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Législatives en Israël: et si Benyamin faisait chuter Netanyahou?


Le 9 avril, les élections législatives israéliennes mettront aux prises le Premier ministre sortant Benyamin Netanyahou, au pouvoir depuis dix ans, et une liste de généraux. Grand favori, « Bibi » pourrait néanmoins trébucher à cause de soupçons de corruption. Car l’homme d’Etat d’envergure cache un animal politique roué et un homme privé mesquin.


Le 9 avril, quelque 6,3 millions d’électeurs israéliens se rendront aux urnes pour participer aux élections législatives et départager les 43 partis qui se disputent leurs suffrages. Démocratie parlementaire unicamérale, Israël a adopté la proportionnelle intégrale – on vote pour une liste au niveau national. Ce mode de scrutin est souvent accusé de conférer un poids excessif aux appareils partisans qui décident qui sera sur la liste et en quelle place, même s’il est en partie corrigé par les primaires qui permettent aux électeurs de rectifier ces choix. En tout état de cause, l’élection du 9 avril se jouera d’abord sur une dimension personnelle – la rencontre d’un homme et d’un peuple.

Contrairement à une idée reçue, notamment dans une France hantée par la légende noire de la IVe république, la version israélienne de celle-ci arrive à allier représentativité, stabilité et gouvernabilité : en 71 ans, il y a eu 21 élections et 12 Premiers ministres, dont huit ont exercé le pouvoir plus de cinq ans.

Netanyahou, un animal politique

La preuve par Benyamin Netanyahou, Premier ministre depuis dix ans et bien placé pour se maintenir à la tête de l’exécutif : en ajoutant son premier mandat de Premier ministre (1996-1999), cet homme de 70 ans est resté plus de treize ans au pouvoir et a toutes les chances de battre le record – treize ans et cent vingt-sept jours – de David Ben Gourion.

Cette extraordinaire longévité, cette capacité à dominer la scène politique israélienne pendant si longtemps, il les doit d’abord à ses talents. Intelligent et cultivé, « bosseur » infatigable, il est en même temps un animal politique hors pair. Déterminé dans sa quête du pouvoir aussi bien que dans son exercice – deux étapes qu’il ne sépare pas –, il a toujours su instrumentaliser avec efficacité et sans états d’âme hommes, femmes, partis et institutions. Doué d’une sorte de machiavélisme, de charisme, de prestance et surtout d’un talent rhétorique (appuyé par une belle voix), il a non seulement pris le contrôle du Likoud, principale formation politique de la droite, mais il a méthodiquement éliminé en son sein tous ses rivaux potentiels.

Un Donald Trump volontaire

Tout ceci pourrait sans doute être dit d’un très grand nombre d’hommes et de femmes politiques, mais chez Netanyahou chaque trait de ce portrait est plus prononcé, chaque élément plus radical, faisant de l’ensemble un phénomène et un personnage hors du commun que certains comparent à Donald Trump. Avec sa rhétorique outrancière, son recours immodéré aux « fake news », sa guerre contre les médias et les élites et sa façon de les court-circuiter en utilisant les réseaux sociaux pour s’adresser directement au peuple, il a devancé (et peut-être même inspiré) le président des États-Unis. Il y a toutefois une différence de taille : Trump exprime sa nature profonde, Netanyahou met en œuvre une stratégie, le premier ne peut pas faire autrement, le second a froidement choisi cette façon de faire de la politique. Et, aussi déplaisants voire immoraux qu’ils puissent être, ces mêmes traits de caractère qui lui permettent de dominer la politique israélienne font de Netanyahou un homme d’État de grande envergure.

De son point de vue, un accord définitif avec les Palestiniens n’est pas possible. Il croit également pouvoir transformer la question palestinienne, aujourd’hui pierre angulaire de la géopolitique régionale, en nuisance gérable comme il y en a tant d’autres. Que l’on partage ou pas sa vision d’Israël, du Proche-Orient ou du monde, force est de reconnaître que Netanyahou a compris mieux et avant beaucoup d’autres les évolutions majeures du début du XXIe siècle, et les opportunités stratégiques qu’elles créaient. Il a donc misé sur une alliance avec la droite conservatrice et religieuse américaine, la libéralisation de l’économie israélienne et l’approfondissement des relations avec des gouvernements arabes qui n’ont pas signé d’accord officiel avec Israël. Ainsi a-t-il réussi à désigner l’Iran comme la source principale des tensions et d’instabilité, et à contourner la question palestinienne – deux exploits diplomatiques. Si on y ajoute une grande prudence dans le maniement de l’outil militaire – il ne fait pas beaucoup confiance aux généraux –, son bilan est plutôt bon. À condition, bien sûr, de partager son analyse de départ. Jusqu’ici, ses adversaires – jusque dans son propre camp – n’ont guère à lui reprocher que son machiavélisme glacial et sa vision du monde, sans pouvoir réellement entamer sa domination de la scène politique.

Benyamin aime la bonne chère

L’ennui, c’est qu’en plus de ces deux « Bibi » – l’homme politique et l’homme d’État –, il faut compter avec un troisième : l’homme privé.

Les histoires rapportant son attachement très particulier à l’argent – au sien surtout –, ainsi que le comportement excentrique de sa femme, circulent depuis le premier mandat de Netanyahou, il y a une vingtaine d’années. Des scandales relatifs à des déménagements, des travaux dans les résidences officielles et privées, les rapports avec le personnel ont régalé la presse. Mais, depuis deux ans, il s’agit d’affaires d’une tout autre envergure. La première s’inscrit plutôt dans le sillage des histoires connues du couple Netanyahou, qui aime les bonnes choses, mais déteste passer à la caisse : pendant de longues années, certains de leurs amis milliardaires les ont ravitaillés en caisses de champagne (rosé) et cigares. La police estime la valeur de ces cadeaux réguliers à quelque 100 000 euros et soupçonne une relation de corruption. Tout cela n’est pas joli-joli, mais pas bien grave non plus.

Les deux autres scandales seraient – si les faits étaient avérés – autrement plus sérieux. Il s’agit de marchés supposément conclus avec des propriétaires de médias – dont celui qui possède le journal à plus gros tirage du pays –, qui auraient obtenu des avantages économiques conséquents en échange d’un meilleur traitement de Netanyahou et de sa femme. L’un aurait bénéficié d’un avis favorable de l’État pour une transaction qui lui a rapporté 250 millions d’euros, l’autre d’une législation allégeant la concurrence dont il souffre. Enfin, la dernière affaire concerne de supposés pots-de-vin versés à des proches du Premier ministre dans le cadre de gros contrats d’armement (achat de sous-marins) négociés avec l’Allemand Thyssen.

La décision définitive de le poursuivre dans ces affaires n’a pas encore été prise et Netanyahou nie en bloc, crie au complot et attaque la police, le procureur général et les juges, qu’il accuse de vouloir fomenter un coup d’État judiciaire. Cependant, même si l’effet que produiront ces affaires dans les urnes n’est pas clair, il est quasiment certain qu’elles le poursuivront longtemps. L’insubmersible Bibi pourrait même être contraint de quitter la vie politique pour se concentrer à sa défense.

Le troisième corps de Netanyahou

Face au Premier ministre sortant, la nouvelle formation « bleu blanc » dirigée par trois anciens chefs d’état-major (Beni Ganz, Moshé Yaalon et Gabi Ashkenazi) et Yaïr Lapid, le chef du parti centriste, arrive en tête dans les récents sondages. Mais il faut rappeler à ceux qui ont la mémoire courte qu’en 2015, les derniers sondages avant le vote avaient laissé croire à une victoire du Camp sioniste (alliance de travaillistes et d’anciens membres de Kadima, le parti créé par Sharon en quittant le Likoud). De même, aux élections de février 2009, le Likoud n’était pas arrivé en tête… mais cela n’a pas empêché de Netanyahou de former des coalitions et de diriger tous les gouvernements depuis. Il est vrai qu’à l’époque, le grand public ne connaissait guère le troisième Bibi.

Malgré le large soutien dont il bénéficie, Benyamin Netanyahou pourrait donc ployer sous le poids de son troisième corps. Un certain nombre d’électeurs risquent d’être influencés par les gros scandales et les mesquineries minables qui font désormais office de casseroles accrochées à ses basques. Et une mise en examen signifierait la fin de sa longue et extraordinaire carrière.

Un printemps noir flotte sur la Russie


Thierry Marignac nous raconte ses tribulations d’écrivain-traducteur en Russie. 


Fétichiste des titres, parmi ceux qui me restent en mémoire figure en bonne place Printemps Noir de Henry Miller. Si ce printemps moscovite n’était pas tout à fait noir, il était gris anthracite et la neige de mars commençait à peine à fondre au début avril quand il a gelé. Dans la rue, entre les tortues, garages de taule alignés sous les immeubles Kroushtschevski décrépits soufflait un vent glaçant d’une puissance à décoiffer le Kremlin de ses coupoles. La journée était hachée par des averses de neige fondue. Jusque-là tout allait bien. Les brusques retours d’hiver russe tard dans la saison ne me surprennent plus depuis vingt ans, à mes premiers séjours, lorsqu’arrivé fin avril, je constatai un premier mai, en sortant de l’Institut Pouchkine, que la température avait brusquement chuté à moins six. Cette année, je m’étais préparé et foin des vestons dandy, j’avais traîné ma vareuse de cuir noir épais, d’un modèle démodé depuis la fin de la collectivisation des terres par le NKVD.

Une histoire de l’underground soviétique

Je traînais comme un coq en pâte chez les Doubschine, avec Danil, qui me racontait l’histoire de l’underground soviet des origines jusqu’à la mort de Brejnev, et Svetlana sa femme, splendeur aux traits mi Russie d’Europe, mi Tatars des confins de l’Empire, qui confectionne des blinis d’une finesse à faire pâlir d’envie les crêpières bretonnes, et sait tout Essenine par cœur. On ne voyait leur fille adolescente qu’au dîner, elle se partageait entre son Iphone et le journal secret d’une fille de treize ans dont elle ne parlait qu’à moi, inquiète de la tenue littéraire de l’ouvrage, dans des apartés classés Secret Défense.

A lire aussi: « Rouge »: l’art soviétique en noir et blanc

Danil, que je connais depuis vingt ans, est devenu le secrétaire et factotum d’Edward Limonov pour les affaires éditoriales, archives, etc, tout ce qui est en dehors de la politique. Ce rôle convient très bien à ce collectionneur invétéré, capable de me traîner dans tout Moscou pour acheter un vieux cahier taché portant un autographe d’Edward daté de 1967 devant une station de métro — qui se révèle ensuite être un fac-simile. Sa fille me confiera plus tard qu’elle l’a noté dans son journal secret : Papa s’est encore fait arnaquer.

Danil, fan de Schwarzenegger et Conan Doyle

Depuis une dizaine d’années, Danil a une dent contre moi. En effet, lui qui sait tout, je lui avais révélé l’existence du poète-voyou des années 1960 Sergueï Tchoudakov (évoqué dans les pages de Causeur), dont il n’avait jamais entendu parler. Une semaine plus tard, Danil avait tout appris par cœur et m’emmenait picoler chez l’éditeur du recueil de Tchoudakov. Ensuite, il réalisa un film sur le poète-voyou et découvrit la fiche de police rapportant le trépas du poète mort de froid dans une porte cochère, oubliée dans les archives depuis vingt ans. Danil est toutefois resté piqué au vif jusqu’à ce jour. Alors il a toujours une corvée pour moi. Entre autres manies, Danil a deux passions : il est fanatique de Schwarzenegger et de Conan Doyle. Deux énormes machines de torture pour culturistes occupent une pièce de l’appartement. Le salon est bourré de bouquins et de films, plusieurs éditions de Sherlock Holmes, dont il possède aussi à peu près tous les films et séries, en particulier celle tournée par la télé soviet où Riga tient lieu de Londres — fleuron de sa collection. Svetlana, femme attendrie par les marottes de son Tarzan, ne proteste qu’une fois l’an, pour le principe. En février, Danil a reçu d’Irlande du Nord un film délirant des années 1920 où le vieux Conan Doyle devenu spirite assure communiquer avec les morts et agite comme un montreur de marionnettes des libellules dont il prétend que ce sont des angelots véhicules vers les âmes, trucage primitif. Eh bien, Danil a beau parler l’anglais des bodybuilders, il ne comprend pas tout et il a besoin d’une traduction intégrale de la bande-son du chef-d’œuvre, si je pouvais avoir la bonté de m’y mettre.

Doronine débarque d’Egypte 

Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, c’est le moment que choisit mon génial auteur Andreï Doronine, le nouvelliste des petits contes cruels de la came en Russie Transsiberian back to black, pour débarquer d’Égypte, où il manageait la tournée d’un groupe de rap russe. Je prends note pour le livre noir de la mondialisation. Le Caire l’a requinqué après sa rupture avec sa pop-star russe d’épouse, le petit bonhomme est bronzé, disert, et prétend avoir trouvé un traducteur vers l’arabe de ses histoires de came tragi-comiques. Je prends note pour le tribunal international de La Haye, service atrocités. Alors Doronine insiste, on n’a pas que ça à foutre, direction Pétersbourg et plus vite que ça. Je fais mes adieux aux Doubschine, plante mon Danil au trois-quarts du film.

Mon empressement s’explique : Doronine devenu éditeur a publié mon roman Morphine Monojet en russe l’année dernière et en a fourgué plus de mille sans la moindre pub. Il en veut un deuxième, je fais partie des best-sellers de sa collection.

L’Amérique a confisqué le mythe de la route, l’horizon sous le pied droit. Mais la véritable patrie de ce mythe c’est la Russie où la route est plus longue et plus défoncée.

Bikers russes

Doronine a plié son 4×4 blanc de maquereau contre un élan surgi du fossé l’année dernière. Il se baguenaude maintenant dans un bolide noir, la casquette de base-ball baissée sur les yeux, et Easy Rider de Iggy Pop au lecteur CD. On est loin des chansons de routiers du grand Nord de Vissotski. Embouteillage. Nous sommes devant l’immense domaine du club de bikers le plus puissant de Russie, les Loups de la Nuit. Leur nom et leur logo géants s’étalent sur une haie grillagée mais verdoyante et interminable.

A lire aussi: La théorie du complot a supprimé les complots

En 2009, j’avais assisté à l’arrivée du club de motards à Sébastopol, à l’époque encore ville ukrainienne, pour une démonstration de force russe, bénie par l’Archimandrite de Moscou et accompagnée jusqu’à la frontière par V.V.P. lui-même (en dragster). En tête, caracolait le président du club surnommé Khirourg (le chirurgien) parce que c’était son ancien métier avant de présider la plus formidable bande de ruffians du pays. Devant paradaient les Harleys, tandis que derrière, les brutes surgies de la Russie profonde chevauchaient de lourds engins militaires des années cinquante. Mais les motards s’étaient vus refuser l’entrée de la cathédrale de Sébastopol par le diacre. En effet, une fille tatouée aux seins nus avait sauté d’une moto pour suivre son homme dans le lieu saint. Les bikers avaient exclu les fautifs et fait amende honorable auprès du clergé orthodoxe avant de foncer vers une bringue infernale dans les collines surplombant la ville. Plus tard, dit-on, des Loups de la Nuit ont combattu au Donbass.

Les Russes sont souvent bavards

La route est monotone. Doronine se plaint : je n’ai pas prononcé plus de trois phrases depuis le départ, est-ce que je lui en veux. Les Russes sont souvent bavards. À mi-chemin de Pétersbourg, encore 200 kms au moins, on bifurque sur une route transversale, on se gare devant une maternité. Doronine vend ses livres directement sur son site. Il veut livrer un bouquin à un lecteur qui râlait de ne pas avoir reçu sa commande. Après avoir contemplé un défilé de femmes enceintes au pare-brise, je le rejoins sur un chemin. On s’enfonce dans les bois, aucune habitation aux alentours. Doronine appelle son client qui l’assure qu’on est sur la bonne route. On continue. Finalement, on arrive dans un cimetière. Un costaud barbu surgit, le client. Doronine le questionne :

– Pourquoi est-ce que tu m’as donné rendez-vous dans un cimetière ?

Le costaud répond :

– Je suis gardien de ce cimetière.

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Belattar et les vautours de Christchurch


Après l’attentat anti-musulmans de Christchurch, les apôtres du « pas d’amalgame » – Yassine Belattar en tête – ont pratiqué l’amalgame à plein régime.


« Pas d’amalgame » m’a toujours semblé la phrase clef, l’escroquerie initiale – d’ou le nom de cette chronique. Cette injonction m’énervait tellement que, malgré mon naturel pacifique, je lui avais accolé le sous-titre « Sauf dans tes dents ».

De quoi était-il question ? De l’islam bien sûr. « Les patrons, tous des salauds » ou « Les vieux, ces gâteux » ne font pas bondir grand-monde. En réalité, la plupart des « Zemmoukielkrautiens », que l’islam effraie ou indispose pour cause d’islamisme, s’abstiennent de confondre un musulman et sa religion. Beaucoup d’entre eux estiment que le problème pourrait venir, sauf votre respect, excusez-moi de vous demander pardon, du Coran qui, étant incréé, ne peut être par définition ni abrogé ni même arrondi aux angles. En général, même ceux qui n’aiment pas l’islam (ce qui est un droit) considèrent que le croyant, en revanche, est avant tout un être humain susceptible de s’abstenir du pire.

J’évoque là des discours ayant pignon sur rue, n’ignorant pas que chaque individu est capable d’être un âne raciste à titre personnel, surtout dans un pays ou l’industrie de l’andouille se porte à merveille. S’agissant des faits, toujours têtus, les juifs tués et les églises profanées arrivent fièrement devant les violences faites aux mosquées.

À titre personnel, je pense que ce sont les hommes et non les textes qui sont coupables lorsqu’ils choisissent de suivre à la lettre un texte violent, anti-tout ce qui ne suit pas ses injonctions. Il est de bon ton de dire qu’en matière de prescriptions meurtrières, toutes les religions se valent. C’est factuellement faux, mais peu importe. Là n’est pas la question. Force est de constater que, quelle que soit la teneur du texte sacré de chaque religion, qui est à contextualiser, ni le judaïsme ni le christianisme ne s’en servent en 2019 pour légitimer des actes immondes. Aucun juif, aucun chrétien n’entend conquérir la planète pour la dévouer à « son » Dieu. Surtout, quelle organisation structurée a commis ces dernières décennies de multiples attentats criminels au nom de la Torah ou des Évangiles ? Les juifs et les chrétiens ont-ils brandi leurs livres pour se justifier de décapitations, de lapidations, d’enlèvement de jeunes filles ou de marché aux esclaves ?

Après l’attentat terroriste de Christchurch, qu’il est doux d’entendre tous ceux qui me font l’honneur d’avoir le titre de ma chronique pour mantra, pratiquer l’amalgame dans la seconde où ils se sentent concernés. À l’époque ou je m’émerveillais (et me réjouissais) que ce type de massacre n’ait pas  lieu plus souvent, Monsieur Belattar déplorait certainement une disette d’arguments pour faire porter le chapeau aux suspects habituels.

Le 29 janvier 2017, première horreur dans une mosquée au Canada, six musulmans tués, 35 blessés. Et même pas un petit bisou du tireur à Zemmour lorsqu’il est arrêté.

Le 19 juin 2017, au Royaume-Uni, une camionnette fonce dans la foule des fidèles qui sortaient d’une prière du ramadan : un mort et douze blessés et aucune citation de Finkielkraut, l’ingrat !

Avec Christchurch, la mouche change enfin d’âne. L’occasion est trop rare pour ne pas tenter de l’exploiter. Alors, il accuse tranquillement Zemmour d’avoir fait tuer 50 personnes.

« Je ne vois pourquoi il serait plus inspiré par moi que par des actions qui ressemblent directement à celle qu’il a commise », a répliqué Zemmour. Il serait rappeur, on dirait que c’est sa meilleure « punchline ». Implacable contre-argument.

Dans un très long texte, le tueur évoque comme catalyseur un voyage touristique en Europe au printemps 2017 où « l’état des villes françaises » l’aurait particulièrement accablé. « Pendant des années j’avais entendu des histoires sur l’invasion de la France par les non-Blancs, mais je pensais que c’était des rumeurs ou des exagérations. Mais quand je suis arrivé en France, […] j’ai vu que dans toutes les villes françaises, les envahisseurs étaient là. »

Il n’en fallait pas plus à l’ancien comique et à tous les Boniface du microcosme pour décréter que les intellectuels qu’ils exècrent à longueur d’année étaient les inspirateurs directs du massacre. Car il est bien connu que le Néo-Zélandais moyen lit chaque matin son réac en Français dans le texte

Pourtant, après avoir lu ce « manifeste », je n’y ai trouvé trace d’aucun de leurs noms. L’auteur y prétend que le déclic s’est fait lors de la visite d’un cimetière de soldats américains morts pour libérer l’Europe envahie. « C’est là que je me suis dit que je passerais à l’action, à la violence. Que je me battrais contre les envahisseurs moi-même. » (Le tueur oublie que ces soldats dont il voulait honorer le sacrifice luttaient contre des fascistes et des racistes qu’il vénère probablement.)

Mieux. Un peu plus loin on peut encore lire : « Y a-t-il une personne qui vous a radicalisé le plus ? »

On va enfin savoir qui est le coupable ! Finkie ? Renaud Camus certainement…

« Oui, la personne qui m’a le plus influencée est Candace Owens. Chaque fois qu’elle parlait, ses idées m’étonnaient et ses propres opinions me poussaient de plus en plus dans la conviction que la violence prévalait sur la douceur… »

Il est à noter que Candice Owen est… une jeune américaine, activiste conservatrice, noire. Tout le portrait de Finkielkraut…

Comme Jean-Marie Le Pen, qui s’intéressait plus à son cousin qu’à son voisin, monsieur Bellatar se soucie plus du massacre affreux de Christchurch que de celui, tout aussi horrible, d’Utøya, dont il n’a pas tiré des conclusions amalgamantes sur la socialistophobie. (Ce sont de jeunes socialistes que Breivik avait tués.)

Dans ce « créneau », j’ai une suggestion qui rendrait son combat crédible et épargnerait des millions de vies. Il s’agirait de s’attaquer à un conflit millénaire qui a déjà fait plusieurs millions de mort parmi les musulmans : le chiisme contre le sunnisme.

Depuis qu’à la mort du prophète Mahomet, en 632, la question du successeur le plus légitime pour diriger la communauté des croyants s’est posée, on ne sait pas ce qu’est l’islam : sunnisme ou chiisme ? La guerre au Yemen, qui met aux prises, derrière les milices locales des deux camps, les deux grandes puissances rivales du Moyen-Orient, l’Arabie saoudite et l’Iran, donne toute la mesure de l’antagonisme qui ensanglante la région depuis des siècles.

Elle ne se réclame d’aucun auteur français.

Elle est la répétition millénaire d’une rivalité meurtrière écrite noir sur sang.

Tant que Yassine Belattar ne se mobilisera pas contre cette boucherie, je continuerai de penser que, pour lui, dénoncer les meurtriers qui l’arrangent compte beaucoup plus qu’épargner les vies d’innocents.

Vos « amis » numériques ne vous enterreront pas

Vous vous rappelez peut-être :

« J’étais seul, l’autre soir, au Théâtre Français,
Ou presque seul… »

C’est le début d’un très joli poème de Musset sur Molière et le théâtre intitulé Une soirée perdue. J’y pensais, « l’autre soir », en regardant l’Ecole des femmes, mise en scène de Stéphane Braunschweig, au Théâtre du Gymnase à Marseille — une mise en scène intéressante, inventive, un Arnolphe de grand talent, une Agnès qui, comme d’habitude (mais Adjani en 1973 face à Pierre Dux a mis la barre très haut) était un peu insuffisante. Bref, des charmes et de l’agrément, comme on dit.

Mais là n’est pas mon propos. Quoique.

Les copains numériques d’abord

Comme j’attendais le début de la pièce, perché dans une loge quelque peu latérale, je jetai un coup d’œil sur l’orchestre et le balcon sis en dessous de moi. Dans la pénombre lumineuse de la salle, les gens regardaient leur portable. Tous. Partout. On voyait, de la position dominante qui était la mienne, ces centaines de petits rectangles palpitant dans leur lactescence. Des gens venus en couple s’isolaient spontanément l’un de l’autre et s’immergeaient dans le flot ininterrompu de messages à recevoir ou à émettre — « Suis au Gymnase et toi » « Où bouffer à 22 h » « Putain Macron » — et autres gentillesses ordinaires. Des existences parallèles — qui par définition ne se rejoignent jamais. Pas un qui se penchât vers sa voisine ou son voisin pour lui susurrer des gentillesses — « Je vais te faire la toupie javanaise dès que nous serons rentrés », « Tu crois qu’ils servent encore à 10h 30 chez Paule & Kopa ? » « Tu as donné à manger au chat avant de partir, sinon il va encore pisser sur la couette en représailles ». Ou encore : « Pourquoi y a-t-il deux home trainers en avant de la scène ? C’est dans Molière, tu crois ? »

N’importe quoi qui ait du sens et suppose une relation, tendresse ou agressivité, peu importe.

Non. Chacun était enfermé dans la tour d’ivoire de son portable.

J’ai déjà évoqué le cas lors d’un passage au Café Florian à Venise. Les technologies de la communication fabriquent de l’autisme aussi sûrement que Jean Foucambert et Evelyne Charmeux, les deux thuriféraires de la méthode idéo-visuelle, ont fabriqué des dyslexiques.

En Grande-Bretagne, un « ministère de la solitude »

Sur ce, quasi le même jour, je tombai sur un article saisissant du New York Times intitulé « This friendship has been digitized » — écrit par Stephen Asma, prof de philo à Columbia. L’auteur y raconte comment son adolescent de fils joue en ligne indifféremment avec un être humain (ou se prétendant tel, la frontière ces jours-ci s’estompe) ou une « machine intelligente » — et je suis effaré que plus personne ne réalise que cette alliance de mots est un oxymore, à l’heure où le numérique impose une fracture existentielle.

A lire aussi: Comment nos sociétés sont devenues les réseaux sociaux

Et de rappeler qu’au Japon, un demi-million de « hikikomori » vivent absolument seuls, enfermés chez eux. « La solitude en Grande-Bretagne, ajoute-t-il, a suffisamment augmenté pour que le gouvernement crée un « ministère de la solitude » ». Et bientôt, ils n’auront même plus l’opportunité de descendre se faire des amis dans le Périgord.
L’auteur a ensuite beau jeu d’opposer cette tendance lourde à l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, qui oppose les amitiés passagères au sentiment profond qui reliait Montaigne et La Boétie, « parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Mon seul ami, l’écran

(Qu’Aristote commente Montaigne n’est une aberration que pour ceux qui ignorent le grand Principe de Borgès, au nom duquel le génie argentin suggérait d’étudier l’influence de Kafka sur la poésie romantique — un principe qui, mal maîtrisé, amène sur Wikipedia certains de nos contemporains à accuser Voltaire d’insensibilité à la cause LGBT).

Les adolescents passent en moyenne 12 heures par jour face à des écrans — un acquis résultant de la digitalisation des manuels scolaires et de la mise en ligne des exercices, en sus de la fréquentation des sites conviviaux où l’on a la possibilité de faire ami-ami avec des robots, et des flux pornos sur lesquels ils se font les…

>>> Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<

Tsui-Hark, l’art et le maniérisme

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Même avec quelques maniérismes, Tsui-Hark reste un maître du film d’action. La preuve avec cette ressortie en DVD de Time and Tide.


Tourné trois ans après la rétrocession du territoire à la Chine, Time and Tide de Tsui-Hark s’inscrit dans le courant de renouveau du cinéma d’action hongkongais (John Woo, Johnnie To, Ringo Lam, etc.) dont il fut l’un des instigateurs et l’un des plus brillants représentants (la saga Il était une fois en Chine, The Blade…)

Nuit d’ivresse

Time and Tide débute néanmoins comme un film de Wong Kar-Wai (on songe aussi bien à Chungking Express qu’aux Anges déchus) puisqu’on y fait la connaissance de Tyler (Nicholas Tse) qui travaille dans un bar et qui, par une nuit d’ivresse, met enceinte une ex-policière lesbienne. Le jeune homme tient à aider la mère de son futur bébé qui ne veut pourtant plus entendre parler de lui. Il décide de devenir agent de sécurité pour gagner un peu d’argent. Il rencontre Jack avec qui il se lie d’amitié. Mais ce dernier est lié à un gang de mafieux latinos et les choses vont s’envenimer…

Si l’on songe d’abord à Wong Kar-Wai, c’est pour l’atmosphère très particulière que Tsui Hark impose d’emblée : personnages beaux comme des demi-dieux, ivresses nocturnes lestées d’une profonde mélancolie, incommunicabilité du couple… Le tout filmé avec une indéniable virtuosité : fragmentation de l’espace, plans ultra-courts, réel « explosé » dans les mille reflets des néons et des lumières de la ville, angles de prise de vue constamment insolites, dilatation du temps et sentiment de suspension par des images ralenties qui traduit à merveille ces moments où l’on souhaiterait que le temps s’arrête lorsque le cœur bat plus fort en certaines occasions…

Hong Kong vs. Chine

Avant cela, une voix-off nous aura proposé une relecture toute particulière de la Genèse mettant en avant l’imperfection de l’homme et son entente impossible avec la femme. En dépit de ce chaos biblique qui ouvre le film, Tsui Hark bouclera son film de manière circulaire par un retour à cette énonciation biblique et terminera sur une note d’espoir : une naissance et la possibilité que les nouvelles générations mettent un terme au désordre.

L’exégète pourra sans doute trouver de nombreuses pistes à creuser dans ce film hanté par le temps (« Time »), comme beaucoup de films hongkongais conscients de l’approche d’une nouvelle ère (la rétrocession) mais également le mouvement (« Tide » pouvant se traduire à la fois par « courant » ou « marée »), un mouvement qui finit par submerger littéralement tout l’univers créé.

On notera également, même si c’est de façon diluée et fragmentaire, que les deux héros seront, comme dans certains films de John Woo, à la fois des « frères » d’armes mais également des rivaux aux destins similaires. On pourra éventuellement y voir une image du rapport de Hong-Kong à la Chine, notamment dans la manière dont Tsui Hark joue sur différents registres de langues (au chinois se mêlent l’anglais et l’espagnol des gangsters latinos).

Un prodige de la caméra

On l’aura compris, Time and Tide est un film réalisé avec une virtuosité indéniable. Les amateurs d’action pure seront aux anges devant certaines scènes de poursuites ou de duels à distance, constamment rehaussées par des trouvailles visuelles brillantes.

On peut néanmoins ne pas adhérer entièrement au film. D’une part parce que le récit est extrêmement confus, d’autre part, et c’est notre principale réserve, parce qu’on a un peu l’impression d’avoir vu mille fois cette histoire de gangsters rivaux qui se tirent dessus sur fond d’explosions spectaculaires et de pigeons qui s’envolent (coucou John Woo !). Tsui Hark a beau être un prodige de la caméra, cette mythologie du gangster en cravate qui flingue à tire-larigot avec le cliché du revolver tenu de manière oblique, peut lasser.

Mais encore une fois, d’un point de vue purement plastique , Time and Tide est extrêmement brillant et sa beauté fragmentaire mérite assurément le coup d’œil…

Time and Tide (2000) de Tsui Hark avec Nicholas Tse, Cathy Chuy (Editions Carlotta Films)

Thomas Vinau, poète étrange et familier

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Le poète Thomas Vinau, dans C’est un beau jour pour ne pas mourir, donne 365 poèmes. De quoi tenir encore un an, si on s’y prend bien.


Thomas Vinau, l’air de rien, avec une discrétion qui fait souvent penser à une de ses lectures favorites, Raymond Carver, devient un de ces poètes familiers, un de ces amis dans le paysage, qui peuvent nous accompagner le temps d’un trajet en bus, d’un café bu sur le zinc, d’un moment pris sur un banc de jardin public parce que soudain, la lumière est vraiment trop belle pour ne pas s’attarder un instant, reprendre son souffle, se retrouver quelques instants avec soi-même.

Son dernier recueil,  C’est un beau jour pour ne pas mourir  a déjà un titre qui est tout un programme. En détournant la citation attribuée à Sitting Bull le jour de la bataille de Little Big Horn, il fait le choix de la vie. Il y a finalement, semble-t-il nous dire, autant d’héroïsme dans une traversée des jours qui se succèdent que dans une charge de cavalerie, fût-elle pour la bonne cause.

C’est un beau jour pour ne pas mourir compte trois cent soixante cinq poèmes, c’est à dire de quoi tenir un an. Il présente son livre comme une rivière. Libre à vous d’y tremper les pieds chaque matin ou de vous y baigner plus longuement. De les lire dans leur ordre d’apparition ou d’ouvrir le recueil au hasard. Thomas Vinau nous laisse toute latitude, il ne se prend pas pour un oracle, juste un compagnon de route.

Ses poèmes qui dépassent rarement la page, qui se réduisent parfois à quelques vers, jouent sur toute une gamme de genres qu’il énumère avec humour dans son introduction : « Narratifs, contemplatifs, quotidiennistes, descriptifs, moralistes, lyriques, imagistes, etc-istes, mettez les istes que vous voulez. » Il est vrai que l’important ici, n’est pas de prendre la pose mais plutôt la pause :

Acheter quinze euros

Un Moleskine

Pour se la jouer

Hemingway

C’est le contraire

De la poésie

Vinau décide de faire avec ce que le monde nous donne, ce qui ne veut pas dire que le monde soit forcément aimable. Mais même ce qui n’est pas aimable peut se transformer en poème. C’est surtout dans ces moments-là, d’ailleurs, que le besoin de poésie se fait sentir:

Une nuée d’oiseaux gris

Sort de la bouche terreuse

De l’aube

C’est tout ce que tu auras aujourd’hui

Il faudra en faire

De la lumière.

Thomas Vinau y arrive très bien. Il ne monte jamais le ton, il module, joue sur les nuances, il ruse pour faire renaître le  bonheur d’être au monde. « Les braisent brisent la noirceur » comme le dit l’un des titres de ses textes, dans une belle allitération. On peut trouver du plaisir à regarder un tableau de Hopper ou un bébé qui mange sa bouillie. On  peut envisager avec la même désinvolture le poids d’un cœur dans une autopsie, 465 grammes, et régler la question de la poésie, au moins provisoirement quand on se retrouve face à un stère de bois avec une bonne tronçonneuse. L’humour, l’inquiétude, le lyrisme se succèdent dans une manière de cyclothymie qui pourrait bien donner une image des plus justes de notre humaine condition.

Trois cent soixante-cinq poèmes, trois cent soixante-cinq jours, encore une année de passée.

Mais avec Thomas Vinau, elle n’est pas passée pour rien.

Thomas Vinau, C’est un beau jour pour ne pas mourir (Le Castor Astral)

Bordeaux et le désert girondin


En vingt-quatre ans à l’hôtel de ville, Alain Juppé a réveillé, modernisé et embelli Bordeaux. Mais la réussite de cette grande métropole n’entraîne pas le reste du département. Et crée son lot de frustrations, qui ont nourri le mouvement des Gilets jaunes, particulièrement remontés dans la région. Reportage.


Les miracles existent. Au soir du 7 mars, place Pey-Berland, Alain Juppé quitte l’hôtel de ville de Bordeaux sous les vivats après vingt-quatre ans de règne quasi ininterrompu. Jusque dans les rangs de l’opposition municipale, tous saluent l’œuvre accomplie. Même Matthieu Rouveyre, chef du groupe socialiste au conseil municipal, reconnaît « du positif : la revitalisation et l’embellissement de la ville de Bordeaux ». Noël Mamère, ancien vice-président de Bordeaux Métropole et longtemps maire de Bègles (1989-2017), admet que « Juppé a réveillé Bordeaux la belle endormie ». Derrière le poncif, cette vérité a valu trois réélections triomphales (2001, 2008, 2014) au dauphin de Jacques Chirac, récemment nommé au Conseil constitutionnel.

Bordeaux n’est pas qu’un Boboland

Cependant, le successeur de Jacques Chaban-Delmas, « duc d’Aquitaine » qui présida aux destinées de Bordeaux quarante-huit ans durant (1947-1995), laisse une ville moins sereine qu’il n’y paraît. Certes, la capitale de la Nouvelle-Aquitaine brille comme jamais auparavant : centre-ville classé par l’Unesco (2007), croissance au beau fixe tirée par l’explosion du tourisme, arrivée massive de Parisiens attirés par la qualité de vie et la liaison TGV en deux heures depuis la gare Montparnasse… Cette réussite a cependant ses revers : la gentrification tend à faire de Bordeaux une ville-monde pour cadres dynamiques aujourd’hui caricaturée en Boboland alors que 17 % de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Chaque samedi, des manifestations de gilets jaunes particulièrement virulentes rappellent aux Bordelais la fragilité de leurs périphéries, la Gironde restant l’un des départements les plus pauvres de France. Comme le confirme une note de l’IFOP, « les témoignages recueillis par la presse locale comme le profil des individus interpellés lors des différents actes confirment que les cortèges étaient très massivement composés de non-Bordelais » souvent issus du croissant de la pauvreté aquitain de la pointe du Médoc au Lot-et-Garonne.

« Le centre était noir. Bordeaux faisait penser aux villes du nord de l’Angleterre »

Hier encore ville bourgeoise éteinte, comment Bordeaux s’est-elle transformée en l’espace de vingt ans ? Ancien adjoint à l’environnement de Chaban, membre fondateur des Verts passé avec armes et bagages dans l’entourage de Juppé, l’élu métropolitain Michel Duchène se souvient : « Le centre était noir. Bordeaux faisait penser aux villes du nord de l’Angleterre, avec de très nombreux bâtiments inoccupés et commerces vacants. Les grands espaces publics étaient occupés par la voiture ». Résultat : entre 1954 et 2002, Bordeaux a perdu 80 000 habitants, les plus aisés investissant échoppes ou maisons cossues en périphérie. Pour stopper l’hémorragie, Duchène s’est inspiré d’un précédent américain : Portland. Dès la fin des années 1970, la capitale économique de l’Oregon a rompu avec l’urbanisme des Trente Glorieuses pour engager un virage écolo : requalification des quais désertés par le départ du port, ouverture des rives aux vélos et aux piétons, introduction d’un tramway. On croirait lire l’histoire récente de Bordeaux, dont l’ouverture des quais de la Garonne à la population a été une première « vélorution », comme diraient les Verts parisiens. Au plus fort des années Chaban, les quais de la Garonne ressemblaient à une autoroute urbaine, avec dix voies de circulation laissées aux voitures. Aujourd’hui, piétons, rollers, vélos et trottinettes électriques y circulent à leur guise tandis que les autos sont reléguées sur deux voies et une contre-allée. Du Delanoë avant Delanoë. En beaucoup plus ambitieux et abouti. Les friches qu’a entraînées le transfert des principales activités portuaires vers Le Verdon, à l’embouchure de la Gironde (1976) ont permis à Juppé de remettre la Garonne au centre de la vie citadine.

Hidalgo en rêve, Juppé l’a fait !

Chronologiquement, le second pilier de la politique juppéiste a été le tramway, inauguré en 2003. De l’aveu même de Duchène, ses travaux ont servi de prétexte pour piétonniser une grande partie de l’hypercentre et libérer de grandes places minérales dévolues aux terrasses de café. Symbole de cette renaissance, le « miroir d’eau » des quais et ses jets aquatiques dans lesquels les Bordelais s’ébrouent aux beaux jours. La place de la Bourse s’y reflète magnifiquement. Avec leurs immeubles XVIIIe aux façades blondes, que Juppé a fait ravaler par leurs propriétaires, ces grands-places (Bourse, Comédie, Gambetta, Pey-Berland) illuminent le triangle d’or bordelais. C’est dans ce périmètre classé par l’Unesco que Michel Duchène a institué le secteur à contrôle d’accès : 80 hectares interdits aux voitures des non-résidents, exception faite des livraisons matinales. Hidalgo en rêverait, Juppé l’a fait !

A lire aussi: Issoudun: des cols blancs aux gilets jaunes

Deux des côtés du triangle (place de la Comédie, cours de l’Intendance) étant d’ores et déjà piétonnisés, il se murmure que le troisième (allées de Tourny et cours Clemenceau) suivra d’ici dix ans pour achever la transformation de l’hypercentre en petit paradis touristique. Pendant ce temps, 1,5 million d’automobilistes entrent chaque jour dans la métropole pour y travailler. « Des populations qui auraient bien voulu rester à Bordeaux ont dû partir à cause de l’envolée des prix du foncier », déplore le socialiste Matthieu Rouveyre. À 4 500 euros le prix moyen du mètre carré (et des pics à 10 000 euros !), les spéculateurs immobiliers se frottent déjà les mains. Sans parler des propriétaires d’appartements loués sur Airbnb que la mairie surveille comme le lait sur le feu. Tandis que le montant des loyers a doublé en dix ans, « il n’y a pas de réponse politique pour essayer de freiner ce phénomène. On est à seulement 18 % de logements sociaux ! » critique Rouveyre. Pourtant, « toutes les opérations d’urbanisme prévoient plus de 50 % de logements sociaux : accession sociale à la propriété, prêts locatifs… On essaie de faire de la mixité sociale par immeuble, que les gens aient envie de vivre ensemble, mais ça n’est pas simple », objecte Michel Duchène. Dans les nouveaux écoquartiers Bacalan et Ginko, des Parisiens expatriés acquièrent des appartements à proximité de grosses poches de pauvreté. Proche de Ginko, la cité des Aubiers représente un abcès de précarité et d’immigration autour du lac prisé des bobos. « L’école entre les deux quartiers est boudée par les résidents de Ginko, qui font de l’évitement social », indique le sociologue urbain Francis Pougnet. Pas facile de décréter le vivre-ensemble…

Des autocollants « Parisien, rentre chez toi ! »

Un petit tour dans l’ancien foyer des morutiers, Bacalan, à quelques pas de la cité du Vin (dont le dessinateur Rodolphe Urbs dit qu’elle ressemble à une cirrhose !) dévoile un spectacle des plus étonnants. Le long des hangars, une centaine de grandes enseignes haut de gamme (Hugo Boss, Starbucks, Clarks…) précèdent des halles alimentaires aux prix londoniens. Aujourd’hui livrée aux promoteurs, la zone est connue de longue date comme une mosaïque de communautés maghrébines et gitanes. La loi du marché la rendra-t-elle plus mixte ou plus clivée ? Plus au centre, les Chartrons, quartier historique des négociants en vin, accueille les Parisiens les plus fortunés, peu dépaysés par ces ruelles pleines d’antiquaires et de commerces bio. Pour les esprits bohèmes, à quelques encablures de la gare Saint-Jean, les quartiers Saint-Michel et Sainte-Croix proposent des appartements ou des maisons de 60-70 m2 à moins de 1 000 euros de loyer. Des boutiques de design y voisinent avec des commerces interlopes. Le long du cours de la Marne, entre kebabs et sex-shops, les bobos du voisinage aiment s’encanailler devant un couscous ou un mafé mitonnés comme au bled. L’identité heureuse existe, certains l’ont rencontrée.

Montreuil-sur-Garonne

« Quand j’ai été élu maire en 1989, les annonces dans Sud-Ouest disaient : “Cherchons appartement ou maison dans toute l’agglomération sauf Bègles” ! », raconte Noël Mamère. Voisine de la gare Saint-Jean et du centre-ville bordelais, Bègles a longtemps souffert d’une piètre image de banlieue rouge aux cités mal famées. Malgré son tiers de logements sociaux, l’ex-fief communiste est devenu la Terre promise des Parisiens en quête d’une maison de plain-pied (échoppe) ou d’un logement meilleur marché que dans l’hypercentre. Venu de la capitale avec femme et enfants, Olivier a acquis à crédit une très grande échoppe voici quinze ans. « Une maison comme celle-ci coûtait moins de 100 000 euros. Mon seul regret est de ne pas avoir acheté plus tôt. », confie-t-il. Devant l’afflux de 4×4 et berlines dans son pâté de maisons aux rues étroites, il craint un enchérissement général des prix, à l’image de la boutique bio hors de prix qui vient d’ouvrir. On se croirait à Montreuil.

L’annonce de la ligne grande vitesse n’a pas transporté d’enthousiasme l’ensemble des Bordelais. Un jeune avocat, Vincent Poudampa, a eu un étrange déclic fin 2016. La municipalité célébrait alors la prochaine arrivée du TGV à deux heures de Paris en projetant une image de la tour Eiffel sur le miroir d’eau. « Même si Marseille était à une demi-heure de Paris, ce serait inimaginable là-bas ! Cette manière d’assumer publiquement la transformation de la ville en dénote le manque d’identité », souligne Vincent. Avec un ami urbaniste, ce natif du Béarn décide de fonder le Front de libération bordeluche contre le parisianisme. De détournements en blagues potaches sur les embouteillages incessants ou les pannes du tramway, ce groupe Facebook aux 12 000 membres délivre un message de fond. Comme on ne prête qu’aux riches, beaucoup lui ont attribué – à tort – la paternité des autocollants « Parisien, rentre chez toi ! » apparus à la Toussaint 2017. Plus subtil, Vincent se réjouit du « bad buzz » qui a peut-être précipité le départ de Juppé, mais n’accable pas ces Parisiens dont la seule concession au terroir bordelais est d’appeler les pains au chocolat chocolatines. « Nous, bobos, on est heureux dans le monde que les Parisiens ont introduit. Mais la masse de nos fans Facebook habite des pavillons à l’extérieur de Bordeaux », sourit le juriste. Là se trouve le vivier des gilets jaunes du grand Sud-Ouest, ces périurbains et ruraux qui « ont le sentiment d’être aux portes de la réussite », comme le résume Jérôme Fourquet de l’IFOP.

« La richesse de Bordeaux Métropole ne ruisselle pas à plus de 20 kilomètres »

Il serait néanmoins simpliste de blâmer la méchante métropole égoïste qui chasse ses pauvres à ses marges. « Les gens ont fui la ville idéologiquement : l’accès à la propriété individuelle et au jardin est le rêve des Trente Glorieuses », explique Vincent Poudampa. En pleine explosion démographique, tout comme la métropole toulousaine, autre foyer gilet jaune, l’agglomération bordelaise ne cesse de s’étendre. Deuxième département le plus attractif de France, la Gironde accueille 20 000 nouveaux arrivants chaque année et Bordeaux Métropole en absorbe une part croissante – 9 000 logements dont 3 000 sociaux s’y construisent chaque année ! Beaucoup de nouveaux venus pensent naïvement que la misère sera moins pénible au soleil. Dans des petites villes comme Castillon-la-Bataille, à 50 km de Bordeaux, des marchands de sommeil exploitent la détresse des ouvriers agricoles convalescents, relégués de la petite ceinture bordelaise ou Ch’tis du quart-monde. D’après le maire, 80 % des propriétaires perçoivent directement sur leur compte en banque les allocations logement de leurs locataires. Au point que l’édile doit s’improviser policier de l’urbanisme et a prévu d’octroyer des permis de louer…

La bataille de Castillon

Le Monde se veut catégorique : Castillon-la-Bataille, 3 000 habitants, est « gagnée par le racisme et la peur du déclassement ». Dans un reportage de décembre 2018 signé Sylvia Zappi, le quotidien dresse un réquisitoire contre le maire (LR) Jacques Breillat et une grande partie de ses administrés excédés par « une délinquance de bac à sable ». Collée à Saint-Émilion, cette bourgade aux airs paisibles traîne une réputation de ville pourrie. Pas seulement parce que le taux de chômage y culmine à 27 % et le nombre de bénéficiaires du RSA à 25 %. Ni en raison de sa part d’étrangers (17 %), principalement marocains, venus travailler la vigne dans les années 1970.

Classée zone de sécurité prioritaire, Castillon doit son nom à la bataille qui mit fin à la guerre de Cent Ans. Mais c’est sur un autre front que son courageux édile se bat : la tranquillité publique et la lutte contre ces petites incivilités quotidiennes qui « produisent plus de vote RN que les cambriolages ». Si Marine Le Pen a frisé les 43 % au second tour de la présidentielle malgré son naufrage durant le débat, c’est qu’une partie de la deuxième génération d’immigrés – dont 40 % pointent au Pôle Emploi – entend y faire la loi. Le soir venu, sur la place du PMU, des petits caïds tiennent le mur. Ils sifflent les passantes, organisent des combats de chiens, font venir leurs petits camarades de toute la région en quads ou BMW, la musique à fond les ballons. Contraint d’adopter un arrêté antiregroupement en juin dernier, Jacques Breillat craint qu’« un Gaulois qui n’arrive pas à dormir finisse par disjoncter et tirer » à la carabine. Alors que Le Monde lui attribue « une responsabilité dans cette ambiance délétère », le maire courage dénonce l’amalgame entre ces Franco-Marocains désœuvrés tentés par la drogue et « ceux qui se lèvent à cinq heures du matin pour travailler dans les vignes ou les chais ». À en croire le quotidien vespéral, les premiers sont frustrés, car « le city-stade promis par le maire a mis dix ans à voir le jour ». Imparable. Pourtant, ils n’habitent pas des blocs HLM sordides, mais logent chez papa-maman, au cœur de belles maisonnettes. Le spectre de la banlieue hante néanmoins Castillon : quelques jours après la sortie de l’article du Monde, trois voitures y ont été incendiées…

Non loin de là, aux portes du Périgord, Sainte-Foy-la-Grande rencontre des difficultés semblables, ce qui fait dire au responsable associatif Marc Sahraoui que « la richesse de Bordeaux Métropole ne ruisselle pas à plus de 20 kilomètres ». Ce ne sont pas les gilets jaunes du fin fond du Médoc qui diront le contraire. Depuis une quinzaine d’années, des vignobles mondialement connus cèdent à la tentation frontiste. Non que l’immigration y soit massive, mais la concurrence internationale, l’absence d’industrie et l’enclavement ont fait décrocher ces territoires abandonnés. Il faut une heure et demie pour relier Bordeaux à Lesparre (66 km) en train, et au moins autant via la route départementale continuellement embouteillée. Et dire que la gare de Lesparre-Médoc a failli fermer… « Quand on ferme une gare, ce n’est pas pour le plaisir de la fermer, mais parce qu’elle n’est plus rentable. Autrefois, les gens vivaient autour des gares. C’est fini. On a complètement éclaté le paysage en mettant des lotissements défiscalisés partout », analyse l’avocat du Front de libération bordeluche.

Médoc : la coupe est pleine

« Les Bordelais déferlent sur NOS plages et nous traitent comme des moins-que-rien, des arriérés ! Ils ont fait fortune sur l’esclavage et le commerce triangulaire. On n’a pas besoin d’eux pour vivre ! » tempête Noël, 48 ans. Cet ouvrier viticole à la barbiche donquichottesque assume la rivalité historique entre bourgeois bordelais et petit peuple médocain. Fils d’un petit propriétaire viticole, il n’a quitté sa terre de naissance que pour étudier les lettres à Bordeaux puis y défiler en gilet jaune. « Mon père, fils de républicain espagnol, ne parlait pas un mot de français à son arrivée. Il a commencé à travailler à 13 ans », puis acheté des terres qu’il a revendues il y a trente ans. En vingt ans de métier, Noël a vu les vignobles se mondialiser, via les exportations vers la Chine, les États-Unis, l’Australie et se faire racheter par des grands groupes français (Axa, LVMH) ou chinois. Son dernier patron a revendu ses vignes à un gros consortium : « C’est un monde froid et impersonnel au service des actionnaires et de leurs dividendes. Je n’ai même plus le droit de téléphoner à la comptable qui est à Libourne », soupire cet allocataire d’une pension d’invalidité pour cause de dos ruiné. Sur cette presqu’île médocaine, le Code du travail n’est qu’une litanie de vœux pieux, chaque château appliquant « un système féodal » de plus en plus précaire. Les travailleurs marocains des années 1970 sont fréquemment remplacés par des prestataires extérieurs (Est-Européens, Sahraouis…). Marié à une Algérienne, Noël vote Le Pen par souverainisme et attachement aux traditions locales « qui nous préservent de l’hégémonie d’une culture exogène et de folies comme l’islamisme ». Souvent, il se demande quel Médoc il laissera à sa fille. Depuis vingt ans, la majorité des jeunes ne veut plus se tuer à la tâche dans les vignes. « Les gens d’ici meurent à soixante ans d’un cancer des voies biliaires à cause des pesticides et des fongicides. Même après la douche, on sent le soufre. »

L’étalement urbain amènera mécaniquement la métropole bordelaise au million d’habitants (contre 750 000 aujourd’hui, dont le tiers à Bordeaux) sans que les déséquilibres du département aient été réglés. Dans le département polycentré qu’est la Gironde, Bordeaux, Libourne et Arcachon se tournent mutuellement le dos. Aujourd’hui à vingt minutes de train de Bordeaux, Libourne lui tend les bras, mais « il faut être deux pour nouer un contrat », rappelle le sociologue urbain Francis Pougnet. Bizarrement, aucune stratégie départementale ou régionale d’aménagement du territoire n’a été pensée, y compris dans le cadre du projet « Bordeaux 2050 ».

Bordeaux synthétise le malaise français

L’État a bien pris en charge l’opération d’intérêt national Euratlantique, mais ce vaste projet vise à regrouper des sièges de grandes entreprises de la rive droite bordelaise à Bègles, sans se projeter au-delà. Un temps, il fut question d’émanciper institutionnellement Bordeaux Métropole du reste de la Gironde, comme cela s’est fait à Lyon. Mais les gilets jaunes ont eu raison de ce projet que soutenait mollement Juppé.

À l’avenir, la métropole bordelaise n’a pas intérêt à tout miser sur le tourisme et la high-tech. « Si Bordeaux intra-muros est à plus de 60 % une économie de services, l’agglomération ne pourra s’épanouir en se tournant exclusivement vers Paris », prévoit l’administrateur judiciaire Aurélien Morel. Malgré la fermeture annoncée de l’usine Ford, que Chaban avait fait venir dans la métropole durant son passage à Matignon, l’agglomération conserve un fort bastion industriel : Mérignac. Autour de l’aéroport, 5 000 emplois industriels répartis entre l’armée de l’air, Dassault, Thalès et d’autres pointures concentrent la matière grise. Quoiqu’en forte croissance, Mérignac peine à réinsérer ses chômeurs, a fortiori les moins qualifiés. Espérons que le futur campus Thalès, annoncé comme une Silicon Valley française, s’adresse aussi aux derniers de cordée.

A lire aussi: Bordeaux, un vin trop riche?

À bien des égards, Bordeaux synthétise le malaise français : une importante minorité mobile, qualifiée et ouverte sur le monde éclabousse de son dynamisme la masse des perdants cantonnés à la périphérie des grands centres urbains. Conscient des limites de son action, Alain Juppé a établi un diagnostic lucide au cours de son entretien à France 3 : « La majorité des emplois reste dans la ville-centre. Il faut changer ». Comme Nantes, Lyon, Strasbourg, Montpellier ou Rennes, Bordeaux a revivifié son centre-ville au cours des années 1990-2000 sans réussir à entraîner toute une région. Faute de modèle économique et territorial apte à intégrer l’ensemble des couches sociales, la colère des gilets jaunes contre la France qui brille n’est pas près de s’éteindre. Malheur aux vainqueurs.

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Lapidation des homosexuels: ces fans français d’Erdogan qui défendent Brunei


David Bizet, alias Davut Paşa, imam alsacien idéologiquement proche du président turc Erdogan, a publiquement exprimé son soutien au sultanat de Brunei. Ce petit Etat régi par la charia vient d’adopter la lapidation comme châtiment contre les homosexuels et les coupables d’adultère. Pour un ex-candidat aux législatives, voilà qui fait désordre. Bizet/Pacha est-il l’arbre qui cache la forêt des réseaux Frères musulmans turcs en France ? Enquête.


Acteur majeur de la nébuleuse islamo-turque française, un certain « Davut Paşa », David Bizet de son vrai nom, s’est récemment illustré par cette publication sur Facebook.

daoud

 

Davut Paşa, principal responsable de la Grande Mosquée Eyyûb Sultan de Strasbourg s’est ainsi permis d’exprimer publiquement depuis la France son soutien au sultan de Brunei qui a décidé de faire appliquer la lapidation pour l’homosexualité et l’adultère ou encore l’amputation d’une main ou d’un pied en cas de vol.

Il aura quand même tenté de se disculper de toute homophobie avec un tweet fabuleux: « Je n’ai rien contre les homosexuels, tant qu’ils s’aiment entre eux et que cela reste entre eux. »

tweets

Trop tard… Le tollé suscité a notamment fait réagir le député LR Julien Aubert qui n’a pas manqué d’interpeller le ministre de l’Intérieur sur le sujet.

Pour rappel, l’individu en question s’était présenté aux élections législatives en 2017, contraint cette fois d’utiliser son véritable patronyme : David BIZET, Conseiller en pédagogie-éducation, communication, militant, Mulhouse – FRANCE.

Voilà comment se comporte le réseau d’Erdogan sur notre territoire afin d’y répandre l’islamisme le plus rétrograde. David Bizet n’est pas un cas isolé. Beaucoup d’autres individus dûment identifiés dans le Grand Est français pratiquent cet entrisme. On les retrouve candidats aux municipales ou autres et ils n’hésitent pas à se saisir de l’opportunité démocratique ou des sujets d’Éducation pour véhiculer et promouvoir leur communautarisme et leur islamisme rétrograde. Cette méthode porte un nom dans la secte frériste : le « Tamkine ».

Erdogan et la diaspora : une grande histoire d’amour

Paris, 7 avril 2010, Recep Tayyip Erdogan alors Premier ministre déclarait devant plus de 6000 membres de la diaspora turque rassemblés pour l’occasion: « Nul ne peut vous demander d’être assimilé. Je l’ai déjà dit dans le passé. Je le répète. Vous demander l’assimilation est un crime contre l’humanité »

Dans le même discours, à propos de la création d’établissements religieux et scolaires turcs en France, il ajoutait : « Nous allons suivre la France par un marquage rapproché. Notre ministre des affaires étrangères, notre négociateur en chef, nous allons tous suivre les choses. Nous allons faire les démarches nécessaires. »

Les objectifs étaient donc clairement énoncés :

-Un appel sans ambages au communautarisme.

-Une volonté clairement affirmée de faire « sécession » de l’Éducation nationale.

-Un appel aux binationaux et nationaux turcs résidents en France à se faire une sorte de « cheval de Troie » de l’Islam politique prôné par l’AKP.

En 2013, une réforme opportune autorisa donc les ressortissants turcs de l’étranger à participer aux scrutins nationaux depuis le pays où ils résident. Les effets de cette réforme ne se sont pas fait attendre.

L’élection présidentielle d’août 2014 aura ainsi permis à plus de 250 000 expatriés de prendre part aux opérations de vote. Pas assez semble t-il pour Monsieur Erdogan et son parti l’AKP. Les procédures de participation furent donc à nouveau simplifiées.

Ainsi, près d’un million d’expatriés auront pris part aux élections législatives de juin 2015 et près de 1,3 million lors des législatives anticipées du 1er novembre 2015. Ces dernières auront largement conforté l’AKP d’Erdogan.

Six consulats turcs se trouvent en France, celui de Strasbourg qui regroupe dix départements de l’est de la France enregistre plus de 75 000 électeurs inscrits. Jackpot : en 2014, les Turcs strasbourgeois se sont prononcés à 74% en faveur de M. Erdogan. Strasbourg, est donc un des fiefs de l’AKP en France.

 

Cette stratégie passe par plusieurs institutions basées à l’étranger :

– Le Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep), créé dans le Grand Est et présent dans seize pays d’Europe dont la France. Le COJEP se présente comme une ONG visant à approfondir la discussion sur la place des minorités dans les pays européens pour construire une société plus solidaire dans le cadre d’une nouvelle Europe.

– La Ditib Strasbourg, l’union turco-islamique des affaires religieuses du Grand Est.

– Le Millî Görüs (dont David Bizet se réclame ouvertement) est le principal mouvement islamique proche de l’AKP qui encadre la diaspora. En France, l’organisation « Confédération Islamique Millî Görüş » (CIMG) gère 70 mosquées et compte plusieurs dizaines de milliers de membres. Elle porte notamment le projet de la plus grande mosquée d’Europe, en France à Strasbourg : la mosquée Eyyûb Sultan de Strasbourg. La CIMG est un membre statuaire du Conseil français du culte musulman (CFCM) et à ce titre elle est présente au bureau exécutif.

Sur fond de clientélisme et de communautarisme exacerbés, les Frères musulmans pro-Erdogan ont abandonné leur bonne vieille stratégie de dissimulation (taqya) pour tomber le masque. Après les percées d’un mouvement parrainé par l’AKP aux dernières législatives dans l’Est, les prochaines échéances électorales nous réserveront sans doute de belles découvertes.

« Rouge »: l’art soviétique en noir et blanc


Jusqu’au 1er juillet, le Grand Palais accueille l’exposition « Rouge » consacrée à l’art soviétique de 1917 à 1953. Si l’événement offre un passionnant aperçu du foisonnement artistique de l’époque, son esprit manichéen réduit l’art figuratif à un simple avatar du stalinisme. 


À parcourir l’exposition « Rouge » au Grand Palais, l’histoire de l’art dans la Russie des soviets serait très simple. Il y aurait d’abord le magnifique jaillissement des avant-gardes, leurs « utopies généreuses », leurs « trésors de créativité ». Puis, avec la prise de pouvoir du méchant Staline, une mise au pas interviendrait au profit d’une figuration passéiste et asservie. Une bonne part de la presse y fait écho. Antiennes et répons semblent sortis d’un même missel de la modernité. Le problème est que tout cela est très réducteur et, surtout, en grande partie faux. Rappel des faits et pistes de réflexion.

Les avant-gardes sont tout sauf des « utopies généreuses »

Les avant-gardes, appelées à l’époque « artistes de gauche », rassemblent des créateurs radicaux tels que futuristes, constructivistes, etc. Ce sont avant tout d’ardents révolutionnaires. Certes, ils sont souvent plus anarchisants et imprévisibles que d’autres, mais pas moins déterminés. Ils prennent immédiatement des postes clés à l’Izo-Narkompros, branche du ministère de l’Éducation chargée des arts visuels. Ils créent des ateliers, ont des journaux, comme le LEV de Maïakovski. Ils accaparent les commandes publiques.

Les artistes figuratifs, assimilés au goût « bourgeois », sont alors dans une très mauvaise passe. Nombre d’entre eux partent en exil. Les avant-gardes font pression sur les autorités pour une liquidation totale de la figuration. Maïakovski en est sûr : « Le peuple est futuriste. » Malevitch martèle : « L’art imitatif doit être détruit comme l’armée de l’impérialisme. » Ils veulent que leur art, et lui seul, soit reconnu comme « art communiste ». Les avant-gardes ne cessent d’exiger la fin du pluralisme artistique à leur profit. L’ironie de l’histoire consiste en ce qu’elles soient exaucées sur ce point, mais à leurs dépens.

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La liquidation de l’art figuratif ne relève pas seulement pour eux d’une rivalité de faction, c’est le cœur de leur doctrine. Pour saisir leur état d’esprit, on pourrait établir un parallèle avec la théologie négative. Pour certains mystiques, en effet, Dieu dépasse infiniment ce qui peut être approché par l’intelligence et la sensibilité humaines. Dieu est plus grand, plus beau, plus vrai, plus tout. Dès lors, tout ce à quoi on peut s’attacher sur Terre ne représente que de médiocres pis-aller freinant la quête de l’absolu. La Révolution, pour les avant-gardes artistiques russes, c’est un peu la même chose. Il est question de faire table rase du passé, et particulièrement des charmes trop humains de la peinture bourgeoise. Le terme de suprématisme adopté par Malevitch exprime bien cette soif d’absolu. Son Carré blanc sur fond blanc ou encore Pur rouge, d’Alexandre Rodtchenko, traduisent l’impatience d’en finir avec la figuration. Les pulsions éliminatrices des avant-gardes ressemblent beaucoup à celle des iconoclastes au temps de l’Empire byzantin, à ceci près qu’elles se situent dans le contexte infiniment plus dangereux d’un totalitarisme du XXe siècle. Cessons de les trouver « généreuses » !

L’échec des avant-gardes est scellé bien avant Staline

Les artistes de gauche veulent transposer dans le champ artistique l’injonction de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. » Ces artistes n’envisagent donc ni de représenter l’existence humaine ni d’exprimer les sentiments qu’elle leur inspire. Ils visent des changements concrets dans la vie des gens. Pour reprendre les mots de Trotski, ils ne souhaitent pas que leur art soit un « miroir », aussi profond soit-il, mais un « marteau ».

C’est dans ce choix fondateur que se trouve la clé de leur réussite et aussi la cause de leur échec. Côté réussite, ils produisent des objets utilitaires s’apparentant au design : vaisselle, tissus, vêtements, meubles. Ils décorent des fêtes, des rues et des trains… « Les murs sont nos pinceaux, les places sont nos palettes », proclame Maïakovski. Marinetti, père du futurisme et du fascisme italien, vient les soutenir. Dans le domaine de l’architecture, ils signent des réalisations particulièrement marquantes. Tout ceci est intelligemment présenté dans l’exposition « Rouge ».

L’histoire de l’art, c’est toujours mieux quand on l’écrit soi-même

Dès son ouverture en 1977, le centre Beaubourg (organisateur de l’exposition « Rouge ») se lance dans de grandes expositions visant, par leur taille et par leurs références internationales, à écrire d’une nouvelle façon l’histoire de l’art du XXe siècle. Il y a ainsi « Paris-Berlin », « Paris-New York », etc. Magnifiques expositions au demeurant.

Cette façon de faire autorité est évidemment tout sauf neutre. Elle sert manifestement la sensibilité portée par le centre Beaubourg et les projets de ses premiers dirigeants, comme Karl Pontus-Hultén. Les amateurs d’art des périodes concernées auraient cependant été très surpris de voir apparaître tant d’inconnus et de ne pas trouver trace des artistes considérés comme majeurs en leur temps, tel Despiau, expurgé de « Paris-Paris » en 1981.

Avec l’actuelle exposition « Rouge », on se souvient surtout de « Paris-Moscou » qui, en 1979, met en histoire les avant-gardes russes exhumées d’un profond oubli peu avant. Le problème est peut-être justement qu’en quarante ans le regard sur cette période de l’histoire ne s’est guère élargi.

Cependant, les limites de cet art utilitaire sont tout de suite perçues par les autorités bolcheviques. Anatoli Lounatcharski, dirigeant du Narkompros, confronté à des ultimatums exigeant l’exclusivité, préserve pourtant le pluralisme. Ce vieux compagnon de Lénine et ancien guide au Louvre a une approche assez libérale des arts. Lénine a lui aussi une culture éclectique et des goûts classiques. Il déteste les « épouvantails futuristes ». En outre, il se méfie de ces artistes « de gauche » aux tendances anarchisantes.

C’est Trotski qui théorise le refus. Dès 1922, alors que la guerre civile s’achève, il rédige un livre intitulé Littérature et Révolution intégrant les questions artistiques. Quoi que l’on pense de ce redoutable personnage, force est de constater qu’il fait une analyse époustouflante des enjeux artistiques de son temps (analyse qui, notons-le au passage, pourrait aussi aider à comprendre certaines difficultés de l’art contemporain).

Trotski énonce d’abord un argument de fond. Son idée est qu’en s’interdisant la figuration, les avant-gardes se privent de la possibilité essentielle de représenter et d’interpréter l’existence humaine. Il écrit : « L’art, nous dit-on, n’est pas un miroir, mais un marteau, il ne reflète pas, il façonne […]. Si l’on ne peut se passer d’un miroir pour se raser, comment pourrait-on se construire ou reconstruire sa vie sans se voir dans le miroir de la littérature ? » (Il emploie alternativement les termes arts et littérature, domaines englobés dans une même analyse.)

Suit un argument circonstanciel. Les avant-gardes n’ont, selon lui, pas dépassé le stade de recherches inabouties. Elles restent étrangères aux masses et impropres à interagir avec elles. « Il est tout aussi impossible, écrit-il, de canoniser des recherches que d’armer un régiment avec une invention inaboutie. » Il n’est donc pas question de jeter le bébé avec l’eau du bain : « Renoncer à l’art de métier, c’est enlever un outil aux mains de la classe qui construit une nouvelle société. »

Les avant-gardes perdent vite leur influence au long des années 1920. Staline, en consacrant le « réalisme socialiste » après sa prise de pouvoir en 1929, ne fait que conclure un processus engagé bien avant lui. Nombre d’artistes d’avant-garde cessent alors leur activité ou évoluent vers d’autres tâches comme l’affiche de propagande. Alexandre Rodtchenko (1891-1956) est typique de ce glissement. Constructiviste et expérimentateur au départ, c’est par la photo, le collage et le photomontage qu’il brille désormais. L’exposition « Rouge » rend magnifiquement compte de son talent. Il conjugue avec virtuosité clichés, mises en page audacieuses et typographies de choc. Cependant, on peut parfois ressentir comme un malaise. Comment se délecter, par exemple, de son rendu euphorisant du percement du canal de la mer Blanche ?

Le réalisme russe n’est pas une invention stalinienne, il s’inscrit dans une histoire extraordinairement riche

Pour bien comprendre le retour en force de la figuration au cours des années 1920, il faut prendre la mesure de l’héritage extrêmement riche de la période précédente. Deux mouvements, les Peredvijniki (« les Ambulants ») et Mir Iskousstva (« le Monde de l’art ») ont placé la Russie au tout premier plan des pays artistiques. Il y a énormément d’artistes de très grande qualité en Russie au début du xxe siècle. Notre francocentrisme méconnaît ces merveilleux créateurs.

Dans les années 1920, nombre de ces artistes sont encore présents en Russie ou ont formé des élèves. En 1922, ils fondent l’AKhRR (Association des artistes de la Russie révolutionnaire), organisation qui va coordonner le déploiement de la figuration avec la bénédiction des autorités. L’URSS se couvre de portraits de Lénine, puis de Staline et autres Gorki. Les fêtes au kolkhoze le disputent aux chantiers de construction. Certaines œuvres entretiennent la haine de la bourgeoisie d’antan (Boris Ioganson) ou stigmatisent les ennemis intérieurs et les tire-au-flanc. Cependant, dans l’ensemble, la tonalité est à l’enthousiasme permanent. Il est question de positivité, d’avenir, de joie et de sport. Le soldat comme l’ouvrier sont d’infatigables combattants. Difficile de regarder ces peintures en faisant abstraction de leur côté souvent mortifère ou ridicule. Tout ceci apporte indiscutablement de l’eau au moulin des détracteurs actuels.

Cependant, on aurait tort de conclure, avec les organisateurs de l’exposition, à « une faiblesse plastique de la plupart des toiles ». C’est souvent le contraire qu’on peut observer. Un artiste comme Alexandre Deïneka (1899-1969) s’avère même exceptionnel. Fils de cheminot et ardent communiste, il collabore avec tous les régimes jusqu’à Brejnev. On peut ne pas le trouver sympathique, mais penser comme certains qu’un artiste de la période stalinienne est forcément mauvais est une ânerie. Dirait-on de Dmitri Chostakovitch ou de Sergueï Eisenstein qu’ils sont mauvais pour ces mêmes raisons ? Deïneka s’affirme en réalité dans un style très personnel associant certains aspects du constructivisme à une lecture épurée de la tradition réaliste. S’il adhère à la vision radieuse du socialisme, il produit aussi nombre d’œuvres où l’homosexualité masculine, pourtant interdite, s’affiche. On a affaire à un grand artiste et on aimerait le connaître davantage.

"Pleine liberté", Alexandre Deïneka, 1944 ©Adagp, Paris, 2019 / State Russian Museum, St. Petersburg
« Pleine liberté », Alexandre Deïneka, 1944 ©Adagp, Paris, 2019 / State Russian Museum, St. Petersburg

Derrière la façade de la peinture officielle persiste également une diversité de la création. Même Gerassimov (1881-1963), quatre fois prix Staline, brosse des œuvres intimistes. Des artistes de l’ancien régime comme Mikhaïl Nesterov (1862-1942) continuent à peindre dans des formats réduits, par exemple des portraits pleins d’acuité. Cet aspect du réalisme russe est malheureusement complètement absent de cette exposition en grande partie à charge.

La grande singularité de la Russie au XXe siècle réside donc surtout dans la permanence d’une importante figuration. Son enseignement n’y cesse jamais, pas plus que dans l’Europe de l’Est. Même en Chine, de nombreux instructeurs russes sont présents. Rien d’étonnant que le renouveau figuratif auquel on assiste aujourd’hui soit principalement le fait d’artistes de l’ancien bloc de l’Est et de Chinois.

À voir absolument : « Rouge, art et utopie au pays des soviets », Grand Palais, jusqu’au 1er juillet 2019.

Pour approfondir : Igor Golomstock, L’Art totalitaire : Union soviétique, IIIe Reich, Italie fasciste, Chine, Carré, Paris, 1991.

Llinas réinvente le cinéma des origines


 La Flor : partie 4 du cinéaste argentin Mariano Llinas clôt un ensemble d’une durée de quatorze heures mêlant polar, drame, science-fiction et comédie. Magistral.


Le temps ne fait rien à l’affaire, quand on est génial, on est génial. D’une durée de trois heures trente, cette ultime partie de La Flor clôt un ensemble d’une durée de quatorze heures au total. Prenant à contre-courant l’engouement général et fatigant pour les séries télé, un cinéaste argentin et francophile réinvente le cinéma des origines, lequel ne reculait pas devant les épisodes et autres suites diverses.

Mélo, polar, drame, science-fiction, comédie, cette fleur de cinéma pur ne renonce à explorer aucun genre pour jouer à saute-mouton avec un quatuor d’héroïnes réjouissantes. On peut sauter dans ce train en marche et voir isolément cet épisode qui offre un sidérant hommage au Jean Renoir de Partie de campagne. Reprenant sa bande-son, le film y pose ses images inspirées, comme celles d’un ballet d’aviation. On entend alors le film de Renoir comme on ne l’entendait plus et ces nouvelles images nous remplissent d’un bonheur cinéphile absolu. Et n’oubliez pas de rester jusqu’au bout du générique de fin.

La Flor : partie 4, de Mariano Llinas. Sortie le 3 mars.

Législatives en Israël: et si Benyamin faisait chuter Netanyahou?

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Affiche de campagne de Benyamin Netanyahou à Tel Aviv (Israël), mars 2019. ©Oded Balilty/AP/SIPA / AP22318752_000002

Le 9 avril, les élections législatives israéliennes mettront aux prises le Premier ministre sortant Benyamin Netanyahou, au pouvoir depuis dix ans, et une liste de généraux. Grand favori, « Bibi » pourrait néanmoins trébucher à cause de soupçons de corruption. Car l’homme d’Etat d’envergure cache un animal politique roué et un homme privé mesquin.


Le 9 avril, quelque 6,3 millions d’électeurs israéliens se rendront aux urnes pour participer aux élections législatives et départager les 43 partis qui se disputent leurs suffrages. Démocratie parlementaire unicamérale, Israël a adopté la proportionnelle intégrale – on vote pour une liste au niveau national. Ce mode de scrutin est souvent accusé de conférer un poids excessif aux appareils partisans qui décident qui sera sur la liste et en quelle place, même s’il est en partie corrigé par les primaires qui permettent aux électeurs de rectifier ces choix. En tout état de cause, l’élection du 9 avril se jouera d’abord sur une dimension personnelle – la rencontre d’un homme et d’un peuple.

Contrairement à une idée reçue, notamment dans une France hantée par la légende noire de la IVe république, la version israélienne de celle-ci arrive à allier représentativité, stabilité et gouvernabilité : en 71 ans, il y a eu 21 élections et 12 Premiers ministres, dont huit ont exercé le pouvoir plus de cinq ans.

Netanyahou, un animal politique

La preuve par Benyamin Netanyahou, Premier ministre depuis dix ans et bien placé pour se maintenir à la tête de l’exécutif : en ajoutant son premier mandat de Premier ministre (1996-1999), cet homme de 70 ans est resté plus de treize ans au pouvoir et a toutes les chances de battre le record – treize ans et cent vingt-sept jours – de David Ben Gourion.

Cette extraordinaire longévité, cette capacité à dominer la scène politique israélienne pendant si longtemps, il les doit d’abord à ses talents. Intelligent et cultivé, « bosseur » infatigable, il est en même temps un animal politique hors pair. Déterminé dans sa quête du pouvoir aussi bien que dans son exercice – deux étapes qu’il ne sépare pas –, il a toujours su instrumentaliser avec efficacité et sans états d’âme hommes, femmes, partis et institutions. Doué d’une sorte de machiavélisme, de charisme, de prestance et surtout d’un talent rhétorique (appuyé par une belle voix), il a non seulement pris le contrôle du Likoud, principale formation politique de la droite, mais il a méthodiquement éliminé en son sein tous ses rivaux potentiels.

Un Donald Trump volontaire

Tout ceci pourrait sans doute être dit d’un très grand nombre d’hommes et de femmes politiques, mais chez Netanyahou chaque trait de ce portrait est plus prononcé, chaque élément plus radical, faisant de l’ensemble un phénomène et un personnage hors du commun que certains comparent à Donald Trump. Avec sa rhétorique outrancière, son recours immodéré aux « fake news », sa guerre contre les médias et les élites et sa façon de les court-circuiter en utilisant les réseaux sociaux pour s’adresser directement au peuple, il a devancé (et peut-être même inspiré) le président des États-Unis. Il y a toutefois une différence de taille : Trump exprime sa nature profonde, Netanyahou met en œuvre une stratégie, le premier ne peut pas faire autrement, le second a froidement choisi cette façon de faire de la politique. Et, aussi déplaisants voire immoraux qu’ils puissent être, ces mêmes traits de caractère qui lui permettent de dominer la politique israélienne font de Netanyahou un homme d’État de grande envergure.

De son point de vue, un accord définitif avec les Palestiniens n’est pas possible. Il croit également pouvoir transformer la question palestinienne, aujourd’hui pierre angulaire de la géopolitique régionale, en nuisance gérable comme il y en a tant d’autres. Que l’on partage ou pas sa vision d’Israël, du Proche-Orient ou du monde, force est de reconnaître que Netanyahou a compris mieux et avant beaucoup d’autres les évolutions majeures du début du XXIe siècle, et les opportunités stratégiques qu’elles créaient. Il a donc misé sur une alliance avec la droite conservatrice et religieuse américaine, la libéralisation de l’économie israélienne et l’approfondissement des relations avec des gouvernements arabes qui n’ont pas signé d’accord officiel avec Israël. Ainsi a-t-il réussi à désigner l’Iran comme la source principale des tensions et d’instabilité, et à contourner la question palestinienne – deux exploits diplomatiques. Si on y ajoute une grande prudence dans le maniement de l’outil militaire – il ne fait pas beaucoup confiance aux généraux –, son bilan est plutôt bon. À condition, bien sûr, de partager son analyse de départ. Jusqu’ici, ses adversaires – jusque dans son propre camp – n’ont guère à lui reprocher que son machiavélisme glacial et sa vision du monde, sans pouvoir réellement entamer sa domination de la scène politique.

Benyamin aime la bonne chère

L’ennui, c’est qu’en plus de ces deux « Bibi » – l’homme politique et l’homme d’État –, il faut compter avec un troisième : l’homme privé.

Les histoires rapportant son attachement très particulier à l’argent – au sien surtout –, ainsi que le comportement excentrique de sa femme, circulent depuis le premier mandat de Netanyahou, il y a une vingtaine d’années. Des scandales relatifs à des déménagements, des travaux dans les résidences officielles et privées, les rapports avec le personnel ont régalé la presse. Mais, depuis deux ans, il s’agit d’affaires d’une tout autre envergure. La première s’inscrit plutôt dans le sillage des histoires connues du couple Netanyahou, qui aime les bonnes choses, mais déteste passer à la caisse : pendant de longues années, certains de leurs amis milliardaires les ont ravitaillés en caisses de champagne (rosé) et cigares. La police estime la valeur de ces cadeaux réguliers à quelque 100 000 euros et soupçonne une relation de corruption. Tout cela n’est pas joli-joli, mais pas bien grave non plus.

Les deux autres scandales seraient – si les faits étaient avérés – autrement plus sérieux. Il s’agit de marchés supposément conclus avec des propriétaires de médias – dont celui qui possède le journal à plus gros tirage du pays –, qui auraient obtenu des avantages économiques conséquents en échange d’un meilleur traitement de Netanyahou et de sa femme. L’un aurait bénéficié d’un avis favorable de l’État pour une transaction qui lui a rapporté 250 millions d’euros, l’autre d’une législation allégeant la concurrence dont il souffre. Enfin, la dernière affaire concerne de supposés pots-de-vin versés à des proches du Premier ministre dans le cadre de gros contrats d’armement (achat de sous-marins) négociés avec l’Allemand Thyssen.

La décision définitive de le poursuivre dans ces affaires n’a pas encore été prise et Netanyahou nie en bloc, crie au complot et attaque la police, le procureur général et les juges, qu’il accuse de vouloir fomenter un coup d’État judiciaire. Cependant, même si l’effet que produiront ces affaires dans les urnes n’est pas clair, il est quasiment certain qu’elles le poursuivront longtemps. L’insubmersible Bibi pourrait même être contraint de quitter la vie politique pour se concentrer à sa défense.

Le troisième corps de Netanyahou

Face au Premier ministre sortant, la nouvelle formation « bleu blanc » dirigée par trois anciens chefs d’état-major (Beni Ganz, Moshé Yaalon et Gabi Ashkenazi) et Yaïr Lapid, le chef du parti centriste, arrive en tête dans les récents sondages. Mais il faut rappeler à ceux qui ont la mémoire courte qu’en 2015, les derniers sondages avant le vote avaient laissé croire à une victoire du Camp sioniste (alliance de travaillistes et d’anciens membres de Kadima, le parti créé par Sharon en quittant le Likoud). De même, aux élections de février 2009, le Likoud n’était pas arrivé en tête… mais cela n’a pas empêché de Netanyahou de former des coalitions et de diriger tous les gouvernements depuis. Il est vrai qu’à l’époque, le grand public ne connaissait guère le troisième Bibi.

Malgré le large soutien dont il bénéficie, Benyamin Netanyahou pourrait donc ployer sous le poids de son troisième corps. Un certain nombre d’électeurs risquent d’être influencés par les gros scandales et les mesquineries minables qui font désormais office de casseroles accrochées à ses basques. Et une mise en examen signifierait la fin de sa longue et extraordinaire carrière.

Un printemps noir flotte sur la Russie

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Thierry Marignac. Photo : Hannah Assouline. Ensemble postsoviétique au nord-ouest de Moscou. Auteurs : Frank Herfort/REX/REX/SIPA. Numéro de reportage : REX40323787_000036

Thierry Marignac nous raconte ses tribulations d’écrivain-traducteur en Russie. 


Fétichiste des titres, parmi ceux qui me restent en mémoire figure en bonne place Printemps Noir de Henry Miller. Si ce printemps moscovite n’était pas tout à fait noir, il était gris anthracite et la neige de mars commençait à peine à fondre au début avril quand il a gelé. Dans la rue, entre les tortues, garages de taule alignés sous les immeubles Kroushtschevski décrépits soufflait un vent glaçant d’une puissance à décoiffer le Kremlin de ses coupoles. La journée était hachée par des averses de neige fondue. Jusque-là tout allait bien. Les brusques retours d’hiver russe tard dans la saison ne me surprennent plus depuis vingt ans, à mes premiers séjours, lorsqu’arrivé fin avril, je constatai un premier mai, en sortant de l’Institut Pouchkine, que la température avait brusquement chuté à moins six. Cette année, je m’étais préparé et foin des vestons dandy, j’avais traîné ma vareuse de cuir noir épais, d’un modèle démodé depuis la fin de la collectivisation des terres par le NKVD.

Une histoire de l’underground soviétique

Je traînais comme un coq en pâte chez les Doubschine, avec Danil, qui me racontait l’histoire de l’underground soviet des origines jusqu’à la mort de Brejnev, et Svetlana sa femme, splendeur aux traits mi Russie d’Europe, mi Tatars des confins de l’Empire, qui confectionne des blinis d’une finesse à faire pâlir d’envie les crêpières bretonnes, et sait tout Essenine par cœur. On ne voyait leur fille adolescente qu’au dîner, elle se partageait entre son Iphone et le journal secret d’une fille de treize ans dont elle ne parlait qu’à moi, inquiète de la tenue littéraire de l’ouvrage, dans des apartés classés Secret Défense.

A lire aussi: « Rouge »: l’art soviétique en noir et blanc

Danil, que je connais depuis vingt ans, est devenu le secrétaire et factotum d’Edward Limonov pour les affaires éditoriales, archives, etc, tout ce qui est en dehors de la politique. Ce rôle convient très bien à ce collectionneur invétéré, capable de me traîner dans tout Moscou pour acheter un vieux cahier taché portant un autographe d’Edward daté de 1967 devant une station de métro — qui se révèle ensuite être un fac-simile. Sa fille me confiera plus tard qu’elle l’a noté dans son journal secret : Papa s’est encore fait arnaquer.

Danil, fan de Schwarzenegger et Conan Doyle

Depuis une dizaine d’années, Danil a une dent contre moi. En effet, lui qui sait tout, je lui avais révélé l’existence du poète-voyou des années 1960 Sergueï Tchoudakov (évoqué dans les pages de Causeur), dont il n’avait jamais entendu parler. Une semaine plus tard, Danil avait tout appris par cœur et m’emmenait picoler chez l’éditeur du recueil de Tchoudakov. Ensuite, il réalisa un film sur le poète-voyou et découvrit la fiche de police rapportant le trépas du poète mort de froid dans une porte cochère, oubliée dans les archives depuis vingt ans. Danil est toutefois resté piqué au vif jusqu’à ce jour. Alors il a toujours une corvée pour moi. Entre autres manies, Danil a deux passions : il est fanatique de Schwarzenegger et de Conan Doyle. Deux énormes machines de torture pour culturistes occupent une pièce de l’appartement. Le salon est bourré de bouquins et de films, plusieurs éditions de Sherlock Holmes, dont il possède aussi à peu près tous les films et séries, en particulier celle tournée par la télé soviet où Riga tient lieu de Londres — fleuron de sa collection. Svetlana, femme attendrie par les marottes de son Tarzan, ne proteste qu’une fois l’an, pour le principe. En février, Danil a reçu d’Irlande du Nord un film délirant des années 1920 où le vieux Conan Doyle devenu spirite assure communiquer avec les morts et agite comme un montreur de marionnettes des libellules dont il prétend que ce sont des angelots véhicules vers les âmes, trucage primitif. Eh bien, Danil a beau parler l’anglais des bodybuilders, il ne comprend pas tout et il a besoin d’une traduction intégrale de la bande-son du chef-d’œuvre, si je pouvais avoir la bonté de m’y mettre.

Doronine débarque d’Egypte 

Mais comme un malheur n’arrive jamais seul, c’est le moment que choisit mon génial auteur Andreï Doronine, le nouvelliste des petits contes cruels de la came en Russie Transsiberian back to black, pour débarquer d’Égypte, où il manageait la tournée d’un groupe de rap russe. Je prends note pour le livre noir de la mondialisation. Le Caire l’a requinqué après sa rupture avec sa pop-star russe d’épouse, le petit bonhomme est bronzé, disert, et prétend avoir trouvé un traducteur vers l’arabe de ses histoires de came tragi-comiques. Je prends note pour le tribunal international de La Haye, service atrocités. Alors Doronine insiste, on n’a pas que ça à foutre, direction Pétersbourg et plus vite que ça. Je fais mes adieux aux Doubschine, plante mon Danil au trois-quarts du film.

Mon empressement s’explique : Doronine devenu éditeur a publié mon roman Morphine Monojet en russe l’année dernière et en a fourgué plus de mille sans la moindre pub. Il en veut un deuxième, je fais partie des best-sellers de sa collection.

L’Amérique a confisqué le mythe de la route, l’horizon sous le pied droit. Mais la véritable patrie de ce mythe c’est la Russie où la route est plus longue et plus défoncée.

Bikers russes

Doronine a plié son 4×4 blanc de maquereau contre un élan surgi du fossé l’année dernière. Il se baguenaude maintenant dans un bolide noir, la casquette de base-ball baissée sur les yeux, et Easy Rider de Iggy Pop au lecteur CD. On est loin des chansons de routiers du grand Nord de Vissotski. Embouteillage. Nous sommes devant l’immense domaine du club de bikers le plus puissant de Russie, les Loups de la Nuit. Leur nom et leur logo géants s’étalent sur une haie grillagée mais verdoyante et interminable.

A lire aussi: La théorie du complot a supprimé les complots

En 2009, j’avais assisté à l’arrivée du club de motards à Sébastopol, à l’époque encore ville ukrainienne, pour une démonstration de force russe, bénie par l’Archimandrite de Moscou et accompagnée jusqu’à la frontière par V.V.P. lui-même (en dragster). En tête, caracolait le président du club surnommé Khirourg (le chirurgien) parce que c’était son ancien métier avant de présider la plus formidable bande de ruffians du pays. Devant paradaient les Harleys, tandis que derrière, les brutes surgies de la Russie profonde chevauchaient de lourds engins militaires des années cinquante. Mais les motards s’étaient vus refuser l’entrée de la cathédrale de Sébastopol par le diacre. En effet, une fille tatouée aux seins nus avait sauté d’une moto pour suivre son homme dans le lieu saint. Les bikers avaient exclu les fautifs et fait amende honorable auprès du clergé orthodoxe avant de foncer vers une bringue infernale dans les collines surplombant la ville. Plus tard, dit-on, des Loups de la Nuit ont combattu au Donbass.

Les Russes sont souvent bavards

La route est monotone. Doronine se plaint : je n’ai pas prononcé plus de trois phrases depuis le départ, est-ce que je lui en veux. Les Russes sont souvent bavards. À mi-chemin de Pétersbourg, encore 200 kms au moins, on bifurque sur une route transversale, on se gare devant une maternité. Doronine vend ses livres directement sur son site. Il veut livrer un bouquin à un lecteur qui râlait de ne pas avoir reçu sa commande. Après avoir contemplé un défilé de femmes enceintes au pare-brise, je le rejoins sur un chemin. On s’enfonce dans les bois, aucune habitation aux alentours. Doronine appelle son client qui l’assure qu’on est sur la bonne route. On continue. Finalement, on arrive dans un cimetière. Un costaud barbu surgit, le client. Doronine le questionne :

– Pourquoi est-ce que tu m’as donné rendez-vous dans un cimetière ?

Le costaud répond :

– Je suis gardien de ce cimetière.

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Belattar et les vautours de Christchurch

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©Soleil

Après l’attentat anti-musulmans de Christchurch, les apôtres du « pas d’amalgame » – Yassine Belattar en tête – ont pratiqué l’amalgame à plein régime.


« Pas d’amalgame » m’a toujours semblé la phrase clef, l’escroquerie initiale – d’ou le nom de cette chronique. Cette injonction m’énervait tellement que, malgré mon naturel pacifique, je lui avais accolé le sous-titre « Sauf dans tes dents ».

De quoi était-il question ? De l’islam bien sûr. « Les patrons, tous des salauds » ou « Les vieux, ces gâteux » ne font pas bondir grand-monde. En réalité, la plupart des « Zemmoukielkrautiens », que l’islam effraie ou indispose pour cause d’islamisme, s’abstiennent de confondre un musulman et sa religion. Beaucoup d’entre eux estiment que le problème pourrait venir, sauf votre respect, excusez-moi de vous demander pardon, du Coran qui, étant incréé, ne peut être par définition ni abrogé ni même arrondi aux angles. En général, même ceux qui n’aiment pas l’islam (ce qui est un droit) considèrent que le croyant, en revanche, est avant tout un être humain susceptible de s’abstenir du pire.

J’évoque là des discours ayant pignon sur rue, n’ignorant pas que chaque individu est capable d’être un âne raciste à titre personnel, surtout dans un pays ou l’industrie de l’andouille se porte à merveille. S’agissant des faits, toujours têtus, les juifs tués et les églises profanées arrivent fièrement devant les violences faites aux mosquées.

À titre personnel, je pense que ce sont les hommes et non les textes qui sont coupables lorsqu’ils choisissent de suivre à la lettre un texte violent, anti-tout ce qui ne suit pas ses injonctions. Il est de bon ton de dire qu’en matière de prescriptions meurtrières, toutes les religions se valent. C’est factuellement faux, mais peu importe. Là n’est pas la question. Force est de constater que, quelle que soit la teneur du texte sacré de chaque religion, qui est à contextualiser, ni le judaïsme ni le christianisme ne s’en servent en 2019 pour légitimer des actes immondes. Aucun juif, aucun chrétien n’entend conquérir la planète pour la dévouer à « son » Dieu. Surtout, quelle organisation structurée a commis ces dernières décennies de multiples attentats criminels au nom de la Torah ou des Évangiles ? Les juifs et les chrétiens ont-ils brandi leurs livres pour se justifier de décapitations, de lapidations, d’enlèvement de jeunes filles ou de marché aux esclaves ?

Après l’attentat terroriste de Christchurch, qu’il est doux d’entendre tous ceux qui me font l’honneur d’avoir le titre de ma chronique pour mantra, pratiquer l’amalgame dans la seconde où ils se sentent concernés. À l’époque ou je m’émerveillais (et me réjouissais) que ce type de massacre n’ait pas  lieu plus souvent, Monsieur Belattar déplorait certainement une disette d’arguments pour faire porter le chapeau aux suspects habituels.

Le 29 janvier 2017, première horreur dans une mosquée au Canada, six musulmans tués, 35 blessés. Et même pas un petit bisou du tireur à Zemmour lorsqu’il est arrêté.

Le 19 juin 2017, au Royaume-Uni, une camionnette fonce dans la foule des fidèles qui sortaient d’une prière du ramadan : un mort et douze blessés et aucune citation de Finkielkraut, l’ingrat !

Avec Christchurch, la mouche change enfin d’âne. L’occasion est trop rare pour ne pas tenter de l’exploiter. Alors, il accuse tranquillement Zemmour d’avoir fait tuer 50 personnes.

« Je ne vois pourquoi il serait plus inspiré par moi que par des actions qui ressemblent directement à celle qu’il a commise », a répliqué Zemmour. Il serait rappeur, on dirait que c’est sa meilleure « punchline ». Implacable contre-argument.

Dans un très long texte, le tueur évoque comme catalyseur un voyage touristique en Europe au printemps 2017 où « l’état des villes françaises » l’aurait particulièrement accablé. « Pendant des années j’avais entendu des histoires sur l’invasion de la France par les non-Blancs, mais je pensais que c’était des rumeurs ou des exagérations. Mais quand je suis arrivé en France, […] j’ai vu que dans toutes les villes françaises, les envahisseurs étaient là. »

Il n’en fallait pas plus à l’ancien comique et à tous les Boniface du microcosme pour décréter que les intellectuels qu’ils exècrent à longueur d’année étaient les inspirateurs directs du massacre. Car il est bien connu que le Néo-Zélandais moyen lit chaque matin son réac en Français dans le texte

Pourtant, après avoir lu ce « manifeste », je n’y ai trouvé trace d’aucun de leurs noms. L’auteur y prétend que le déclic s’est fait lors de la visite d’un cimetière de soldats américains morts pour libérer l’Europe envahie. « C’est là que je me suis dit que je passerais à l’action, à la violence. Que je me battrais contre les envahisseurs moi-même. » (Le tueur oublie que ces soldats dont il voulait honorer le sacrifice luttaient contre des fascistes et des racistes qu’il vénère probablement.)

Mieux. Un peu plus loin on peut encore lire : « Y a-t-il une personne qui vous a radicalisé le plus ? »

On va enfin savoir qui est le coupable ! Finkie ? Renaud Camus certainement…

« Oui, la personne qui m’a le plus influencée est Candace Owens. Chaque fois qu’elle parlait, ses idées m’étonnaient et ses propres opinions me poussaient de plus en plus dans la conviction que la violence prévalait sur la douceur… »

Il est à noter que Candice Owen est… une jeune américaine, activiste conservatrice, noire. Tout le portrait de Finkielkraut…

Comme Jean-Marie Le Pen, qui s’intéressait plus à son cousin qu’à son voisin, monsieur Bellatar se soucie plus du massacre affreux de Christchurch que de celui, tout aussi horrible, d’Utøya, dont il n’a pas tiré des conclusions amalgamantes sur la socialistophobie. (Ce sont de jeunes socialistes que Breivik avait tués.)

Dans ce « créneau », j’ai une suggestion qui rendrait son combat crédible et épargnerait des millions de vies. Il s’agirait de s’attaquer à un conflit millénaire qui a déjà fait plusieurs millions de mort parmi les musulmans : le chiisme contre le sunnisme.

Depuis qu’à la mort du prophète Mahomet, en 632, la question du successeur le plus légitime pour diriger la communauté des croyants s’est posée, on ne sait pas ce qu’est l’islam : sunnisme ou chiisme ? La guerre au Yemen, qui met aux prises, derrière les milices locales des deux camps, les deux grandes puissances rivales du Moyen-Orient, l’Arabie saoudite et l’Iran, donne toute la mesure de l’antagonisme qui ensanglante la région depuis des siècles.

Elle ne se réclame d’aucun auteur français.

Elle est la répétition millénaire d’une rivalité meurtrière écrite noir sur sang.

Tant que Yassine Belattar ne se mobilisera pas contre cette boucherie, je continuerai de penser que, pour lui, dénoncer les meurtriers qui l’arrangent compte beaucoup plus qu’épargner les vies d’innocents.

Vos « amis » numériques ne vous enterreront pas

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©Ryan Browne/BPI/REX/Shutterstock/SIPA / Shutterstock40675875_000008

Vous vous rappelez peut-être :

« J’étais seul, l’autre soir, au Théâtre Français,
Ou presque seul… »

C’est le début d’un très joli poème de Musset sur Molière et le théâtre intitulé Une soirée perdue. J’y pensais, « l’autre soir », en regardant l’Ecole des femmes, mise en scène de Stéphane Braunschweig, au Théâtre du Gymnase à Marseille — une mise en scène intéressante, inventive, un Arnolphe de grand talent, une Agnès qui, comme d’habitude (mais Adjani en 1973 face à Pierre Dux a mis la barre très haut) était un peu insuffisante. Bref, des charmes et de l’agrément, comme on dit.

Mais là n’est pas mon propos. Quoique.

Les copains numériques d’abord

Comme j’attendais le début de la pièce, perché dans une loge quelque peu latérale, je jetai un coup d’œil sur l’orchestre et le balcon sis en dessous de moi. Dans la pénombre lumineuse de la salle, les gens regardaient leur portable. Tous. Partout. On voyait, de la position dominante qui était la mienne, ces centaines de petits rectangles palpitant dans leur lactescence. Des gens venus en couple s’isolaient spontanément l’un de l’autre et s’immergeaient dans le flot ininterrompu de messages à recevoir ou à émettre — « Suis au Gymnase et toi » « Où bouffer à 22 h » « Putain Macron » — et autres gentillesses ordinaires. Des existences parallèles — qui par définition ne se rejoignent jamais. Pas un qui se penchât vers sa voisine ou son voisin pour lui susurrer des gentillesses — « Je vais te faire la toupie javanaise dès que nous serons rentrés », « Tu crois qu’ils servent encore à 10h 30 chez Paule & Kopa ? » « Tu as donné à manger au chat avant de partir, sinon il va encore pisser sur la couette en représailles ». Ou encore : « Pourquoi y a-t-il deux home trainers en avant de la scène ? C’est dans Molière, tu crois ? »

N’importe quoi qui ait du sens et suppose une relation, tendresse ou agressivité, peu importe.

Non. Chacun était enfermé dans la tour d’ivoire de son portable.

J’ai déjà évoqué le cas lors d’un passage au Café Florian à Venise. Les technologies de la communication fabriquent de l’autisme aussi sûrement que Jean Foucambert et Evelyne Charmeux, les deux thuriféraires de la méthode idéo-visuelle, ont fabriqué des dyslexiques.

En Grande-Bretagne, un « ministère de la solitude »

Sur ce, quasi le même jour, je tombai sur un article saisissant du New York Times intitulé « This friendship has been digitized » — écrit par Stephen Asma, prof de philo à Columbia. L’auteur y raconte comment son adolescent de fils joue en ligne indifféremment avec un être humain (ou se prétendant tel, la frontière ces jours-ci s’estompe) ou une « machine intelligente » — et je suis effaré que plus personne ne réalise que cette alliance de mots est un oxymore, à l’heure où le numérique impose une fracture existentielle.

A lire aussi: Comment nos sociétés sont devenues les réseaux sociaux

Et de rappeler qu’au Japon, un demi-million de « hikikomori » vivent absolument seuls, enfermés chez eux. « La solitude en Grande-Bretagne, ajoute-t-il, a suffisamment augmenté pour que le gouvernement crée un « ministère de la solitude » ». Et bientôt, ils n’auront même plus l’opportunité de descendre se faire des amis dans le Périgord.
L’auteur a ensuite beau jeu d’opposer cette tendance lourde à l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, qui oppose les amitiés passagères au sentiment profond qui reliait Montaigne et La Boétie, « parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Mon seul ami, l’écran

(Qu’Aristote commente Montaigne n’est une aberration que pour ceux qui ignorent le grand Principe de Borgès, au nom duquel le génie argentin suggérait d’étudier l’influence de Kafka sur la poésie romantique — un principe qui, mal maîtrisé, amène sur Wikipedia certains de nos contemporains à accuser Voltaire d’insensibilité à la cause LGBT).

Les adolescents passent en moyenne 12 heures par jour face à des écrans — un acquis résultant de la digitalisation des manuels scolaires et de la mise en ligne des exercices, en sus de la fréquentation des sites conviviaux où l’on a la possibilité de faire ami-ami avec des robots, et des flux pornos sur lesquels ils se font les…

>>> Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<

Tsui-Hark, l’art et le maniérisme

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"Time tide", un film de Tsui Hark.

Même avec quelques maniérismes, Tsui-Hark reste un maître du film d’action. La preuve avec cette ressortie en DVD de Time and Tide.


Tourné trois ans après la rétrocession du territoire à la Chine, Time and Tide de Tsui-Hark s’inscrit dans le courant de renouveau du cinéma d’action hongkongais (John Woo, Johnnie To, Ringo Lam, etc.) dont il fut l’un des instigateurs et l’un des plus brillants représentants (la saga Il était une fois en Chine, The Blade…)

Nuit d’ivresse

Time and Tide débute néanmoins comme un film de Wong Kar-Wai (on songe aussi bien à Chungking Express qu’aux Anges déchus) puisqu’on y fait la connaissance de Tyler (Nicholas Tse) qui travaille dans un bar et qui, par une nuit d’ivresse, met enceinte une ex-policière lesbienne. Le jeune homme tient à aider la mère de son futur bébé qui ne veut pourtant plus entendre parler de lui. Il décide de devenir agent de sécurité pour gagner un peu d’argent. Il rencontre Jack avec qui il se lie d’amitié. Mais ce dernier est lié à un gang de mafieux latinos et les choses vont s’envenimer…

Si l’on songe d’abord à Wong Kar-Wai, c’est pour l’atmosphère très particulière que Tsui Hark impose d’emblée : personnages beaux comme des demi-dieux, ivresses nocturnes lestées d’une profonde mélancolie, incommunicabilité du couple… Le tout filmé avec une indéniable virtuosité : fragmentation de l’espace, plans ultra-courts, réel « explosé » dans les mille reflets des néons et des lumières de la ville, angles de prise de vue constamment insolites, dilatation du temps et sentiment de suspension par des images ralenties qui traduit à merveille ces moments où l’on souhaiterait que le temps s’arrête lorsque le cœur bat plus fort en certaines occasions…

Hong Kong vs. Chine

Avant cela, une voix-off nous aura proposé une relecture toute particulière de la Genèse mettant en avant l’imperfection de l’homme et son entente impossible avec la femme. En dépit de ce chaos biblique qui ouvre le film, Tsui Hark bouclera son film de manière circulaire par un retour à cette énonciation biblique et terminera sur une note d’espoir : une naissance et la possibilité que les nouvelles générations mettent un terme au désordre.

L’exégète pourra sans doute trouver de nombreuses pistes à creuser dans ce film hanté par le temps (« Time »), comme beaucoup de films hongkongais conscients de l’approche d’une nouvelle ère (la rétrocession) mais également le mouvement (« Tide » pouvant se traduire à la fois par « courant » ou « marée »), un mouvement qui finit par submerger littéralement tout l’univers créé.

On notera également, même si c’est de façon diluée et fragmentaire, que les deux héros seront, comme dans certains films de John Woo, à la fois des « frères » d’armes mais également des rivaux aux destins similaires. On pourra éventuellement y voir une image du rapport de Hong-Kong à la Chine, notamment dans la manière dont Tsui Hark joue sur différents registres de langues (au chinois se mêlent l’anglais et l’espagnol des gangsters latinos).

Un prodige de la caméra

On l’aura compris, Time and Tide est un film réalisé avec une virtuosité indéniable. Les amateurs d’action pure seront aux anges devant certaines scènes de poursuites ou de duels à distance, constamment rehaussées par des trouvailles visuelles brillantes.

On peut néanmoins ne pas adhérer entièrement au film. D’une part parce que le récit est extrêmement confus, d’autre part, et c’est notre principale réserve, parce qu’on a un peu l’impression d’avoir vu mille fois cette histoire de gangsters rivaux qui se tirent dessus sur fond d’explosions spectaculaires et de pigeons qui s’envolent (coucou John Woo !). Tsui Hark a beau être un prodige de la caméra, cette mythologie du gangster en cravate qui flingue à tire-larigot avec le cliché du revolver tenu de manière oblique, peut lasser.

Mais encore une fois, d’un point de vue purement plastique , Time and Tide est extrêmement brillant et sa beauté fragmentaire mérite assurément le coup d’œil…

Time and Tide (2000) de Tsui Hark avec Nicholas Tse, Cathy Chuy (Editions Carlotta Films)

Thomas Vinau, poète étrange et familier

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Thomas Vinau. ©Emilie Alenda

Le poète Thomas Vinau, dans C’est un beau jour pour ne pas mourir, donne 365 poèmes. De quoi tenir encore un an, si on s’y prend bien.


Thomas Vinau, l’air de rien, avec une discrétion qui fait souvent penser à une de ses lectures favorites, Raymond Carver, devient un de ces poètes familiers, un de ces amis dans le paysage, qui peuvent nous accompagner le temps d’un trajet en bus, d’un café bu sur le zinc, d’un moment pris sur un banc de jardin public parce que soudain, la lumière est vraiment trop belle pour ne pas s’attarder un instant, reprendre son souffle, se retrouver quelques instants avec soi-même.

Son dernier recueil,  C’est un beau jour pour ne pas mourir  a déjà un titre qui est tout un programme. En détournant la citation attribuée à Sitting Bull le jour de la bataille de Little Big Horn, il fait le choix de la vie. Il y a finalement, semble-t-il nous dire, autant d’héroïsme dans une traversée des jours qui se succèdent que dans une charge de cavalerie, fût-elle pour la bonne cause.

C’est un beau jour pour ne pas mourir compte trois cent soixante cinq poèmes, c’est à dire de quoi tenir un an. Il présente son livre comme une rivière. Libre à vous d’y tremper les pieds chaque matin ou de vous y baigner plus longuement. De les lire dans leur ordre d’apparition ou d’ouvrir le recueil au hasard. Thomas Vinau nous laisse toute latitude, il ne se prend pas pour un oracle, juste un compagnon de route.

Ses poèmes qui dépassent rarement la page, qui se réduisent parfois à quelques vers, jouent sur toute une gamme de genres qu’il énumère avec humour dans son introduction : « Narratifs, contemplatifs, quotidiennistes, descriptifs, moralistes, lyriques, imagistes, etc-istes, mettez les istes que vous voulez. » Il est vrai que l’important ici, n’est pas de prendre la pose mais plutôt la pause :

Acheter quinze euros

Un Moleskine

Pour se la jouer

Hemingway

C’est le contraire

De la poésie

Vinau décide de faire avec ce que le monde nous donne, ce qui ne veut pas dire que le monde soit forcément aimable. Mais même ce qui n’est pas aimable peut se transformer en poème. C’est surtout dans ces moments-là, d’ailleurs, que le besoin de poésie se fait sentir:

Une nuée d’oiseaux gris

Sort de la bouche terreuse

De l’aube

C’est tout ce que tu auras aujourd’hui

Il faudra en faire

De la lumière.

Thomas Vinau y arrive très bien. Il ne monte jamais le ton, il module, joue sur les nuances, il ruse pour faire renaître le  bonheur d’être au monde. « Les braisent brisent la noirceur » comme le dit l’un des titres de ses textes, dans une belle allitération. On peut trouver du plaisir à regarder un tableau de Hopper ou un bébé qui mange sa bouillie. On  peut envisager avec la même désinvolture le poids d’un cœur dans une autopsie, 465 grammes, et régler la question de la poésie, au moins provisoirement quand on se retrouve face à un stère de bois avec une bonne tronçonneuse. L’humour, l’inquiétude, le lyrisme se succèdent dans une manière de cyclothymie qui pourrait bien donner une image des plus justes de notre humaine condition.

Trois cent soixante-cinq poèmes, trois cent soixante-cinq jours, encore une année de passée.

Mais avec Thomas Vinau, elle n’est pas passée pour rien.

Thomas Vinau, C’est un beau jour pour ne pas mourir (Le Castor Astral)

Bordeaux et le désert girondin

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Bordeaux, rive gauche. Photo : Moritz/Andia.

En vingt-quatre ans à l’hôtel de ville, Alain Juppé a réveillé, modernisé et embelli Bordeaux. Mais la réussite de cette grande métropole n’entraîne pas le reste du département. Et crée son lot de frustrations, qui ont nourri le mouvement des Gilets jaunes, particulièrement remontés dans la région. Reportage.


Les miracles existent. Au soir du 7 mars, place Pey-Berland, Alain Juppé quitte l’hôtel de ville de Bordeaux sous les vivats après vingt-quatre ans de règne quasi ininterrompu. Jusque dans les rangs de l’opposition municipale, tous saluent l’œuvre accomplie. Même Matthieu Rouveyre, chef du groupe socialiste au conseil municipal, reconnaît « du positif : la revitalisation et l’embellissement de la ville de Bordeaux ». Noël Mamère, ancien vice-président de Bordeaux Métropole et longtemps maire de Bègles (1989-2017), admet que « Juppé a réveillé Bordeaux la belle endormie ». Derrière le poncif, cette vérité a valu trois réélections triomphales (2001, 2008, 2014) au dauphin de Jacques Chirac, récemment nommé au Conseil constitutionnel.

Bordeaux n’est pas qu’un Boboland

Cependant, le successeur de Jacques Chaban-Delmas, « duc d’Aquitaine » qui présida aux destinées de Bordeaux quarante-huit ans durant (1947-1995), laisse une ville moins sereine qu’il n’y paraît. Certes, la capitale de la Nouvelle-Aquitaine brille comme jamais auparavant : centre-ville classé par l’Unesco (2007), croissance au beau fixe tirée par l’explosion du tourisme, arrivée massive de Parisiens attirés par la qualité de vie et la liaison TGV en deux heures depuis la gare Montparnasse… Cette réussite a cependant ses revers : la gentrification tend à faire de Bordeaux une ville-monde pour cadres dynamiques aujourd’hui caricaturée en Boboland alors que 17 % de ses habitants vivent sous le seuil de pauvreté. Chaque samedi, des manifestations de gilets jaunes particulièrement virulentes rappellent aux Bordelais la fragilité de leurs périphéries, la Gironde restant l’un des départements les plus pauvres de France. Comme le confirme une note de l’IFOP, « les témoignages recueillis par la presse locale comme le profil des individus interpellés lors des différents actes confirment que les cortèges étaient très massivement composés de non-Bordelais » souvent issus du croissant de la pauvreté aquitain de la pointe du Médoc au Lot-et-Garonne.

« Le centre était noir. Bordeaux faisait penser aux villes du nord de l’Angleterre »

Hier encore ville bourgeoise éteinte, comment Bordeaux s’est-elle transformée en l’espace de vingt ans ? Ancien adjoint à l’environnement de Chaban, membre fondateur des Verts passé avec armes et bagages dans l’entourage de Juppé, l’élu métropolitain Michel Duchène se souvient : « Le centre était noir. Bordeaux faisait penser aux villes du nord de l’Angleterre, avec de très nombreux bâtiments inoccupés et commerces vacants. Les grands espaces publics étaient occupés par la voiture ». Résultat : entre 1954 et 2002, Bordeaux a perdu 80 000 habitants, les plus aisés investissant échoppes ou maisons cossues en périphérie. Pour stopper l’hémorragie, Duchène s’est inspiré d’un précédent américain : Portland. Dès la fin des années 1970, la capitale économique de l’Oregon a rompu avec l’urbanisme des Trente Glorieuses pour engager un virage écolo : requalification des quais désertés par le départ du port, ouverture des rives aux vélos et aux piétons, introduction d’un tramway. On croirait lire l’histoire récente de Bordeaux, dont l’ouverture des quais de la Garonne à la population a été une première « vélorution », comme diraient les Verts parisiens. Au plus fort des années Chaban, les quais de la Garonne ressemblaient à une autoroute urbaine, avec dix voies de circulation laissées aux voitures. Aujourd’hui, piétons, rollers, vélos et trottinettes électriques y circulent à leur guise tandis que les autos sont reléguées sur deux voies et une contre-allée. Du Delanoë avant Delanoë. En beaucoup plus ambitieux et abouti. Les friches qu’a entraînées le transfert des principales activités portuaires vers Le Verdon, à l’embouchure de la Gironde (1976) ont permis à Juppé de remettre la Garonne au centre de la vie citadine.

Hidalgo en rêve, Juppé l’a fait !

Chronologiquement, le second pilier de la politique juppéiste a été le tramway, inauguré en 2003. De l’aveu même de Duchène, ses travaux ont servi de prétexte pour piétonniser une grande partie de l’hypercentre et libérer de grandes places minérales dévolues aux terrasses de café. Symbole de cette renaissance, le « miroir d’eau » des quais et ses jets aquatiques dans lesquels les Bordelais s’ébrouent aux beaux jours. La place de la Bourse s’y reflète magnifiquement. Avec leurs immeubles XVIIIe aux façades blondes, que Juppé a fait ravaler par leurs propriétaires, ces grands-places (Bourse, Comédie, Gambetta, Pey-Berland) illuminent le triangle d’or bordelais. C’est dans ce périmètre classé par l’Unesco que Michel Duchène a institué le secteur à contrôle d’accès : 80 hectares interdits aux voitures des non-résidents, exception faite des livraisons matinales. Hidalgo en rêverait, Juppé l’a fait !

A lire aussi: Issoudun: des cols blancs aux gilets jaunes

Deux des côtés du triangle (place de la Comédie, cours de l’Intendance) étant d’ores et déjà piétonnisés, il se murmure que le troisième (allées de Tourny et cours Clemenceau) suivra d’ici dix ans pour achever la transformation de l’hypercentre en petit paradis touristique. Pendant ce temps, 1,5 million d’automobilistes entrent chaque jour dans la métropole pour y travailler. « Des populations qui auraient bien voulu rester à Bordeaux ont dû partir à cause de l’envolée des prix du foncier », déplore le socialiste Matthieu Rouveyre. À 4 500 euros le prix moyen du mètre carré (et des pics à 10 000 euros !), les spéculateurs immobiliers se frottent déjà les mains. Sans parler des propriétaires d’appartements loués sur Airbnb que la mairie surveille comme le lait sur le feu. Tandis que le montant des loyers a doublé en dix ans, « il n’y a pas de réponse politique pour essayer de freiner ce phénomène. On est à seulement 18 % de logements sociaux ! » critique Rouveyre. Pourtant, « toutes les opérations d’urbanisme prévoient plus de 50 % de logements sociaux : accession sociale à la propriété, prêts locatifs… On essaie de faire de la mixité sociale par immeuble, que les gens aient envie de vivre ensemble, mais ça n’est pas simple », objecte Michel Duchène. Dans les nouveaux écoquartiers Bacalan et Ginko, des Parisiens expatriés acquièrent des appartements à proximité de grosses poches de pauvreté. Proche de Ginko, la cité des Aubiers représente un abcès de précarité et d’immigration autour du lac prisé des bobos. « L’école entre les deux quartiers est boudée par les résidents de Ginko, qui font de l’évitement social », indique le sociologue urbain Francis Pougnet. Pas facile de décréter le vivre-ensemble…

Des autocollants « Parisien, rentre chez toi ! »

Un petit tour dans l’ancien foyer des morutiers, Bacalan, à quelques pas de la cité du Vin (dont le dessinateur Rodolphe Urbs dit qu’elle ressemble à une cirrhose !) dévoile un spectacle des plus étonnants. Le long des hangars, une centaine de grandes enseignes haut de gamme (Hugo Boss, Starbucks, Clarks…) précèdent des halles alimentaires aux prix londoniens. Aujourd’hui livrée aux promoteurs, la zone est connue de longue date comme une mosaïque de communautés maghrébines et gitanes. La loi du marché la rendra-t-elle plus mixte ou plus clivée ? Plus au centre, les Chartrons, quartier historique des négociants en vin, accueille les Parisiens les plus fortunés, peu dépaysés par ces ruelles pleines d’antiquaires et de commerces bio. Pour les esprits bohèmes, à quelques encablures de la gare Saint-Jean, les quartiers Saint-Michel et Sainte-Croix proposent des appartements ou des maisons de 60-70 m2 à moins de 1 000 euros de loyer. Des boutiques de design y voisinent avec des commerces interlopes. Le long du cours de la Marne, entre kebabs et sex-shops, les bobos du voisinage aiment s’encanailler devant un couscous ou un mafé mitonnés comme au bled. L’identité heureuse existe, certains l’ont rencontrée.

Montreuil-sur-Garonne

« Quand j’ai été élu maire en 1989, les annonces dans Sud-Ouest disaient : “Cherchons appartement ou maison dans toute l’agglomération sauf Bègles” ! », raconte Noël Mamère. Voisine de la gare Saint-Jean et du centre-ville bordelais, Bègles a longtemps souffert d’une piètre image de banlieue rouge aux cités mal famées. Malgré son tiers de logements sociaux, l’ex-fief communiste est devenu la Terre promise des Parisiens en quête d’une maison de plain-pied (échoppe) ou d’un logement meilleur marché que dans l’hypercentre. Venu de la capitale avec femme et enfants, Olivier a acquis à crédit une très grande échoppe voici quinze ans. « Une maison comme celle-ci coûtait moins de 100 000 euros. Mon seul regret est de ne pas avoir acheté plus tôt. », confie-t-il. Devant l’afflux de 4×4 et berlines dans son pâté de maisons aux rues étroites, il craint un enchérissement général des prix, à l’image de la boutique bio hors de prix qui vient d’ouvrir. On se croirait à Montreuil.

L’annonce de la ligne grande vitesse n’a pas transporté d’enthousiasme l’ensemble des Bordelais. Un jeune avocat, Vincent Poudampa, a eu un étrange déclic fin 2016. La municipalité célébrait alors la prochaine arrivée du TGV à deux heures de Paris en projetant une image de la tour Eiffel sur le miroir d’eau. « Même si Marseille était à une demi-heure de Paris, ce serait inimaginable là-bas ! Cette manière d’assumer publiquement la transformation de la ville en dénote le manque d’identité », souligne Vincent. Avec un ami urbaniste, ce natif du Béarn décide de fonder le Front de libération bordeluche contre le parisianisme. De détournements en blagues potaches sur les embouteillages incessants ou les pannes du tramway, ce groupe Facebook aux 12 000 membres délivre un message de fond. Comme on ne prête qu’aux riches, beaucoup lui ont attribué – à tort – la paternité des autocollants « Parisien, rentre chez toi ! » apparus à la Toussaint 2017. Plus subtil, Vincent se réjouit du « bad buzz » qui a peut-être précipité le départ de Juppé, mais n’accable pas ces Parisiens dont la seule concession au terroir bordelais est d’appeler les pains au chocolat chocolatines. « Nous, bobos, on est heureux dans le monde que les Parisiens ont introduit. Mais la masse de nos fans Facebook habite des pavillons à l’extérieur de Bordeaux », sourit le juriste. Là se trouve le vivier des gilets jaunes du grand Sud-Ouest, ces périurbains et ruraux qui « ont le sentiment d’être aux portes de la réussite », comme le résume Jérôme Fourquet de l’IFOP.

« La richesse de Bordeaux Métropole ne ruisselle pas à plus de 20 kilomètres »

Il serait néanmoins simpliste de blâmer la méchante métropole égoïste qui chasse ses pauvres à ses marges. « Les gens ont fui la ville idéologiquement : l’accès à la propriété individuelle et au jardin est le rêve des Trente Glorieuses », explique Vincent Poudampa. En pleine explosion démographique, tout comme la métropole toulousaine, autre foyer gilet jaune, l’agglomération bordelaise ne cesse de s’étendre. Deuxième département le plus attractif de France, la Gironde accueille 20 000 nouveaux arrivants chaque année et Bordeaux Métropole en absorbe une part croissante – 9 000 logements dont 3 000 sociaux s’y construisent chaque année ! Beaucoup de nouveaux venus pensent naïvement que la misère sera moins pénible au soleil. Dans des petites villes comme Castillon-la-Bataille, à 50 km de Bordeaux, des marchands de sommeil exploitent la détresse des ouvriers agricoles convalescents, relégués de la petite ceinture bordelaise ou Ch’tis du quart-monde. D’après le maire, 80 % des propriétaires perçoivent directement sur leur compte en banque les allocations logement de leurs locataires. Au point que l’édile doit s’improviser policier de l’urbanisme et a prévu d’octroyer des permis de louer…

La bataille de Castillon

Le Monde se veut catégorique : Castillon-la-Bataille, 3 000 habitants, est « gagnée par le racisme et la peur du déclassement ». Dans un reportage de décembre 2018 signé Sylvia Zappi, le quotidien dresse un réquisitoire contre le maire (LR) Jacques Breillat et une grande partie de ses administrés excédés par « une délinquance de bac à sable ». Collée à Saint-Émilion, cette bourgade aux airs paisibles traîne une réputation de ville pourrie. Pas seulement parce que le taux de chômage y culmine à 27 % et le nombre de bénéficiaires du RSA à 25 %. Ni en raison de sa part d’étrangers (17 %), principalement marocains, venus travailler la vigne dans les années 1970.

Classée zone de sécurité prioritaire, Castillon doit son nom à la bataille qui mit fin à la guerre de Cent Ans. Mais c’est sur un autre front que son courageux édile se bat : la tranquillité publique et la lutte contre ces petites incivilités quotidiennes qui « produisent plus de vote RN que les cambriolages ». Si Marine Le Pen a frisé les 43 % au second tour de la présidentielle malgré son naufrage durant le débat, c’est qu’une partie de la deuxième génération d’immigrés – dont 40 % pointent au Pôle Emploi – entend y faire la loi. Le soir venu, sur la place du PMU, des petits caïds tiennent le mur. Ils sifflent les passantes, organisent des combats de chiens, font venir leurs petits camarades de toute la région en quads ou BMW, la musique à fond les ballons. Contraint d’adopter un arrêté antiregroupement en juin dernier, Jacques Breillat craint qu’« un Gaulois qui n’arrive pas à dormir finisse par disjoncter et tirer » à la carabine. Alors que Le Monde lui attribue « une responsabilité dans cette ambiance délétère », le maire courage dénonce l’amalgame entre ces Franco-Marocains désœuvrés tentés par la drogue et « ceux qui se lèvent à cinq heures du matin pour travailler dans les vignes ou les chais ». À en croire le quotidien vespéral, les premiers sont frustrés, car « le city-stade promis par le maire a mis dix ans à voir le jour ». Imparable. Pourtant, ils n’habitent pas des blocs HLM sordides, mais logent chez papa-maman, au cœur de belles maisonnettes. Le spectre de la banlieue hante néanmoins Castillon : quelques jours après la sortie de l’article du Monde, trois voitures y ont été incendiées…

Non loin de là, aux portes du Périgord, Sainte-Foy-la-Grande rencontre des difficultés semblables, ce qui fait dire au responsable associatif Marc Sahraoui que « la richesse de Bordeaux Métropole ne ruisselle pas à plus de 20 kilomètres ». Ce ne sont pas les gilets jaunes du fin fond du Médoc qui diront le contraire. Depuis une quinzaine d’années, des vignobles mondialement connus cèdent à la tentation frontiste. Non que l’immigration y soit massive, mais la concurrence internationale, l’absence d’industrie et l’enclavement ont fait décrocher ces territoires abandonnés. Il faut une heure et demie pour relier Bordeaux à Lesparre (66 km) en train, et au moins autant via la route départementale continuellement embouteillée. Et dire que la gare de Lesparre-Médoc a failli fermer… « Quand on ferme une gare, ce n’est pas pour le plaisir de la fermer, mais parce qu’elle n’est plus rentable. Autrefois, les gens vivaient autour des gares. C’est fini. On a complètement éclaté le paysage en mettant des lotissements défiscalisés partout », analyse l’avocat du Front de libération bordeluche.

Médoc : la coupe est pleine

« Les Bordelais déferlent sur NOS plages et nous traitent comme des moins-que-rien, des arriérés ! Ils ont fait fortune sur l’esclavage et le commerce triangulaire. On n’a pas besoin d’eux pour vivre ! » tempête Noël, 48 ans. Cet ouvrier viticole à la barbiche donquichottesque assume la rivalité historique entre bourgeois bordelais et petit peuple médocain. Fils d’un petit propriétaire viticole, il n’a quitté sa terre de naissance que pour étudier les lettres à Bordeaux puis y défiler en gilet jaune. « Mon père, fils de républicain espagnol, ne parlait pas un mot de français à son arrivée. Il a commencé à travailler à 13 ans », puis acheté des terres qu’il a revendues il y a trente ans. En vingt ans de métier, Noël a vu les vignobles se mondialiser, via les exportations vers la Chine, les États-Unis, l’Australie et se faire racheter par des grands groupes français (Axa, LVMH) ou chinois. Son dernier patron a revendu ses vignes à un gros consortium : « C’est un monde froid et impersonnel au service des actionnaires et de leurs dividendes. Je n’ai même plus le droit de téléphoner à la comptable qui est à Libourne », soupire cet allocataire d’une pension d’invalidité pour cause de dos ruiné. Sur cette presqu’île médocaine, le Code du travail n’est qu’une litanie de vœux pieux, chaque château appliquant « un système féodal » de plus en plus précaire. Les travailleurs marocains des années 1970 sont fréquemment remplacés par des prestataires extérieurs (Est-Européens, Sahraouis…). Marié à une Algérienne, Noël vote Le Pen par souverainisme et attachement aux traditions locales « qui nous préservent de l’hégémonie d’une culture exogène et de folies comme l’islamisme ». Souvent, il se demande quel Médoc il laissera à sa fille. Depuis vingt ans, la majorité des jeunes ne veut plus se tuer à la tâche dans les vignes. « Les gens d’ici meurent à soixante ans d’un cancer des voies biliaires à cause des pesticides et des fongicides. Même après la douche, on sent le soufre. »

L’étalement urbain amènera mécaniquement la métropole bordelaise au million d’habitants (contre 750 000 aujourd’hui, dont le tiers à Bordeaux) sans que les déséquilibres du département aient été réglés. Dans le département polycentré qu’est la Gironde, Bordeaux, Libourne et Arcachon se tournent mutuellement le dos. Aujourd’hui à vingt minutes de train de Bordeaux, Libourne lui tend les bras, mais « il faut être deux pour nouer un contrat », rappelle le sociologue urbain Francis Pougnet. Bizarrement, aucune stratégie départementale ou régionale d’aménagement du territoire n’a été pensée, y compris dans le cadre du projet « Bordeaux 2050 ».

Bordeaux synthétise le malaise français

L’État a bien pris en charge l’opération d’intérêt national Euratlantique, mais ce vaste projet vise à regrouper des sièges de grandes entreprises de la rive droite bordelaise à Bègles, sans se projeter au-delà. Un temps, il fut question d’émanciper institutionnellement Bordeaux Métropole du reste de la Gironde, comme cela s’est fait à Lyon. Mais les gilets jaunes ont eu raison de ce projet que soutenait mollement Juppé.

À l’avenir, la métropole bordelaise n’a pas intérêt à tout miser sur le tourisme et la high-tech. « Si Bordeaux intra-muros est à plus de 60 % une économie de services, l’agglomération ne pourra s’épanouir en se tournant exclusivement vers Paris », prévoit l’administrateur judiciaire Aurélien Morel. Malgré la fermeture annoncée de l’usine Ford, que Chaban avait fait venir dans la métropole durant son passage à Matignon, l’agglomération conserve un fort bastion industriel : Mérignac. Autour de l’aéroport, 5 000 emplois industriels répartis entre l’armée de l’air, Dassault, Thalès et d’autres pointures concentrent la matière grise. Quoiqu’en forte croissance, Mérignac peine à réinsérer ses chômeurs, a fortiori les moins qualifiés. Espérons que le futur campus Thalès, annoncé comme une Silicon Valley française, s’adresse aussi aux derniers de cordée.

A lire aussi: Bordeaux, un vin trop riche?

À bien des égards, Bordeaux synthétise le malaise français : une importante minorité mobile, qualifiée et ouverte sur le monde éclabousse de son dynamisme la masse des perdants cantonnés à la périphérie des grands centres urbains. Conscient des limites de son action, Alain Juppé a établi un diagnostic lucide au cours de son entretien à France 3 : « La majorité des emplois reste dans la ville-centre. Il faut changer ». Comme Nantes, Lyon, Strasbourg, Montpellier ou Rennes, Bordeaux a revivifié son centre-ville au cours des années 1990-2000 sans réussir à entraîner toute une région. Faute de modèle économique et territorial apte à intégrer l’ensemble des couches sociales, la colère des gilets jaunes contre la France qui brille n’est pas près de s’éteindre. Malheur aux vainqueurs.

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Lapidation des homosexuels: ces fans français d’Erdogan qui défendent Brunei

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Le sultan de Brunei et le président turc Recep Tayip Erdogan. Sipa. Auteurs : Kayhan Ozer/AP/SIPA. Numéro de reportage : AP22141150_000049

David Bizet, alias Davut Paşa, imam alsacien idéologiquement proche du président turc Erdogan, a publiquement exprimé son soutien au sultanat de Brunei. Ce petit Etat régi par la charia vient d’adopter la lapidation comme châtiment contre les homosexuels et les coupables d’adultère. Pour un ex-candidat aux législatives, voilà qui fait désordre. Bizet/Pacha est-il l’arbre qui cache la forêt des réseaux Frères musulmans turcs en France ? Enquête.


Acteur majeur de la nébuleuse islamo-turque française, un certain « Davut Paşa », David Bizet de son vrai nom, s’est récemment illustré par cette publication sur Facebook.

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Davut Paşa, principal responsable de la Grande Mosquée Eyyûb Sultan de Strasbourg s’est ainsi permis d’exprimer publiquement depuis la France son soutien au sultan de Brunei qui a décidé de faire appliquer la lapidation pour l’homosexualité et l’adultère ou encore l’amputation d’une main ou d’un pied en cas de vol.

Il aura quand même tenté de se disculper de toute homophobie avec un tweet fabuleux: « Je n’ai rien contre les homosexuels, tant qu’ils s’aiment entre eux et que cela reste entre eux. »

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Trop tard… Le tollé suscité a notamment fait réagir le député LR Julien Aubert qui n’a pas manqué d’interpeller le ministre de l’Intérieur sur le sujet.

Pour rappel, l’individu en question s’était présenté aux élections législatives en 2017, contraint cette fois d’utiliser son véritable patronyme : David BIZET, Conseiller en pédagogie-éducation, communication, militant, Mulhouse – FRANCE.

Voilà comment se comporte le réseau d’Erdogan sur notre territoire afin d’y répandre l’islamisme le plus rétrograde. David Bizet n’est pas un cas isolé. Beaucoup d’autres individus dûment identifiés dans le Grand Est français pratiquent cet entrisme. On les retrouve candidats aux municipales ou autres et ils n’hésitent pas à se saisir de l’opportunité démocratique ou des sujets d’Éducation pour véhiculer et promouvoir leur communautarisme et leur islamisme rétrograde. Cette méthode porte un nom dans la secte frériste : le « Tamkine ».

Erdogan et la diaspora : une grande histoire d’amour

Paris, 7 avril 2010, Recep Tayyip Erdogan alors Premier ministre déclarait devant plus de 6000 membres de la diaspora turque rassemblés pour l’occasion: « Nul ne peut vous demander d’être assimilé. Je l’ai déjà dit dans le passé. Je le répète. Vous demander l’assimilation est un crime contre l’humanité »

Dans le même discours, à propos de la création d’établissements religieux et scolaires turcs en France, il ajoutait : « Nous allons suivre la France par un marquage rapproché. Notre ministre des affaires étrangères, notre négociateur en chef, nous allons tous suivre les choses. Nous allons faire les démarches nécessaires. »

Les objectifs étaient donc clairement énoncés :

-Un appel sans ambages au communautarisme.

-Une volonté clairement affirmée de faire « sécession » de l’Éducation nationale.

-Un appel aux binationaux et nationaux turcs résidents en France à se faire une sorte de « cheval de Troie » de l’Islam politique prôné par l’AKP.

En 2013, une réforme opportune autorisa donc les ressortissants turcs de l’étranger à participer aux scrutins nationaux depuis le pays où ils résident. Les effets de cette réforme ne se sont pas fait attendre.

L’élection présidentielle d’août 2014 aura ainsi permis à plus de 250 000 expatriés de prendre part aux opérations de vote. Pas assez semble t-il pour Monsieur Erdogan et son parti l’AKP. Les procédures de participation furent donc à nouveau simplifiées.

Ainsi, près d’un million d’expatriés auront pris part aux élections législatives de juin 2015 et près de 1,3 million lors des législatives anticipées du 1er novembre 2015. Ces dernières auront largement conforté l’AKP d’Erdogan.

Six consulats turcs se trouvent en France, celui de Strasbourg qui regroupe dix départements de l’est de la France enregistre plus de 75 000 électeurs inscrits. Jackpot : en 2014, les Turcs strasbourgeois se sont prononcés à 74% en faveur de M. Erdogan. Strasbourg, est donc un des fiefs de l’AKP en France.

 

Cette stratégie passe par plusieurs institutions basées à l’étranger :

– Le Conseil pour la justice, l’égalité et la paix (Cojep), créé dans le Grand Est et présent dans seize pays d’Europe dont la France. Le COJEP se présente comme une ONG visant à approfondir la discussion sur la place des minorités dans les pays européens pour construire une société plus solidaire dans le cadre d’une nouvelle Europe.

– La Ditib Strasbourg, l’union turco-islamique des affaires religieuses du Grand Est.

– Le Millî Görüs (dont David Bizet se réclame ouvertement) est le principal mouvement islamique proche de l’AKP qui encadre la diaspora. En France, l’organisation « Confédération Islamique Millî Görüş » (CIMG) gère 70 mosquées et compte plusieurs dizaines de milliers de membres. Elle porte notamment le projet de la plus grande mosquée d’Europe, en France à Strasbourg : la mosquée Eyyûb Sultan de Strasbourg. La CIMG est un membre statuaire du Conseil français du culte musulman (CFCM) et à ce titre elle est présente au bureau exécutif.

Sur fond de clientélisme et de communautarisme exacerbés, les Frères musulmans pro-Erdogan ont abandonné leur bonne vieille stratégie de dissimulation (taqya) pour tomber le masque. Après les percées d’un mouvement parrainé par l’AKP aux dernières législatives dans l’Est, les prochaines échéances électorales nous réserveront sans doute de belles découvertes.

« Rouge »: l’art soviétique en noir et blanc

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"Millions de travailleurs ! Rejoignez la compétition socialiste !", Gustav Klucis, vers 1927. ©Collection du musée national des Beaux-Arts de Lettonie

Jusqu’au 1er juillet, le Grand Palais accueille l’exposition « Rouge » consacrée à l’art soviétique de 1917 à 1953. Si l’événement offre un passionnant aperçu du foisonnement artistique de l’époque, son esprit manichéen réduit l’art figuratif à un simple avatar du stalinisme. 


À parcourir l’exposition « Rouge » au Grand Palais, l’histoire de l’art dans la Russie des soviets serait très simple. Il y aurait d’abord le magnifique jaillissement des avant-gardes, leurs « utopies généreuses », leurs « trésors de créativité ». Puis, avec la prise de pouvoir du méchant Staline, une mise au pas interviendrait au profit d’une figuration passéiste et asservie. Une bonne part de la presse y fait écho. Antiennes et répons semblent sortis d’un même missel de la modernité. Le problème est que tout cela est très réducteur et, surtout, en grande partie faux. Rappel des faits et pistes de réflexion.

Les avant-gardes sont tout sauf des « utopies généreuses »

Les avant-gardes, appelées à l’époque « artistes de gauche », rassemblent des créateurs radicaux tels que futuristes, constructivistes, etc. Ce sont avant tout d’ardents révolutionnaires. Certes, ils sont souvent plus anarchisants et imprévisibles que d’autres, mais pas moins déterminés. Ils prennent immédiatement des postes clés à l’Izo-Narkompros, branche du ministère de l’Éducation chargée des arts visuels. Ils créent des ateliers, ont des journaux, comme le LEV de Maïakovski. Ils accaparent les commandes publiques.

Les artistes figuratifs, assimilés au goût « bourgeois », sont alors dans une très mauvaise passe. Nombre d’entre eux partent en exil. Les avant-gardes font pression sur les autorités pour une liquidation totale de la figuration. Maïakovski en est sûr : « Le peuple est futuriste. » Malevitch martèle : « L’art imitatif doit être détruit comme l’armée de l’impérialisme. » Ils veulent que leur art, et lui seul, soit reconnu comme « art communiste ». Les avant-gardes ne cessent d’exiger la fin du pluralisme artistique à leur profit. L’ironie de l’histoire consiste en ce qu’elles soient exaucées sur ce point, mais à leurs dépens.

A lire aussi: Il faut sauver le Grand Palais

La liquidation de l’art figuratif ne relève pas seulement pour eux d’une rivalité de faction, c’est le cœur de leur doctrine. Pour saisir leur état d’esprit, on pourrait établir un parallèle avec la théologie négative. Pour certains mystiques, en effet, Dieu dépasse infiniment ce qui peut être approché par l’intelligence et la sensibilité humaines. Dieu est plus grand, plus beau, plus vrai, plus tout. Dès lors, tout ce à quoi on peut s’attacher sur Terre ne représente que de médiocres pis-aller freinant la quête de l’absolu. La Révolution, pour les avant-gardes artistiques russes, c’est un peu la même chose. Il est question de faire table rase du passé, et particulièrement des charmes trop humains de la peinture bourgeoise. Le terme de suprématisme adopté par Malevitch exprime bien cette soif d’absolu. Son Carré blanc sur fond blanc ou encore Pur rouge, d’Alexandre Rodtchenko, traduisent l’impatience d’en finir avec la figuration. Les pulsions éliminatrices des avant-gardes ressemblent beaucoup à celle des iconoclastes au temps de l’Empire byzantin, à ceci près qu’elles se situent dans le contexte infiniment plus dangereux d’un totalitarisme du XXe siècle. Cessons de les trouver « généreuses » !

L’échec des avant-gardes est scellé bien avant Staline

Les artistes de gauche veulent transposer dans le champ artistique l’injonction de Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. » Ces artistes n’envisagent donc ni de représenter l’existence humaine ni d’exprimer les sentiments qu’elle leur inspire. Ils visent des changements concrets dans la vie des gens. Pour reprendre les mots de Trotski, ils ne souhaitent pas que leur art soit un « miroir », aussi profond soit-il, mais un « marteau ».

C’est dans ce choix fondateur que se trouve la clé de leur réussite et aussi la cause de leur échec. Côté réussite, ils produisent des objets utilitaires s’apparentant au design : vaisselle, tissus, vêtements, meubles. Ils décorent des fêtes, des rues et des trains… « Les murs sont nos pinceaux, les places sont nos palettes », proclame Maïakovski. Marinetti, père du futurisme et du fascisme italien, vient les soutenir. Dans le domaine de l’architecture, ils signent des réalisations particulièrement marquantes. Tout ceci est intelligemment présenté dans l’exposition « Rouge ».

L’histoire de l’art, c’est toujours mieux quand on l’écrit soi-même

Dès son ouverture en 1977, le centre Beaubourg (organisateur de l’exposition « Rouge ») se lance dans de grandes expositions visant, par leur taille et par leurs références internationales, à écrire d’une nouvelle façon l’histoire de l’art du XXe siècle. Il y a ainsi « Paris-Berlin », « Paris-New York », etc. Magnifiques expositions au demeurant.

Cette façon de faire autorité est évidemment tout sauf neutre. Elle sert manifestement la sensibilité portée par le centre Beaubourg et les projets de ses premiers dirigeants, comme Karl Pontus-Hultén. Les amateurs d’art des périodes concernées auraient cependant été très surpris de voir apparaître tant d’inconnus et de ne pas trouver trace des artistes considérés comme majeurs en leur temps, tel Despiau, expurgé de « Paris-Paris » en 1981.

Avec l’actuelle exposition « Rouge », on se souvient surtout de « Paris-Moscou » qui, en 1979, met en histoire les avant-gardes russes exhumées d’un profond oubli peu avant. Le problème est peut-être justement qu’en quarante ans le regard sur cette période de l’histoire ne s’est guère élargi.

Cependant, les limites de cet art utilitaire sont tout de suite perçues par les autorités bolcheviques. Anatoli Lounatcharski, dirigeant du Narkompros, confronté à des ultimatums exigeant l’exclusivité, préserve pourtant le pluralisme. Ce vieux compagnon de Lénine et ancien guide au Louvre a une approche assez libérale des arts. Lénine a lui aussi une culture éclectique et des goûts classiques. Il déteste les « épouvantails futuristes ». En outre, il se méfie de ces artistes « de gauche » aux tendances anarchisantes.

C’est Trotski qui théorise le refus. Dès 1922, alors que la guerre civile s’achève, il rédige un livre intitulé Littérature et Révolution intégrant les questions artistiques. Quoi que l’on pense de ce redoutable personnage, force est de constater qu’il fait une analyse époustouflante des enjeux artistiques de son temps (analyse qui, notons-le au passage, pourrait aussi aider à comprendre certaines difficultés de l’art contemporain).

Trotski énonce d’abord un argument de fond. Son idée est qu’en s’interdisant la figuration, les avant-gardes se privent de la possibilité essentielle de représenter et d’interpréter l’existence humaine. Il écrit : « L’art, nous dit-on, n’est pas un miroir, mais un marteau, il ne reflète pas, il façonne […]. Si l’on ne peut se passer d’un miroir pour se raser, comment pourrait-on se construire ou reconstruire sa vie sans se voir dans le miroir de la littérature ? » (Il emploie alternativement les termes arts et littérature, domaines englobés dans une même analyse.)

Suit un argument circonstanciel. Les avant-gardes n’ont, selon lui, pas dépassé le stade de recherches inabouties. Elles restent étrangères aux masses et impropres à interagir avec elles. « Il est tout aussi impossible, écrit-il, de canoniser des recherches que d’armer un régiment avec une invention inaboutie. » Il n’est donc pas question de jeter le bébé avec l’eau du bain : « Renoncer à l’art de métier, c’est enlever un outil aux mains de la classe qui construit une nouvelle société. »

Les avant-gardes perdent vite leur influence au long des années 1920. Staline, en consacrant le « réalisme socialiste » après sa prise de pouvoir en 1929, ne fait que conclure un processus engagé bien avant lui. Nombre d’artistes d’avant-garde cessent alors leur activité ou évoluent vers d’autres tâches comme l’affiche de propagande. Alexandre Rodtchenko (1891-1956) est typique de ce glissement. Constructiviste et expérimentateur au départ, c’est par la photo, le collage et le photomontage qu’il brille désormais. L’exposition « Rouge » rend magnifiquement compte de son talent. Il conjugue avec virtuosité clichés, mises en page audacieuses et typographies de choc. Cependant, on peut parfois ressentir comme un malaise. Comment se délecter, par exemple, de son rendu euphorisant du percement du canal de la mer Blanche ?

Le réalisme russe n’est pas une invention stalinienne, il s’inscrit dans une histoire extraordinairement riche

Pour bien comprendre le retour en force de la figuration au cours des années 1920, il faut prendre la mesure de l’héritage extrêmement riche de la période précédente. Deux mouvements, les Peredvijniki (« les Ambulants ») et Mir Iskousstva (« le Monde de l’art ») ont placé la Russie au tout premier plan des pays artistiques. Il y a énormément d’artistes de très grande qualité en Russie au début du xxe siècle. Notre francocentrisme méconnaît ces merveilleux créateurs.

Dans les années 1920, nombre de ces artistes sont encore présents en Russie ou ont formé des élèves. En 1922, ils fondent l’AKhRR (Association des artistes de la Russie révolutionnaire), organisation qui va coordonner le déploiement de la figuration avec la bénédiction des autorités. L’URSS se couvre de portraits de Lénine, puis de Staline et autres Gorki. Les fêtes au kolkhoze le disputent aux chantiers de construction. Certaines œuvres entretiennent la haine de la bourgeoisie d’antan (Boris Ioganson) ou stigmatisent les ennemis intérieurs et les tire-au-flanc. Cependant, dans l’ensemble, la tonalité est à l’enthousiasme permanent. Il est question de positivité, d’avenir, de joie et de sport. Le soldat comme l’ouvrier sont d’infatigables combattants. Difficile de regarder ces peintures en faisant abstraction de leur côté souvent mortifère ou ridicule. Tout ceci apporte indiscutablement de l’eau au moulin des détracteurs actuels.

Cependant, on aurait tort de conclure, avec les organisateurs de l’exposition, à « une faiblesse plastique de la plupart des toiles ». C’est souvent le contraire qu’on peut observer. Un artiste comme Alexandre Deïneka (1899-1969) s’avère même exceptionnel. Fils de cheminot et ardent communiste, il collabore avec tous les régimes jusqu’à Brejnev. On peut ne pas le trouver sympathique, mais penser comme certains qu’un artiste de la période stalinienne est forcément mauvais est une ânerie. Dirait-on de Dmitri Chostakovitch ou de Sergueï Eisenstein qu’ils sont mauvais pour ces mêmes raisons ? Deïneka s’affirme en réalité dans un style très personnel associant certains aspects du constructivisme à une lecture épurée de la tradition réaliste. S’il adhère à la vision radieuse du socialisme, il produit aussi nombre d’œuvres où l’homosexualité masculine, pourtant interdite, s’affiche. On a affaire à un grand artiste et on aimerait le connaître davantage.

"Pleine liberté", Alexandre Deïneka, 1944 ©Adagp, Paris, 2019 / State Russian Museum, St. Petersburg
« Pleine liberté », Alexandre Deïneka, 1944 ©Adagp, Paris, 2019 / State Russian Museum, St. Petersburg

Derrière la façade de la peinture officielle persiste également une diversité de la création. Même Gerassimov (1881-1963), quatre fois prix Staline, brosse des œuvres intimistes. Des artistes de l’ancien régime comme Mikhaïl Nesterov (1862-1942) continuent à peindre dans des formats réduits, par exemple des portraits pleins d’acuité. Cet aspect du réalisme russe est malheureusement complètement absent de cette exposition en grande partie à charge.

La grande singularité de la Russie au XXe siècle réside donc surtout dans la permanence d’une importante figuration. Son enseignement n’y cesse jamais, pas plus que dans l’Europe de l’Est. Même en Chine, de nombreux instructeurs russes sont présents. Rien d’étonnant que le renouveau figuratif auquel on assiste aujourd’hui soit principalement le fait d’artistes de l’ancien bloc de l’Est et de Chinois.

À voir absolument : « Rouge, art et utopie au pays des soviets », Grand Palais, jusqu’au 1er juillet 2019.

Pour approfondir : Igor Golomstock, L’Art totalitaire : Union soviétique, IIIe Reich, Italie fasciste, Chine, Carré, Paris, 1991.

Llinas réinvente le cinéma des origines

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la flor llinas argentine
"La flor : partie 4", un film de Mariano Llinas.

 La Flor : partie 4 du cinéaste argentin Mariano Llinas clôt un ensemble d’une durée de quatorze heures mêlant polar, drame, science-fiction et comédie. Magistral.


Le temps ne fait rien à l’affaire, quand on est génial, on est génial. D’une durée de trois heures trente, cette ultime partie de La Flor clôt un ensemble d’une durée de quatorze heures au total. Prenant à contre-courant l’engouement général et fatigant pour les séries télé, un cinéaste argentin et francophile réinvente le cinéma des origines, lequel ne reculait pas devant les épisodes et autres suites diverses.

Mélo, polar, drame, science-fiction, comédie, cette fleur de cinéma pur ne renonce à explorer aucun genre pour jouer à saute-mouton avec un quatuor d’héroïnes réjouissantes. On peut sauter dans ce train en marche et voir isolément cet épisode qui offre un sidérant hommage au Jean Renoir de Partie de campagne. Reprenant sa bande-son, le film y pose ses images inspirées, comme celles d’un ballet d’aviation. On entend alors le film de Renoir comme on ne l’entendait plus et ces nouvelles images nous remplissent d’un bonheur cinéphile absolu. Et n’oubliez pas de rester jusqu’au bout du générique de fin.

La Flor : partie 4, de Mariano Llinas. Sortie le 3 mars.