homosexuels que nous revient la norme familiale et l’idée qu’il n’y a pas de vie accomplie sans enfants…

Marc-Olivier Fogiel. Pardon, mais quand l’homosexualité était subversive, comme vous dites, elle était souvent honteuse. Car en fait de sexualité libérée, beaucoup d’homosexuels adoptaient une vie hétérosexuelle malgré eux, parce qu’ils voulaient avoir des enfants et, précisément, être dans la norme. Aujourd’hui, avec les techniques de procréation, ils peuvent avoir des enfants sans se mentir, sans mentir à leur entourage et sans mentir à leurs enfants. Cependant, beaucoup d’homosexuels ne se reconnaissent pas du tout dans cette forme d’accomplissement là. Ma parole n’engage que moi, je ne représente nullement une tendance de l’homosexualité.

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Un peu tout de même, raison pour laquelle c’est un « débat de société ». Et cette tendance contribue à ressusciter une image irénique de la famille. Quand vous posez en une de Paris Match, beaux, heureux, amoureux, vous êtes une véritable pub pour la famille du bonheur…

Je comprends ce que vous dites. Reste que la réalité, c’est qu’il n’y a plus de norme, mais une pluralité de modèles, chez les homosexuels comme chez les hétérosexuels. Des hétéros ont parfaitement le droit de se rebeller contre l’obligation sociale d’avoir des enfants et d’estimer que la famille est une prison dont ils ne veulent pas. Eh bien, certains homos veulent une famille, quand d’autres ne veulent pas en entendre parler. Je ne prétends pas que la famille soit le Graal absolu. Mais il se trouve que ça me correspond, et que jusque-là, j’en étais privé.

Des homos qui ont des enfants « à l’ancienne », c’est-à-dire avec l’autre sexe, il y en a depuis fort longtemps. Vous parlez d’« infertilité sociale », terme qui m’a fait bondir. Ce n’est pas la société qui a décidé que l’homosexualité ne devait pas permettre la reproduction !

D’une certaine manière, si, puisqu’elle pallie une infertilité biologique hétérosexuelle par la FIV (fécondation in vitro) tout en refusant de pallier une infertilité biologique homosexuelle. À partir du moment où la société accepte, par la loi, de prendre en charge la réparation de l’infertilité – infertilité qu’on peut qualifier d’endogène –, elle choisit ou non de le faire pour les homos, mais aussi pour les femmes seules qui, me semble-t-il, ne peuvent pas non plus avoir d’enfants.

Le rôle des politiques (et du législateur) est de sécuriser les enfants nés de GPA

Sauf que ni l’homosexualité ni le célibat ne sont des maladies. Pour les homos, les femmes seules, et même en théorie les hommes seuls, la PMA, la GPA, et toutes les technologies de la procréation assistée qui viendront, resteront les seuls moyens de procréer, c’est en cela qu’ils créent une nouvelle norme. Du reste, la folle invention de « parent 1 » et « parent 2 » revient à en faire la norme pour tous.

On sait aujourd’hui que 20 à 30 % des PMA prescrites pour les couples hétérosexuels n’ont pas de pathologie d’infertilité avérée. Le médecin fatigue de revoir un couple qui n’y arrive pas au bout d’un an ou deux et sort l’ordonnance, pour aider ce couple. Alors, pourquoi réserver ce privilège aux seuls hétéros ? Pour ce qui est de « parent 1 » et « parent 2 », les députés sont revenus à une formule où personne ne sera nié… la société évolue, c’est normal que ça tangue un peu.

Vous affirmez que le politique doit organiser les progrès de la science, vous admettez donc que tout ce qui est possible ne soit pas nécessairement légal ?

Évidemment, d’ailleurs, je ne dis pas aux politiques qu’ils devraient légaliser la GPA, la société française n’y est pas prête. La science n’est pas un progrès social en soi. De plus, la société française est bien organisée dans ses poids, contrepoids, comités d’éthique, lois de bioéthique tous les six ans, pour ne pas se laisser aller à une hystérie du progrès technique. Je n’en veux absolument pas à ceux qui ont manifesté, mais un peu aux Ludovine de la Rochère et autres qui les ont instrumentalisés. En revanche, le rôle des politiques (et du législateur) est de sécuriser les enfants nés de GPA. Ils n’ont rien demandé, ils ont des parents repérables et qui les élèvent. Il faut leur éviter les situations juridiques bancales semées d’embûches et le labyrinthe administratif dans lequel, quand il y a un drame, c’est l’apocalypse pour ces enfants. Le rôle du politique, c’est de gérer ces situations, pas d’organiser la GPA.

La présence d’un père ou d’une mère n’est pas la clé de l’équilibre absolu.

Vous brandissez souvent une sorte de joker : vos filles sont aimées, joyeuses et heureuses. Tout se résout dans cette apologie du bonheur.

Pas du tout ! Au contraire, j’ai intégré à dessein des exemples contre-productifs. On ne peut pas faire abstraction du sort des femmes qui sont amenées à accompagner un projet de maternité ou de paternité. Le bonheur de l’enfant à l’arrivée ne peut pas justifier tout et n’importe quoi dans le procédé. C’est pour ça que nous sommes allés aux États-Unis, avec le coût que ça pouvait représenter, le délai… Si on veut combattre efficacement l’exploitation des femmes, il faut créer un outil international permettant d’encadrer cette pratique, comme nous l’avons déjà fait avec la convention internationale de La Haye qui régule et jalonne de garde-fous les adoptions internationales.

S’agissant des enfants eux-mêmes, vous semblez avoir des certitudes aussi ancrées que vos adversaires qui pensent qu’un enfant a besoin « d’un papa et d’une maman ». Du moment que les enfants connaissent tous les secrets de leur origine, tout ira bien dans le meilleur des nouveaux mondes possibles. L’absence de mère (ou de père) ne peut-elle pas être source de problèmes, pour vous ?

J’ai énormément parlé à des psys qui ont suivi de nombreux enfants dans différents modèles. La clé, c’est la transparence absolue, l’amour inconditionnel, l’altérité dans la sphère éducationnelle. La présence d’un père ou d’une mère n’est pas la clé de l’équilibre absolu. Raisonnez par l’absurde et voyez tous ces gens déséquilibrés qui ont pourtant un papa et une maman.

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Au moment de la sortie de ce livre, vous avez fait une tournée des médias triomphale. Pensez-vous que la société française soit aussi homophobe qu’on le dit ?

Pas du tout. Dans mon quartier bourgeois du 7e arrondissement, il y avait beaucoup de gens qui allaient aux « manifs pour tous ». Leurs enfants sont les baby-sitters de nos filles. Même dans des milieux moins favorisés que le nôtre, beaucoup de gens sont hostiles à la GPA, mais ils n’ont aucun problème avec l’homoparentalité.

L’homoparentalité et la monoparentalité relèvent de la vie concrète, la GPA et la PMA de l’anthropologie. Premier saut anthropologique, et il est de taille, on congédie la différence des sexes comme fondement de la reproduction.

Vous vous trompez. On l’a congédiée il y a une cinquantaine d’années au moment où on a reconnu des enfants qui n’avaient qu’un père ou qu’une mère. Interrogez l’anthropologue Maurice Godelier qui est en faveur de la GPA et vous verrez qu’en effet, les rapports sont en train de se modifier dans la famille.

La famille telle que nous la connaissons à travers le mariage est en réalité très récente dans notre civilisation, il est normal qu’elle continue à évoluer

Depuis l’Antiquité, il y a des enfants qui n’ont qu’un père ou qu’une mère ! Deux pères ou deux mères, c’est assez récent !

La société ne reconnaît pas des enfants n’ayant qu’un seul parent depuis l’Antiquité, mais depuis le moment où on a ouvert l’adoption aux célibataires, en 1966. La nouveauté ne date pas du mariage pour tous. Dans l’histoire et dans le monde, il existe de nombreux exemples de familles élargies, de recompositions familiales. La famille telle que nous la connaissons à travers le mariage est en réalité très récente dans notre civilisation, il est normal qu’elle continue à évoluer.

Eh bien, nous sommes à la fin du processus. Jusque-là, on avait l’idée que, pour donner naissance à un enfant, il fallait un homme et une femme – ce qui est toujours vrai pratiquement, mais de moins en moins symboliquement.

Je ne vois pas en quoi, à partir du moment où le modèle procréatif est le même : des couples ou des célibataires qui font appel à un tiers donneur d’un genre différent. Donc le modèle procréatif est le même, c’est le modèle d’éducation qui diffère.

Le simple fait que vous utilisiez le terme « modèle » suppose qu’il y en ait plusieurs. Autrement dit, ce n’est plus une norme, mais une possibilité. Chez deux femmes qui recourent, non pas à un être humain, mais à un tube à essai, la différence des sexes est totalement effacée. L’autre sexe n’existe que comme fournisseur. Elles peuvent fantasmer qu’elles eu leur enfant ensemble. La toute-puissance maternelle au carré, ça fait peur.

Votre erreur, c’est que vous pensez que l’homosexualité est une forme de duplication. Or, même si nous sommes deux hommes, nous sommes différents. Et c’est exactement pareil dans les couples de femmes. Pourquoi limiter l’altérité au sexe ? Le champ des possibles pour l’altérité est bien plus vaste que le genre, on le trouve dans la rencontre de cultures différentes, d’origines complexes, d’affects complémentaires. Un couple de parents homos peut refléter une altérité bien plus importante qu’un couple hétéro. Au quotidien, chacun a un registre différent, une fonction parentale différente… De manière anecdotique, je rappelle que j’ai été élevé par une mère et un père et vous voyez bien que ce n’est pas une garantie d’hétérosexualité.

Nous avons dit aux filles : tu as deux parents qui se valent, mais tu n’as pas deux papas

Mais vous êtes père. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Cette fonction peut-elle être occupée indifféremment par un homme ou une femme ?

Je suis parent, j’élève mes enfants, je les accompagne, je leur transmets des valeurs. J’ai d’ailleurs un rôle plutôt empathique, consolant. Alors, oui, ce rôle peut-être assumé par un homme ou par une femme.

Vous êtes pris dans une contradiction. D’un côté, vous prétendez congédier la biologie en affirmant que ce n’est pas elle qui crée le lien, mais de l’autre, vous avez tenu à ce que chacune de vos filles soit la fille biologique de l’un de vous. D’ailleurs, chacune appelle « papa » son père biologique et « Daddy » ou « Dadou » son « parent 2 ».

Sur le conseil du psychiatre, nous avons dit aux filles : tu as deux parents qui se valent, mais tu n’as pas deux papas. Certains couples optent pour « papa » ou « maman » pour les deux parents, je ne juge pas, mais ce n’est pas mon choix. L’important, c’est la transparence et la vérité. Si les filles étaient génétiquement celles de François ou si elles étaient venues d’ailleurs, nous leur aurions dit. Dès lors qu’une des filles est génétiquement la mienne et l’autre celle de François, alors chacune a son papa. Elles doivent savoir d’où elles viennent, comment elles sont construites, donc la différence passe par les mots. Cela ne veut pas dire que papa prévaut sur Daddy ou que le lien est plus fort. C’est différent, mais on a aussi des relations différentes avec un cadet et un aîné. En revanche, aux yeux de la loi, il n’y a aucune différence, parce que nous avons réussi à faire appliquer la loi : le juge ne peut plus savoir qui est le père de l’une ou de l’autre, elles sont inscrites à l’état civil avec leurs deux parents de façon indifférenciée. Mon seul combat, c’est que tous les couples puissent bénéficier de cette loi, car il en va de la sécurité des enfants. Mais avant la loi sur le mariage et la décision de la Cour de cassation sur l’inscription des enfants à l’état civil, nous avions réglé devant un notaire ce qui devrait se passer en cas de séparation : ce ne serait pas « chacun la sienne », les deux filles iraient principalement chez François.

C’est d’abord le choix de la femme porteuse, pas le nôtre. C’est elle qui décide, libre et éclairée, de porter un enfant pour autrui.

Si la GPA suscite tant de résistance, c’est qu’elle nous fait entrer dans un nouveau monde où la marchandisation et la technicisation ne sont plus des exceptions ou des transgressions, mais une voie banale de la procréation.

D’abord, elle n’est pas toujours commerciale, il y a des endroits, comme le Canada, où la rémunération de la femme porteuse est prohibée. De plus, même aux États-Unis, croyez-le ou pas, la plupart ne font pas cela pour l’argent. Le responsable de l’agence, pour qui c’est aussi un business, bien sûr, m’a expliqué qu’il écartait les femmes dont l’argent pourrait être la seule motivation. C’est évidemment différent dans des pays comme l’Inde. Aux États-Unis, aussi hallucinant que cela puisse paraître, j’ai rencontré des femmes qui trouvent un rôle social, une utilité même dans leur couple – parce que ça rééquilibre le rapport avec leur mari, souvent dans un milieu plutôt aisé. Oui, elles se réalisent à travers ça, de façon totalement désintéressée. Elles sortent valorisées par cette aventure humaine.

Pas totalement, si elles y cherchent une forme d’utilité sociale. Ce qui m’amène à une deuxième inquiétude, également de nature anthropologique, qui tient à la technicisation et à l’externalisation de la reproduction. Un individu seul ou un couple homosexuel fait appel à des prestataires pour se procurer un ou plusieurs des trois éléments qui concourent à la fabrication d’un enfant – un ovule, un spermatozoïde et un utérus.

Vous ne pouvez pas parler de fabrication ! Dès lors que vous êtes dans une démarche de paternité ou de maternité, vous le concevez. Combien d’enfants Meetic sont nés ? Combien de personnes se rencontrent aujourd’hui sur catalogue via les applications de nos smartphones ? La technicisation ne doit pas être un épouvantail, mais elle doit être maîtrisée.

Vous ne concevez pas, vous faites concevoir. Pour combler votre besoin de paternité ou de maternité. Je peux aller demain en Espagne, choisir un donneur, une donneuse et être la mère porteuse de mon enfant.

Dans votre cas, vous serez la mère, pas la mère porteuse, vous porterez votre enfant. Dans le nôtre, c’est d’abord le choix de la femme porteuse, pas le nôtre. C’est elle qui décide, libre et éclairée, de porter un enfant pour autrui. Elle a le droit d’aider autrui, comme vous le feriez peut-être, je l’espère, pour une sœur ou un proche. Ici, la rencontre a été réalisée par une agence, voilà la différence.

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Admettons. Je l’aurais fait naître par des moyens purement techniques. Vous citez le cas de deux femmes qui ont dépassé l’âge reproductif et ne sont pas éligibles à l’adoption. Elles font appel à un donneur, à une donneuse et à une mère porteuse. De sorte que leur enfant est conçu de façon externe pour répondre à leur désir.

Je comprends que cela pose des questions, mais en France, cela se pratique depuis des années chez des couples dont ni le mari ni la femme n’ont de gamètes reproductibles – donc pas de sperme, pas d’ovule. On implante donc dans l’utérus de la femme, qui en revanche peut porter son enfant, un embryon avec lequel elle n’a aucun lien génétique. Chaque année, des enfants naissent par don d’embryon sans que leurs parents soient les géniteurs biologiques et je n’ai pas vu de levée de boucliers avant 2013 pour ces familles. Alors, indignation sélective ?

« Ce qui fait de nous des parents légitimes, c’est que nous voulions des enfants »

Aujourd’hui, cela peut concerner tous les couples, mais aussi bientôt sans doute n’importe quel individu. Et dès lors que l’on fait appel à des tiers, on choisit. Il s’agit donc d’une forme d’eugénisme, bienveillant et sympathique.

Axel Kahn, qui est un détracteur de la GPA, réfute cette idée, parce que la loterie biologique est exactement la même, même quand on choisit le donneur ou la donneuse. On choisit aussi les hommes et les femmes sur Tinder, cela ne veut pas dire qu’on saura quel enfant on fera avec.

Mais enfin, quand vous faites l’amour avec quelqu’un, vous ne lui demandez pas combien il y a eu de cancers dans sa famille !

Il se trouve que là, on doit choisir parmi des dizaines de femmes, c’est la culture américaine. Donc, on se donne des critères. En France, où le don de gamètes est anonyme, le médecin a accès à la base et choisit pour vous. Pas à votre insu, mais sans concertation. Ainsi, il choisira plutôt un tiers donneur noir pour un couple noir, regardera la couleur des cheveux, etc. Par ailleurs, dans le cas des FIV, on écarte déjà les embryons qui ne sont pas costauds. Et dans le cas de l’adoption, je ne crois pas que les enfants handicapés soient adoptés si facilement. Les tests préconceptionnels déjà en place démontrent qu’il est aujourd’hui possible d’écarter à l’avance certaines maladies fatales au bébé.

C’est étonnant cette rage de montrer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. À vous entendre, rien ne change avec l’ouverture des technologies de la procréation à tous les couples, voire à tous les individus.

En tout cas, pour moi, ce qui fait de nous des parents légitimes, c’est que nous voulions des enfants. La technologie nous a permis de le faire, mais le point de départ, c’est notre volonté d’être parents. Certes, faire porter son enfant par une autre est une révolution, mais pour le reste, que ce soit ou non ton sperme ou ton ovocyte n’est pas le plus important. Ce n’est pas la génétique qui m’a fait père, c’est le désir. Ce désir ne pouvait s’exprimer sous la couette, il s’est exprimé grâce à la science et à la générosité d’une femme porteuse.

Marc-Olivier Fogiel, Qu’est-ce qu’elle a ma famille ? L’Observatoire, 2019

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Tribune de 39 intellectuels pour Sarah Halimi: attention aux mauvais procès!


La tribune pour Sarah Halimi signée par une trentaine d’intellectuels et de journalistes lundi dans Le Figaro remet en cause l’instruction en cours. Or, la lutte contre l’antisémitisme doit se mener au nom de la justice. Pas en contestant ses principes. 


Malvenu. C’est le premier mot qui vient à l’esprit pour qualifier la démarche entreprise par un certain nombre d’intellectuels signataires d’une tribune demandant que l’auteur du meurtre de Sarah Halimi ne soit pas déclaré irresponsable par la justice pénale. Cette initiative est effectivement pour le moins malvenue et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la lecture du texte montre bien la cause que les signataires entendent servir, celle de la lutte contre l’antisémitisme musulman. Combat nécessaire s’il en est mais qui ne passe pas par une volonté d’instrumentaliser la justice à son service, meilleur moyen de ne pas poser les vrais problèmes et en lui reprochant une position de complaisance, vis-à-vis des dérives islamistes, et un refus de prendre en compte leurs dimensions spécifiquement antisémites.

Sarah Halimi et les péripéties de la procédure

Rappelant que ce n’est pas la première tentative de faire pression sur la justice dans ce dossier, le texte de la tribune contribue à faire de la procédure judiciaire l’otage d’un combat politique non seulement légitime mais nécessaire. Il faut rappeler que l’espace où doit se dérouler impérativement une procédure pénale est celui du prétoire, avec les règles qui s’y appliquent et qui sont destinées à faire émerger autant que faire se peut une vérité judiciaire support d’une décision rendue au nom du peuple français et opposable à tous. Prenant la forme d’un réquisitoire, nécessairement unilatéral, choisissant les détails, multipliant les sous-entendus sur l’attitude des magistrats et de la police de quartier intervenue ce jour-là, la pétition nous présente l’affaire pour soutenir une cause : que Kobili Traoré soit déclaré responsable de ses actes, traduit et jugé en cours d’assises. Ainsi « existerait-il un espoir que justice soit rendue à Sarah Halimi, victime d’un crime antisémite barbare ».

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Toutes les péripéties de la procédure, dont on rappelle qu’elle est contradictoire et qu’y interviennent le parquet autorité de poursuite, la défense, et les parties civiles, sont présentées comme autant de tentatives pour ménager et exonérer celui qui a tué Sarah Halimi. Il y a même des détails étranges sur la façon dont sont rapportées les expertises psychiatriques pourtant essentielles. Tout d’abord, le premier expert intervenu est nommé par les signataires: il s’agit de Daniel Zagury, psychiatre brillant et très médiatique, comme s’il s’agissait de faire valoir à cette occasion une forme d’argument d’autorité. La tribune  nous dit « qu’une expertise réalisée par Daniel Zagury rendue au bout de six mois établissait que K. Traoré avait fait une bouffée délirante aiguë (BDA) suite à une consommation massive de cannabis. Il conclut à l’altération du discernement, mais à une responsabilité pénale ».

Abolition ou altération, telle est la question

C’est l’article 122–1 du code pénal qui traite la question et des conditions dans lesquelles un accusé peut être déclaré irresponsable. Parlant d’abolition du discernement, l’alinéa premier de cet article nous dit: « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » Le deuxième alinéa, quant à lui, traite de l’atténuation de la responsabilité et par conséquent de la peine en cas d’altération du discernement. C’est le choix de l’altération qu’a fait en conscience le Docteur Zagury. Le départ entre l’abolition et l’altération est une question très délicate à trancher, surtout lorsque l’on instruit et ensuite juge une affaire criminelle qui a, par surcroît, donné lieu à beaucoup de passion.

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Les magistrats instructeurs ont souhaité avoir un nouvel avis, et il n’est pas très honnête de présenter cette initiative de procédure comme incongrue et probablement dictée par la volonté d’épargner Kobili Traoré. « Cette expertise n’a pas l’heur de plaire à la juge d’instruction qui en ordonne une seconde ; requête provenant usuellement de l’avocat de la défense qui ici n’avait rien demandé. » Une seconde expertise a donc été ordonnée et réalisée cette fois-ci par un collège de trois experts, qui eux ne seront pas nommés dans la tribune et ont tranché en faveur de l’abolition. Face à deux avis divergents, une troisième expertise a été ordonnée et confiée à un collège de quatre experts cette fois-ci qui ont à nouveau choisi l’abolition du discernement. Et pour disqualifier l’avis de ces sept experts assermentés, les pétitionnaires s’improvisent psychiatres et nous expliquent à quel moment on peut considérer que quelqu’un est schizophrène.

La justice ne peut répondre qu’aux questions qui lui sont posées

Je ne peux pas dire si Kobili Traoré avait son discernement aboli ou seulement altéré au moment où il accomplissait son forfait, je n’ai pas les compétences pour en savoir. Je m’en remets au traitement par la justice de mon pays de cette épouvantable affaire. Il appartiendra aux magistrats en charge de ce dossier, le collège des juges d’instruction, la collégialité de la chambre d’instruction, et éventuellement la collégialité de la cour d’assises, de prendre leurs responsabilités et de trancher la question. Parce que c’est comme ça que cela doit se passer, et que le lieu pour statuer sur cette question, dans un pays civilisé, c’est le prétoire et non pas l’espace médiatique aussi prestigieux soient les signataires de pétitions. Les règles du débat contradictoire sont là pour ça, et il n’est pas très heureux de se livrer à cette pression sur une justice dont on nous serine par ailleurs qu’elle doit être indépendante et surtout impartiale. Il faut rappeler encore et encore que l’autorité judiciaire ne peut répondre qu’aux questions qui lui sont posées, et que dès lors qu’on lui assigne des objectifs qui ne sont pas les siens cela ne peut qu’aboutir à la détourner de sa mission.

Les islamistes sont (aussi) des déséquilibrés

On ajoutera que cette pression est aussi une façon de se défausser sur la justice du traitement et de la réponse à une question particulièrement brûlante exprimée d’ailleurs par le texte même de la tribune : « Quatre experts ont rendu mi-mars 2019 leurs conclusions corroborant la seconde expertise. En France, aujourd’hui, être juif serait-il une incitation au meurtre pour des déséquilibrés psychiatriques ? S’agit-il de préparer l’opinion à une réinterprétation de la dizaine d’assassinats de Français juifs par des islamistes ? La psychiatrisation est-elle le nouvel outil du déni de réalité ? » On répondra : « Oui, il est évident que les islamistes et leurs pulsions barbares sont des déséquilibrés ». Et qu’il est indispensable de s’interroger sur la tournure pathogène et criminalisante qu’a pris aux quatre coins du monde la religion musulmane. Sur le rôle, dans le passage à l’acte criminel, de l’interprétation littérale du Coran, recueil qu’on le veuille ou non d’interdits et d’injonctions à respecter sous peine de terribles punitions. Et il vaudrait mieux prendre cette question à bras-le-corps, sans se laisser intimider par le « pas d’amalgame » et la crainte de l’accusation « d’islamophobie ».

Menons le combat là où il doit l’être

Parce qu’accuser la justice d’utiliser la psychiatrisation comme nouvel outil du déni de réalité c’est se dispenser à peu de frais de mener le combat là où il doit l’être. Et le faire en présentant à tort l’application de l’article 122–1 comme un passeport pour l’impunité n’est pas non plus très reluisant. Comme laisser entendre que ce serait cet objectif qui aurait amené les sept psychiatres à émettre leur avis. Au passage, il n’est pas très heureux de disqualifier un principe fondamental de la responsabilité pénale : ne sont responsables pénalement que les individus conscients de leurs actes. Les Romains l’appliquaient, et le fait qu’au Moyen Âge on jugeait les animaux ne constituait pas un progrès.

C’est aujourd’hui un acquis de civilisation. Et il serait raisonnable en ces temps difficiles d’éviter la désinvolture lorsqu’il s’agit du respect de principes séculaires.

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En France, l’enrichissement des riches ne profite pas aux pauvres

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Selon Sébastien Laye, la théorie du ruissellement ne résiste pas au réel. En France, l’argent des riches profite encore moins qu’ailleurs aux pauvres. La faute, notamment, à la réserve héréditaire. 


A mots couverts au cours des dernières années, le pouvoir actuel a tenté de réhabiliter la douteuse – car ne reposant sur aucun travail conceptuel sérieux d’économistes – théorie du ruissellement, selon laquelle les riches devaient devenir plus riches pour que les pauvres soient moins pauvres.

Or, si un regain de croissance profite en effet à tous, souvent en premier lieu aux entrepreneurs et aux plus aisés, puis plus tardivement aux plus modestes, le mythe de la redistribution naturelle du haut vers le bas ou « trickle down » est un artifice conceptuel aux effets désastreux. Il relève d’une pure conception imaginaire qui fait fi du défi des inégalités et de l’accaparement de richesses par certains (un capitalisme de connivence que l’on retrouve en France), y compris dans des pays dont la croissance stagne.

La société des héritiers

La formule cruelle de « l’ascenseur social en panne », elle étayée par les études et les chiffres, est la négation de celle du ruissellement. Les disparités de patrimoine sont telles aujourd’hui dans nos sociétés occidentales que nous devrions nous poser la question de la redistribution inter-générationnelle des fortunes, et celle de l’équité au sens où Rawls l’entendait, à savoir l’équité dans les conditions de départ entre individus. Or, paradoxalement, une conception très bourgeoise de la fortune acquise est entretenue par nos pouvoirs publics ; ainsi, à l’inverse des pays anglo-saxons dont les grandes fortunes ont ensuite essaimé en fondations, instituts de recherches ou œuvres philanthropiques, les riches français ne sont pas autorisés à donner tout leur patrimoine à de telles institutions. Via la réserve héréditaire, notre gouvernement oblige la répartition automatique d’une part du patrimoine du défunt à sa famille, nonobstant ses volontés personnelles. En favorisant la transmission linéaire et obligatoire au sein d’une même famille, la loi cautionne une société de rentiers et de reproduction sociale, alors même que les nouvelles fortunes de la technologie et de la finance n’ont pas la même conception dynastique de la richesse que leurs aînés.

Supprimer la réserve, réformer l’impôt

En supprimant la réserve héréditaire, nous encouragerions la redistribution des cartes, la circulation du capital et le développement de la philanthropie, alors que l’Etat se retire de certaines fonctions sociales qu’il ne peut plus assumer. Nous pourrions par ailleurs aller plus loin et préparer cette nouvelle redistribution – plus efficace que l’assistanat actuel qui est le mal endémique de notre Etat providence – par le truchement d’une réforme de l’impôt sur le revenu. En effet, avec la transformation de l’impôt sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI), nous avons perdu un mécanisme fiscal d’abattement qui finançait une grande partie du secteur caritatif et associatif, mais aussi technologique (start up). Si la réforme de l’ISF avait été bien conçue, cet abattement aurait pu être alloué à l’impôt sur le revenu : ainsi, en Angleterre, il existe le mécanisme de l’EIS qui permet de déduire de l’assiette de l’impôt sur le revenu jusqu’à 30% de tels investissements dans une limite d’un million de livres. Drainer l’épargne vers les entreprises et les œuvres sociales ne pourra se concevoir sans une réforme de l’impôt sur le revenu.

A lire aussi: Jeux d’argent: l’impôt sur la fortune que l’Etat ne veut surtout pas supprimer

C’est au politique et à notre droit qu’il revient d’encourager la redistribution sociale intergénérationnelle. Faire le pari d’une hypothétique théorie du ruissellement serait non seulement hasardeux, mais porteur en germe de frustrations et in fine de contestations sociales de grande ampleur comme celle que nous venons de traverser.

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L’affaire Dreyfus, c’est rigolo!


Des étudiants de Sciences-Po Rennes ont fait de l’affaire Dreyfus un jeu, un « escape game » pour mieux réviser votre histoire. 


François Truffaut disait qu’un jour – le temps et l’oubli faisant leur œuvre – les critiques de cinéma ignoreraient les films de Murnau. Il arrivera peut-être un jour, aussi, où les étudiants de Sciences-Po auront oublié l’affaire Dreyfus.

« J’accuse » fait mumuse

Ce temps n’est pas encore advenu, bien que la récente organisation saugrenue d’un « escape game » sur le sort du célèbre capitaine dans les murs du musée de Bretagne laisse songeur. Quoi de plus rigolo qu’un « escape game », ce jeu de rôle grandeur nature, dans lequel il faut parfois s’évader d’une pièce en résolvant des énigmes, parfois enquêter sur un thème ?

A lire aussi: Alain Finkielkraut: « Je ne compare pas Fillon à Dreyfus, mais… »

L’initiative vient d’étudiants en quatrième année de Sciences-Po Rennes. « J’ai déjà participé à un escape game où il fallait tenter de sauver le président Kennedy ou de retrouver une statuette volée par des Yakuzas japonais. Parfois, il faut réussir à sortir de la chambre d’un vampire », explique l’une des organisatrices à nos confrères de Ouest-France.

Viens voir les comédiens…

« Il faut sauver le soldat Dreyfus ! » annonce le site web de l’opération. Ce souci de proposer des lectures décalées et ludiques de l’Histoire est l’une des maladies chroniques de l’époque. Comme s’il fallait opposer à un passé qui nous effraie une réponse régressive et infantilisante. Les « gamers » devront ici glaner des indices dans les recoins du musée de Bretagne, se faisant aider au besoin de comédiens (« habillés en costumes d’époque », nous précise-t-on) qui incarnent les différentes figures de l’affaire, afin d’aider le capitaine à sauver sa peau. Ouf, les intermittents du spectacle n’ont pas été oubliés !

On regrette que l’opération n’ait pas fait appel à des mimes ou des jongleurs. « Dix joueurs s’entraident pour trouver la solution de l’énigme ! » nous prévient le site. La solution, c’est l’antisémitisme ? Oh, comme c’est amusant ! On espère que cette opération fera des petits… Et pourquoi pas un « escape game » sur les circonstances de la mort de Félix Faure ?

L'affaire Dreyfus

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Prix des Hussards: Stéphane Hoffmann réanime le Paris littéraire

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Stéphane Hoffmann a remporté, hier, le Prix des Hussards 2019 pour son livre Les Belles ambitieuses au cours d’une soirée au Lutetia où la littérature a repris vie à Paris. 


À Paris, tous les écrivains sont gris. Ce printemps, la neurasthénie se porte à la boutonnière. L’amertume et le défaitisme se font la courte échelle dans les maisons d’édition. C’est à qui affichera le visage le plus dépité, des ventes en capilotade, des droits d’auteur étiques et un appétit de vivre aussi vibrionnant qu’un ministre démissionnaire. Le monde des lettres fait la gueule ce qui ne l’empêche pas de nous donner des leçons de morale. Il professe dans le vide. Il n’en finit plus de se regarder dans le miroir et de se trouver tragiquement admirable.

A eux l’esprit de sérieux

À force de penser collégialement, les réunions d’écrivains sont devenues des colloques de bien-pensance. Où sont les individualités fortes, les caractères, les tempéraments, les enfants tristes qui montrent leurs fesses à la fin du coquetèle ? Les fanfarons qui écrivent sur la bande d’arrêt d’urgence et ne respectent rien, sauf leur tempo intérieur. L’esprit de sérieux, ce mal du siècle aussi épuisant qu’un débat national inextinguible, a emporté depuis longtemps tous les acteurs de l’édition française.

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Les godelureaux de Saint-Germain-des-Prés ont passé leur chemin, ils vivent reclus désormais dans des banlieues austères. Ils ont été priés de dégager de la circulation parisienne et de remiser leur Aston-Martin au garage. Les signes extérieurs de richesse comme d’indépendance sont aujourd’hui bannis. L’époque n’aime ni les excès de vitesse, ni les stylistes en échappement libre. L’écriture est entrée dans l’ère du sordide et du ressassement. Plus personne ne croyait jusqu’à hier soir à sa renaissance.

Elle est vivante !

Le cadavre bouge pourtant encore, je l’ai vu de mes yeux ! Le miracle s’est produit à l’Orangerie de l’Hôtel Lutetia. La littérature n’est donc pas ce pesant module universitaire pour bachoteurs frénétiques et poseurs mondains. Il y a encore du jus dans le bastringue, du panache, du foutraque, de cette légèreté qui exaspère et ragaillardit les âmes vagabondes dans une défunte capitale. Une famille de pensée a trouvé refuge dans l’unique palace de la rive gauche, entièrement rénové. Une joyeuse bande animée par l’irrévérence et l’amitié, le déboulonnage des idoles et la formule qui claque, la bonne humeur et l’attachement aux textes disruptifs. Bravache et fraternelle résument l’atmosphère de cette soirée qui marque le retour à une littérature champagne, à ce « french flair » plein d’audace et de déconnade.

Deux cents personnes, serrées comme des sardines, ont assisté à une cérémonie débridée et festive. Il y eut des longueurs (rares) et des éclats de rire (nombreux). Le succès fut tel que les convives peinèrent à se quitter, même quand le bar fut désespérément vide et que les mômes avaient chapardé les alcools forts. Les invités continuaient à discuter de livres, de sport, de bagnoles, de femmes inaccessibles et de leur affection sincère pour nos glorieux aînés, les Hussards. De mémoire de chroniqueur, on n’avait jamais vu ça.

Naulleau, Lalanne et l’esprit malsain

Le président Éric Naulleau cintré dans son blazer, la voix claire et l’autorité gironde, fut un maître de cérémonie souverain. Avec lui, ça balance vraiment à Paris ! Les deux secrétaires généraux, Marina Cousté et François Jonquères, avocats-mécènes et véritables amoureux des livres le soutenaient dans cet exercice. Si le micro eut des ratés, les intervenants parlèrent avec fougue et gourmandise. Dieu merci, être spirituel a encore un sens dans notre pays. Bertrand de Saint-Vincent sobre et émouvant fit un éloge de Jacques Laurent dont on fête le centenaire de la naissance cette année. Jean des Cars, ce prince de l’art oratoire nous servit quelques anecdotes où son érudition taquine illumine les foules.

Le Coup de Shako attribué à Denis Lalanne, légende de la presse sportive et compagnon de route d’Antoine Blondin, mit des étincelles dans les yeux des petits garçons qui rêvèrent jadis aux exploits des frères Boniface. Ce gentleman des pelouses qui fréquenta des packs soudés semblait ému par ce trophée (sculpture d’Igor Ustinov).

Stéphane Hoffmann à la hussarde

Enfin, le Prix des Hussards 2019 fut remis à Stéphane Hoffmann pour son dernier roman, Les Belles ambitieuses, paru chez Albin Michel. Venu de La Baule avec ses sœurs groupies irrésistibles de drôlerie, le journaliste et écrivain fait assurément partie de la famille « Hussard ». Il pratique le beau jeu, une écriture gorgée d’ironie mordante, fluide et souple comme chez tous les grands professionnels, avec ce parfum enivrant de la province alanguie. Sous ses belles manières, le brûlot sommeille. Il n’a pas son pareil pour dénoncer (sans vociférer) les affres des temps modernes. Les élites des beaux quartiers tombent à Wagram (avenue de) sous sa plume vacharde.

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Stéphane Hoffmann eut l’élégance d’évoquer le souvenir de Christine de Rivoyre, de Geneviève Dormann et de Félicien Marceau. Le jury fut comblé par cet hommage sensible et délicat. Le lauréat 2019 a reçu pour l’occasion un chèque de 5 000 euros donné par le partenaire Sud Radio dont l’inestimable Philippe Bilger fit un plaidoyer flamboyant.

Le fou Paris littéraire

À quoi tient le succès d’une soirée parisienne ? La qualité des primés est bien évidemment essentielle, le lieu prestigieux il va sans dire, mais aussi au mélange des genres, à une assemblée improbable et rieuse, où les connexions les plus étranges se créent au fil des heures. Hier soir, on croisait le tout-Paris qui ne se regarde pas le nombril. Danielle Gilbert était aussi avenante que sur le plateau de Midi Première, Bruno de Stabenrath dandy éternel était sage comme une image, Pascal Thomas réalisateur en quête d’un scénario parlait de Léautaud, Jacques Mailhot passait une tête avant d’aller au Théâtre des Deux Ânes, Babette de Rozières n’avait pas perdu son sens fulgurant de la répartie, l’écurie Albin Michel était au complet avec les best-sellers Amélie Nothomb et Éric Zemmour, le fringant Bernard Chapuis tenait la barre, l’inénarrable Jean-François Coulomb des Arts portait une pochette expansive, une partie de la rédaction du Figaro emmenée par Yves Thréard faisait bloc, tous les « petits » éditeurs au grand cœur étaient de la fiesta : Jean Le Gall (Séguier), Jean-Pierre Montal (Rue Fromentin), Olivier Frébourg (Les Equateurs), Dominique Guiou (Nouvelles Lectures) ou Emmanuel Bluteau (La Thébaïde), les radiophoniques Patrick Roger et Cécile de Ménibus avaient fait le déplacement et puis aussi, tous ceux qui œuvrent dans leur coin pour l’essor d’une littérature débarrassée de sa gangue indigeste : la journaliste Valère-Marie Marchand de l’émission Bibliomanie ou encore Philippe Rubempré et son admirable blog Librairtaire.

Hier soir, j’ai vu la littérature reprendre vie du côté du boulevard Raspail.

J’ai tenté d’interviewer Greta Thunberg

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J’ai voulu savoir si les acteurs des « grèves pour le climat » savaient de quoi ils parlaient. Je suis allé voir Greta Thunberg et quelques uns de ses admirateurs. Et là, j’ai su. 


En février, une Marche pour le climat menée par Greta Thunberg traversait Bruxelles. J’étais présent et en interrogeant de jeunes participants, je me suis rendu compte qu’ils ne connaissaient pas le b-a ba de la cause pour laquelle ils manifestaient : le réchauffement climatique.

Une semaine plus tard j’ai interviewé un professeur du secondaire qui encourageait ses élèves à manifester pour le climat : il n’en connaissait pas plus que les étudiants.

Partant du principe qu’il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu plutôt qu’à ses saints, j’ai décidé d’interroger Greta Thunberg elle-même. J’ai pris l’avion (j’avoue…) pour Stockholm afin de la retrouver devant le parlement suédois, où elle mène sa grève scolaire tous les vendredis. Pas de chance, elle avait pris le train pour manifester à Berlin.

Quand Greta Thunberg enlève son bonnet…

De nature obstinée, j’ai repris l’avion la semaine suivante (oui…). Après tout, Stockholm est une très belle ville. Victoire : Greta est à son poste ce vendredi. Elle bavarde avec un petit groupe de jeunes francophones et j’attends mon tour pour l’aborder :

« Je vous ai vue à Bruxelles, il y avait beaucoup de monde… J’ai entendu que vous suggériez aux jeunes d’étudier le climat. J’aimerais avoir un petit entretien à ce sujet, si vous êtes d’accord… »

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Elle opine du bonnet, mais je la sens craintive, mal à l’aise : j’ai l’impression qu’elle dit « oui », mais pense « non ». A ce moment, elle retire son bonnet. C’est un signal. Instantanément, une femme blonde d’une cinquantaine d’années portant des lunettes noires, qui suivait la scène derrière moi, s’approche avec un sourire faux :

«Hello, désolée, nous avons quelque chose à faire maintenant. Je dois l’emmener, merci…»

Fin de l’interview. Un garde du corps habillé de noir – dont on voit sur la vidéo qu’il me surveillait également – les accompagne quelques mètres plus loin : la « chose à faire » était de mettre Greta à l’abri de mes questions.

Contrairement aux jeunes manifestantes de Bruxelles, Greta n’a répondu à aucune question. Je me suis trouvé face à une petite fille éteinte, sans passion, manipulée par des gens inquiétants, enfant sous terreur.

Elle est programmée pour des speechs apocalyptiques et provocants de quelques minutes devant les grands de ce monde. Peut-être évoquera-t-on son « mutisme sélectif » lié à l’autisme, mais on remarque qu’elle a répondu complaisamment aux questions (anecdotiques) posées par des jeunes avant moi.

Étrange leader climatique qui n’accepte pas qu’on lui pose une question sur le climat. On peut seulement se prosterner, et le monde ne s’en prive pas : Angela Merkel, Emmanuel Macron, Jean-Claude Juncker, jury du prix Nobel, à quand le Pape… ?

La religion du climat

Quelques heures plus tard, en repassant au même endroit, Greta est toujours là, parmi quelques personnes. Ses gardes du corps ont été remplacés par deux nouveaux gorilles.

Sur un signal indécelable, elle va chercher son panneau « SKOLSTREJK FÖR KLIMATET » (Grève pour le climat) et, comme un automate, s’installe contre la rambarde du fleuve pour une photo de groupe avec des enfants. Le ballet publicitaire est parfaitement réglé…

On m’a accusé de « piéger » de jeunes manifestantes. On m’accusera peut-être aujourd’hui de blasphème. Ce que j’observe, c’est une foule d’aveugles menés par une aveugle, comme dans l’Evangile.

Taubira, PMA, GPA: Papa, où t’es ?


La loi Taubira a ouvert le mariage et l’adoption aux couples homosexuels. Jointe aux progrès de la PMA et de la GPA à l’étranger, cette révolution anthropologique a permis aux familles homoparentales de redéfinir les notions de père et de mère. Maintenant que les structures élémentaires de la parenté sont chamboulées, le statut de l’antique pater familias n’a plus rien d’évident. 


Quelques esprits chagrins l’avaient vu venir. Derrière la révolution du sentiment que consacrait le mariage pour tous, s’en profilait une autre, autrement plus corrosive pour les vieilles structures symboliques, qui établirait la fluidité des sexes comme nouvelle norme de la procréation, donc de la filiation. Soucieux de demeurer des « animaux généalogiques », selon l’expression de Pierre Legendre, et insensibles (peut-être trop) à la puissance du désir individuel qui voyait de nombreux homosexuels réclamer le droit de fonder une famille comme tout le monde, ces réfractaires au monde nouveau pronostiquaient la destitution du père et de la mère au profit de « parent 1 » et « parent 2 », plus conformes à la fluidité identitaire qui est, paraît-il, l’horizon de l’espèce. Fantasme homophobe ! s’indignait-on sur France Inter.

La maire qui voulait tuer le père

Ce fantasme a bien failli devenir réalité. Dans sa sagesse, l’Assemblée nationale a renoncé à commettre cet attentat contre le sens commun, mais la municipalité parisienne, elle, l’a mis à exécution. Le 23 mars, elle a adopté à l’unanimité des conseillers présents la proposition de la mélenchoniste Danielle Simonet de supprimer les catégories « père » et « mère » dans les actes d’état-civil. Ce rappel du caractère indispensable de la différence sexuelle dans la procréation, alors même que la technologie permet, sinon de s’en passer, de l’escamoter, était paraît-il une insupportable discrimination pour les couples homoparentaux – qui représentent, selon l’Insee, 3 % des familles. Les petits Parisiens auront donc le privilège de pouvoir faire signer leurs carnets de notes à leur parent 1. Du reste, avec les mêmes intentions gentillettes, certaines écoles de la capitale ont aboli la Fête des mères et celle des pères au profit de la « fête des gens qu’on aime ».

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Dans le « progrès pour les enfants » que la maire de Paris semble décliner avec un zèle presque touchant, ce n’est pas tant avec la différence des sexes qu’il faut en finir, qu’avec le père (même si les deux ne sont évidemment pas sans rapport). Il a beau avoir perdu de sa superbe, s’être mis aux couches et aux câlins et prendre des congés paternité, à l’image du prince Harry, il est toujours soupçonné de vouloir ressusciter les vieilles dominations et l’antique partage des tâches qui lui conféraient l’autorité, abandonnant l’amour et le soin à la mère.

Qu’est-ce qui vous fait dire que je suis un père ?

La vie concrète, elle, n’avait pas attendu la conception assistée pour multiplier les familles monoparentales, c’est-à-dire, dans l’immense majorité des cas, des femmes élevant leurs enfants seules – avec les vicissitudes économiques et psychologiques afférentes. On peut cependant douter qu’il soit pertinent d’ériger au rang de modèle ouvert à chaque individu une situation souvent subie et qui, à en croire les professeurs et tous les éducateurs, ne donne pas toujours les résultats les plus probants.

L’ennui, c’est qu’un père, personne ne sait vraiment ce que c’est. De même que le premier coup d’œil sur un individu nous dit généralement s’il est un homme ou une femme (sauf sur le plateau de Daniel Schneidermann), nous sommes tous capables de distinguer un père d’une mère. Mais, hormis la capacité à procréer qui avec le recours aux mères porteuses ne constitue plus un critère absolu, bien malin celui qui pourrait donner une définition acceptable par tous de ce qui fait qu’un individu est un père ou une mère.

La déploration ne saurait tenir lieu d’analyse. Et, dans un domaine où sont intriqués des enjeux individuels et collectifs, affectifs et anthropologiques, la pensée automatique, qui voit chacun choisir un camp sans jamais entrer dans les raisons de l’autre, ne peut qu’obscurcir la compréhension et accroître les tensions.

Fogiel et Winter font la paire

Nous avons donc choisi de donner la parole à deux hommes qui représentent en quelque sorte les pôles opposés du débat – et deux conceptions du père. Il n’a pas échappé à grand-monde, compte tenu de l’accueil qu’il a reçu, que Marc-Olivier Fogiel (avec lequel je travaille et me dispute avec bonheur depuis pas mal d’années) avait publié il y a quelques mois un livre sur la famille qu’il forme avec son mari et ses deux filles, nées par GPA. Pour lui, les rôles du père et de la mère peuvent être indistinctement occupés par un homme ou par une femme. Jean-Pierre Winter, qui a aussi publié récemment un livre sur le sujet, est, pour sa part, un représentant de la psychanalyse classique, ce qui ne signifie nullement, quoi que prétendent les caricatures, que, pour lui, la famille devrait immuablement se présenter comme « un papa, une maman, y’a pas mieux pour un enfant ». Il s’inquiète en revanche de voir la nouvelle donne de la procréation créer un sérieux malaise dans la généalogie.

Comme le dit « Marco » sur RTL, il reste donc à espérer que la confrontation des idées permettra à chacun de se faire la sienne.

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Obrador, la preuve qu’on a le droit d’être populiste à condition d’être de gauche


Les premiers pas d’Andrés Manuel López Obrador à la tête du Mexique sont dans la droite ligne de ce qu’il a montré pendant sa campagne: le nouveau président a tout du populiste à la Bolsonaro, mais lui est un populiste de gauche. 


Dans les médias européens, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) est souvent présenté comme une figure bienveillante de la gauche, loin de l’image d’extrême droite de son homologue brésilien, Jair Bolsonaro. Il est vrai qu’après 71 ans de pouvoir hégémonique du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et 18 ans de « transition démocratique », le premier triomphe de la gauche mexicaine à l’élection présidentielle semblait confirmer un vrai jeu d’alternance. Il convient cependant de se demander si la division gauche/droite constitue la catégorie la plus pertinente pour comprendre le phénomène politique « AMLO ».

Obrador, la « gauche » plus ultra

Bien que sa figure domine de manière écrasante la gauche mexicaine depuis qu’il a été élu chef du gouvernement de la capitale mexicaine en décembre 2000, sa filiation idéologique de gauche n’a jamais été assurée. Ayant probablement rejoint le PRI en 1976, il n’apparaît pas non plus comme un vrai outsider. Et plusieurs de ses collaborateurs les plus proches dans son  gouvernement furent des personnalités du PRI dans les années 70, ou bien des enfants de personnalités du pouvoir de l’époque. Il veut en tout cas s’inscrire dans une histoire longue du Mexique avec ce qu’il nomme la « quatrième transformation du Mexique », supposée être le quatrième grand changement après l’Indépendance, la Réforme (qui achève la séparation de l’Église et de l’État) et la Révolution. Tout indique enfin, selon la très sérieuse sociologue María Amparo Casar, que ses vastes programmes sociaux qui touchent, selon les estimations, 23 millions de personnes, relèvent très classiquement d’une relation de type clientéliste.

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Par ailleurs, le président n’a jamais été un défenseur avéré des minorités discriminées. Au contraire, Obrador adopte généralement un agenda d’inclination conservatrice, au point d’appeler à la mise en œuvre d’une « constitution morale » qui doit servir de « guide de valeurs » au peuple mexicain. N’oublions pas aussi que, à l’égal de Trump ou de Bolsonaro, Obrador est arrivé au pouvoir grâce à des alliances avec des groupes évangéliques, ici des religieux conservateurs regroupés dans le Parti de la rencontre sociale. Il ne faut ainsi pas s’étonner qu’il ait proposé de soumettre à consultation publique les « questions controversées » comme le droit à l’avortement et il a récemment décidé de retirer son soutien aux programmes de garde d’enfants destinés aux mères qui travaillent, ainsi qu’aux refuges pour femmes et enfants en situation de violence. De plus, Obrador défend désormais ouvertement la militarisation de la sécurité publique par la voie d’une modification de la Constitution.

Le « bon peuple » et la « mafia au pouvoir »

Le discours électoral d’Obrador s’est structuré selon la rhétorique populiste la plus pure, à savoir par l’opposition entre le « bon peuple » et la « mafia au pouvoir », le « PRIAN » (jeu de mots qui fusionne les noms des deux partis de gouvernement, le PRI et le PAN). Ainsi, son mouvement Morena (brune) fait référence à des images fortement émotionnelles telles que la « vierge brune » (virgen morena), sans doute le symbole culturel le plus puissant pour les Mexicains, de la même manière qu’elle évoque la couleur de peau de la majorité des Mexicains, celle des métis et des Indiens. Au fur et à mesure que la campagne politique avançait, les journalistes réputés et les médias influents furent également qualifiés de « sbires de la mafia au pouvoir » ou de « presse conservatrice », le tout accompagné de l’offre habituelle de réponses simples à des problèmes complexes.

Petit Chávez deviendra grand

Mais ce qui est vraiment troublant, ce sont les traits autoritaires qui refont surface avec le président Obrador. À la manière d’ « Aló Presidente » de Chávez, l’actuel président mexicain donne des conférences tous les jours à sept heures. Nous retrouvons la litanie de dénonciations contre les « néo-libéraux », les « conservateurs » et les médias. Une nouvelle orientation du gouvernement peut être annoncée à tout moment et des accusations peuvent être portées, devant les médias, contre la « corruption » provenant des fonctionnaires des agences autonomes, comme cela s’est passé dans le cas du président de la Commission de régulation de l’énergie, Guillermo Ignacio García, qui a osé discuter, techniquement, d’une proposition d’Obrador.

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Président élu, Obrador a alors posé pour être photographié avec un livre qui a pour titre Qui est aux commandes ici ? La crise de la démocratie représentative. L’image va de pair avec sa défense de la démocratie participative, mais montre aussi son dédain à l’égard de la démocratie représentative et, au sens plus large, de la démocratie libérale. Il ne s’agit pas que de rhétorique, puisqu’il attaque le pouvoir judiciaire, propose des candidats questionnés à la Cour suprême et que son gouvernement est en train de diminuer ou de supprimer les soutiens financiers aux organes autonomes et aux associations de la société civile. Le président semble détester le terme « société civile ». Sur le plan international, Obrador cache d’ailleurs à peine son soutien à Maduro et évite d’ennuyer Daniel Ortega au nom du mot d’ordre « pas d’intervention ».

Obrador, toujours à la campagne

Ni vraiment de gauche, ni véritable outsider, ainsi pourrait se résumer Obrador. Au pouvoir depuis plus de 100 jours, il semble encore être en campagne électorale. Le président a passé plus de temps à visiter les différents coins du pays qu’à s’asseoir à son bureau afin de mettre en œuvre son programme. Jusqu’à maintenant, après l’orgie de corruption des dernières années, l’ancien président Peña Nieto et ses proches passent des journées tranquilles. Au même moment, l’insécurité s’accroît et l’on est en train de passer de l’échelle des assassinats ciblés à celle des massacres indiscriminés. La croissance économique n’est pas non plus au rendez-vous : d’après la Banque du Mexique et l’OCDE, les prévisions de croissance du Mexique pour 2019 sont passées, en quelques mois, de 2,5 % à 1,7 %. Mais l’essentiel est de montrer qui est le nouveau maître au pouvoir au Mexique. Selon l’adage de Lampedusa, « il faut que tout change pour que rien ne change », Obrador semble davantage se livrer à la transformation du symbolique et à la prise du pouvoir qu`à la transformation du réel.

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Malgré sa grande popularité actuelle – plus grande que Poutine, mais moins que celle du terrifiant président philippin Duterte -, beaucoup d’intellectuels et de journalistes mexicains sont très préoccupés par ce scénario d’une dérive autoritaire dans le style Chavez-Maduro ou Ortega. Ceux qui ont lutté pour la démocratisation du Mexique prient pour que le mariage latino-américain, hélas devenu récurrent, entre démocratie et grandes inégalités sociales enfante un nouveau gouvernement dont on pourra probablement dire qu’il fut populiste et une nouvelle renaissance de la vieille culture politique du PRI.

« Le Bateau-phare » de Skolimowski, une lumière dans la nuit

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Le 10 avril, ressort sur les écrans de cinéma en copie restaurée, Le Bateau-phare de Jerzy Skolimowski, un thriller magistral, un film légendaire, invisible sur les écrans et en DVD depuis plus de 30 ans.


Le Bateau-phare est un film noir, âpre, tendu, cru. Une tragédie sombre et éclatante qui allie sens du spectacle, intelligence du monde et plaisir de cinéma. C’est à la fois une œuvre d’une grande liberté formelle et de ton, et un film d’aventure et de divertissement pouvant toucher un assez large public, du cinéma métaphysique éblouissant et une mise en scène très rigoureuse et très physique.

Skolimowski, première réussie

Le Bateau-phare est la première réalisation de Skolimowski pour Hollywood, et il est assez insolite de constater que la totalité du film se déroule en dehors du territoire des États-Unis, en haute mer, entre Europe (l’Angleterre) et Amérique, dans un no man’s land qui lui permet de confronter d’une fort belle manière le cinéma européen au cinéma américain, la liberté de ton et d’invention du premier aux contraintes, impératifs du spectacle et codes des genres du second.

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Le film agit comme une double métaphore : le bateau-phare comme îlot de résistance envahi par la fiction américaine, et comme monde de la loi et du devoir agressé par le crime, le mal. De cette confrontation jaillit la beauté du cinématographe. La force implacable de la mise en scène de Skolimowski, rugueuse, sans concession ; la rigueur tranchante de son montage; son sens du cadre, acéré, aigu; la virtuosité des déplacements et actions mêlant rigueur des traits, célérité des gestes, sauvagerie des actes; le lyrisme de la musique de Stanley Myers en font une ascèse flamboyante.

Le mal est partout

L’action se passe entièrement sur un bateau-phare – immobile, arrimé en pleine mer, sa mission est d’alerter les autres navires du danger encouru dans les parages – commandé par le capitaine Miller. Il recueille trois étranges naufragés qui prennent l’équipage en otage et requièrent le départ du navire pour se rendre à un mystérieux rendez-vous. Unité de lieu, temps restreint (quelques heures), action minimale (l’enjeu est de prendre la direction du bateau), personnages aux caractères bien trempés – le capitaine Miller (Klaus-Maria Brandauer), homme de devoir et de parole, magnifique d’obstination butée ; Alex Miller (Michael Lyndon, le propre fils du cinéaste), son fils, jeune désabusé, très distant de son père à qui il reproche un comportement passé trouble ; le docteur Caspary (Robert Duvall), sublime figure de gangster dandy, maléfique et séduisant ; Eddie, malfrat psychopathe, cruel et malsain ; Eugène, son frère, un gros truand, compulsif et violent, et tous les membres de l’équipage volontaires, travailleurs, têtus – font de ce film un opus particulièrement travaillé par les obsessions du cinéaste. Oppression du huis clos, monde isolé, contamination du mal, laideur du monde et des liens sociaux, rapports père/fils, honneur et devoir, respect de la loi et sa violation, esclavage et liberté sont les thèmes développés avec une intelligence et une finesse rares.

L’habit ne fait pas le bien

Économie de parole et d’action rythment le film qui nous montre avec brio et détermination farouche le comportement exemplaire d’un père, et héroïque d’un capitaine, qui ne cède pas une once de terrain au mal ; altier, incorruptible, sûr de ses choix, il affronte le docteur Caspary, brillant, éloquent, moqueur, diabolique. Miller est porté par la force de sa croyance au devoir, à la loi. Sa foi dans la droiture humaine est aussi impressionnante et atteint la même opacité butée que celle de Jeanne d’Arc face à ses juges. Il ne cédera pas, quoi qu’il arrive. Dans cet univers restreint, fixe, étouffant, anxiogène, il représente à la fois la figure du père roide, bienveillant – entaché par une faute surgissant de son passé – et celle de la loi pour Alex et pour son équipage face à celle de père malveillant et séducteur qu’incarne Caspary, qui entraîne au crime ses fils adoptés, Eugène et Eddie. Les scènes où Miller et Caspary se regardent, se toisent, se parlent sont symptomatiques de cet affrontement entre le bien et le mal, la loi et le crime.

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La grande intelligence de Skolimowski est de jouer avec le capital de sympathie que nous accordons à chacun des deux personnages : le capitaine bourru, ferme, peu disert, digne et hautain peut nous sembler désagréable tandis que le docteur, ironique, enjoué, brillant, bavard, d’une intelligence retorse peut nous séduire par ses discours sur le libre arbitre, la liberté et l’esclavage, la volonté de ne satisfaire que ses désirs.

Transmettre contre contaminer

Cette œuvre au noir, vertigineuse par la violence hallucinante de certaines séquences nous livre une grande leçon de morale humaniste, une belle histoire de transmission. Un homme seul, incompris, injustement soupçonné de lâcheté durant la Seconde Guerre mondiale maintient la loi, l’autorité, le sens du devoir contre les forces du mal. Il transmet à son fils et à son équipage ses valeurs. Son courage et sa dignité l’amènent dans la scène finale à se comporter en héros qui sacrifie sa vie pour que les valeurs humanistes et le sens de l’honneur l’emportent, pour se racheter du poids terrible que lui cause l’épisode dramatique de la guerre.

Les difficultés de la filiation ; l’amour/haine entre pères et fils, la transmission des valeurs, l’horreur de la société gangrenée par le mal, l’isolement dans un monde forclos, la mécanique et la contamination du mal, la perversité et la monstruosité des êtres humains sont abordés avec pertinence et subtilité dans ce film sous haute tension. Pour que le droit et la morale l’emportent, il faut que l’équipage entier soit contaminé par le mal advenu à bord par l’irruption des malfrats, des anges de la mort. Ainsi du second au mécanicien, en passant par le bosco, le cuisinier et le fils du capitaine, tous sont gagnés par les pulsions de violence… Pour que le bien advienne, il faut que le mal se répande, que tous les individus, sauf le capitaine, soient souillés par lui, qu’ils le commettent. Terrible drame, où s’affrontent deux conceptions de l’humanité, celle du devoir et de la transmission des valeurs contre celle du désir absolu et de la contamination du mal. Transmettre contre contaminer, tel est l’enjeu de ce huis clos qui a la grandeur d’une tragédie racinienne.

Le Bateau-phare de Jerzy Skolimowski – Etats-Unis – 1985 – 1h29

Dans les salles de cinéma mercredi 10 avril et avant-première au Grand Action, 5 rue des écoles, 75004, Paris, mardi 9 avril à 20h dans le cadre du festival de cinéma Play it Again en collaboration avec l’A.D.R.C. (ressorties dans les cinémas de films du patrimoine restaurés).

« Nous sommes pratiquement arrivés au stade terminal de la déchristianisation »


Dans L’Archipel français, le directeur du département « opinions » de l’IFOP Jérôme Fourquet montre que nous sommes arrivés à un stade terminal de la déchristianisation. Désormais minoritaires, les catholiques souffrent d’une moindre protection par rapport aux juifs et aux musulmans. Et ne déterminent plus les structures de la société. 


Causeur. Beaucoup de catholiques reprochent aux médias leur silence face à l’explosion du nombre de saccages d’églises ou de cimetières. La place limitée qu’y consacrent la presse et l’audiovisuel reflète-t-elle l’indifférence d’une grande partie des Français, plus sensibles aux actes antijuifs ou antimusulmans ?

Jérôme Fourquet. L’écho à ces profanations étant effectivement assez limité dans la presse française, il peut y avoir le sentiment d’un deux poids, deux mesures par rapport aux autres confessions. Ce décalage n’est pas totalement nouveau et tient à notre culture laïque – aux deux sens du terme. Nous avons à la fois hérité d’une tradition laïque de combat, qui fait qu’on ne s’apitoie pas sur l’Église, et d’une forme de laïcité moins militante qui accorde une place subalterne à tout ce qui touche la religion catholique. On peut le dire autrement : l’Église a si longtemps occupé une place très importante dans la société française que certains n’ont pas envie de prêter attention aux attaques dont elle est victime.

Toute une partie de la population jugeait de bonne guerre de « bouffer du curé »

Croient-ils encore l’Église en position de force ?

En tout cas, les héritiers de cette tradition pensent l’Église assez grande pour se défendre toute seule. Notre plus grande sensibilité à l’antisémitisme renvoie à une vieille histoire au sein de la société française. Plus globalement, nous percevons les cultes juif et musulman comme minoritaires, ce qui explique la sollicitude particulière que nous leur accordons. À l’époque où l’Église catholique était la religion majoritaire et avait pignon sur rue, on considérait qu’elle ne devait pas bénéficier du même traitement de faveur. Dans notre tradition de confrontation entre le camp républicain laïque et le camp catholique, toute une partie de la population jugeait de bonne guerre de « bouffer du curé ».

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Liez-vous cette relative indifférence aux actes antichrétiens à la déchristianisation de la société ?

Oui, en partie. Les actes antichrétiens se multiplient et se banalisent, notamment car un certain nombre de tabous qui existaient dans le passé ont sauté. Il y a toujours eu des imbéciles ou des jeunes cons qui faisaient des bêtises dans les cimetières, mais des forces de rappel qui s’exerçaient pour les blâmer se sont étiolées. C’est pourquoi les catholiques ressentent une forme de double peine : ils sont devenus minoritaires, mais souffrent d’une moindre protection par rapport à d’autres cultes et toute une partie de la France laïque continue à leur opposer une certaine distance.

« Le soubassement anthropologique chrétien de la société a craqué »

Mais une grosse majorité de Français (60 %) reste baptisée. N’est-il pas exagéré de considérer les catholiques comme minoritaires ?

Non. Quand on y regarde de près, les proportions élevées de baptisés sont concentrées dans les classes d’âge les plus âgées. Nous sommes pratiquement arrivés au stade terminal de la déchristianisation. La pratique catholique ne concerne plus que 6 % des Français – contre 35 % il y a soixante ans. Mais une religion n’est pas qu’une pratique, elle renvoie aussi à une vision du monde. Or, là aussi, le décrochage est patent. Les mariages religieux sont devenus ultra minoritaires, la naissance des enfants hors mariage est désormais une norme majoritaire. Le droit à l’avortement et le mariage homosexuel sont très majoritairement acceptés par la société, alors même que l’Église les réprouve. Cela montre que le soubassement anthropologique chrétien de la société a craqué.

Certains accusent l’Église de s’être fait hara-kiri avec le concile Vatican II (1963) qui dissocie foi et pratique…

Vatican II a sans doute accéléré un processus qui était déjà amorcé. Comme l’a montré l’historien Guillaume Cuchet, ce concile a été la réponse de l’institution catholique aux débuts de sa perte d’influence sur le terrain. Croyant ainsi ralentir le mouvement, l’Église a un peu lâché la bride… ce qui n’a fait qu’amplifier son déclin. Ce que Cuchet appelle le « catholicisme populaire », ancré dans des pratiques quotidiennes et très ritualisées, jouait un rôle fondamental dans la société française. Quand l’Église a fait sauter cette armature, la tendance à la déchristianisation s’est complètement emballée.

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Sans enrayer ce déclin, chez les catholiques les plus engagés, deux manifestations ont marqué ces trente dernières années : l’école libre (1984) et la Manif pour tous (2013). Dans le premier cas, ils ont fait céder le gouvernement, dans le second, ils n’ont rien obtenu. Qu’est-ce qui a changé entre ces deux dates ?

En 1984, les catholiques étaient déjà minoritaires dans la société. Seulement, la société française et la République restaient adossées à un soubassement judéo-chrétien, notamment dans le cadre juridique. Après les tensions de 1905 (loi sur la séparation, inventaires), une espèce de pacte de non-agression avait été négocié dans la douleur entre la France catholique et la France républicaine. Des années 1950 jusqu’aux dernières années, ce parapluie a permis aux catholiques de gérer le déclin de leur influence et de leur foi de manière relativement confortable.

Les catholiques ont perdu leur droit d’aînesse culturelle.

1984 a été une première alerte, lorsqu’une partie de la gauche a voulu nationaliser le système de l’enseignement libre, menaçant la transmission de la culture et de la religion. Leur levée en masse ayant fait reculer le gouvernement, les catholiques se sont crus suffisamment puissants, quoique minoritaires, pour faire respecter le pacte scellé lorsqu’ils haussaient le ton. C’est pourquoi la loi Taubira (2013) a été un point d’inflexion majeur. Les catholiques comprennent alors que le pacte de non-agression n’est plus respecté, puisque le législateur peut décider de modifier le cadre juridique sur des aspects aussi sensibles que la définition de la famille. Ils prennent également conscience du fait qu’en dépit d’une large mobilisation, ils ne constituent plus une force sociale capable de faire reculer le gouvernement.

Ce basculement anthropologique s’observe dans d’autres pays. La déchristianisation est-elle cependant plus poussée en France que dans le reste de l’Occident ?

Des phénomènes très similaires existent dans le reste des pays occidentaux, peut-être dans une moindre mesure en Italie ou en Espagne. Ces tendances sont liées au processus de sortie de la religion, que Marcel Gauchet a étudié en profondeur dans Le Désenchantement du monde, dès 1985. Bien qu’il reste une empreinte catholique non négligeable dans notre société, elle s’est considérablement estompée et deviendra encore plus évanescente dans la France de demain. Les catholiques ont perdu leur droit d’aînesse culturelle.

Malgré tout, dans votre « archipel français », y a-t-il une place pour plusieurs îles catholiques selon leur niveau de pratique et d’observance ?

Bien sûr. Dans un livre récent, Une contre-révolution catholique : aux origines de la Manif pour tous (Seuil, 2019), Yann Raison du Cleuziou montre qu’au sein de ce qui reste de la France catholique, il y a des différences significatives en termes de rapport à l’institution, de degré de pratique, ou de fermeté de la transmission intergénérationnelle. L’archipellisation est également à l’œuvre dans les rangs catholiques…

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Marc-Olivier Fogiel: « Ce n’est pas la génétique qui m’a fait père, c’est le désir »

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Marc-Olivier Fogiel. ©François Roelants

Marc-Olivier Fogiel et son mari ont conçu deux filles en ayant recours à une mère porteuse aux Etats-Unis. Partisan de la reconnaissance légale des enfants nés de GPA à l’étranger, le journaliste défend l’aspiration de certains homosexuels à fonder une famille. Et les moyens auxquels ils doivent recourir pour le faire. 


Causeur. Avant, l’homosexualité était une sexualité subversive et gratuite qui proclamait à la face du monde et de l’Église : oui, on peut faire l’amour sans autre visée que le plaisir. Aujourd’hui, c’est par les homosexuels que nous revient la norme familiale et l’idée qu’il n’y a pas de vie accomplie sans enfants…

Marc-Olivier Fogiel. Pardon, mais quand l’homosexualité était subversive, comme vous dites, elle était souvent honteuse. Car en fait de sexualité libérée, beaucoup d’homosexuels adoptaient une vie hétérosexuelle malgré eux, parce qu’ils voulaient avoir des enfants et, précisément, être dans la norme. Aujourd’hui, avec les techniques de procréation, ils peuvent avoir des enfants sans se mentir, sans mentir à leur entourage et sans mentir à leurs enfants. Cependant, beaucoup d’homosexuels ne se reconnaissent pas du tout dans cette forme d’accomplissement là. Ma parole n’engage que moi, je ne représente nullement une tendance de l’homosexualité.

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Un peu tout de même, raison pour laquelle c’est un « débat de société ». Et cette tendance contribue à ressusciter une image irénique de la famille. Quand vous posez en une de Paris Match, beaux, heureux, amoureux, vous êtes une véritable pub pour la famille du bonheur…

Je comprends ce que vous dites. Reste que la réalité, c’est qu’il n’y a plus de norme, mais une pluralité de modèles, chez les homosexuels comme chez les hétérosexuels. Des hétéros ont parfaitement le droit de se rebeller contre l’obligation sociale d’avoir des enfants et d’estimer que la famille est une prison dont ils ne veulent pas. Eh bien, certains homos veulent une famille, quand d’autres ne veulent pas en entendre parler. Je ne prétends pas que la famille soit le Graal absolu. Mais il se trouve que ça me correspond, et que jusque-là, j’en étais privé.

Des homos qui ont des enfants « à l’ancienne », c’est-à-dire avec l’autre sexe, il y en a depuis fort longtemps. Vous parlez d’« infertilité sociale », terme qui m’a fait bondir. Ce n’est pas la société qui a décidé que l’homosexualité ne devait pas permettre la reproduction !

D’une certaine manière, si, puisqu’elle pallie une infertilité biologique hétérosexuelle par la FIV (fécondation in vitro) tout en refusant de pallier une infertilité biologique homosexuelle. À partir du moment où la société accepte, par la loi, de prendre en charge la réparation de l’infertilité – infertilité qu’on peut qualifier d’endogène –, elle choisit ou non de le faire pour les homos, mais aussi pour les femmes seules qui, me semble-t-il, ne peuvent pas non plus avoir d’enfants.

Le rôle des politiques (et du législateur) est de sécuriser les enfants nés de GPA

Sauf que ni l’homosexualité ni le célibat ne sont des maladies. Pour les homos, les femmes seules, et même en théorie les hommes seuls, la PMA, la GPA, et toutes les technologies de la procréation assistée qui viendront, resteront les seuls moyens de procréer, c’est en cela qu’ils créent une nouvelle norme. Du reste, la folle invention de « parent 1 » et « parent 2 » revient à en faire la norme pour tous.

On sait aujourd’hui que 20 à 30 % des PMA prescrites pour les couples hétérosexuels n’ont pas de pathologie d’infertilité avérée. Le médecin fatigue de revoir un couple qui n’y arrive pas au bout d’un an ou deux et sort l’ordonnance, pour aider ce couple. Alors, pourquoi réserver ce privilège aux seuls hétéros ? Pour ce qui est de « parent 1 » et « parent 2 », les députés sont revenus à une formule où personne ne sera nié… la société évolue, c’est normal que ça tangue un peu.

Vous affirmez que le politique doit organiser les progrès de la science, vous admettez donc que tout ce qui est possible ne soit pas nécessairement légal ?

Évidemment, d’ailleurs, je ne dis pas aux politiques qu’ils devraient légaliser la GPA, la société française n’y est pas prête. La science n’est pas un progrès social en soi. De plus, la société française est bien organisée dans ses poids, contrepoids, comités d’éthique, lois de bioéthique tous les six ans, pour ne pas se laisser aller à une hystérie du progrès technique. Je n’en veux absolument pas à ceux qui ont manifesté, mais un peu aux Ludovine de la Rochère et autres qui les ont instrumentalisés. En revanche, le rôle des politiques (et du législateur) est de sécuriser les enfants nés de GPA. Ils n’ont rien demandé, ils ont des parents repérables et qui les élèvent. Il faut leur éviter les situations juridiques bancales semées d’embûches et le labyrinthe administratif dans lequel, quand il y a un drame, c’est l’apocalypse pour ces enfants. Le rôle du politique, c’est de gérer ces situations, pas d’organiser la GPA.

La présence d’un père ou d’une mère n’est pas la clé de l’équilibre absolu.

Vous brandissez souvent une sorte de joker : vos filles sont aimées, joyeuses et heureuses. Tout se résout dans cette apologie du bonheur.

Pas du tout ! Au contraire, j’ai intégré à dessein des exemples contre-productifs. On ne peut pas faire abstraction du sort des femmes qui sont amenées à accompagner un projet de maternité ou de paternité. Le bonheur de l’enfant à l’arrivée ne peut pas justifier tout et n’importe quoi dans le procédé. C’est pour ça que nous sommes allés aux États-Unis, avec le coût que ça pouvait représenter, le délai… Si on veut combattre efficacement l’exploitation des femmes, il faut créer un outil international permettant d’encadrer cette pratique, comme nous l’avons déjà fait avec la convention internationale de La Haye qui régule et jalonne de garde-fous les adoptions internationales.

S’agissant des enfants eux-mêmes, vous semblez avoir des certitudes aussi ancrées que vos adversaires qui pensent qu’un enfant a besoin « d’un papa et d’une maman ». Du moment que les enfants connaissent tous les secrets de leur origine, tout ira bien dans le meilleur des nouveaux mondes possibles. L’absence de mère (ou de père) ne peut-elle pas être source de problèmes, pour vous ?

J’ai énormément parlé à des psys qui ont suivi de nombreux enfants dans différents modèles. La clé, c’est la transparence absolue, l’amour inconditionnel, l’altérité dans la sphère éducationnelle. La présence d’un père ou d’une mère n’est pas la clé de l’équilibre absolu. Raisonnez par l’absurde et voyez tous ces gens déséquilibrés qui ont pourtant un papa et une maman.

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Au moment de la sortie de ce livre, vous avez fait une tournée des médias triomphale. Pensez-vous que la société française soit aussi homophobe qu’on le dit ?

Pas du tout. Dans mon quartier bourgeois du 7e arrondissement, il y avait beaucoup de gens qui allaient aux « manifs pour tous ». Leurs enfants sont les baby-sitters de nos filles. Même dans des milieux moins favorisés que le nôtre, beaucoup de gens sont hostiles à la GPA, mais ils n’ont aucun problème avec l’homoparentalité.

L’homoparentalité et la monoparentalité relèvent de la vie concrète, la GPA et la PMA de l’anthropologie. Premier saut anthropologique, et il est de taille, on congédie la différence des sexes comme fondement de la reproduction.

Vous vous trompez. On l’a congédiée il y a une cinquantaine d’années au moment où on a reconnu des enfants qui n’avaient qu’un père ou qu’une mère. Interrogez l’anthropologue Maurice Godelier qui est en faveur de la GPA et vous verrez qu’en effet, les rapports sont en train de se modifier dans la famille.

La famille telle que nous la connaissons à travers le mariage est en réalité très récente dans notre civilisation, il est normal qu’elle continue à évoluer

Depuis l’Antiquité, il y a des enfants qui n’ont qu’un père ou qu’une mère ! Deux pères ou deux mères, c’est assez récent !

La société ne reconnaît pas des enfants n’ayant qu’un seul parent depuis l’Antiquité, mais depuis le moment où on a ouvert l’adoption aux célibataires, en 1966. La nouveauté ne date pas du mariage pour tous. Dans l’histoire et dans le monde, il existe de nombreux exemples de familles élargies, de recompositions familiales. La famille telle que nous la connaissons à travers le mariage est en réalité très récente dans notre civilisation, il est normal qu’elle continue à évoluer.

Eh bien, nous sommes à la fin du processus. Jusque-là, on avait l’idée que, pour donner naissance à un enfant, il fallait un homme et une femme – ce qui est toujours vrai pratiquement, mais de moins en moins symboliquement.

Je ne vois pas en quoi, à partir du moment où le modèle procréatif est le même : des couples ou des célibataires qui font appel à un tiers donneur d’un genre différent. Donc le modèle procréatif est le même, c’est le modèle d’éducation qui diffère.

Le simple fait que vous utilisiez le terme « modèle » suppose qu’il y en ait plusieurs. Autrement dit, ce n’est plus une norme, mais une possibilité. Chez deux femmes qui recourent, non pas à un être humain, mais à un tube à essai, la différence des sexes est totalement effacée. L’autre sexe n’existe que comme fournisseur. Elles peuvent fantasmer qu’elles eu leur enfant ensemble. La toute-puissance maternelle au carré, ça fait peur.

Votre erreur, c’est que vous pensez que l’homosexualité est une forme de duplication. Or, même si nous sommes deux hommes, nous sommes différents. Et c’est exactement pareil dans les couples de femmes. Pourquoi limiter l’altérité au sexe ? Le champ des possibles pour l’altérité est bien plus vaste que le genre, on le trouve dans la rencontre de cultures différentes, d’origines complexes, d’affects complémentaires. Un couple de parents homos peut refléter une altérité bien plus importante qu’un couple hétéro. Au quotidien, chacun a un registre différent, une fonction parentale différente… De manière anecdotique, je rappelle que j’ai été élevé par une mère et un père et vous voyez bien que ce n’est pas une garantie d’hétérosexualité.

Nous avons dit aux filles : tu as deux parents qui se valent, mais tu n’as pas deux papas

Mais vous êtes père. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Cette fonction peut-elle être occupée indifféremment par un homme ou une femme ?

Je suis parent, j’élève mes enfants, je les accompagne, je leur transmets des valeurs. J’ai d’ailleurs un rôle plutôt empathique, consolant. Alors, oui, ce rôle peut-être assumé par un homme ou par une femme.

Vous êtes pris dans une contradiction. D’un côté, vous prétendez congédier la biologie en affirmant que ce n’est pas elle qui crée le lien, mais de l’autre, vous avez tenu à ce que chacune de vos filles soit la fille biologique de l’un de vous. D’ailleurs, chacune appelle « papa » son père biologique et « Daddy » ou « Dadou » son « parent 2 ».

Sur le conseil du psychiatre, nous avons dit aux filles : tu as deux parents qui se valent, mais tu n’as pas deux papas. Certains couples optent pour « papa » ou « maman » pour les deux parents, je ne juge pas, mais ce n’est pas mon choix. L’important, c’est la transparence et la vérité. Si les filles étaient génétiquement celles de François ou si elles étaient venues d’ailleurs, nous leur aurions dit. Dès lors qu’une des filles est génétiquement la mienne et l’autre celle de François, alors chacune a son papa. Elles doivent savoir d’où elles viennent, comment elles sont construites, donc la différence passe par les mots. Cela ne veut pas dire que papa prévaut sur Daddy ou que le lien est plus fort. C’est différent, mais on a aussi des relations différentes avec un cadet et un aîné. En revanche, aux yeux de la loi, il n’y a aucune différence, parce que nous avons réussi à faire appliquer la loi : le juge ne peut plus savoir qui est le père de l’une ou de l’autre, elles sont inscrites à l’état civil avec leurs deux parents de façon indifférenciée. Mon seul combat, c’est que tous les couples puissent bénéficier de cette loi, car il en va de la sécurité des enfants. Mais avant la loi sur le mariage et la décision de la Cour de cassation sur l’inscription des enfants à l’état civil, nous avions réglé devant un notaire ce qui devrait se passer en cas de séparation : ce ne serait pas « chacun la sienne », les deux filles iraient principalement chez François.

C’est d’abord le choix de la femme porteuse, pas le nôtre. C’est elle qui décide, libre et éclairée, de porter un enfant pour autrui.

Si la GPA suscite tant de résistance, c’est qu’elle nous fait entrer dans un nouveau monde où la marchandisation et la technicisation ne sont plus des exceptions ou des transgressions, mais une voie banale de la procréation.

D’abord, elle n’est pas toujours commerciale, il y a des endroits, comme le Canada, où la rémunération de la femme porteuse est prohibée. De plus, même aux États-Unis, croyez-le ou pas, la plupart ne font pas cela pour l’argent. Le responsable de l’agence, pour qui c’est aussi un business, bien sûr, m’a expliqué qu’il écartait les femmes dont l’argent pourrait être la seule motivation. C’est évidemment différent dans des pays comme l’Inde. Aux États-Unis, aussi hallucinant que cela puisse paraître, j’ai rencontré des femmes qui trouvent un rôle social, une utilité même dans leur couple – parce que ça rééquilibre le rapport avec leur mari, souvent dans un milieu plutôt aisé. Oui, elles se réalisent à travers ça, de façon totalement désintéressée. Elles sortent valorisées par cette aventure humaine.

Pas totalement, si elles y cherchent une forme d’utilité sociale. Ce qui m’amène à une deuxième inquiétude, également de nature anthropologique, qui tient à la technicisation et à l’externalisation de la reproduction. Un individu seul ou un couple homosexuel fait appel à des prestataires pour se procurer un ou plusieurs des trois éléments qui concourent à la fabrication d’un enfant – un ovule, un spermatozoïde et un utérus.

Vous ne pouvez pas parler de fabrication ! Dès lors que vous êtes dans une démarche de paternité ou de maternité, vous le concevez. Combien d’enfants Meetic sont nés ? Combien de personnes se rencontrent aujourd’hui sur catalogue via les applications de nos smartphones ? La technicisation ne doit pas être un épouvantail, mais elle doit être maîtrisée.

Vous ne concevez pas, vous faites concevoir. Pour combler votre besoin de paternité ou de maternité. Je peux aller demain en Espagne, choisir un donneur, une donneuse et être la mère porteuse de mon enfant.

Dans votre cas, vous serez la mère, pas la mère porteuse, vous porterez votre enfant. Dans le nôtre, c’est d’abord le choix de la femme porteuse, pas le nôtre. C’est elle qui décide, libre et éclairée, de porter un enfant pour autrui. Elle a le droit d’aider autrui, comme vous le feriez peut-être, je l’espère, pour une sœur ou un proche. Ici, la rencontre a été réalisée par une agence, voilà la différence.

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Admettons. Je l’aurais fait naître par des moyens purement techniques. Vous citez le cas de deux femmes qui ont dépassé l’âge reproductif et ne sont pas éligibles à l’adoption. Elles font appel à un donneur, à une donneuse et à une mère porteuse. De sorte que leur enfant est conçu de façon externe pour répondre à leur désir.

Je comprends que cela pose des questions, mais en France, cela se pratique depuis des années chez des couples dont ni le mari ni la femme n’ont de gamètes reproductibles – donc pas de sperme, pas d’ovule. On implante donc dans l’utérus de la femme, qui en revanche peut porter son enfant, un embryon avec lequel elle n’a aucun lien génétique. Chaque année, des enfants naissent par don d’embryon sans que leurs parents soient les géniteurs biologiques et je n’ai pas vu de levée de boucliers avant 2013 pour ces familles. Alors, indignation sélective ?

« Ce qui fait de nous des parents légitimes, c’est que nous voulions des enfants »

Aujourd’hui, cela peut concerner tous les couples, mais aussi bientôt sans doute n’importe quel individu. Et dès lors que l’on fait appel à des tiers, on choisit. Il s’agit donc d’une forme d’eugénisme, bienveillant et sympathique.

Axel Kahn, qui est un détracteur de la GPA, réfute cette idée, parce que la loterie biologique est exactement la même, même quand on choisit le donneur ou la donneuse. On choisit aussi les hommes et les femmes sur Tinder, cela ne veut pas dire qu’on saura quel enfant on fera avec.

Mais enfin, quand vous faites l’amour avec quelqu’un, vous ne lui demandez pas combien il y a eu de cancers dans sa famille !

Il se trouve que là, on doit choisir parmi des dizaines de femmes, c’est la culture américaine. Donc, on se donne des critères. En France, où le don de gamètes est anonyme, le médecin a accès à la base et choisit pour vous. Pas à votre insu, mais sans concertation. Ainsi, il choisira plutôt un tiers donneur noir pour un couple noir, regardera la couleur des cheveux, etc. Par ailleurs, dans le cas des FIV, on écarte déjà les embryons qui ne sont pas costauds. Et dans le cas de l’adoption, je ne crois pas que les enfants handicapés soient adoptés si facilement. Les tests préconceptionnels déjà en place démontrent qu’il est aujourd’hui possible d’écarter à l’avance certaines maladies fatales au bébé.

C’est étonnant cette rage de montrer qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil. À vous entendre, rien ne change avec l’ouverture des technologies de la procréation à tous les couples, voire à tous les individus.

En tout cas, pour moi, ce qui fait de nous des parents légitimes, c’est que nous voulions des enfants. La technologie nous a permis de le faire, mais le point de départ, c’est notre volonté d’être parents. Certes, faire porter son enfant par une autre est une révolution, mais pour le reste, que ce soit ou non ton sperme ou ton ovocyte n’est pas le plus important. Ce n’est pas la génétique qui m’a fait père, c’est le désir. Ce désir ne pouvait s’exprimer sous la couette, il s’est exprimé grâce à la science et à la générosité d’une femme porteuse.

Marc-Olivier Fogiel, Qu’est-ce qu’elle a ma famille ? L’Observatoire, 2019

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Tribune de 39 intellectuels pour Sarah Halimi: attention aux mauvais procès!

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Manifestation contre l'antisémitisme, Paris, Auteurs : Erez Lichtfeld/SIPA. Numéro de reportage : 00895581_000050

La tribune pour Sarah Halimi signée par une trentaine d’intellectuels et de journalistes lundi dans Le Figaro remet en cause l’instruction en cours. Or, la lutte contre l’antisémitisme doit se mener au nom de la justice. Pas en contestant ses principes. 


Malvenu. C’est le premier mot qui vient à l’esprit pour qualifier la démarche entreprise par un certain nombre d’intellectuels signataires d’une tribune demandant que l’auteur du meurtre de Sarah Halimi ne soit pas déclaré irresponsable par la justice pénale. Cette initiative est effectivement pour le moins malvenue et ce pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, la lecture du texte montre bien la cause que les signataires entendent servir, celle de la lutte contre l’antisémitisme musulman. Combat nécessaire s’il en est mais qui ne passe pas par une volonté d’instrumentaliser la justice à son service, meilleur moyen de ne pas poser les vrais problèmes et en lui reprochant une position de complaisance, vis-à-vis des dérives islamistes, et un refus de prendre en compte leurs dimensions spécifiquement antisémites.

Sarah Halimi et les péripéties de la procédure

Rappelant que ce n’est pas la première tentative de faire pression sur la justice dans ce dossier, le texte de la tribune contribue à faire de la procédure judiciaire l’otage d’un combat politique non seulement légitime mais nécessaire. Il faut rappeler que l’espace où doit se dérouler impérativement une procédure pénale est celui du prétoire, avec les règles qui s’y appliquent et qui sont destinées à faire émerger autant que faire se peut une vérité judiciaire support d’une décision rendue au nom du peuple français et opposable à tous. Prenant la forme d’un réquisitoire, nécessairement unilatéral, choisissant les détails, multipliant les sous-entendus sur l’attitude des magistrats et de la police de quartier intervenue ce jour-là, la pétition nous présente l’affaire pour soutenir une cause : que Kobili Traoré soit déclaré responsable de ses actes, traduit et jugé en cours d’assises. Ainsi « existerait-il un espoir que justice soit rendue à Sarah Halimi, victime d’un crime antisémite barbare ».

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Toutes les péripéties de la procédure, dont on rappelle qu’elle est contradictoire et qu’y interviennent le parquet autorité de poursuite, la défense, et les parties civiles, sont présentées comme autant de tentatives pour ménager et exonérer celui qui a tué Sarah Halimi. Il y a même des détails étranges sur la façon dont sont rapportées les expertises psychiatriques pourtant essentielles. Tout d’abord, le premier expert intervenu est nommé par les signataires: il s’agit de Daniel Zagury, psychiatre brillant et très médiatique, comme s’il s’agissait de faire valoir à cette occasion une forme d’argument d’autorité. La tribune  nous dit « qu’une expertise réalisée par Daniel Zagury rendue au bout de six mois établissait que K. Traoré avait fait une bouffée délirante aiguë (BDA) suite à une consommation massive de cannabis. Il conclut à l’altération du discernement, mais à une responsabilité pénale ».

Abolition ou altération, telle est la question

C’est l’article 122–1 du code pénal qui traite la question et des conditions dans lesquelles un accusé peut être déclaré irresponsable. Parlant d’abolition du discernement, l’alinéa premier de cet article nous dit: « N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. » Le deuxième alinéa, quant à lui, traite de l’atténuation de la responsabilité et par conséquent de la peine en cas d’altération du discernement. C’est le choix de l’altération qu’a fait en conscience le Docteur Zagury. Le départ entre l’abolition et l’altération est une question très délicate à trancher, surtout lorsque l’on instruit et ensuite juge une affaire criminelle qui a, par surcroît, donné lieu à beaucoup de passion.

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Les magistrats instructeurs ont souhaité avoir un nouvel avis, et il n’est pas très honnête de présenter cette initiative de procédure comme incongrue et probablement dictée par la volonté d’épargner Kobili Traoré. « Cette expertise n’a pas l’heur de plaire à la juge d’instruction qui en ordonne une seconde ; requête provenant usuellement de l’avocat de la défense qui ici n’avait rien demandé. » Une seconde expertise a donc été ordonnée et réalisée cette fois-ci par un collège de trois experts, qui eux ne seront pas nommés dans la tribune et ont tranché en faveur de l’abolition. Face à deux avis divergents, une troisième expertise a été ordonnée et confiée à un collège de quatre experts cette fois-ci qui ont à nouveau choisi l’abolition du discernement. Et pour disqualifier l’avis de ces sept experts assermentés, les pétitionnaires s’improvisent psychiatres et nous expliquent à quel moment on peut considérer que quelqu’un est schizophrène.

La justice ne peut répondre qu’aux questions qui lui sont posées

Je ne peux pas dire si Kobili Traoré avait son discernement aboli ou seulement altéré au moment où il accomplissait son forfait, je n’ai pas les compétences pour en savoir. Je m’en remets au traitement par la justice de mon pays de cette épouvantable affaire. Il appartiendra aux magistrats en charge de ce dossier, le collège des juges d’instruction, la collégialité de la chambre d’instruction, et éventuellement la collégialité de la cour d’assises, de prendre leurs responsabilités et de trancher la question. Parce que c’est comme ça que cela doit se passer, et que le lieu pour statuer sur cette question, dans un pays civilisé, c’est le prétoire et non pas l’espace médiatique aussi prestigieux soient les signataires de pétitions. Les règles du débat contradictoire sont là pour ça, et il n’est pas très heureux de se livrer à cette pression sur une justice dont on nous serine par ailleurs qu’elle doit être indépendante et surtout impartiale. Il faut rappeler encore et encore que l’autorité judiciaire ne peut répondre qu’aux questions qui lui sont posées, et que dès lors qu’on lui assigne des objectifs qui ne sont pas les siens cela ne peut qu’aboutir à la détourner de sa mission.

Les islamistes sont (aussi) des déséquilibrés

On ajoutera que cette pression est aussi une façon de se défausser sur la justice du traitement et de la réponse à une question particulièrement brûlante exprimée d’ailleurs par le texte même de la tribune : « Quatre experts ont rendu mi-mars 2019 leurs conclusions corroborant la seconde expertise. En France, aujourd’hui, être juif serait-il une incitation au meurtre pour des déséquilibrés psychiatriques ? S’agit-il de préparer l’opinion à une réinterprétation de la dizaine d’assassinats de Français juifs par des islamistes ? La psychiatrisation est-elle le nouvel outil du déni de réalité ? » On répondra : « Oui, il est évident que les islamistes et leurs pulsions barbares sont des déséquilibrés ». Et qu’il est indispensable de s’interroger sur la tournure pathogène et criminalisante qu’a pris aux quatre coins du monde la religion musulmane. Sur le rôle, dans le passage à l’acte criminel, de l’interprétation littérale du Coran, recueil qu’on le veuille ou non d’interdits et d’injonctions à respecter sous peine de terribles punitions. Et il vaudrait mieux prendre cette question à bras-le-corps, sans se laisser intimider par le « pas d’amalgame » et la crainte de l’accusation « d’islamophobie ».

Menons le combat là où il doit l’être

Parce qu’accuser la justice d’utiliser la psychiatrisation comme nouvel outil du déni de réalité c’est se dispenser à peu de frais de mener le combat là où il doit l’être. Et le faire en présentant à tort l’application de l’article 122–1 comme un passeport pour l’impunité n’est pas non plus très reluisant. Comme laisser entendre que ce serait cet objectif qui aurait amené les sept psychiatres à émettre leur avis. Au passage, il n’est pas très heureux de disqualifier un principe fondamental de la responsabilité pénale : ne sont responsables pénalement que les individus conscients de leurs actes. Les Romains l’appliquaient, et le fait qu’au Moyen Âge on jugeait les animaux ne constituait pas un progrès.

C’est aujourd’hui un acquis de civilisation. Et il serait raisonnable en ces temps difficiles d’éviter la désinvolture lorsqu’il s’agit du respect de principes séculaires.

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En France, l’enrichissement des riches ne profite pas aux pauvres

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Manifestation des gilets jaunes à Paris devant la boutique Louis Vuitton, novembre 2018. ©MEIGNEUX/SIPA / 00885737_000156

Selon Sébastien Laye, la théorie du ruissellement ne résiste pas au réel. En France, l’argent des riches profite encore moins qu’ailleurs aux pauvres. La faute, notamment, à la réserve héréditaire. 


A mots couverts au cours des dernières années, le pouvoir actuel a tenté de réhabiliter la douteuse – car ne reposant sur aucun travail conceptuel sérieux d’économistes – théorie du ruissellement, selon laquelle les riches devaient devenir plus riches pour que les pauvres soient moins pauvres.

Or, si un regain de croissance profite en effet à tous, souvent en premier lieu aux entrepreneurs et aux plus aisés, puis plus tardivement aux plus modestes, le mythe de la redistribution naturelle du haut vers le bas ou « trickle down » est un artifice conceptuel aux effets désastreux. Il relève d’une pure conception imaginaire qui fait fi du défi des inégalités et de l’accaparement de richesses par certains (un capitalisme de connivence que l’on retrouve en France), y compris dans des pays dont la croissance stagne.

La société des héritiers

La formule cruelle de « l’ascenseur social en panne », elle étayée par les études et les chiffres, est la négation de celle du ruissellement. Les disparités de patrimoine sont telles aujourd’hui dans nos sociétés occidentales que nous devrions nous poser la question de la redistribution inter-générationnelle des fortunes, et celle de l’équité au sens où Rawls l’entendait, à savoir l’équité dans les conditions de départ entre individus. Or, paradoxalement, une conception très bourgeoise de la fortune acquise est entretenue par nos pouvoirs publics ; ainsi, à l’inverse des pays anglo-saxons dont les grandes fortunes ont ensuite essaimé en fondations, instituts de recherches ou œuvres philanthropiques, les riches français ne sont pas autorisés à donner tout leur patrimoine à de telles institutions. Via la réserve héréditaire, notre gouvernement oblige la répartition automatique d’une part du patrimoine du défunt à sa famille, nonobstant ses volontés personnelles. En favorisant la transmission linéaire et obligatoire au sein d’une même famille, la loi cautionne une société de rentiers et de reproduction sociale, alors même que les nouvelles fortunes de la technologie et de la finance n’ont pas la même conception dynastique de la richesse que leurs aînés.

Supprimer la réserve, réformer l’impôt

En supprimant la réserve héréditaire, nous encouragerions la redistribution des cartes, la circulation du capital et le développement de la philanthropie, alors que l’Etat se retire de certaines fonctions sociales qu’il ne peut plus assumer. Nous pourrions par ailleurs aller plus loin et préparer cette nouvelle redistribution – plus efficace que l’assistanat actuel qui est le mal endémique de notre Etat providence – par le truchement d’une réforme de l’impôt sur le revenu. En effet, avec la transformation de l’impôt sur la fortune (ISF) en impôt sur la fortune immobilière (IFI), nous avons perdu un mécanisme fiscal d’abattement qui finançait une grande partie du secteur caritatif et associatif, mais aussi technologique (start up). Si la réforme de l’ISF avait été bien conçue, cet abattement aurait pu être alloué à l’impôt sur le revenu : ainsi, en Angleterre, il existe le mécanisme de l’EIS qui permet de déduire de l’assiette de l’impôt sur le revenu jusqu’à 30% de tels investissements dans une limite d’un million de livres. Drainer l’épargne vers les entreprises et les œuvres sociales ne pourra se concevoir sans une réforme de l’impôt sur le revenu.

A lire aussi: Jeux d’argent: l’impôt sur la fortune que l’Etat ne veut surtout pas supprimer

C’est au politique et à notre droit qu’il revient d’encourager la redistribution sociale intergénérationnelle. Faire le pari d’une hypothétique théorie du ruissellement serait non seulement hasardeux, mais porteur en germe de frustrations et in fine de contestations sociales de grande ampleur comme celle que nous venons de traverser.

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L’affaire Dreyfus, c’est rigolo!

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©Rue des archives

Des étudiants de Sciences-Po Rennes ont fait de l’affaire Dreyfus un jeu, un « escape game » pour mieux réviser votre histoire. 


François Truffaut disait qu’un jour – le temps et l’oubli faisant leur œuvre – les critiques de cinéma ignoreraient les films de Murnau. Il arrivera peut-être un jour, aussi, où les étudiants de Sciences-Po auront oublié l’affaire Dreyfus.

« J’accuse » fait mumuse

Ce temps n’est pas encore advenu, bien que la récente organisation saugrenue d’un « escape game » sur le sort du célèbre capitaine dans les murs du musée de Bretagne laisse songeur. Quoi de plus rigolo qu’un « escape game », ce jeu de rôle grandeur nature, dans lequel il faut parfois s’évader d’une pièce en résolvant des énigmes, parfois enquêter sur un thème ?

A lire aussi: Alain Finkielkraut: « Je ne compare pas Fillon à Dreyfus, mais… »

L’initiative vient d’étudiants en quatrième année de Sciences-Po Rennes. « J’ai déjà participé à un escape game où il fallait tenter de sauver le président Kennedy ou de retrouver une statuette volée par des Yakuzas japonais. Parfois, il faut réussir à sortir de la chambre d’un vampire », explique l’une des organisatrices à nos confrères de Ouest-France.

Viens voir les comédiens…

« Il faut sauver le soldat Dreyfus ! » annonce le site web de l’opération. Ce souci de proposer des lectures décalées et ludiques de l’Histoire est l’une des maladies chroniques de l’époque. Comme s’il fallait opposer à un passé qui nous effraie une réponse régressive et infantilisante. Les « gamers » devront ici glaner des indices dans les recoins du musée de Bretagne, se faisant aider au besoin de comédiens (« habillés en costumes d’époque », nous précise-t-on) qui incarnent les différentes figures de l’affaire, afin d’aider le capitaine à sauver sa peau. Ouf, les intermittents du spectacle n’ont pas été oubliés !

On regrette que l’opération n’ait pas fait appel à des mimes ou des jongleurs. « Dix joueurs s’entraident pour trouver la solution de l’énigme ! » nous prévient le site. La solution, c’est l’antisémitisme ? Oh, comme c’est amusant ! On espère que cette opération fera des petits… Et pourquoi pas un « escape game » sur les circonstances de la mort de Félix Faure ?

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Prix des Hussards: Stéphane Hoffmann réanime le Paris littéraire

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Stéphane Hoffmann a reçu le prix des Hussards 2019 pour son livre "Les Belles ambitieuses", 9 avril 2019. ©Prix des Hussards

Stéphane Hoffmann a remporté, hier, le Prix des Hussards 2019 pour son livre Les Belles ambitieuses au cours d’une soirée au Lutetia où la littérature a repris vie à Paris. 


À Paris, tous les écrivains sont gris. Ce printemps, la neurasthénie se porte à la boutonnière. L’amertume et le défaitisme se font la courte échelle dans les maisons d’édition. C’est à qui affichera le visage le plus dépité, des ventes en capilotade, des droits d’auteur étiques et un appétit de vivre aussi vibrionnant qu’un ministre démissionnaire. Le monde des lettres fait la gueule ce qui ne l’empêche pas de nous donner des leçons de morale. Il professe dans le vide. Il n’en finit plus de se regarder dans le miroir et de se trouver tragiquement admirable.

A eux l’esprit de sérieux

À force de penser collégialement, les réunions d’écrivains sont devenues des colloques de bien-pensance. Où sont les individualités fortes, les caractères, les tempéraments, les enfants tristes qui montrent leurs fesses à la fin du coquetèle ? Les fanfarons qui écrivent sur la bande d’arrêt d’urgence et ne respectent rien, sauf leur tempo intérieur. L’esprit de sérieux, ce mal du siècle aussi épuisant qu’un débat national inextinguible, a emporté depuis longtemps tous les acteurs de l’édition française.

A lire aussi: A.D.G. et Lautner contre l’esprit de sérieux

Les godelureaux de Saint-Germain-des-Prés ont passé leur chemin, ils vivent reclus désormais dans des banlieues austères. Ils ont été priés de dégager de la circulation parisienne et de remiser leur Aston-Martin au garage. Les signes extérieurs de richesse comme d’indépendance sont aujourd’hui bannis. L’époque n’aime ni les excès de vitesse, ni les stylistes en échappement libre. L’écriture est entrée dans l’ère du sordide et du ressassement. Plus personne ne croyait jusqu’à hier soir à sa renaissance.

Elle est vivante !

Le cadavre bouge pourtant encore, je l’ai vu de mes yeux ! Le miracle s’est produit à l’Orangerie de l’Hôtel Lutetia. La littérature n’est donc pas ce pesant module universitaire pour bachoteurs frénétiques et poseurs mondains. Il y a encore du jus dans le bastringue, du panache, du foutraque, de cette légèreté qui exaspère et ragaillardit les âmes vagabondes dans une défunte capitale. Une famille de pensée a trouvé refuge dans l’unique palace de la rive gauche, entièrement rénové. Une joyeuse bande animée par l’irrévérence et l’amitié, le déboulonnage des idoles et la formule qui claque, la bonne humeur et l’attachement aux textes disruptifs. Bravache et fraternelle résument l’atmosphère de cette soirée qui marque le retour à une littérature champagne, à ce « french flair » plein d’audace et de déconnade.

Deux cents personnes, serrées comme des sardines, ont assisté à une cérémonie débridée et festive. Il y eut des longueurs (rares) et des éclats de rire (nombreux). Le succès fut tel que les convives peinèrent à se quitter, même quand le bar fut désespérément vide et que les mômes avaient chapardé les alcools forts. Les invités continuaient à discuter de livres, de sport, de bagnoles, de femmes inaccessibles et de leur affection sincère pour nos glorieux aînés, les Hussards. De mémoire de chroniqueur, on n’avait jamais vu ça.

Naulleau, Lalanne et l’esprit malsain

Le président Éric Naulleau cintré dans son blazer, la voix claire et l’autorité gironde, fut un maître de cérémonie souverain. Avec lui, ça balance vraiment à Paris ! Les deux secrétaires généraux, Marina Cousté et François Jonquères, avocats-mécènes et véritables amoureux des livres le soutenaient dans cet exercice. Si le micro eut des ratés, les intervenants parlèrent avec fougue et gourmandise. Dieu merci, être spirituel a encore un sens dans notre pays. Bertrand de Saint-Vincent sobre et émouvant fit un éloge de Jacques Laurent dont on fête le centenaire de la naissance cette année. Jean des Cars, ce prince de l’art oratoire nous servit quelques anecdotes où son érudition taquine illumine les foules.

Le Coup de Shako attribué à Denis Lalanne, légende de la presse sportive et compagnon de route d’Antoine Blondin, mit des étincelles dans les yeux des petits garçons qui rêvèrent jadis aux exploits des frères Boniface. Ce gentleman des pelouses qui fréquenta des packs soudés semblait ému par ce trophée (sculpture d’Igor Ustinov).

Stéphane Hoffmann à la hussarde

Enfin, le Prix des Hussards 2019 fut remis à Stéphane Hoffmann pour son dernier roman, Les Belles ambitieuses, paru chez Albin Michel. Venu de La Baule avec ses sœurs groupies irrésistibles de drôlerie, le journaliste et écrivain fait assurément partie de la famille « Hussard ». Il pratique le beau jeu, une écriture gorgée d’ironie mordante, fluide et souple comme chez tous les grands professionnels, avec ce parfum enivrant de la province alanguie. Sous ses belles manières, le brûlot sommeille. Il n’a pas son pareil pour dénoncer (sans vociférer) les affres des temps modernes. Les élites des beaux quartiers tombent à Wagram (avenue de) sous sa plume vacharde.

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Stéphane Hoffmann eut l’élégance d’évoquer le souvenir de Christine de Rivoyre, de Geneviève Dormann et de Félicien Marceau. Le jury fut comblé par cet hommage sensible et délicat. Le lauréat 2019 a reçu pour l’occasion un chèque de 5 000 euros donné par le partenaire Sud Radio dont l’inestimable Philippe Bilger fit un plaidoyer flamboyant.

Le fou Paris littéraire

À quoi tient le succès d’une soirée parisienne ? La qualité des primés est bien évidemment essentielle, le lieu prestigieux il va sans dire, mais aussi au mélange des genres, à une assemblée improbable et rieuse, où les connexions les plus étranges se créent au fil des heures. Hier soir, on croisait le tout-Paris qui ne se regarde pas le nombril. Danielle Gilbert était aussi avenante que sur le plateau de Midi Première, Bruno de Stabenrath dandy éternel était sage comme une image, Pascal Thomas réalisateur en quête d’un scénario parlait de Léautaud, Jacques Mailhot passait une tête avant d’aller au Théâtre des Deux Ânes, Babette de Rozières n’avait pas perdu son sens fulgurant de la répartie, l’écurie Albin Michel était au complet avec les best-sellers Amélie Nothomb et Éric Zemmour, le fringant Bernard Chapuis tenait la barre, l’inénarrable Jean-François Coulomb des Arts portait une pochette expansive, une partie de la rédaction du Figaro emmenée par Yves Thréard faisait bloc, tous les « petits » éditeurs au grand cœur étaient de la fiesta : Jean Le Gall (Séguier), Jean-Pierre Montal (Rue Fromentin), Olivier Frébourg (Les Equateurs), Dominique Guiou (Nouvelles Lectures) ou Emmanuel Bluteau (La Thébaïde), les radiophoniques Patrick Roger et Cécile de Ménibus avaient fait le déplacement et puis aussi, tous ceux qui œuvrent dans leur coin pour l’essor d’une littérature débarrassée de sa gangue indigeste : la journaliste Valère-Marie Marchand de l’émission Bibliomanie ou encore Philippe Rubempré et son admirable blog Librairtaire.

Hier soir, j’ai vu la littérature reprendre vie du côté du boulevard Raspail.

J’ai tenté d’interviewer Greta Thunberg

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Greta Thunberg lors d'une "grève pour le climat" à Hambourg, Allemagne. ©Public Address/action pre/SIPA / 00897308_000030

J’ai voulu savoir si les acteurs des « grèves pour le climat » savaient de quoi ils parlaient. Je suis allé voir Greta Thunberg et quelques uns de ses admirateurs. Et là, j’ai su. 


En février, une Marche pour le climat menée par Greta Thunberg traversait Bruxelles. J’étais présent et en interrogeant de jeunes participants, je me suis rendu compte qu’ils ne connaissaient pas le b-a ba de la cause pour laquelle ils manifestaient : le réchauffement climatique.

Une semaine plus tard j’ai interviewé un professeur du secondaire qui encourageait ses élèves à manifester pour le climat : il n’en connaissait pas plus que les étudiants.

Partant du principe qu’il vaut mieux s’adresser au Bon Dieu plutôt qu’à ses saints, j’ai décidé d’interroger Greta Thunberg elle-même. J’ai pris l’avion (j’avoue…) pour Stockholm afin de la retrouver devant le parlement suédois, où elle mène sa grève scolaire tous les vendredis. Pas de chance, elle avait pris le train pour manifester à Berlin.

Quand Greta Thunberg enlève son bonnet…

De nature obstinée, j’ai repris l’avion la semaine suivante (oui…). Après tout, Stockholm est une très belle ville. Victoire : Greta est à son poste ce vendredi. Elle bavarde avec un petit groupe de jeunes francophones et j’attends mon tour pour l’aborder :

« Je vous ai vue à Bruxelles, il y avait beaucoup de monde… J’ai entendu que vous suggériez aux jeunes d’étudier le climat. J’aimerais avoir un petit entretien à ce sujet, si vous êtes d’accord… »

A lire aussi: Elisabeth Lévy – Climat: les missionnaires de l’Apocalypse

Elle opine du bonnet, mais je la sens craintive, mal à l’aise : j’ai l’impression qu’elle dit « oui », mais pense « non ». A ce moment, elle retire son bonnet. C’est un signal. Instantanément, une femme blonde d’une cinquantaine d’années portant des lunettes noires, qui suivait la scène derrière moi, s’approche avec un sourire faux :

«Hello, désolée, nous avons quelque chose à faire maintenant. Je dois l’emmener, merci…»

Fin de l’interview. Un garde du corps habillé de noir – dont on voit sur la vidéo qu’il me surveillait également – les accompagne quelques mètres plus loin : la « chose à faire » était de mettre Greta à l’abri de mes questions.

Contrairement aux jeunes manifestantes de Bruxelles, Greta n’a répondu à aucune question. Je me suis trouvé face à une petite fille éteinte, sans passion, manipulée par des gens inquiétants, enfant sous terreur.

Elle est programmée pour des speechs apocalyptiques et provocants de quelques minutes devant les grands de ce monde. Peut-être évoquera-t-on son « mutisme sélectif » lié à l’autisme, mais on remarque qu’elle a répondu complaisamment aux questions (anecdotiques) posées par des jeunes avant moi.

Étrange leader climatique qui n’accepte pas qu’on lui pose une question sur le climat. On peut seulement se prosterner, et le monde ne s’en prive pas : Angela Merkel, Emmanuel Macron, Jean-Claude Juncker, jury du prix Nobel, à quand le Pape… ?

La religion du climat

Quelques heures plus tard, en repassant au même endroit, Greta est toujours là, parmi quelques personnes. Ses gardes du corps ont été remplacés par deux nouveaux gorilles.

Sur un signal indécelable, elle va chercher son panneau « SKOLSTREJK FÖR KLIMATET » (Grève pour le climat) et, comme un automate, s’installe contre la rambarde du fleuve pour une photo de groupe avec des enfants. Le ballet publicitaire est parfaitement réglé…

On m’a accusé de « piéger » de jeunes manifestantes. On m’accusera peut-être aujourd’hui de blasphème. Ce que j’observe, c’est une foule d’aveugles menés par une aveugle, comme dans l’Evangile.

Taubira, PMA, GPA: Papa, où t’es ?

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"La Famille Tenenbaum" (2001), de Wes Anderson: l'enterrement du père. ©AFP

La loi Taubira a ouvert le mariage et l’adoption aux couples homosexuels. Jointe aux progrès de la PMA et de la GPA à l’étranger, cette révolution anthropologique a permis aux familles homoparentales de redéfinir les notions de père et de mère. Maintenant que les structures élémentaires de la parenté sont chamboulées, le statut de l’antique pater familias n’a plus rien d’évident. 


Quelques esprits chagrins l’avaient vu venir. Derrière la révolution du sentiment que consacrait le mariage pour tous, s’en profilait une autre, autrement plus corrosive pour les vieilles structures symboliques, qui établirait la fluidité des sexes comme nouvelle norme de la procréation, donc de la filiation. Soucieux de demeurer des « animaux généalogiques », selon l’expression de Pierre Legendre, et insensibles (peut-être trop) à la puissance du désir individuel qui voyait de nombreux homosexuels réclamer le droit de fonder une famille comme tout le monde, ces réfractaires au monde nouveau pronostiquaient la destitution du père et de la mère au profit de « parent 1 » et « parent 2 », plus conformes à la fluidité identitaire qui est, paraît-il, l’horizon de l’espèce. Fantasme homophobe ! s’indignait-on sur France Inter.

La maire qui voulait tuer le père

Ce fantasme a bien failli devenir réalité. Dans sa sagesse, l’Assemblée nationale a renoncé à commettre cet attentat contre le sens commun, mais la municipalité parisienne, elle, l’a mis à exécution. Le 23 mars, elle a adopté à l’unanimité des conseillers présents la proposition de la mélenchoniste Danielle Simonet de supprimer les catégories « père » et « mère » dans les actes d’état-civil. Ce rappel du caractère indispensable de la différence sexuelle dans la procréation, alors même que la technologie permet, sinon de s’en passer, de l’escamoter, était paraît-il une insupportable discrimination pour les couples homoparentaux – qui représentent, selon l’Insee, 3 % des familles. Les petits Parisiens auront donc le privilège de pouvoir faire signer leurs carnets de notes à leur parent 1. Du reste, avec les mêmes intentions gentillettes, certaines écoles de la capitale ont aboli la Fête des mères et celle des pères au profit de la « fête des gens qu’on aime ».

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Dans le « progrès pour les enfants » que la maire de Paris semble décliner avec un zèle presque touchant, ce n’est pas tant avec la différence des sexes qu’il faut en finir, qu’avec le père (même si les deux ne sont évidemment pas sans rapport). Il a beau avoir perdu de sa superbe, s’être mis aux couches et aux câlins et prendre des congés paternité, à l’image du prince Harry, il est toujours soupçonné de vouloir ressusciter les vieilles dominations et l’antique partage des tâches qui lui conféraient l’autorité, abandonnant l’amour et le soin à la mère.

Qu’est-ce qui vous fait dire que je suis un père ?

La vie concrète, elle, n’avait pas attendu la conception assistée pour multiplier les familles monoparentales, c’est-à-dire, dans l’immense majorité des cas, des femmes élevant leurs enfants seules – avec les vicissitudes économiques et psychologiques afférentes. On peut cependant douter qu’il soit pertinent d’ériger au rang de modèle ouvert à chaque individu une situation souvent subie et qui, à en croire les professeurs et tous les éducateurs, ne donne pas toujours les résultats les plus probants.

L’ennui, c’est qu’un père, personne ne sait vraiment ce que c’est. De même que le premier coup d’œil sur un individu nous dit généralement s’il est un homme ou une femme (sauf sur le plateau de Daniel Schneidermann), nous sommes tous capables de distinguer un père d’une mère. Mais, hormis la capacité à procréer qui avec le recours aux mères porteuses ne constitue plus un critère absolu, bien malin celui qui pourrait donner une définition acceptable par tous de ce qui fait qu’un individu est un père ou une mère.

La déploration ne saurait tenir lieu d’analyse. Et, dans un domaine où sont intriqués des enjeux individuels et collectifs, affectifs et anthropologiques, la pensée automatique, qui voit chacun choisir un camp sans jamais entrer dans les raisons de l’autre, ne peut qu’obscurcir la compréhension et accroître les tensions.

Fogiel et Winter font la paire

Nous avons donc choisi de donner la parole à deux hommes qui représentent en quelque sorte les pôles opposés du débat – et deux conceptions du père. Il n’a pas échappé à grand-monde, compte tenu de l’accueil qu’il a reçu, que Marc-Olivier Fogiel (avec lequel je travaille et me dispute avec bonheur depuis pas mal d’années) avait publié il y a quelques mois un livre sur la famille qu’il forme avec son mari et ses deux filles, nées par GPA. Pour lui, les rôles du père et de la mère peuvent être indistinctement occupés par un homme ou par une femme. Jean-Pierre Winter, qui a aussi publié récemment un livre sur le sujet, est, pour sa part, un représentant de la psychanalyse classique, ce qui ne signifie nullement, quoi que prétendent les caricatures, que, pour lui, la famille devrait immuablement se présenter comme « un papa, une maman, y’a pas mieux pour un enfant ». Il s’inquiète en revanche de voir la nouvelle donne de la procréation créer un sérieux malaise dans la généalogie.

Comme le dit « Marco » sur RTL, il reste donc à espérer que la confrontation des idées permettra à chacun de se faire la sienne.

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Obrador, la preuve qu’on a le droit d’être populiste à condition d’être de gauche

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Andrés Manuel Lopez Obrador, président du Mexique, janvier 2019. ©Mario Guzmán/EFE/SIPA / 00890912_000001

Les premiers pas d’Andrés Manuel López Obrador à la tête du Mexique sont dans la droite ligne de ce qu’il a montré pendant sa campagne: le nouveau président a tout du populiste à la Bolsonaro, mais lui est un populiste de gauche. 


Dans les médias européens, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) est souvent présenté comme une figure bienveillante de la gauche, loin de l’image d’extrême droite de son homologue brésilien, Jair Bolsonaro. Il est vrai qu’après 71 ans de pouvoir hégémonique du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et 18 ans de « transition démocratique », le premier triomphe de la gauche mexicaine à l’élection présidentielle semblait confirmer un vrai jeu d’alternance. Il convient cependant de se demander si la division gauche/droite constitue la catégorie la plus pertinente pour comprendre le phénomène politique « AMLO ».

Obrador, la « gauche » plus ultra

Bien que sa figure domine de manière écrasante la gauche mexicaine depuis qu’il a été élu chef du gouvernement de la capitale mexicaine en décembre 2000, sa filiation idéologique de gauche n’a jamais été assurée. Ayant probablement rejoint le PRI en 1976, il n’apparaît pas non plus comme un vrai outsider. Et plusieurs de ses collaborateurs les plus proches dans son  gouvernement furent des personnalités du PRI dans les années 70, ou bien des enfants de personnalités du pouvoir de l’époque. Il veut en tout cas s’inscrire dans une histoire longue du Mexique avec ce qu’il nomme la « quatrième transformation du Mexique », supposée être le quatrième grand changement après l’Indépendance, la Réforme (qui achève la séparation de l’Église et de l’État) et la Révolution. Tout indique enfin, selon la très sérieuse sociologue María Amparo Casar, que ses vastes programmes sociaux qui touchent, selon les estimations, 23 millions de personnes, relèvent très classiquement d’une relation de type clientéliste.

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Par ailleurs, le président n’a jamais été un défenseur avéré des minorités discriminées. Au contraire, Obrador adopte généralement un agenda d’inclination conservatrice, au point d’appeler à la mise en œuvre d’une « constitution morale » qui doit servir de « guide de valeurs » au peuple mexicain. N’oublions pas aussi que, à l’égal de Trump ou de Bolsonaro, Obrador est arrivé au pouvoir grâce à des alliances avec des groupes évangéliques, ici des religieux conservateurs regroupés dans le Parti de la rencontre sociale. Il ne faut ainsi pas s’étonner qu’il ait proposé de soumettre à consultation publique les « questions controversées » comme le droit à l’avortement et il a récemment décidé de retirer son soutien aux programmes de garde d’enfants destinés aux mères qui travaillent, ainsi qu’aux refuges pour femmes et enfants en situation de violence. De plus, Obrador défend désormais ouvertement la militarisation de la sécurité publique par la voie d’une modification de la Constitution.

Le « bon peuple » et la « mafia au pouvoir »

Le discours électoral d’Obrador s’est structuré selon la rhétorique populiste la plus pure, à savoir par l’opposition entre le « bon peuple » et la « mafia au pouvoir », le « PRIAN » (jeu de mots qui fusionne les noms des deux partis de gouvernement, le PRI et le PAN). Ainsi, son mouvement Morena (brune) fait référence à des images fortement émotionnelles telles que la « vierge brune » (virgen morena), sans doute le symbole culturel le plus puissant pour les Mexicains, de la même manière qu’elle évoque la couleur de peau de la majorité des Mexicains, celle des métis et des Indiens. Au fur et à mesure que la campagne politique avançait, les journalistes réputés et les médias influents furent également qualifiés de « sbires de la mafia au pouvoir » ou de « presse conservatrice », le tout accompagné de l’offre habituelle de réponses simples à des problèmes complexes.

Petit Chávez deviendra grand

Mais ce qui est vraiment troublant, ce sont les traits autoritaires qui refont surface avec le président Obrador. À la manière d’ « Aló Presidente » de Chávez, l’actuel président mexicain donne des conférences tous les jours à sept heures. Nous retrouvons la litanie de dénonciations contre les « néo-libéraux », les « conservateurs » et les médias. Une nouvelle orientation du gouvernement peut être annoncée à tout moment et des accusations peuvent être portées, devant les médias, contre la « corruption » provenant des fonctionnaires des agences autonomes, comme cela s’est passé dans le cas du président de la Commission de régulation de l’énergie, Guillermo Ignacio García, qui a osé discuter, techniquement, d’une proposition d’Obrador.

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Président élu, Obrador a alors posé pour être photographié avec un livre qui a pour titre Qui est aux commandes ici ? La crise de la démocratie représentative. L’image va de pair avec sa défense de la démocratie participative, mais montre aussi son dédain à l’égard de la démocratie représentative et, au sens plus large, de la démocratie libérale. Il ne s’agit pas que de rhétorique, puisqu’il attaque le pouvoir judiciaire, propose des candidats questionnés à la Cour suprême et que son gouvernement est en train de diminuer ou de supprimer les soutiens financiers aux organes autonomes et aux associations de la société civile. Le président semble détester le terme « société civile ». Sur le plan international, Obrador cache d’ailleurs à peine son soutien à Maduro et évite d’ennuyer Daniel Ortega au nom du mot d’ordre « pas d’intervention ».

Obrador, toujours à la campagne

Ni vraiment de gauche, ni véritable outsider, ainsi pourrait se résumer Obrador. Au pouvoir depuis plus de 100 jours, il semble encore être en campagne électorale. Le président a passé plus de temps à visiter les différents coins du pays qu’à s’asseoir à son bureau afin de mettre en œuvre son programme. Jusqu’à maintenant, après l’orgie de corruption des dernières années, l’ancien président Peña Nieto et ses proches passent des journées tranquilles. Au même moment, l’insécurité s’accroît et l’on est en train de passer de l’échelle des assassinats ciblés à celle des massacres indiscriminés. La croissance économique n’est pas non plus au rendez-vous : d’après la Banque du Mexique et l’OCDE, les prévisions de croissance du Mexique pour 2019 sont passées, en quelques mois, de 2,5 % à 1,7 %. Mais l’essentiel est de montrer qui est le nouveau maître au pouvoir au Mexique. Selon l’adage de Lampedusa, « il faut que tout change pour que rien ne change », Obrador semble davantage se livrer à la transformation du symbolique et à la prise du pouvoir qu`à la transformation du réel.

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Malgré sa grande popularité actuelle – plus grande que Poutine, mais moins que celle du terrifiant président philippin Duterte -, beaucoup d’intellectuels et de journalistes mexicains sont très préoccupés par ce scénario d’une dérive autoritaire dans le style Chavez-Maduro ou Ortega. Ceux qui ont lutté pour la démocratisation du Mexique prient pour que le mariage latino-américain, hélas devenu récurrent, entre démocratie et grandes inégalités sociales enfante un nouveau gouvernement dont on pourra probablement dire qu’il fut populiste et une nouvelle renaissance de la vieille culture politique du PRI.

« Le Bateau-phare » de Skolimowski, une lumière dans la nuit

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Klaus-Maria Brandauer et Robert Duvall dans "Le Bateau-phare" de Jerzy Skolimowski (1985). ©Malavida

Le 10 avril, ressort sur les écrans de cinéma en copie restaurée, Le Bateau-phare de Jerzy Skolimowski, un thriller magistral, un film légendaire, invisible sur les écrans et en DVD depuis plus de 30 ans.


Le Bateau-phare est un film noir, âpre, tendu, cru. Une tragédie sombre et éclatante qui allie sens du spectacle, intelligence du monde et plaisir de cinéma. C’est à la fois une œuvre d’une grande liberté formelle et de ton, et un film d’aventure et de divertissement pouvant toucher un assez large public, du cinéma métaphysique éblouissant et une mise en scène très rigoureuse et très physique.

Skolimowski, première réussie

Le Bateau-phare est la première réalisation de Skolimowski pour Hollywood, et il est assez insolite de constater que la totalité du film se déroule en dehors du territoire des États-Unis, en haute mer, entre Europe (l’Angleterre) et Amérique, dans un no man’s land qui lui permet de confronter d’une fort belle manière le cinéma européen au cinéma américain, la liberté de ton et d’invention du premier aux contraintes, impératifs du spectacle et codes des genres du second.

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Le film agit comme une double métaphore : le bateau-phare comme îlot de résistance envahi par la fiction américaine, et comme monde de la loi et du devoir agressé par le crime, le mal. De cette confrontation jaillit la beauté du cinématographe. La force implacable de la mise en scène de Skolimowski, rugueuse, sans concession ; la rigueur tranchante de son montage; son sens du cadre, acéré, aigu; la virtuosité des déplacements et actions mêlant rigueur des traits, célérité des gestes, sauvagerie des actes; le lyrisme de la musique de Stanley Myers en font une ascèse flamboyante.

Le mal est partout

L’action se passe entièrement sur un bateau-phare – immobile, arrimé en pleine mer, sa mission est d’alerter les autres navires du danger encouru dans les parages – commandé par le capitaine Miller. Il recueille trois étranges naufragés qui prennent l’équipage en otage et requièrent le départ du navire pour se rendre à un mystérieux rendez-vous. Unité de lieu, temps restreint (quelques heures), action minimale (l’enjeu est de prendre la direction du bateau), personnages aux caractères bien trempés – le capitaine Miller (Klaus-Maria Brandauer), homme de devoir et de parole, magnifique d’obstination butée ; Alex Miller (Michael Lyndon, le propre fils du cinéaste), son fils, jeune désabusé, très distant de son père à qui il reproche un comportement passé trouble ; le docteur Caspary (Robert Duvall), sublime figure de gangster dandy, maléfique et séduisant ; Eddie, malfrat psychopathe, cruel et malsain ; Eugène, son frère, un gros truand, compulsif et violent, et tous les membres de l’équipage volontaires, travailleurs, têtus – font de ce film un opus particulièrement travaillé par les obsessions du cinéaste. Oppression du huis clos, monde isolé, contamination du mal, laideur du monde et des liens sociaux, rapports père/fils, honneur et devoir, respect de la loi et sa violation, esclavage et liberté sont les thèmes développés avec une intelligence et une finesse rares.

L’habit ne fait pas le bien

Économie de parole et d’action rythment le film qui nous montre avec brio et détermination farouche le comportement exemplaire d’un père, et héroïque d’un capitaine, qui ne cède pas une once de terrain au mal ; altier, incorruptible, sûr de ses choix, il affronte le docteur Caspary, brillant, éloquent, moqueur, diabolique. Miller est porté par la force de sa croyance au devoir, à la loi. Sa foi dans la droiture humaine est aussi impressionnante et atteint la même opacité butée que celle de Jeanne d’Arc face à ses juges. Il ne cédera pas, quoi qu’il arrive. Dans cet univers restreint, fixe, étouffant, anxiogène, il représente à la fois la figure du père roide, bienveillant – entaché par une faute surgissant de son passé – et celle de la loi pour Alex et pour son équipage face à celle de père malveillant et séducteur qu’incarne Caspary, qui entraîne au crime ses fils adoptés, Eugène et Eddie. Les scènes où Miller et Caspary se regardent, se toisent, se parlent sont symptomatiques de cet affrontement entre le bien et le mal, la loi et le crime.

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La grande intelligence de Skolimowski est de jouer avec le capital de sympathie que nous accordons à chacun des deux personnages : le capitaine bourru, ferme, peu disert, digne et hautain peut nous sembler désagréable tandis que le docteur, ironique, enjoué, brillant, bavard, d’une intelligence retorse peut nous séduire par ses discours sur le libre arbitre, la liberté et l’esclavage, la volonté de ne satisfaire que ses désirs.

Transmettre contre contaminer

Cette œuvre au noir, vertigineuse par la violence hallucinante de certaines séquences nous livre une grande leçon de morale humaniste, une belle histoire de transmission. Un homme seul, incompris, injustement soupçonné de lâcheté durant la Seconde Guerre mondiale maintient la loi, l’autorité, le sens du devoir contre les forces du mal. Il transmet à son fils et à son équipage ses valeurs. Son courage et sa dignité l’amènent dans la scène finale à se comporter en héros qui sacrifie sa vie pour que les valeurs humanistes et le sens de l’honneur l’emportent, pour se racheter du poids terrible que lui cause l’épisode dramatique de la guerre.

Les difficultés de la filiation ; l’amour/haine entre pères et fils, la transmission des valeurs, l’horreur de la société gangrenée par le mal, l’isolement dans un monde forclos, la mécanique et la contamination du mal, la perversité et la monstruosité des êtres humains sont abordés avec pertinence et subtilité dans ce film sous haute tension. Pour que le droit et la morale l’emportent, il faut que l’équipage entier soit contaminé par le mal advenu à bord par l’irruption des malfrats, des anges de la mort. Ainsi du second au mécanicien, en passant par le bosco, le cuisinier et le fils du capitaine, tous sont gagnés par les pulsions de violence… Pour que le bien advienne, il faut que le mal se répande, que tous les individus, sauf le capitaine, soient souillés par lui, qu’ils le commettent. Terrible drame, où s’affrontent deux conceptions de l’humanité, celle du devoir et de la transmission des valeurs contre celle du désir absolu et de la contamination du mal. Transmettre contre contaminer, tel est l’enjeu de ce huis clos qui a la grandeur d’une tragédie racinienne.

Le Bateau-phare de Jerzy Skolimowski – Etats-Unis – 1985 – 1h29

Dans les salles de cinéma mercredi 10 avril et avant-première au Grand Action, 5 rue des écoles, 75004, Paris, mardi 9 avril à 20h dans le cadre du festival de cinéma Play it Again en collaboration avec l’A.D.R.C. (ressorties dans les cinémas de films du patrimoine restaurés).

« Nous sommes pratiquement arrivés au stade terminal de la déchristianisation »

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Jérôme Fourquet est l'auteur de "L'Archipel français" et dirige le département "Opinions et stratégies d'entreprise" de l'IFOP. ©Hannah Assouline

Dans L’Archipel français, le directeur du département « opinions » de l’IFOP Jérôme Fourquet montre que nous sommes arrivés à un stade terminal de la déchristianisation. Désormais minoritaires, les catholiques souffrent d’une moindre protection par rapport aux juifs et aux musulmans. Et ne déterminent plus les structures de la société. 


Causeur. Beaucoup de catholiques reprochent aux médias leur silence face à l’explosion du nombre de saccages d’églises ou de cimetières. La place limitée qu’y consacrent la presse et l’audiovisuel reflète-t-elle l’indifférence d’une grande partie des Français, plus sensibles aux actes antijuifs ou antimusulmans ?

Jérôme Fourquet. L’écho à ces profanations étant effectivement assez limité dans la presse française, il peut y avoir le sentiment d’un deux poids, deux mesures par rapport aux autres confessions. Ce décalage n’est pas totalement nouveau et tient à notre culture laïque – aux deux sens du terme. Nous avons à la fois hérité d’une tradition laïque de combat, qui fait qu’on ne s’apitoie pas sur l’Église, et d’une forme de laïcité moins militante qui accorde une place subalterne à tout ce qui touche la religion catholique. On peut le dire autrement : l’Église a si longtemps occupé une place très importante dans la société française que certains n’ont pas envie de prêter attention aux attaques dont elle est victime.

Toute une partie de la population jugeait de bonne guerre de « bouffer du curé »

Croient-ils encore l’Église en position de force ?

En tout cas, les héritiers de cette tradition pensent l’Église assez grande pour se défendre toute seule. Notre plus grande sensibilité à l’antisémitisme renvoie à une vieille histoire au sein de la société française. Plus globalement, nous percevons les cultes juif et musulman comme minoritaires, ce qui explique la sollicitude particulière que nous leur accordons. À l’époque où l’Église catholique était la religion majoritaire et avait pignon sur rue, on considérait qu’elle ne devait pas bénéficier du même traitement de faveur. Dans notre tradition de confrontation entre le camp républicain laïque et le camp catholique, toute une partie de la population jugeait de bonne guerre de « bouffer du curé ».

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Liez-vous cette relative indifférence aux actes antichrétiens à la déchristianisation de la société ?

Oui, en partie. Les actes antichrétiens se multiplient et se banalisent, notamment car un certain nombre de tabous qui existaient dans le passé ont sauté. Il y a toujours eu des imbéciles ou des jeunes cons qui faisaient des bêtises dans les cimetières, mais des forces de rappel qui s’exerçaient pour les blâmer se sont étiolées. C’est pourquoi les catholiques ressentent une forme de double peine : ils sont devenus minoritaires, mais souffrent d’une moindre protection par rapport à d’autres cultes et toute une partie de la France laïque continue à leur opposer une certaine distance.

« Le soubassement anthropologique chrétien de la société a craqué »

Mais une grosse majorité de Français (60 %) reste baptisée. N’est-il pas exagéré de considérer les catholiques comme minoritaires ?

Non. Quand on y regarde de près, les proportions élevées de baptisés sont concentrées dans les classes d’âge les plus âgées. Nous sommes pratiquement arrivés au stade terminal de la déchristianisation. La pratique catholique ne concerne plus que 6 % des Français – contre 35 % il y a soixante ans. Mais une religion n’est pas qu’une pratique, elle renvoie aussi à une vision du monde. Or, là aussi, le décrochage est patent. Les mariages religieux sont devenus ultra minoritaires, la naissance des enfants hors mariage est désormais une norme majoritaire. Le droit à l’avortement et le mariage homosexuel sont très majoritairement acceptés par la société, alors même que l’Église les réprouve. Cela montre que le soubassement anthropologique chrétien de la société a craqué.

Certains accusent l’Église de s’être fait hara-kiri avec le concile Vatican II (1963) qui dissocie foi et pratique…

Vatican II a sans doute accéléré un processus qui était déjà amorcé. Comme l’a montré l’historien Guillaume Cuchet, ce concile a été la réponse de l’institution catholique aux débuts de sa perte d’influence sur le terrain. Croyant ainsi ralentir le mouvement, l’Église a un peu lâché la bride… ce qui n’a fait qu’amplifier son déclin. Ce que Cuchet appelle le « catholicisme populaire », ancré dans des pratiques quotidiennes et très ritualisées, jouait un rôle fondamental dans la société française. Quand l’Église a fait sauter cette armature, la tendance à la déchristianisation s’est complètement emballée.

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Sans enrayer ce déclin, chez les catholiques les plus engagés, deux manifestations ont marqué ces trente dernières années : l’école libre (1984) et la Manif pour tous (2013). Dans le premier cas, ils ont fait céder le gouvernement, dans le second, ils n’ont rien obtenu. Qu’est-ce qui a changé entre ces deux dates ?

En 1984, les catholiques étaient déjà minoritaires dans la société. Seulement, la société française et la République restaient adossées à un soubassement judéo-chrétien, notamment dans le cadre juridique. Après les tensions de 1905 (loi sur la séparation, inventaires), une espèce de pacte de non-agression avait été négocié dans la douleur entre la France catholique et la France républicaine. Des années 1950 jusqu’aux dernières années, ce parapluie a permis aux catholiques de gérer le déclin de leur influence et de leur foi de manière relativement confortable.

Les catholiques ont perdu leur droit d’aînesse culturelle.

1984 a été une première alerte, lorsqu’une partie de la gauche a voulu nationaliser le système de l’enseignement libre, menaçant la transmission de la culture et de la religion. Leur levée en masse ayant fait reculer le gouvernement, les catholiques se sont crus suffisamment puissants, quoique minoritaires, pour faire respecter le pacte scellé lorsqu’ils haussaient le ton. C’est pourquoi la loi Taubira (2013) a été un point d’inflexion majeur. Les catholiques comprennent alors que le pacte de non-agression n’est plus respecté, puisque le législateur peut décider de modifier le cadre juridique sur des aspects aussi sensibles que la définition de la famille. Ils prennent également conscience du fait qu’en dépit d’une large mobilisation, ils ne constituent plus une force sociale capable de faire reculer le gouvernement.

Ce basculement anthropologique s’observe dans d’autres pays. La déchristianisation est-elle cependant plus poussée en France que dans le reste de l’Occident ?

Des phénomènes très similaires existent dans le reste des pays occidentaux, peut-être dans une moindre mesure en Italie ou en Espagne. Ces tendances sont liées au processus de sortie de la religion, que Marcel Gauchet a étudié en profondeur dans Le Désenchantement du monde, dès 1985. Bien qu’il reste une empreinte catholique non négligeable dans notre société, elle s’est considérablement estompée et deviendra encore plus évanescente dans la France de demain. Les catholiques ont perdu leur droit d’aînesse culturelle.

Malgré tout, dans votre « archipel français », y a-t-il une place pour plusieurs îles catholiques selon leur niveau de pratique et d’observance ?

Bien sûr. Dans un livre récent, Une contre-révolution catholique : aux origines de la Manif pour tous (Seuil, 2019), Yann Raison du Cleuziou montre qu’au sein de ce qui reste de la France catholique, il y a des différences significatives en termes de rapport à l’institution, de degré de pratique, ou de fermeté de la transmission intergénérationnelle. L’archipellisation est également à l’œuvre dans les rangs catholiques…

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