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« Le Bateau-phare » de Skolimowski, une lumière dans la nuit

Invisible depuis plus de 30 ans, le thriller magistral ressort au cinéma


« Le Bateau-phare » de Skolimowski, une lumière dans la nuit
Klaus-Maria Brandauer et Robert Duvall dans "Le Bateau-phare" de Jerzy Skolimowski (1985). ©Malavida

Le 10 avril, ressort sur les écrans de cinéma en copie restaurée, Le Bateau-phare de Jerzy Skolimowski, un thriller magistral, un film légendaire, invisible sur les écrans et en DVD depuis plus de 30 ans.


Le Bateau-phare est un film noir, âpre, tendu, cru. Une tragédie sombre et éclatante qui allie sens du spectacle, intelligence du monde et plaisir de cinéma. C’est à la fois une œuvre d’une grande liberté formelle et de ton, et un film d’aventure et de divertissement pouvant toucher un assez large public, du cinéma métaphysique éblouissant et une mise en scène très rigoureuse et très physique.

Skolimowski, première réussie

Le Bateau-phare est la première réalisation de Skolimowski pour Hollywood, et il est assez insolite de constater que la totalité du film se déroule en dehors du territoire des États-Unis, en haute mer, entre Europe (l’Angleterre) et Amérique, dans un no man’s land qui lui permet de confronter d’une fort belle manière le cinéma européen au cinéma américain, la liberté de ton et d’invention du premier aux contraintes, impératifs du spectacle et codes des genres du second.

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Le film agit comme une double métaphore : le bateau-phare comme îlot de résistance envahi par la fiction américaine, et comme monde de la loi et du devoir agressé par le crime, le mal. De cette confrontation jaillit la beauté du cinématographe. La force implacable de la mise en scène de Skolimowski, rugueuse, sans concession ; la rigueur tranchante de son montage; son sens du cadre, acéré, aigu; la virtuosité des déplacements et actions mêlant rigueur des traits, célérité des gestes, sauvagerie des actes; le lyrisme de la musique de Stanley Myers en font une ascèse flamboyante.

Le mal est partout

L’action se passe entièrement sur un bateau-phare – immobile, arrimé en pleine mer, sa mission est d’alerter les autres navires du danger encouru dans les parages – commandé par le capitaine Miller. Il recueille trois étranges naufragés qui prennent l’équipage en otage et requièrent le départ du navire pour se rendre à un mystérieux rendez-vous. Unité de lieu, temps restreint (quelques heures), action minimale (l’enjeu est de prendre la direction du bateau), personnages aux caractères bien trempés – le capitaine Miller (Klaus-Maria Brandauer), homme de devoir et de parole, magnifique d’obstination butée ; Alex Miller (Michael Lyndon, le propre fils du cinéaste), son fils, jeune désabusé, très distant de son père à qui il reproche un comportement passé trouble ; le docteur Caspary (Robert Duvall), sublime figure de gangster dandy, maléfique et séduisant ; Eddie, malfrat psychopathe, cruel et malsain ; Eugène, son frère, un gros truand, compulsif et violent, et tous les membres de l’équipage volontaires, travailleurs, têtus – font de ce film un opus particulièrement travaillé par les obsessions du cinéaste. Oppression du huis clos, monde isolé, contamination du mal, laideur du monde et des liens sociaux, rapports père/fils, honneur et devoir, respect de la loi et sa violation, esclavage et liberté sont les thèmes développés avec une intelligence et une finesse rares.

L’habit ne fait pas le bien

Économie de parole et d’action rythment le film qui nous montre avec brio et détermination farouche le comportement exemplaire d’un père, et héroïque d’un capitaine, qui ne cède pas une once de terrain au mal ; altier, incorruptible, sûr de ses choix, il affronte le docteur Caspary, brillant, éloquent, moqueur, diabolique. Miller est porté par la force de sa croyance au devoir, à la loi. Sa foi dans la droiture humaine est aussi impressionnante et atteint la même opacité butée que celle de Jeanne d’Arc face à ses juges. Il ne cédera pas, quoi qu’il arrive. Dans cet univers restreint, fixe, étouffant, anxiogène, il représente à la fois la figure du père roide, bienveillant – entaché par une faute surgissant de son passé – et celle de la loi pour Alex et pour son équipage face à celle de père malveillant et séducteur qu’incarne Caspary, qui entraîne au crime ses fils adoptés, Eugène et Eddie. Les scènes où Miller et Caspary se regardent, se toisent, se parlent sont symptomatiques de cet affrontement entre le bien et le mal, la loi et le crime.

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La grande intelligence de Skolimowski est de jouer avec le capital de sympathie que nous accordons à chacun des deux personnages : le capitaine bourru, ferme, peu disert, digne et hautain peut nous sembler désagréable tandis que le docteur, ironique, enjoué, brillant, bavard, d’une intelligence retorse peut nous séduire par ses discours sur le libre arbitre, la liberté et l’esclavage, la volonté de ne satisfaire que ses désirs.

Transmettre contre contaminer

Cette œuvre au noir, vertigineuse par la violence hallucinante de certaines séquences nous livre une grande leçon de morale humaniste, une belle histoire de transmission. Un homme seul, incompris, injustement soupçonné de lâcheté durant la Seconde Guerre mondiale maintient la loi, l’autorité, le sens du devoir contre les forces du mal. Il transmet à son fils et à son équipage ses valeurs. Son courage et sa dignité l’amènent dans la scène finale à se comporter en héros qui sacrifie sa vie pour que les valeurs humanistes et le sens de l’honneur l’emportent, pour se racheter du poids terrible que lui cause l’épisode dramatique de la guerre.

Les difficultés de la filiation ; l’amour/haine entre pères et fils, la transmission des valeurs, l’horreur de la société gangrenée par le mal, l’isolement dans un monde forclos, la mécanique et la contamination du mal, la perversité et la monstruosité des êtres humains sont abordés avec pertinence et subtilité dans ce film sous haute tension. Pour que le droit et la morale l’emportent, il faut que l’équipage entier soit contaminé par le mal advenu à bord par l’irruption des malfrats, des anges de la mort. Ainsi du second au mécanicien, en passant par le bosco, le cuisinier et le fils du capitaine, tous sont gagnés par les pulsions de violence… Pour que le bien advienne, il faut que le mal se répande, que tous les individus, sauf le capitaine, soient souillés par lui, qu’ils le commettent. Terrible drame, où s’affrontent deux conceptions de l’humanité, celle du devoir et de la transmission des valeurs contre celle du désir absolu et de la contamination du mal. Transmettre contre contaminer, tel est l’enjeu de ce huis clos qui a la grandeur d’une tragédie racinienne.

Le Bateau-phare de Jerzy Skolimowski – Etats-Unis – 1985 – 1h29

Dans les salles de cinéma mercredi 10 avril et avant-première au Grand Action, 5 rue des écoles, 75004, Paris, mardi 9 avril à 20h dans le cadre du festival de cinéma Play it Again en collaboration avec l’A.D.R.C. (ressorties dans les cinémas de films du patrimoine restaurés).



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est directeur de cinéma.

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