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Duras, la mer, l’été

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Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (6)


Je crois en avoir fini avec Duras, et puis non, je pense à elle, j’ouvre un de ses romans, je replonge dans son univers hypnotique, je suis sous le charme de la scansion de sa phrase, je vois les ficelles dont elle use et abuse, mais ça ne fait rien, je la relis, et le charme agit toujours, comme l’alcoolique qui croyait en avoir fini avec l’alcool, qui touchait sa petite pièce quand il salivait devant un Campari, il tenait bon, et il cédait, entrait au Central et s’en jetait un au comptoir en zinc.

Il aura suffi d’une promenade sur la plage qui conduit aux Roches Noires pour se jeter sur n’importe quel livre de Duras.

Derrière la fenêtre en ogive, elle regarde « la mer jusqu’au rien », plus précisément la procession des pétroliers vers le cap d’Antifer. Est-elle avec Yann Andréa ? Je ne peux le dire, mais c’est probable. Nous sommes en 1980, l’été 80 précisément. Serge July lui a proposé pour son journal, Libération, une chronique régulière. Elle a fini par dire que c’était possible, mais une chronique le temps de l’été, une fois par semaine, pas plus. Elle voulait disposer de ses journées tout entières ouvertes sur rien, sinon il y aurait l’angoisse, et ensuite l’alcool. Elle a dit qu’elle ne collerait pas à l’actualité, celle qui s’imposait à tous. Elle a dit que ce serait l’actualité qu’elle considérait comme importante à ses yeux. Alors elle a parlé de ce qu’elle voyait de sa fenêtre, comme maintenant où je la devine derrière les carreaux légèrement opacifiés par les embruns, elle a parlé de l’enfant au vêtement rouge, qui la regardait, elle, le cerf-volant au-dessus de la mer, la mer elle-même. « Ses yeux étaient plus clairs que d’habitude, plus effrayants aussi à cause de l’amplitude aveugle de ce qu’il y avait à voir ». Elle a parlé de l’été survenu d’un coup, de la chaleur, de l’orage qui crèvent sur la Manche, et du soleil plus brûlant après. « Il ne dissipe pas la tristesse de la plage », elle écrit. « Rien ne peut le faire », elle précise. Puis elle a parlé de l’actualité tandis que le cargo blanc attendait à l’horizon, vers la raffinerie immense. Elle écrit cette phrase, dans un autre livre. Cette phrase, la voici : « C’est bien connu que c’est dans les ports qu’on trouve le plus grand nombre de secrets ». Ça résume l’histoire de mon nouveau roman[1] à paraître à l’automne. J’aurais pu la placer dans le récit, dire que c’était une citation de Duras mais je ne m’en souviens que maintenant sur la plage.

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Elle a parlé d’Anouar el Sadate qui venait d’enterrer l’empereur d’Iran. Elle dit la raison : « […] au cours de la guerre de 73 ce même empereur avait rendu un service inoubliable au peuple égyptien ». Le shah d’Iran est mort en exil, en Égypte. Nixon, qu’elle traite de «voyou», a assisté aux obsèques, au Caire. À Persépolis dans les bons jours, au Caire dans les jours sombres. Passer outre les crimes du shah – en attendant pire avec les mollahs. Elle affirme : « De Gaulle serait allé au Caire. Ça doit être très rare de ne faire qu’un avec sa fonction, d’oser, d’être le même individu face à l’État et face à sa vie ». Duras gaulliste, le disant dans Libération. Eh oui. Ses souvenirs d’enfance se mêlent à ceux du Havre, à la chaleur, la mer basse. « On entend à peine le halètement de la retombée des vagues, dans le silence de loin en loin, son souffle ». C’est exactement ça, là, devant les Roches Noires.

Après il y a le calme de la nuit, le calme pour écrire, pour dire que c’est le matin qui apporte le calme de la nuit. Ces chroniques devaient être éditées. L’été 80 est devenu un livre, sur ce qui, par essence, est éphémère : l’actualité dans un journal qu’on finit toujours par jeter. Un livre écrit par Duras qui a transformé l’actualité en littérature.

Et puis l’été a fini ; « l’été est devenu gris, le soleil est passé. Les pétroliers d’Antifer étaient toujours en ligne dans cet axe du Havre, rentreront cette nuit avec la marée haute, en resteront là par nous abandonnés dans l’agonie des derniers jours ». Et puis il a fallu se tenir dans la chambre noire, ouvrir les yeux sur le noir de la chambre, il a fallu écrire, parce que c’était l’unique possibilité de fixer l’enfant, le cerf-volant, l’été 80.

Marguerite Duras, L’été 80, Les Éditions de Minuit. 112 pages

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Philippe Sollers entre les lignes

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A paraître le 2 octobre :


[1] Portuaire, Kubik Éditions, sortie le 2 octobre.

L’antiquité grecque corrigée par Asimov

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Le célèbre auteur de science fiction s’attaque à l’histoire de la Grèce à travers une oeuvre de vulgarisation très touffue. De l’époque archaïque à l’après-1945, le romancier démontre une érudition remarquable. Le texte, parfois d’une grande densité, est allégé par les belles illustrations de l’artiste Benjamin Van Blancke.


Après La République romaine puis L’Empire romain, diptyque dédié à l’histoire de la Rome antique, voilà qu’en avril dernier feu le manitou de la SF Isaac Asimov (1920-1992), auteur chéri d’Elon Musk – cf. le cycle Fondation, Fondation et Empire, Seconde Fondation…- se
rappelait à nous avec, inédit en traduction française, un nouveau volume sobrement intitulé Les Grecs, mais dont le sous-titre annonce « une aventure grandiose » : digest haut en couleur, que votre serviteur avait mis de côté, s’en réservant la lecture pour les sables de l’été.

Changé en essayiste, le génial romancier y fait montre une fois encore de sa stupéfiante érudition : condensant les millénaires qui séparent l’ère mycénienne, Sparte, la guerre du Péloponnèse, la pax romana, la domination ottomane, etc., des modernes Hellènes réchappés des deux guerres mondiales puis de la dictature militaire, désormais assagis et rentrés en bon ordre dans le rang des démocraties européennes. Enfin, pas tout à fait encore, du temps où Asimov publie son essai, en 1965, dédié « A John Fitzgerald Kennedy, 35ème président des États-Unis ».

L’Ère Mycénienne. Avec l’autorisation des éditions Les Belles Lettres © Benjamin Van Blancke, 2025.

Un puissant tropisme nord-américain sous-tend d’ailleurs sa prose : celle-ci s’adressait clairement à un lectorat autochtone, pas nécessairement féru de culture attique. D’où les raccourcis, aussi saisissants que savoureux, dont elle est émaillée, telle un moderne épitomé.  Cet abrégé goûteux compte tout de même 350 pages – et plutôt denses ! On y apprendra par exemple que « le territoire d’Athènes était de la taille de celui de Rhode Island, le plus petit état des États-Unis. Celui de Sparte faisait celui de Rhode Island plus celui du Delaware, les deux plus petits états des Etats-Unis ». Tout au long, la volonté didactique le dispute au détail anecdotique, non sans un certain prosaïsme. Ainsi, autour de l’Acropole, « la peine de mort était prévue pour plusieurs délits contre la propriété, même légers. On pouvait ainsi être condamné à mort pour avoir volé un chou et à quelqu’un qui lui demandait pourquoi, Dracon [que, trois lignes plus haut, Asimov a soin de relier au mot « draconien »] aurait répondu : ‘parce que je n’ai pas trouvé de châtiment plus sévère’ ».

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Les Grecs pour les nuls ? Lecture faite, vous n’ignorerez plus rien de Thémistocle, de Darius, de Xerxès ou de Périclès ; vous saurez de source sûre qu’« en octobre 356 av. J.-C., l’Artémision fut détruit par le feu et il s’avéra que l’incendie était volontaire » ; qu’« après la bataille de Gaugamèles, Alexandre s’empara sans résistance de Babylone et, quelques mois plus tard, arrivait à Suse, au cœur de la Perse » ;  ou encore que « l’Empire séleucide continua de décliner  après la révolte judéenne » [ au deuxième siècle avant J.-C.].  Bref, pour le lecteur ingénu tout à fait ignorant de l’histoire antique et de ses prolongements, l’ouvrage invite à un profitable exercice de mémoire. Esprits paresseux, s’abstenir !

Les Guerres Médiques. Avec l’autorisation des éditions Les Belles Lettres © Benjamin Van Blancke, 2025.

C’est donc fort judicieusement qu’insérées au fil des chapitres, un certain nombre de cartes se rappellent aux cerveaux rebelles à la géographie, ou sans aptitude particulière à placer sans se tromper les cités de Thèbes, de Marathon ou de Chalcis. Flanquée d’un index, une intimidante chronologie referme, sur 12 pages, ce récit aux mille visages et aux cent lieux, de la Perse à la Sicile, dont la visée vulgarisatrice ne préserve pas absolument du risque de perdre pied dans la touffeur de ses linéaments.

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Quoiqu’il en soit, à l’élégance de cette belle édition participent au premier chef les capiteux dessins à l’encre noire signés du jeune artiste bruxellois Benjamin Van Blancke, de longue date illustrateur maison aux Belles lettres, lesquels accompagnent le texte d’Asimov :  ponctuation imaginative, délectable et sensuelle, à la limite du kitch, aussi évocatrice des mœurs antiques que le furent, en leur temps, pour la Rome de Jules César, les bandes dessinées d’Alix telles que tracées au trait par le regretté Jacques Martin. 

A lire : Les Grecsune aventure grandiose, essai historique de Isaac Asimov. Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet. Illustrations de Benjamin Van Blanke. 386p., Les Belles Lettres, Paris, 2025.

Les grecs: Une aventure grandiose

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Intifadas ici et là-bas : une crise du politique dans la civilisation démocratique

Les « incivilités » et les « débordements de jeunesse », en France comme ailleurs en Europe, ne représentent pas qu’un désordre social ponctuel, mais sont les signes une lutte généralisée et diffuse. Une certaine jeunesse se révolte contre l’autorité, la démocratie et la civilisation occidentale, sous l’influence de l’idéologie islamiste qui, par la religion, légitime le retour d’une forme de violence rédemptrice.


Ce que l’on désigne, avec les précautions linguistiques d’usage, sous les termes d’«incivilités», de «violences urbaines», ou de «débordements de jeunesse», constitue en réalité l’un des symptômes les plus alarmants d’un phénomène qui excède de loin les limites du fait divers ou du désordre social ponctuel. Il s’agit, à l’échelle de nos sociétés européennes, et singulièrement en France, d’une insurrection diffuse, intermittente mais persistante, menée par une partie significative de la jeunesse issue de l’immigration musulmane contre les institutions représentatives de l’ordre démocratique. L’on parlera ici, sans détour, d’intifada intérieure, non par goût de la provocation, mais parce que le terme dit ce qu’il doit dire : un soulèvement contre un pouvoir perçu comme illégitime, étranger, hostile, oppressif.

La référence quasi obsessionnelle à la cause palestinienne, l’identification affective au combat contre l’« occupant israélien », l’usage des drapeaux, des symboles, des mots d’ordre, montrent qu’il ne s’agit pas simplement d’un mimétisme géopolitique ou d’une solidarité abstraite. Ce qui se joue là, c’est la transposition, dans le théâtre intérieur des nations européennes, d’un imaginaire de lutte structuré par la détestation de l’Occident, de ses principes et de son univers symbolique.

I. De l’économie matérielle à l’économie symbolique de la conflictualité

Il importe de déconstruire ici une lecture qui demeure hégémonique malgré les preuves de son inadéquation : celle qui attribue les violences à des facteurs strictement sociaux – chômage, discriminations, relégation urbaine. Ces éléments sont réels, bien sûr, mais ne suffisent pas à expliquer le saut dans la haine et la volonté destructrice. Nombre de groupes sociaux marginalisés dans l’histoire n’ont pas épousé de tels schémas de confrontation. Ce qui distingue la situation présente, c’est l’articulation entre un vide existentiel, un ressentiment historique, et une grille de lecture idéologique fournie par la religion dans sa forme radicalisée.

Ce que Wilhelm Reich appelait la « peste émotionnelle » permet ici de saisir ce nouvel agencement du pathos collectif : un enchevêtrement de traumatismes, souvent transmis, parfois imaginés, qui sert de matériau à la construction d’une identité victimaire. L’histoire y est réécrite comme un catalogue de blessures subies, sélectionnées selon un usage stratégique de la mémoire. Loin de permettre la sortie de la condition victimaire par l’élaboration du passé, cette mémoire fige les sujets dans un état d’humiliation permanente, propice à toutes les manipulations.

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Nous ne sommes plus dans un monde structuré uniquement par l’économie de la production matérielle, mais dans une économie du sens où l’information, les récits et les mythes jouent un rôle aussi décisif que l’accès à l’emploi ou au logement. C’est pourquoi l’intervention thérapeutique, sociale ou politique qui négligerait cette dimension symbolique et imaginaire de la conflictualité s’exposerait à l’échec.

II. Une crise de la transmission : la dissolution du père

Il est impossible de comprendre ce phénomène sans interroger la métamorphose des structures familiales et des figures de l’autorité. Le passage du père travailleur, porteur d’une forme d’autorité verticale, au père déchu, humilié, au statut marginal, a produit une rupture générationnelle sans précédent. L’autorité n’est plus située dans la transmission intergénérationnelle, mais dans la bande, dans la fratrie, dans la loi du groupe.

Ce renversement a une conséquence anthropologique majeure : l’impossibilité de traverser le conflit œdipien, qui est pourtant la condition même de l’entrée dans l’ordre symbolique. En l’absence d’un père identifiable comme figure tierce, la mère devient l’image de l’omnipotence frustrante : l’État, la République, la société tout entière prennent alors le visage d’une mère archaïque, castratrice et oppressive, contre laquelle l’agressivité ne connaît plus de limites.

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Ce phénomène, loin d’être pathologique au sens strict, relève d’une logique identifiable : celle d’une pathologie du politique née de la défaillance du symbolique. La société démocratique, fondée sur l’autonomie du sujet, présuppose un travail d’appropriation de la loi. Là où la loi n’est plus transmise, elle est rejetée. Elle apparaît comme une violence étrangère, une occupation. D’où la facilité avec laquelle la société française est perçue non pas comme le cadre commun, mais comme une force d’hostilité à combattre.

III. Narcissisme blessé et régression identitaire

La crise identitaire à laquelle nous assistons n’est pas seulement personnelle, elle est collective et civilisationnelle. Toute société confrontée à l’échec de son projet historique développe des mécanismes compensatoires. C’est ce qu’a connu l’Allemagne dans les années 1930 avec le mythe du Reich perdu. C’est ce que vivent aujourd’hui de nombreuses sociétés musulmanes avec le mythe du califat ou de la grandeur islamique disparue. Ce mythe fonctionne comme réparation d’un narcissisme collectif blessé, mais aussi comme modèle de projection dans un avenir reconquis, imaginaire mais mobilisateur.

Dans ce cadre, l’islam radical se substitue à la vieille gauche révolutionnaire, dont il recycle à sa manière les postures anti-impérialistes, les rhétoriques de l’émancipation, mais en les subordonnant à une vision totalitaire du monde. Là où la gauche rêvait d’un homme nouveau libéré de l’exploitation, l’islamisme promet un croyant purifié, lavé des souillures de l’Occident et du doute démocratique. Il ne s’agit plus de transformer la société, mais de la purifier par le feu du sacré retrouvé.

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Ce déplacement n’est pas anodin : il indique que le sacré a fait retour là où la démocratie avait cru l’avoir désarmé. Et ce sacré n’est plus fondateur d’un ordre commun, il est mobilisé contre l’ordre existant. C’est là l’une des formes les plus profondes de la crise contemporaine du politique : le retour du religieux dans sa fonction de dénonciation absolue, comme légitimation d’une violence qui se veut rédemptrice.

IV. Le rituel de la violence et la quête d’un âge d’or

Là où l’intégration échoue, là où l’espoir se défait, là où la parole publique se délite, surgit une réponse archaïque : la violence sacralisée. Elle devient langage, rituel, preuve d’existence. Comme dans les sociétés primitives étudiées par les anthropologues, la mise à mort symbolique ou réelle d’un ennemi désigné est vécue comme moyen de rétablir un ordre brisé. Mais dans nos sociétés sécularisées, cet usage de la violence comme sacré substitutif ne peut que conduire à la destruction réciproque.

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C’est pourquoi la violence qui s’exprime dans les quartiers sensibles ne relève pas du seul désespoir, mais d’une construction idéologique et psychique complexe, qui mêle sentiment d’abandon, humiliation paternelle, quête d’un cadre structurant, et identification à un combat globalisé. Le résultat est cette haine d’autant plus dangereuse qu’elle est vécue comme moralement justifiée. L’État devient l’occupant. Le policier, le professeur, le médecin deviennent des figures de l’ennemi. La République devient une fiction hostile, usurpatrice.

V. Le retour du religieux armé et la crise de la démocratie universaliste

Ce qui se joue dans les flambées de violence que nous observons en France et ailleurs en Europe dépasse largement la sphère du social, du psychologique ou même du politique au sens classique. Nous avons affaire à une délocalisation d’un conflit global, à une forme de projection intérieure d’une guerre idéologique dont la cause palestinienne constitue le levier symbolique majeur, mais non l’origine réelle.

Il faut cesser de croire que l’antisionisme est un simple avatar de l’anticolonialisme. Il est devenu, dans l’idéologie islamiste mondialisée, l’élément moteur d’un récit global de l’humiliation musulmane, unificateur, mobilisateur, affectivement chargé, apte à souder dans une même rage identitaire les déshérités des cités françaises et les stratèges des Frères musulmans. L’hostilité à Israël, dans ce cadre, n’a pas pour finalité une solution politique au conflit israélo-palestinien, mais l’effondrement symbolique du modèle occidental incarné, aux yeux de ses ennemis, par l’État juif.

Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est donc la convergence entre un ressentiment postcolonial mal élaboré, une faillite de la transmission culturelle, et une entreprise idéologique extérieure à visée totalisante. L’islamisme, en tant qu’idéologie politique mondiale, a repris à son compte le rêve d’une revanche sur l’histoire, abandonné par les anciennes gauches révolutionnaires. Mais, là où celles-ci croyaient encore au progrès et à la raison, l’islamisme postule la régression comme restauration : retour à un âge d’or mythifié, purification par le sang et la loi divine, refus de toute altérité.

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Ce phénomène met la démocratie devant une alternative qu’elle n’avait pas anticipée : soit elle persiste à se concevoir comme un espace neutre et indifférencié, au nom d’un universalisme abstrait, et elle sera bientôt submergée par des contre-cultures organisées autour de la haine du monde qu’elle incarne ; soit elle accepte de se penser comme civilisation – c’est-à-dire comme une forme historique déterminée, avec ses valeurs, ses principes, ses exigences – et elle pourra alors opposer à la logique de la destruction une résistance consciente d’elle-même, de ses limites mais aussi de sa légitimité.

Le choix qui s’impose n’est pas celui d’une guerre civile souhaitée par certains. C’est le choix d’une lucidité politique. Non pour exclure, mais pour désarmer symboliquement ceux qui rêvent de substituer à la démocratie la théocratie, au conflit réglé la guerre sainte, à la mémoire partagée le mythe de l’anéantissement de l’autre.

France – Grèce, ou le destin qui guette

L’apocalypse est devant nous, à en croire François Bayrou. Encore faut-il se figurer exactement vers où nous entraîne le poids de la dette, et envisager quelques solutions radicales pour éponger notre déficit chronique : helléniste distingué qui s’est rendu maintes fois en Grèce, notre chroniqueur évoque la purge imposée par l’UE, le FMI et autres instances forcément démocratiques au pays d’Homère. Le prix payé par les Grecs pour réduire leur dette abyssale serait-il acceptable chez nous ?


Tout va mieux à Athènes, à en croire les dernières nouvelles du front économique : « Depuis 2020écrit Basile Dekonink, correspondant à Athènes des Echosla dette publique grecque a connu une chute spectaculaire de plus de 50 points, de 207,6 % du PIB en 2020 à 152,5 % au premier trimestre 2025. D’après les calculs du gouvernement grec, l’endettement du pays pourrait même descendre sous la barre des 140 % en 2027, et croiser la courbe de l’Italie dès cette année-là ».

Ouais… Quand on sillonne le pays, on voit partout des maisons superbes abandonnées, et des chantiers arrêtés depuis des années (la croissance des herbes folles est un indicateur fiable) : si vous rêvez de vous offrir une belle résidence en bord de mer, c’est le pays idéal, et les Allemands, féroces gardiens de l’orthodoxie bruxelloise (il faut se rappeler les diatribes de Wolfgang Schäuble contre ces écervelés de Grecs), les Teutons ont eu bien du plaisir à se venger du fait que les Grecs les aient refoulés en 1944 sans même daigner faire appel aux Américains. Partout on vous raconte des histoires de retraités acculés au suicide par la réduction (jusqu’à 50%) de leurs pensions, à l’image de Dimítris Christoúlas. De familles regroupées vivotant avec un seul maigre salaire. Et vous vivez en Grèce assez largement, parce que pour le moment vous avez encore les moyens, même en étant Français, de bien vivre dans un pays à l’inflation galopante.

Quels seraient les ingrédients d’une recette grecque appliquée à la France ? Quelles sont justement les extrémités que Bayrou voudrait éviter ?

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Il y a bien sûr le bon vieux recours à l’impôt — mais c’est un puits sans fond, tant que l’État vit au-dessus de ses moyens. Ou une réduction drastique des pensions — disons 30% pour commencer, sur toutes les pensions. La suppression de deux jours fériés agitée comme écran de fumée est une plaisanterie : il faut en revenir à 40 heures hebdomadaires, et à 4 semaines de congés payés. Et porter l’âge de la retraite à 45 annuités de cotisations, ce qui permettrait aux jeunes de la génération Z de comprendre qu’elle n’abordera pas la retraite, de fait, avant 70 ans, surtout si elle a cru bon de passer quelques années à ne rien faire dans les universités. Back to work ! 

Après tout, j’ai cotisé 156 trimestres, et fait cours pendant 45 ans, en partant à 67 ans achevés. Bon, enseignant est un travail moyennement physique.

Je ne suis pas un monstre : faisons quelques exceptions pour ceux qui ont commencé à travailler à 14 ans et qui ont passé leur vie à porter des sacs de ciment. Il serait de même abusif d’imposer à des sexagénaires de réprimer manu militari les manifestations de l’ultra-gauche et autres privilégiés de la bourgeoisie. 

Mais accorder aux agents de la SNCF (vous savez, ces gens si souvent en grève, ou en retard, et qui seraient révoqués séance tenante s’ils travaillaient pour le shinkansen japonais) des avantages de même nature est certainement abusif.

Il faut supprimer ces gouffres sans fond que sont le RSA et autres aides au non-emploi. Réviser d’urgence les aides à motif médical généreusement octroyées par des médecins compatissants — ou soucieux de ne pas perdre la clientèle de familles nombreuses. Privatiser d’urgence la Sécurité sociale, sur le modèle américain : si vous êtes pauvres, vous mourrez plus vite, autant de pensions que l’on n’aura plus à payer. 

Puisqu’on nous rebat les oreilles avec les prodiges de l’Intelligence Artificielle, pourquoi ne pas l’utiliser pour remplacer, entre autres, tous les enseignants absents ou manquants ? Un algorithme ne se met pas en grève, et ne se syndicalise pas. Ou même demander à quelques profs de qualité (il en reste pas mal, parmi les retraités justement) d’enregistrer des cours une fois pour toutes, et les diffuser devant les élèves ébahis ? On les paierait une fois pour toutes, et leur enseignement se déroulerait ad libitum.

On expliquera aux syndicats qu’il ne sert à rien de gueuler — et on supprimera les aides qui leur sont versées, à eux et aux partis politiques, aux journaux, aux entreprises culturelles et autres suceurs de subventions. L’avance sur recettes, par exemple, qui sert essentiellement à financer, à fonds perdus parce que jamais les recettes ne comblent l’avance de trésorerie, des films nullissimes qui rassemblent dix pingouins dans des salles vides. La France est le seul pays à avoir un « ministère de la Culture » — comme si la Culture avait un jour eu besoin d’être administrée pour produire des chefs d’œuvre. 

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Il faut bien sûr réduire le train de vie de l’État : à quoi sert le Sénat, par exemple ? Ces gros pleins de soupe assoupis au palais du Luxembourg ne sont même pas élus au suffrage universel. Quant aux députés, réfléchissons une fois pour toutes : avons-nous besoin de 577 députés et d’une quarantaine de ministres, dont plusieurs « ministres d’État » ? Un Comité de Salut Public suffit largement, parce que la patrie est aujourd’hui en danger, comme elle l’était en 1793 : entre faillite économique, menaces étrangères alimentées par une politique dispendieuse d’immigration à motif humanitaire, et sécessions intérieures, il est plus que temps de reprendre les choses en main. Avec énergie.

Et d’instaurer des cours spéciales pour juger les profiteurs et les saboteurs de la République. Il y a des places en grand nombre dans les rizières de Camargue.

Ces mesures nationales doivent être imposées à ces autres sources de déficit que sont les Régions, dont on vient de s’apercevoir qu’elles versaient des salaires à une foultitude de cadres qui n’ont pas d’emploi réel, et ont créé des emplois fictifs à une clientèle toujours plus avide. Ouvrons des laogai français plutôt que de chouchouter les narco-trafiquants dans des prisons 5 étoiles !

Enfin, la politique de l’emploi doit être revue de fond en comble. Comment accepter que des postulants refusent des postes sous prétexte qu’ils impliquent de rentrer tard chez soi — comme dans la restauration ? Vous ne voulez pas bosser ? N’attendez rien en retour — et rien de vos parents, réduits pendant ce temps à la portion congrue.

Ce sont là quelques idées immédiatement évidentes, qu’il faudrait souffler au Premier ministre. J’attends des alertes lecteurs de Causeur leurs suggestions — ou éventuellement leurs critiques. 

Mémoire à fleur de peau

Les deux premiers romans de Claude Simon reparaissent en un volume. Le Tricheur et La Corde raide sont la matrice d’une œuvre envoûtante où s’entremêlent souvenirs d’enfance et mémoires de guerre.


Claude Simon (1913-2005) publie ses deux premiers livres après la Seconde Guerre mondiale. D’abord Le Tricheur, ensuite La Corde raide. Les deux ouvrages sont édités au Sagittaire, puis par Minuit. Ils viennent d’être réédités en un seul volume. C’est en soi un événement littéraire, car l’auteur n’avait pas souhaité qu’ils reparaissent, considérant qu’ils n’étaient pas aboutis. On retrouve déjà, dans les deux récits, les thèmes chers à l’écrivain : l’enfance traumatisante à l’internat – évocation d’une tentative de viol par un prêtre –, la maladie de la mère avec la transformation hideuse de son visage, l’ancêtre régicide, la recherche morbide de la mère – encore elle – de la tombe de son mari, le père de Claude, capitaine héroïque tombé au champ d’honneur en 1914, la clandestinité du trafiquant d’armes en Espagne, en 1936, le soldat à cheval se battant contre l’aviation en 1940, la captivité en Allemagne puis l’évasion, l’acacia enfin. Une corde raide pour arrimer le puzzle que va s’évertuer à reconstituer Simon à chaque livre. La mémoire est donc l’enjeu principal de son œuvre ; une œuvre organique où la sensualité du style envoûte le lecteur attentif ; une œuvre autobiographique, avec points d’ancrage solides, au milieu d’un mouvement permanent de fuite. Car Simon rejette la famille, la religion, l’école, l’armée, pour jouir durablement des sensations qui nourrissent son écriture. Une œuvre morcelée, modifiée sans cesse par le travail méticuleux de l’écrivain, sans concession, couronnée par le prix Nobel en 1985.

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Le Tricheur, donc, livre renié, mais pas complètement, par un écrivain qui mériterait d’être en plein soleil, un Catalan dont l’hôtel familial se situe à Perpignan, rue de la Cloche d’or, héritier d’un domaine viticole qui lui a permis de ne jamais voir une facture de sa vie. L’histoire débute par une fugue de deux amoureux, Louis et Belle. Peut-être le garçon l’a-t-il kidnappée. Elle est mineure. Ils sont en cavale, le train dans le lointain permet de prolonger l’escapade. Le lecteur est happé par la phrase sèche et sinueuse de l’auteur. Le récit n’est pas toujours aisé à comprendre. Il y a des interruptions, un morceau de souvenir surgit de la mémoire. La réminiscence est enchâssée dans le système narratif sans cesse en expansion métaphorique. Mais finalement l’ensemble s’impose, et de quelle façon. Claude Simon est un corps vigoureux qui donne à « sentir » sa réalité. La suite ne peut être que tragique, on s’en doute.

La dédicataire de ce texte d’apprentissage se nomme Renée, compagne de Claude Simon qui s’est suicidée le 7 octobre 1944. Il ne peut supporter ce geste dont il se sent responsable. Il ne le commentera jamais. L’écriture, seule, tente de combler le vide laissé par la disparition de la femme aimée. Mais l’absence ouvre sur les ténèbres et semble insurmontable. On comprend alors pourquoi Claude Simon ne voulait pas que fussent réédités ces deux textes pourtant maîtrisés.

Le Tricheur et La Corde raide, Claude Simon, Les Éditions de Minuit, 2025, 464 pages.

Le tricheur et la corde raide: Premières oeuvres 1945-1947

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Le bitume de Judée, un négatif qui dure

Beaucoup de médias occidentaux ont publié la photographie du jeune Muhammad al-Matouq qu’ils ont présenté comme la victime d’une famine, sans préciser qu’il souffrait d’autres conditions médicales. En revanche, le traitement par beaucoup de médias des images des deux otages israéliens, Rom Braslavski et Evyatar David, rendues publiques par le Hamas, a été très différent. Preuve que ce sont moins les images qui mentent que ceux qui les publient.


No Jews, no news. Cette phrase, qui est elle-même devenue un cliché, j’y ai pensé en visitant le Musée Nicéphore Niepce, inventeur de la photographie, à Chalon sur Saône où m’avaient amené des pérégrinations estivales.

Nicéphore cherchait à fixer l’image produite par la lumière traversant l’orifice, le sténopé, d’une chambre noire. Avec du papier recouvert d’argent, cette image s’effaçait trop vite échecs aussi avec la pierre, le verre ou le cuivre, mais il finit par trouver une substance qui, étalée sur une plaque de métal, remplissait les conditions exigées : les zones exposées à la lumière durcissent alors que les zones sombres restent molles. Il suffisait de les évacuer en rinçant la plaque pour que l’image soit fixée définitivement. Cette substance que Niepce connaissait car il y a des gisements près de Chalon, porte un nom exotique ; on la trouve près de la Mer Morte et elle aurait servi à imperméabiliser l’arche de Noé et la corbeille du bébé Moïse. On l’appelle le bitume de Judée ; il fut vite remplacé par les sels d’argent, mais on lui doit la première photographie de l’histoire. Cette photographie était évidemment un négatif. Je me suis demandé si c’est pour cela que personne n’avait proposé de le renommer bitume de Palestine…

Cette découverte a eu des conséquences gigantesques : que serait le monde d’aujourd’hui sans la circulation des images ? Niepce voulait figer la vérité d’un instant, mais l’image peut véhiculer l’émotion plus encore que l’information, et la manipulation de ces émotions influence largement les sociétés contemporaines.

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Le 23 juillet 2025, le Daily Express, un tabloïd britannique, a publié en une la photo dramatique d’un bébé gazaoui squelettique dans les bras de sa mère. Quelques heures plus tard la BBC, Sky News, CNN, le Guardian, le Daily Mail et le New York Times reprennent la photo, comme preuve de la famine massive à Gaza. On a vite établi que le bébé souffrait d’une anomalie génétique gravissime, mais aucun de ces médias prestigieux ne s’est excusé. Bien au contraire, le New York Times qui a signalé ce détail une semaine plus tard, a félicité ses journalistes d’apporter cette nouvelle précision. Encore plus grave, personne n’a mentionné que la photo avait été recoupée d’un plan plus large où apparaissait un frère plus âgé, parfaitement nourri en apparence. C’est ce qu’on appelle la vérité du contexte, classique mensonge du journalisme idéologique. Une enquête du journal allemand Bild révèle comment des images trafiquées de Gaza aboutissent aux journaux occidentaux. Le maitre d’œuvre en serait l’agence de presse turque Anadolu, profondément antisémite. En Judée, il n’y a pas que le bitume qui soit un repositoire du négatif…

Les vidéos de Rom Braslavski et Evyatar David sont malheureusement authentiques. Pourtant, devenue pour une fois prudente quant à ses sources, la chaine américaine NBC a prétendu ne pas garantir leur origine. Aucun journal, et en particulier ceux qui s’étaient précipités sur la photo de l’enfant gazaoui, n’a mis en une les photos des Israéliens décharnés. Certains ont eu le culot de prétendre qu’ils s’en étaient abstenus par respect pour les familles. La BBC quant à elle, parle des deux Israéliens comme de simples prisonniers et, comme le Guardian, un autre bastion de la détestation anti-israélienne, suggère que leur état représente peut-être celui de la population de Gaza en général, mettant en doute la volonté du Hamas de les affamer. Il est difficile de faire plus dans la manipulation vicieuse de l’information visuelle.

Les motivations de l’organisation terroriste à diffuser ces vidéos sont multiples. Outre qu’elle cherche à engendrer des pressions sur le gouvernement israélien, elle veut montrer au monde que le Hamas continue d’être le maitre des horloges malgré les déclarations israéliennes sur son affaiblissement. Mais il ne faut pas négliger la volonté d’humiliation. Celle-ci est omniprésente dans la rhétorique de l’organisation, qui s’exprime noir sur blanc dans sa charte et les déclarations de ses dirigeants. 

Cette semaine a montré en France les effets de cette rhétorique et cette fois, il s’agit d’écrits et pas d’images.

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Nour Attala a, en même temps que 37 autres étudiants et étudiantes de Gaza, été sélectionnée par le Consulat de Jérusalem et le quai d’Orsay pour son excellence académique. A son arrivée à Lille, le directeur de Sciences Po lui a obligeamment prêté son propre appartement, ce qui ne doit pas arriver à tous les étudiants boursiers.

Il a fallu que ce soit le compte X Sword of Salomon qui exhume les textes de glorification de Hitler et du 7 octobre dont Mlle Atala était coutumière. Ces textes sont-ils passés sous le radar des services diplomatiques censés donner les garanties de sécurité, ou bien ces déclarations ont-elles été considérées comme si généralisées qu’elles ne méritaient pas de considération particulière ?Car la réalité que tant de nos décideurs apparemment bien intentionnés tiennent à laisser sous le tapis, c’est que sous l’effet de l’endoctrinement auquel contribuent d’innombrables et ignobles vidéos infantiles, la haine des Juifs est depuis des dizaines d’années une façon d’être dans la société gazaouie. C’est probablement là une cause majeure du dramatique échec de l’armée israélienne à libérer les otages. C’est à coup sûr un poison à longue durée dont l’effet ne disparaitra pas avec la reconnaissance française d’un Etat palestinien…

Que voulez-vous qu’ils fassent d’une bibliothèque ?

Chronique de Didier Desrimais où il sera question de post-littérature, d’effacement de la culture, d’absence de style, de déclin de l’intelligence, et finalement, comme un concentré de tout ce qui précède, de Sciences Po.


« La France, naguère pays littéraire par excellence, n’est plus qu’une république bananière de la littérature, laquelle y est méprisée avec le plus grand sérieux par ses thuriféraires mêmes ». 

Richard Millet, Langue Fantôme

C’est l’été. Il y a quelques jours, Madame Figaro a mis en ligne un de ces papiers culturels remâchés qui font le bonheur du quidam en vacances, surtout si celui-ci prétend appartenir au club de plus en plus restreint des « grands lecteurs », ceux qui, selon les journaux, lisent plus de vingt livres par an. Intitulé « 13 livres qu’on a honte de ne pas avoir lus à 50 ans », cet article insipide présente malgré tout l’intérêt de montrer le fossé séparant l’époque qui a vu advenir la littérature de « l’âge de L’après littérature »[1] et de confirmer par conséquent le remplacement de l’art littéraire par un bric-à-brac informe vendu par des quincaillers éditoriaux, eux-mêmes soutenus par des proxénètes médiatiques se prétendant critiques littéraires.           

Après une introduction où elle affirme, sans rire, qu’à « 50 ans, on lit pour vibrer », la journaliste du Figaro propose, dans trois rubriques distinctes, les listes de « romans mythiques » que les quinquagénaires auraient, donc, honte de ne pas avoir lus. Chaque livre est agrémenté d’un commentaire soi-disant arraché à un de ces repentis ; on peut supposer que la journaliste a inventé ces lecteurs et leurs témoignages, ce qui n’a de toute façon aucune importance : on sent une parfaite affinité entre elle et certains échantillons humains rompus à l’esprit dégradé de l’époque. Rubrique « Littérature française classique », rien à dire : Les MisérablesLa RechercheLe Rouge et le NoirMadame Bovary et Les Fleurs du mal sont à l’honneur. Idem pour la rubrique « Littérature étrangère classique » qui met en exergue Guerre et PaixCrime et ChâtimentOrgueil et Préjugés et l’Ulysse de Joyce. Je vous fais grâce des commentaires, plus creux les uns que les autres.    

Cherchez l’intrus

La dernière rubrique concerne la littérature contemporaine – et c’est là que ça devient intéressant. La journaliste a sélectionné quatre livres supposément « incontournables ». Commençons tout de suite par l’intrus, c’est-à-dire le seul qu’on pourrait effectivement regretter de ne pas avoir lu : Voyage au bout de la nuit. Un dénommé Mehdi dit s’être refusé à le lire après avoir « découvert l’homme derrière l’œuvre ». En revanche, il a vraisemblablement lu les trois autres. D’abord… Les Années d’Annie Ernaux, œuvre emblématique de la sous-littérature qui encombre les librairies depuis plus de quarante ans. En 1988, Mme Ernaux affirmait souhaiter « rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature ».[2] Trente ans plus tard, elle se félicitait de son travail de sape littéraire : « Je suis contente d’avoir quand même changé des choses dans la littérature – je crois avoir fait en sorte qu’il n’y ait plus cette espèce d’admiration inconditionnelle pour la joliesse, la belle phrase, la rhétorique ».[3] Pour parvenir à cette désintégration, elle livrait son secret : « L’écriture plate me vient naturellement ». On peut dire que, de ce côté-là, c’est parfaitement réussi. L’ennui gagne dès les premières phrases des Années, mollement inspirées du Je me souviens de Perec, et ne cesse de croître au fil des pages qui, elles, restent indubitablement d’inspiration ernaussienne et donc d’un ennui mortel. Les métaphores rabâchées et les banalités bourdieusiennes se succèdent dans une langue anémiée.

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Derrière cette écriture rachitique, osseuse, fade, plate, on entrevoit un désert intellectuel et sentimental, une haine instinctive du beau, l’aigreur et le ressentiment d’une « transfuge de classe » embourgeoisée qui désire « venger sa race ». Entre deux observations égotistes, Mme Ernaux exulte devant son écran de télévision et le spectacle des pauvres êtres se jetant du haut des « symboles de la puissance américaine », les tours du World Trade Center en feu : « Les tours jumelles de Manhattan s’effondrant l’une après l’autre. On ne parvenait pas à sortir de la sidération, on en jouissait via les portables avec le maximum de gens. […] Le prodige de l’exploit émerveillait ». Plus tard, promue au grade de commissaire politico-littéraire, Mme Ernaux rédigera l’acte d’accusation conduisant à l’exclusion de Richard Millet du comité de lecture de Gallimard. À la lecture de ce bulletin policier, d’aucuns notèrent que la commissaire Ernaux, si peu à l’aise avec le style purement littéraire, possédait en revanche une parfaite maîtrise du style stalino-jdanovien. Les mêmes ne furent donc pas surpris de la voir soutenir bruyamment Jean-Luc Mélenchon, Houria Bouteldja et tous les sympathisants décolonialistes, islamo-gauchistes et racialistes attendant leur heure révolutionnaire pour appliquer à grande échelle leur politique de terreur. Il apparut alors à tous cette vérité : l’écriture plate de Mme Ernaux n’était que le résultat d’un esprit qui se cherchait encore, qui n’avait pas trouvé sa véritable voie – une fois que celle-ci lui apparut, notre argousin nobélisé opta pour un style administratif inspiré de celui des indicateurs de police et adopta le genre qui lui seyait le mieux : la lettre de délation.                        

La journaliste du Figaro a choisi ensuite… L’Amant de Marguerite Duras, prix Goncourt 1984. Le livre est très court – ce qui, en l’occurrence, est un atout non négligeable. On y devine des envies de plonger le lecteur dans des profondeurs insondables ; malheureusement, le style superficiel, creux et répétitif de l’œuvre n’encourage guère à l’immersion – aucune houle ne vient troubler la surface des platitudes décrites à grand renfort d’inélégantes redondances. Lors de la sortie de cet opuscule débraillé, à l’écriture négligée, célébré pourtant par la plupart des médias, de rares critiques décrivirent la situation de la littérature, ce qu’elle avait été – un art – et ce qu’elle était en passe de devenir définitivement : un colifichet médiatique, un objet de contemplation nombriliste et, surtout, un redoutable parasite opportuniste profitant de l’estime que les Français portaient encore à la littérature classique, à une langue et à un style qui n’étaient déjà plus que des fantômes. Dans une vidéo estampillée France Inter, Laure Adler avoue avoir relu récemment L’Amant et découvert une histoire qu’elle n’avait pas décryptée à la première lecture, « celle de l’émancipation d’une jeune fille qui s’éloigne de l’univers du colonialisme dans lequel elle est contrainte de vivre ». Depuis qu’elle a adopté les thèses les plus absurdes du wokisme et du décolonialisme, Laure Adler s’émerveille devant ce qu’elle croit être une régénération de son système de pensée et n’est en réalité que le résultat final et fatalement déficient de ses premières amours intellectuelles et gauchisantes. Notons au passage qu’en d’autres circonstances, s’il s’était agi d’un autre auteur, d’un autre récit autobiographique, la militante féministe acharnée qu’est Mme Adler n’aurait sûrement pas hésité à soulever l’épineuse question de l’emprise et du consentement – dans le cas présent, elle avoue simplement son bonheur d’avoir goûté à nouveau les pages décrivant « la sensualité » et « les orages de désir » de cette jeune fille de quinze ans découvrant la sexualité avec un riche Chinois de treize ans son aîné. Fer de lance publicitaire de toutes les médiocrités, Mme Adler a écrit une biographie de Duras et a consacré plusieurs émissions radiophoniques et hypnotiques à Annie Ernaux et à son livre Les Années, émissions que la faculté préconise en cas d’insomnie, si la lecture de L’Amant n’a pas suffi à estourbir le patient.

De Charybde en Scylla                    

Enfin, la journaliste du Figaro rapporte (ou invente) les propos de Marc, 54 ans, journaliste lui aussi : « Pendant des mois, mon entourage ne parlait que de ce livre : dans la rédaction du journal où je travaillais, chez mes amis, au bar, à la télé… J’avais peur d’être déçu, que l’œuvre ne soit pas à la hauteur de l’engouement général. Et en même temps, je me dis que je passe à côté de l’un des grands romans de ces dernières années ». De quel roman s’agit-il ? De celui de Virginie Despentes, Vernon Subutex ! Cette pitrerie hallucinogène enthousiasme la bobocratie convaincue d’être, à l’instar de l’auteur, rebelle et dérangeante. Mme Despentes imagine en effet qu’elle est subversive parce qu’elle écrit mal, est vulgaire, dit des gros mots et décrit des scènes de partouze entre trans-machins camés – c’est-à-dire fait comme tout le petit monde culturel inspirateur du nouvel ordre moral, du nouvel Ordre tout court, celui du Grand Commencement et de l’Avenir Radieux, lesquels ne pourront aboutir qu’après que la culture occidentale, et la littérature avec elle, auront été détruites, ce à quoi tout ce petit monde travaille sans relâche. Les sujets plus ou moins subtilement abordés dans Vernon Subutex ne laissent aucun doute quant à l’idéologie dominante. L’inversion de la réalité y est systématique. Nous apprenons ainsi que « tant que les femmes consentiront à faire naître des bébés mâles, l’humanité restera un bourbier dégueulasse » ; que les Français sont homophobes, que les plus aisés d’entre eux pensent que « la place des femmes est à la maison et qu’il faut corriger celles qui sortent » ; que la France a inventé la laïcité « pour emmerder les immigrés », que les enfants de ces derniers vont malgré tout devenir le « sang neuf », l’élite de notre pays : « une élite, une vraie. Pas de la branlette de beau quartier où tout ce qui compte c’est le patrimoine de ton père » ; que des jeunes femmes se rasent la tête pour se protéger des importuns et que, malgré tout, ce sont toujours les mêmes jeunes gens qui les harcèlent : « C’est toujours les Français les plus lourds. C’est toujours eux qui font chier les filles » ; que, malheureusement, « on finit toujours par entendre Zemmour : quand ce n’est pas sur la plus grande radio de France c’est qu’il est en train d’écrire dans un quotidien à grand tirage ou qu’il est invité à parler quelque part » ; qu’aucun des terroristes du Bataclan « n’était pratiquant » et que ceux-ci ont simplement été influencés par « des films et des jeux de Hollywood » – j’en passe et des meilleurs.

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Les journalistes de Libé, du Nouvel Obs et de Télérama savourent les élucubrations de Mme Despentes ; même son écœurante déclaration d’amour aux frères Kouachi, de sinistre mémoire, ne les a pas dégoûtés : « J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une Kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir ». Sur France Inter, Xavier de La Porte est convaincu, après avoir lu Vernon Subutex, que « Virginie Despentes est notre Balzac ». Les critiques du Masque et la Plume, eux, s’extasient devant des « tableaux de la France d’aujourd’hui extraordinairement percutants » comme… « les passagers dans les trains absorbés dans leurs écrans » et « la tolérance zéro qui est le stade ultime du capitalisme » – comprenne qui pourra. Ils admirent le personnage principal, Vernon, parce qu’il « ne produit rien » et « va à l’opposé des injonctions d’aujourd’hui » et « à l’encontre des qualités “viriles” ». La désopilante critique des Inrocks Nelly Kaprièlian, celle-là même qui osa qualifier la dernière miction autobiographique de notre sycophante nobélisée (Le jeune homme, 30 pages jaunâtres de mièvreries incontinentes) de « miniature parfaite concentrant tous ses livres dans un geste proustien d’une beauté époustouflante », conclut cette émission tragi-comique : « Virginie Despentes est devenue une icône populaire ». Il fallait oser !

Mais revenons à notre chroniqueuse du Figaro qui prête à Marc, le soi-disant journaliste qui regrette de ne pas avoir encore lu le pavé de Mme Despentes, les propos suivants : « Quand je croise le regard de Despentes en couverture, j’ai un peu honte de ne pas être suffisamment rock’n’roll pour l’avoir lue ». S’il existe, Marc pourra se rattraper en lisant Cher connard, le dernier « roman hyper brillant et généreux » de Virginie Despentes, dixit Nelly Kaprièlian, critique hémiplégique de gauche possédant un odorat exceptionnel mais sélectif, capable de repérer les « écrivains nauséabonds » et les livres qui « suintent le Français de souche »[4], mais nullement gêné par les effluves odorifères émanant des livres frelatés fabriqués et promus par une corporation parasitaire dont l’unique but est de remplacer la culture par un système culturel prétendument destiné à promouvoir « l’Intelligence et la Beauté » (Jack Lang), mais en réalité uniquement occupé à gaver ses parasites les plus malins, les plus opportunistes et les plus faisandés.                 

Introduites dans les programmes de l’ENS, les fumisteries sociologico-nombrilistes de Despentes et d’Ernaux sont dorénavant épandues dans les manuels scolaires, entre les oukases écologiques et les cours orientés d’éducation aux médias.  Au fil des ans, les prescripteurs du nouvel ordre moral sont parvenus à mettre en place un système dans lequel aucune tête ne doit dépasser ni penser. Rien n’échappe à cette entreprise de décérébration. Après avoir été qualifiée de « bourgeoise » par les bourdieusiens, l’ancienne littérature qui était, en plus d’un puissant stimulant spirituel, un art amoral, a été supplantée par une nouvelle prose utilitaire, idéologiquement bien-pensante et uniformément disgracieuse. « Du fait de leur méconnaissance des bons livres, les jeunes deviennent les dupes de tout ce que d’insidieux charlatans leur offrent en guise d’interprétation de leurs sentiments et leurs désirs », écrit Allan Bloom dans L’Âme désarmée. Ces jeunes gens, ajoute-t-il, sont par conséquent rendus incapables, par manque d’instruction, « de distinguer entre le sublime et la camelote, entre l’intuition et la propagande ». L’Éducation nationale, les médias gauchisants et les milieux culturels wokes ont participé, main dans la main, au triomphe des jocrisses et au massacre de notre héritage littéraire.

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En 1930, dans son Essai sur la France, le philologue allemand Ernst-Robert Curtius écrivait : « Il est impossible de comprendre la vie politique et sociale de la France si l’on ignore sa littérature. […] Celui qui veut jouer un rôle politique doit faire ses preuves littéraires. Prétendre avoir de l’influence sur la vie publique est inutile, aussi longtemps que l’on ne s’est pas rendu maître du mot parlé et écrit. Jamais les connaissances techniques et la précision scientifique ne suppléeront, en France, au manque de culture littéraire ». Ce temps-là est révolu. Pire, notre époque a vu survenir, en plus de celui de la littérature, le déclin, par défaut de transmission, des connaissances techniques et scientifiques. En quatrième de couverture de la dernière édition de cet ouvrage[5], il est rappelé une citation du critique littéraire Michel Crépu : « Cet Essai sur la France devrait figurer au programme de culture de nos politiques. S’ils ont encore une bibliothèque ». S’ils ont encore une bibliothèque… Cette phrase, écrite en 1995, annonçait un désastre qui, à cause entre autres de L’Éducation nationale, n’a fait que s’amplifier.

Dans un entretien donné au Figaro, Madeleine de Jessey, professeur de lettres en hypokhâgne, se désole d’avoir de plus en plus d’étudiants qui ont très peu lu, n’ont « aucune vision d’ensemble de l’histoire littéraire » et ne maitrisent ni l’orthographe, ni la grammaire. Mais quelle importance ! Les plus malins d’entre eux pourront toujours se mettre au globish et s’inscrire à Sciences Po. Cet IEP vient en effet de lancer la… Paris Climate School, première école européenne ayant « vocation à être un hub d’échanges universitaires » et à délivrer un « diplôme en sciences humaines et sociales dédié à la transition écologique ». Le programme du master Ecological transition, risks and governance sera bien sûr dispensé uniquement en anglais. Il est promis aux futurs diplômés des débouchés dans l’administration, les collectivités locales, les institutions européennes et internationales, les ministères. S’ils ont encore une bibliothèque… Que voulez-vous que ces
futurs parasites formés dans ce qui est devenu l’antre du wokisme, du progressisme gauchiste, de l’écologisme et de toutes les idéologies mortifères à la gloire d’une nouvelle ère postnationale, post-littéraire, post-humaine, fassent d’une bibliothèque ?


[1] Alain Finkielkraut, L’après littérature, Éditions Stock, 2021.

[2] Les femmes, Gallimard, 1988.

[3] Entretien donné au Monde le 26 avril 2019.

[4] Élisabeth Lévy, « La gauche olfactive se déchaîne », article paru dans Causeur le 6 mai 2012. Les écrivains vilipendés par Mme Kaprièlian s’appellent Renaud Camus, Richard Millet, Denis Tillinac. Mme Kaprièlian préfère lire « l’écrivain engagé » Édouard Louis, « une des voix majeures pour dire la France d’aujourd’hui », selon elle ; un des nombreux morpions cramponnés au système médiatico-culturel sus-évoqué, selon moi.

[5] Ernst-Robert Curtius, Essai sur la France, Éditions de l’aube, 2017.

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Vers la fin du progressisme à l’anglaise ?

Le Premier ministre travailliste semble actuellement rétropédaler sur des questions comme l’immigration, l’ordre public et la défense en adoptant une attitude normalement incompatible avec la doxa socialiste et encore moins avec le wokisme qui, depuis 2010, fait des ravages outre-Manche. Ce rétropédalage est motivé chez Starmer par le besoin de gérer Donald Trump, mais aussi par sa compréhension de ce que veut la grande majorité de l’électorat britannique. C’est peut-être le signe que la parenthèse progressiste tire vers sa fin. Analyse.


Machine arrière. Sir Keir Starmer a visiblement compris que, s’il veut court-circuiter l’ascension vers le pouvoir du parti de droite souverainiste de Nigel Farage, Reform UK, il va devoir revoir ses positions sur l’immigration massive et autres grands projets dé-civilisationnels de la gauche progressiste. On voit en effet ternir son soutien à peine voilé aux sympathisants de l’islam politique, et l’anti-trumpisme obsessionnel de la gauche institutionnelle est définitivement enterré depuis la visite du président américain en Ecosse.

Le progressisme britannique deviendrait-il donc “vieux jeu”, old school ?

Rappelons tout de même que la tradition politique britannique n’est pas fondamentalement progressiste dans ses origines. Au contraire, elle se méfie de tout projet de construction d’un homme nouveau. Plus empiriste que rationaliste, elle se fie à l’expérience et méprise les concepts. Ses grands penseurs, comme Hobbes, Hume, ou Locke, sont des philosophes du réel, qui observent ce qui est, et non pas ce qui devrait être.

À la différence de la tradition française, héritée de l’idéal révolutionnaire de la table rase, la tradition britannique, héritée du Grand Siècle et des Lumières Écossaises, est ce que l’on pourrait appeler libérale-conservatrice : libérale dans son acceptation des mœurs de chacun et son respect de l’individu ; conservatrice dans sa volonté assumée de préserver les fruits d’une civilisation élaborée.

Seulement voilà : le progressisme, dans sa version la plus véhémente, rejette tout de go libéraux et conservateurs, qu’il n’hésite pas à amalgamer. Quiconque n’est pas progressiste est forcément réactionnaire, et quiconque ne suit pas la marche vers un monde meilleur est un hérétique qui ose ralentir le cortège.

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Il est donc assez étrange d’observer le succès de ce progressisme zélé — importé des universités américaines après avoir été conditionné, prêt à l’emploi, par la French Theory et les grands gourous de la déconstruction française — dans une société britannique qui a toujours rejeté les utopies révolutionnaires. La fièvre de 1789 n’a en effet jamais traversé la Manche et le communisme n’a jamais vraiment réussi à s’implanter dans la patrie de George Orwell.

Mais à partir de 2010, la forteresse idéologique a commencé à s’affaisser. Les tribunaux moraux ont remplacé le sens du compromis, la repentance a supplanté la fascination des Britanniques pour l’histoire, et la cancel culture a mis un terme à la coutume du débat civilisé à l’anglaise. Le cheval de Troie de cette idéologie autoritaire étant la notion de tolérance, si chère à l’éthique des Britanniques.

Là où les wokes ont été stratégiquement malins, c’est en s’attaquant non pas au pays, mais à leur capitale ultra-mondialisée, où toutes les idées sont les bienvenues (même les mauvaises) pour peu qu’un exotisme certain les rende attrayantes. On ne dira jamais assez à quel point le gouffre idéologique, économique et politique entre Londres et le reste du pays façonne le déséquilibre d’un royaume déjà morcelé en quatre nations. Londres est une cité-État richissime ; le Royaume-Uni, un territoire somme toute assez pauvre depuis la désindustrialisation.

Le progressisme autoritaire ne pouvait prendre racine que dans un microcosme fermé, urbain, riche, ouvertement mondialisé et mondialiste. À Londres, l’esprit anglais a progressivement muté en esprit Monde, avec toute l’adaptation codifiée que cela implique.

Le pouvoir de la City, érigeant une certaine idée du Progrès en idole sacrée — comme Robespierre vénérait une certaine idée de la Vertu — s’est détourné de la tradition libérale-conservatrice, lui préférant l’idéal apatride et multiculturel à la mode chez les continentaux. Londres se rêve en Singapore-on-Thames, et depuis le Brexit, l’idée d’une sécession de la métropole tentaculaire séduit autant qu’elle le ferait dans les cercles progressistes de Californie. La religion progressiste a fait de Londres une nouvelle San Francisco : une ville autrefois symbole d’équilibre, devenue laboratoire idéologique ; l’arrivée de la Big Tech n’ayant fait qu’en accélérer la mutation.

Paradoxalement, certains foyers de culture britannique résistent encore et toujours à l’envahisseur, mais bien plus loin de Westminster. Ce sont souvent de petites villes riches, peu bombardées durant la Seconde Guerre mondiale. On pense à Winchester, Bath, Stamford, Exeter, St Albans… Elles ont réussi à préserver un art de vivre local qui, pour le coup, s’inscrit totalement dans la tradition libérale-conservatrice, laquelle est en réalité plus un mode de vie qu’une forme de militantisme.

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Le libéralisme conservateur incite à vivre avec les autres sans les corriger, à pouvoir réformer sans détruire, et à respecter sans sacraliser. Une éthique du juste milieu, qui a toujours convenu à une mentalité britannique en quête d’un vrai vivre-ensemble — pas la caricature telle qu’on la connaît chez nous.

Ces villages ou ces villes médiévales, géorgiennes, développés autour d’un marché réputé, toujours vivants et joyeux, rendraient jaloux les Français, qui voient leurs campagnes et leurs villes moyennes se vider de leurs habitants. Le wokisme n’y est présent que dans les universités, éternels foyers d’endoctrinement, mais il s’arrête à la porte des pubs et des charity shops (magasins associatifs de produits de seconde main, qui animent les rues principales).

La tradition libérale-conservatrice n’a donc peut-être pas totalement dit son dernier mot au Royaume-Uni. Elle s’est retirée dans les marges. Ces marges qui pensent encore à l’avenir de leur nation. Et dont le poids électoral ne pourra plus longtemps être ignoré par les élites londoniennes.

L’esprit britannique préparerait-il son grand retour ?

Le « piano de Chopin » et le flou artistique

De même que sept villes se sont disputé l’honneur d’être le lieu de naissance du poète Homère, plus d’un piano était proposé comme étant celui sur lequel Chopin aurait composé certains de ses Préludes lors de son séjour sur l’île de Majorque. Des deux présentés à la Chartreuse de Valldemosa, celui dans la cellule n° 2, devant lequel des touristes ayant payé le privilège s’émerveillent, n’est pas authentique mais le produit d’un subterfuge. Récit.


A la Chartreuse de Valldemosa, sur l’île de Majorque, et cela pendant près d’un siècle, des centaines de milliers de touristes se sont vu présenter un piano parfaitement quelconque comme étant celui où Chopin composa nombre de ses Préludes. Un piano exposé au sein d’une cellule qu’on prétendait être celle où avait vécu le musicien. Supercherie alors fort rémunératrice, naguère dénoncée par la Justice, mais que, dans la Serra de Tramuntana, le principal massif montagnard de Majorque, on persiste à noyer dans un flou artistique.

Durant des décennies, les visiteurs accourant à la Chartreuse de Valldemosa afin d’y verser une larme attendrie à la mémoire de Frédéric Chopin et de George Sand, auront été confrontés (pour le prix d’un seul billet d’entrée, mais dans une confusion savamment entretenue sur le site comme dans les pages des guides touristiques !) à deux cellules, la 2 et la 4, où auraient vécu le compositeur, la romancière et ses enfants, lors d’un séjour romantique à souhait, du 15 décembre 1838 au 11 février 1839. Au sein d’un monastère humide et glacial en hiver qui venait d’être désaffecté par le ministre libéral Juan Álvarez Mendizábal et vendu par lots aux bourgeois de Palma. Durant tout le XIXe siècle, on ne savait plus exactement dans quelle cellule avaient séjourné Chopin, Sand et ses deux enfants, avec leur domestique. Tout permettait cependant de penser que ce n’était en aucun cas la cellule n°2, ainsi que l’atteste le témoignage écrit et daté de 1896 d’un homme se souvenant, dans son enfance, avoir rendu visite aux illustres voyageurs dans la cellule n°4 ou la cellule n°5, à l’exclusion de toute autre.

Un subterfuge

Mieux encore ! la famille Ferra, qui depuis toujours dirige le Festival Chopin au sein de la Chartreuse, puis sa présidente, la señora Rosa Capllonch-Ferra, auront fait croire aux visiteurs, du touriste ordinaire à la reine d’Espagne et au président polonais, en passant par Manuel de Falla, Alfred Cortot ou José Luis Borges, que l’instrument disposé dans la cellule n°2 était le « pauvre piano majorquin » évoqué par George Sand et loué à Palma en attendant l’arrivée de l’autre, un pianino Pleyel envoyé à Chopin de Paris.[1] Ce pauvre piano majorquin sur lequel l’artiste aurait toutefois composé nombre de ses Préludes. Or le médiocre instrument de la cellule n°2, des experts l’ont prouvé, avait été fabriqué à Majorque dans les années 1850… bien après le séjour de Chopin à Majorque. Et même après sa mort, place Vendôme, à Paris, en 1849. 

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Cependant, à deux pas, dans la cellule n°4, celle où avaient effectivement vécu les deux grandes figures du Romantisme, le piano qui y était présenté, celui envoyé de Paris par Pleyel et arrivé peu avant le départ de Chopin malade pour la France, ce piano était même un temps interdit d’existence… par décision officielle venue de Madrid.

Début des hostilités

La guerre picrocholine qui débuta en 1932 et qui aura opposé durant huit décennies les propriétaires des cellules 2 et 4, mais surtout le faux et le vrai, la supercherie et la vérité historique, si modeste au fond qu’en soient les sujets (une cellule de moine et un simple piano droit, mais lourd d’une intense charge émotionnelle et sur lequel furent composées des pages célèbres), cette guerre aurait dû être stoppée net par le jugement  courageux d’une magistrate de Palma à l’aube des années 2010. Un jugement circonstancié et sans appel, s’appuyant sur des expertises sérieuses, sur des éléments solidement documentés, parfaitement étayés, établis à la façon d’un travail universitaire. Et prouvant de façon définitive que la cellule n° 4 était bien celle où Chopin avait vécu, alors que la cellule n° 2 n’avait pas été la sienne et surtout que le piano de rencontre qu’on y avait déposé, constituait une supercherie.

Cette année 1932, sur les conseils du Français Edouard Ganche (1880-1945), alors l’un des plus éminents spécialiste de Chopin, venu en pèlerinage à Valldemosa, la cellule n°4 de la Chartreuse fut ouverte au public par son propriétaire, le señor Quetglas-Amengual, grand-père de son actuel possesseur, Gabriel Quetglas. En 1928, elle venait d’être enfin authentifiée comme étant celle qui avait abrité le musicien et ses compagnons. Et cela grâce à un dessin du fils de George Sand, le tout jeune baron Maurice Dudevant. Un dessin attestant, sans hésitation aucune, grâce à la position du campanile de la Chartreuse, qui y est représenté, que c’était bien depuis le jardin de cette cellule n°4 qu’il avait été tracé.[2] On y présenta dès lors, on y présente encore aux voyageurs, le pianino envoyé à Majorque par Pleyel à la demande de Chopin. Arrivé à grand peine sur l’île en décembre 1838, et plus difficilement encore du port de Palma à Valldemosa au début de janvier 1839, malgré les tentatives d’extorsions des douanes espagnoles, le pianino Pleyel[3] fut installé là où résidaient le Polonais et ses amis français, dans cet ensemble de trois pièces spacieuses qu’on appelle cellule, ouvrant sur un jardin clos de la même surface que celle de l’appartement, et d’où l’on découvre un paysage enchanteur bordé par la Méditerranée.

Le piano décoratif dans une cellule fantaisiste

Tout cela se fit parce qu’une dizaine d’années auparavant, les Ferra, une autre famille de Palma localement influente et propriétaire des cellules 2 et 3, avait décidé fort opportunément de les ouvrir au tourisme naissant en profitant de la confusion qui longtemps avait empêché de situer de façon sûre l’emplacement de la cellule occupée par Sand et Chopin. Pour orner la n°2 transformée en musée Chopin, cette famille fit l’acquisition d’un vieux piano qui n’était là que pour évoquer la présence du musicien. Le propriétaire de la cellule, Bartomeu Ferra, dans un opuscule consacré à Valldemosa, y précisait même brièvement que le pauvre piano majorquin évoqué par George Sand et sur lequel s’échina Chopin en attendant celui de Paris, devait être considéré comme définitivement perdu. Et qu’en aucun cas le piano exposé chez lui n’avait été celui sur lequel le compositeur polonais avait travaillé.

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Et pour cause ! Le clavier de cet instrument exhibé dans la cellule n°2 comporte 82 touches… quand ceux en usage du vivant de Chopin et sur lesquels il composa n’en comptaient encore que 78, puis 80 dès les années 1840. Ce piano à 82 touches offrede surcroît trois cordes par note alors que dans les années 1830 un marteau ne frappait que deux cordes, voire une seule s’agissant des basses. Enfin, son apparence dévoile qu’il est une copie de modèles qui n’apparurent à Paris qu’au mitan des années 1840. Il est donc aujourd’hui prouvé que ce piano de la cellule n° 2 ne fut construit par des facteurs de Majorque que dans le courant des années 1850… soit près de quinze ans ou plus après le départ de Chopin !                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

Des roses. Et sur les deux pianos

Toutefois, la famille fort avisée de Bartomeu Ferra fera vite disparaître le trop honnête opuscule de ce dernier afin d’en rééditer une nouvelle version amputée de la phrase importune. En outre, elle décida d’autorité que Chopin et Sand avaient occupé la cellule n°2 dont elle était justement – voyez l’heureux hasard ! – la propriétaire. Et elle décréta tout aussi impérieusement que c’est sur ce piano de rencontre que Chopin avait entrepris la composition des Préludes. Enfin, pour appuyer bien fort sur la pédale romantique, un peu comme dans les magazines pour dames ou sur les pochettes de disques de « musique de charme », on déposa artistiquement une rose sur le clavier. Une touche d’un sentimentalisme de pacotille censée attester sans doute que l’instrument était bel et bien celui joué par Chopin avant l’arrivée du Pleyel. Le pire, c’est que dans la cellule n°4, on fera de même sur le piano authentique. Mièvrerie et mauvais goût n’ont pas de camp ! De part et d’autre de surcroît la rose était accompagnée par un drapeau polonais frappé de l’aigle couronnée, ce qui fait aussi son effet sur les âmes sensibles.

 La supercherie perdure

Comment cette supercherie a-t-elle pu perdurer aussi longtemps en dépit des preuves qui s’accumulaient pour la dénoncer ? Déjà, en 1965, la musicologue polonaise Krystina Kobylanska, conservatrice du Musée de la Société Chopin, à Varsovie, s’indignait que l’on fît passer le piano et la cellule n°2 pour ce qu’ils n’étaient pas.

C’est qu’en Espagne, on se moquait éperdument de l’authenticité d’un piano et d’une cellule monacale, de ce qui relève de la vérité historique. C’est aussi qu’il est plus commode de croire à la version que veulent asséner ceux qu’elle arrange, quand ils sont localement influents. C’est que la justice, dans un pays où longtemps a régné l’arbitraire le plus absolu, est une chose toute relative. Et qu’elle est plus aimable avec les gens en place. Et l’avènement de la démocratie avec le rétablissement de la monarchie n’a pas changé en un jour les vieilles mentalités.

De Chopin au football

La señora Capllonch-Ferra, forte de sa situation de présidente et de fille de directrice du Festival Chopin de Valldemosa (très modeste festival, mais sujet de fierté locale et financé officiellement par la Communauté des Baléares) ; forte aussi de ses relations anciennes avec les sociétés Chopin du monde entier, et de celles entretenues avec la myriade de pianistes invités dont on prit bien évidemment soin ; forte enfin de l’appui de son frère, ex-président des fans du Club royal de football de Mallorca… la dite señora avait tout pour faire pencher la balance de son côté.

Après moult procès perdus et vaines démarches depuis les années 1930 pour rétablir la vérité, il aura fallu que Gabriel Quetglas, excédé par la mauvaise foi de la partie adverse et l’impunité garantie au mensonge, trouvât un nouvel angle d’attaque : il porta cette fois plainte pour publicité mensongère en pointant du doigt le panneau qui présentait le piano de la cellule n°2 comme étant le pauvre piano majorquin. Et il aura ensuite fallu une juge lucide et courageuse pour confondre enfin les mystificateurs, avec à l’appui expertises, documents, témoignages et relevés topographiques. Voilà la partie adverse sommée par décision de justice de retirer l’inauthentique piano de la cellule n°2, et interdite de faire croire, de quelque façon que ce soit, que celle-ci abrita Chopin.

Aujourd’hui le faux piano est passé dans la clandestinité. Et il n’est plus claironné qu’il fut l’instrument majorquin sur lequel aurait composé Chopin. En revanche rien n’indique clairement que la cellule n° 2 n’est pas du tout celle où vécurent Frédéric Chopin, George Sand et ses enfants.  Au visiteur interloqué de découvrir deux lieux où Chopin aurait séjourné, le personnel du musée évacue le problème en marmonnant avec une monumentale mauvaise foi que l’on n’a jamais clairement établi lequel était le vrai. Malgré des preuves irréfutables, malgré un jugement et sa publication, à la Chartreuse de Valldemosa, comme dans nombre de guides de tourisme, on cultive sciemment un flou artistique, pour ne pas en dire davantage.

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Comme rien n’est clairement indiqué à l’entrée de l’ancien monastère, bien des visiteurs ne découvrent qu’au sortir de la n° 2 la cellule n° 4, située plus loin de la porte principale. Sans rien affirmer de précis, on leur a laissé croire que le n° 2 était bien celle où avait vécu Chopin. Il leur faut alors acquérir un billet supplémentaire pour découvrir le vrai piano, le Pleyel, au cœur de la cellule où le musicien et la romancière ont réellement séjourné, ainsi que les collections qu’elle renferme, plus riches que celles qui trônent chez l’ennemi. Ce qui réduit bien évidemment le nombre de visites qui seront effectuées dans l’authentique séjour et laisse à penser que les tensions sont toujours aussi vives entre les clans, entre le vrai et la faux.

En extase devant une fraude

Qu’en est-il des parts confortables que touche le clan Ferra-Capllonch sur les billets d’entrée (entre 200 000 et 300 000 d’euros par an, semble-t-il) délivrés à la Chartreuse pour 12,50 euros, tarif ordinaire de visite, mais pouvant osciller entre 8,50 euros pour les étudiants et 18,50 euros pour les « privilégiés » ? Elles s’élèvent, ces parts, à 23,75% du prix de chaque billet car à la cellule où Chopin n’a jamais séjourné s’ajoutent l’ancienne pharmacie des religieux et une imprimerie que possède aussi le clan. Le propriétaire de l’authentique piano et de la cellule n° 4, lui, est censé en percevoir 11%. 

Au sein de la Chartreuse, tout comme dans un piano-bar d’hôtel défraîchi, cinq fois par jour durant 15 minutes, un malheureux pianiste d’animation saccage sans conviction les partitions de Frédéric Chopin devant une poignée de touristes tout frémissants à l’idée de plonger au cœur du Romantisme. Et en août, les propriétaires de la cellule no 2 relancent leur très modeste Festival Chopin depuis longtemps fort surévalué. Il accueille cette année la pianiste bulgare Dina Nedeltcheva (les 8 et 10 août) et le Polonais Mateusz Dubiel (les 23 et 24 août). Honorable affiche certes, mais bien succincte pour une manifestation qui se pare du titre ronflant de « festival » et qui ne constitue rien d’autre qu’un événement d’intérêt local.

Dès le jugement rendu au tribunal de Palma à l’aube des années 2010, un journal majorquin, brisant enfin l’omerta, avait perfidement diverti ses lecteurs en publiant les photographies d’innombrables personnalités, depuis Franco jusqu’à la reine Sophie, toutes posant devant le faux piano. L’ensemble étant titré : « Extasiados frente a un fraude ». (En extase devant une fraude).


[1] Ce pauvre piano majorquin, comme le définira George Sand, avait été loué à une famille de Palma. D’abord installé dans la maison de So’n Vent d’où Chopin et George Sand furent méchamment expulsés quand on apprit que le Polonais était phtisique, il sera transporté à Valldemosa et déposé dans la pièce principale de la cellule n°4. Revenu à ses propriétaires de Palma, c’est ce piano qui semble avoir été vendu en 1913 à la grande claveciniste Wanda Landowska comme étant celui sur lequel avait un temps travaillé Chopin. Exposé en 1937 à la Bibliothèque polonaise, à Paris où résidait Wanda Landowska, il est aujourd’hui aux Etats-Unis où l’artiste polonaise, fuyant la France occupée par les nazis, trouva refuge et mourut.

[2] L’emplacement du clocher de la Chartreuse, tel qu’on le voit apparaître sur ce dessin de Maurice Dudevant, a permis de comprendre que ledit dessin ne pouvait avoir été exécuté que du jardin de la cellule n°4 ou, à la rigueur, de l’extrême angle de celui de la n°3. Le recueil de dessins qui était la propriété d’Aurore Sand, la petite-fille de Maurice, a été racheté par les propriétaires… de la cellule n°2. Lesquels détiennent ainsi la preuve irréfutable que ce n’est pas de leur cellule qu’a été effectué ce dessin et partant que celle-ci n’a jamais abrité Chopin et Sand. Chose dont on ne fait évidemment pas étalage devant les visiteurs.

[3] A leur départ de Majorque, Chopin et Sand vendirent le pianino Pleyel à une Française, Hélène Choussat, mariée au banquier de Palma Canut, banquier par qui transitait l’argent envoyé de Paris aux deux artistes. A la mort d’Hélène, le piano passa à son fils, à la femme de celui-ci, au neveu de cette dernière, puis au grand-oncle de son actuel propriétaire, Gabriel Quetglas. Il fut en 1932 réinstallé à la Chartreuse, quand la cellule n° 4 fut ouverte au public.

L’esprit français au passé et au présent

À la recherche de l’esprit français


J’entends dire ici et là que des ruines prochaines de notre pays, il ne restera que notre esprit. Nous avons en effet cette aptitude merveilleuse à tourner les pires situations en dérision et à en rire. Je pense à Rivarol à propos du gouverneur de la Bastille massacré le 14 juillet 1789. « Monsieur de Launay avait perdu la tête bien avant qu’on ne la lui coupe. » Nous avons l’esprit vachard, un peu mufle, pas très charitable. Il s’exerce en général aux dépens des autres. Nous sommes beaucoup trop vaniteux pour le tourner contre nous-mêmes. Les lieux communs ont la vie dure. Qu’est-ce qu’une conversation française ? De la vitesse, du décousu, des réparties à l’emporte-pièce, des saillies, des jeux de mots ou des « bons mots ». Je partage avec Benjamin Constant une certaine méfiance pour ce genre d’acrobaties. Il en parle comme d’« un coup de fusil tiré contre l’intelligence ». J’ai de l’esprit une tout autre idée. Talleyrand en donne une bonne définition dans ses Mémoires. Avoir de l’esprit selon lui, c’est avoir du tact, l’instinct et le sens de l’exacte nuance des mots prononcés à-propos, la mesure aussi des rapports de la courtoisie et de l’impertinence. Il trouvait que les femmes étaient beaucoup plus douées à cela que les hommes et citait en exemple la conversation de sa mère. « Jamais elle n’a dit un bon mot, c’était quelque chose de trop exprimé. Les bons mots se retiennent, elle ne voulait que plaire et perdre ce qu’elle disait. » Tout ceci est passé de mode. Nos récentes évolutions de société, les rapports d’intolérance que nous entretenons entre nous se prêtent de moins en moins à la nuance. Et puis, la définition de l’esprit que je préfère n’est pas française. On la doit au philosophe allemand Georg Christoph Lichtenberg en 1798 : « Un couteau sans lame à qui manque le manche. »

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Duras, la mer, l’été

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Marguerite Duras en 1967 © OZKOK/SIPA Numéro de reportage: 00168781_000005

Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (6)


Je crois en avoir fini avec Duras, et puis non, je pense à elle, j’ouvre un de ses romans, je replonge dans son univers hypnotique, je suis sous le charme de la scansion de sa phrase, je vois les ficelles dont elle use et abuse, mais ça ne fait rien, je la relis, et le charme agit toujours, comme l’alcoolique qui croyait en avoir fini avec l’alcool, qui touchait sa petite pièce quand il salivait devant un Campari, il tenait bon, et il cédait, entrait au Central et s’en jetait un au comptoir en zinc.

Il aura suffi d’une promenade sur la plage qui conduit aux Roches Noires pour se jeter sur n’importe quel livre de Duras.

Derrière la fenêtre en ogive, elle regarde « la mer jusqu’au rien », plus précisément la procession des pétroliers vers le cap d’Antifer. Est-elle avec Yann Andréa ? Je ne peux le dire, mais c’est probable. Nous sommes en 1980, l’été 80 précisément. Serge July lui a proposé pour son journal, Libération, une chronique régulière. Elle a fini par dire que c’était possible, mais une chronique le temps de l’été, une fois par semaine, pas plus. Elle voulait disposer de ses journées tout entières ouvertes sur rien, sinon il y aurait l’angoisse, et ensuite l’alcool. Elle a dit qu’elle ne collerait pas à l’actualité, celle qui s’imposait à tous. Elle a dit que ce serait l’actualité qu’elle considérait comme importante à ses yeux. Alors elle a parlé de ce qu’elle voyait de sa fenêtre, comme maintenant où je la devine derrière les carreaux légèrement opacifiés par les embruns, elle a parlé de l’enfant au vêtement rouge, qui la regardait, elle, le cerf-volant au-dessus de la mer, la mer elle-même. « Ses yeux étaient plus clairs que d’habitude, plus effrayants aussi à cause de l’amplitude aveugle de ce qu’il y avait à voir ». Elle a parlé de l’été survenu d’un coup, de la chaleur, de l’orage qui crèvent sur la Manche, et du soleil plus brûlant après. « Il ne dissipe pas la tristesse de la plage », elle écrit. « Rien ne peut le faire », elle précise. Puis elle a parlé de l’actualité tandis que le cargo blanc attendait à l’horizon, vers la raffinerie immense. Elle écrit cette phrase, dans un autre livre. Cette phrase, la voici : « C’est bien connu que c’est dans les ports qu’on trouve le plus grand nombre de secrets ». Ça résume l’histoire de mon nouveau roman[1] à paraître à l’automne. J’aurais pu la placer dans le récit, dire que c’était une citation de Duras mais je ne m’en souviens que maintenant sur la plage.

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Elle a parlé d’Anouar el Sadate qui venait d’enterrer l’empereur d’Iran. Elle dit la raison : « […] au cours de la guerre de 73 ce même empereur avait rendu un service inoubliable au peuple égyptien ». Le shah d’Iran est mort en exil, en Égypte. Nixon, qu’elle traite de «voyou», a assisté aux obsèques, au Caire. À Persépolis dans les bons jours, au Caire dans les jours sombres. Passer outre les crimes du shah – en attendant pire avec les mollahs. Elle affirme : « De Gaulle serait allé au Caire. Ça doit être très rare de ne faire qu’un avec sa fonction, d’oser, d’être le même individu face à l’État et face à sa vie ». Duras gaulliste, le disant dans Libération. Eh oui. Ses souvenirs d’enfance se mêlent à ceux du Havre, à la chaleur, la mer basse. « On entend à peine le halètement de la retombée des vagues, dans le silence de loin en loin, son souffle ». C’est exactement ça, là, devant les Roches Noires.

Après il y a le calme de la nuit, le calme pour écrire, pour dire que c’est le matin qui apporte le calme de la nuit. Ces chroniques devaient être éditées. L’été 80 est devenu un livre, sur ce qui, par essence, est éphémère : l’actualité dans un journal qu’on finit toujours par jeter. Un livre écrit par Duras qui a transformé l’actualité en littérature.

Et puis l’été a fini ; « l’été est devenu gris, le soleil est passé. Les pétroliers d’Antifer étaient toujours en ligne dans cet axe du Havre, rentreront cette nuit avec la marée haute, en resteront là par nous abandonnés dans l’agonie des derniers jours ». Et puis il a fallu se tenir dans la chambre noire, ouvrir les yeux sur le noir de la chambre, il a fallu écrire, parce que c’était l’unique possibilité de fixer l’enfant, le cerf-volant, l’été 80.

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A paraître le 2 octobre :


[1] Portuaire, Kubik Éditions, sortie le 2 octobre.

L’antiquité grecque corrigée par Asimov

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Avec l’autorisation des éditions Les Belles Lettres © Benjamin Van Blancke, 2025.

Le célèbre auteur de science fiction s’attaque à l’histoire de la Grèce à travers une oeuvre de vulgarisation très touffue. De l’époque archaïque à l’après-1945, le romancier démontre une érudition remarquable. Le texte, parfois d’une grande densité, est allégé par les belles illustrations de l’artiste Benjamin Van Blancke.


Après La République romaine puis L’Empire romain, diptyque dédié à l’histoire de la Rome antique, voilà qu’en avril dernier feu le manitou de la SF Isaac Asimov (1920-1992), auteur chéri d’Elon Musk – cf. le cycle Fondation, Fondation et Empire, Seconde Fondation…- se
rappelait à nous avec, inédit en traduction française, un nouveau volume sobrement intitulé Les Grecs, mais dont le sous-titre annonce « une aventure grandiose » : digest haut en couleur, que votre serviteur avait mis de côté, s’en réservant la lecture pour les sables de l’été.

Changé en essayiste, le génial romancier y fait montre une fois encore de sa stupéfiante érudition : condensant les millénaires qui séparent l’ère mycénienne, Sparte, la guerre du Péloponnèse, la pax romana, la domination ottomane, etc., des modernes Hellènes réchappés des deux guerres mondiales puis de la dictature militaire, désormais assagis et rentrés en bon ordre dans le rang des démocraties européennes. Enfin, pas tout à fait encore, du temps où Asimov publie son essai, en 1965, dédié « A John Fitzgerald Kennedy, 35ème président des États-Unis ».

L’Ère Mycénienne. Avec l’autorisation des éditions Les Belles Lettres © Benjamin Van Blancke, 2025.

Un puissant tropisme nord-américain sous-tend d’ailleurs sa prose : celle-ci s’adressait clairement à un lectorat autochtone, pas nécessairement féru de culture attique. D’où les raccourcis, aussi saisissants que savoureux, dont elle est émaillée, telle un moderne épitomé.  Cet abrégé goûteux compte tout de même 350 pages – et plutôt denses ! On y apprendra par exemple que « le territoire d’Athènes était de la taille de celui de Rhode Island, le plus petit état des États-Unis. Celui de Sparte faisait celui de Rhode Island plus celui du Delaware, les deux plus petits états des Etats-Unis ». Tout au long, la volonté didactique le dispute au détail anecdotique, non sans un certain prosaïsme. Ainsi, autour de l’Acropole, « la peine de mort était prévue pour plusieurs délits contre la propriété, même légers. On pouvait ainsi être condamné à mort pour avoir volé un chou et à quelqu’un qui lui demandait pourquoi, Dracon [que, trois lignes plus haut, Asimov a soin de relier au mot « draconien »] aurait répondu : ‘parce que je n’ai pas trouvé de châtiment plus sévère’ ».

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Les Grecs pour les nuls ? Lecture faite, vous n’ignorerez plus rien de Thémistocle, de Darius, de Xerxès ou de Périclès ; vous saurez de source sûre qu’« en octobre 356 av. J.-C., l’Artémision fut détruit par le feu et il s’avéra que l’incendie était volontaire » ; qu’« après la bataille de Gaugamèles, Alexandre s’empara sans résistance de Babylone et, quelques mois plus tard, arrivait à Suse, au cœur de la Perse » ;  ou encore que « l’Empire séleucide continua de décliner  après la révolte judéenne » [ au deuxième siècle avant J.-C.].  Bref, pour le lecteur ingénu tout à fait ignorant de l’histoire antique et de ses prolongements, l’ouvrage invite à un profitable exercice de mémoire. Esprits paresseux, s’abstenir !

Les Guerres Médiques. Avec l’autorisation des éditions Les Belles Lettres © Benjamin Van Blancke, 2025.

C’est donc fort judicieusement qu’insérées au fil des chapitres, un certain nombre de cartes se rappellent aux cerveaux rebelles à la géographie, ou sans aptitude particulière à placer sans se tromper les cités de Thèbes, de Marathon ou de Chalcis. Flanquée d’un index, une intimidante chronologie referme, sur 12 pages, ce récit aux mille visages et aux cent lieux, de la Perse à la Sicile, dont la visée vulgarisatrice ne préserve pas absolument du risque de perdre pied dans la touffeur de ses linéaments.

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Quoiqu’il en soit, à l’élégance de cette belle édition participent au premier chef les capiteux dessins à l’encre noire signés du jeune artiste bruxellois Benjamin Van Blancke, de longue date illustrateur maison aux Belles lettres, lesquels accompagnent le texte d’Asimov :  ponctuation imaginative, délectable et sensuelle, à la limite du kitch, aussi évocatrice des mœurs antiques que le furent, en leur temps, pour la Rome de Jules César, les bandes dessinées d’Alix telles que tracées au trait par le regretté Jacques Martin. 

A lire : Les Grecsune aventure grandiose, essai historique de Isaac Asimov. Traduit de l’anglais par Christophe Jaquet. Illustrations de Benjamin Van Blanke. 386p., Les Belles Lettres, Paris, 2025.

Les grecs: Une aventure grandiose

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Intifadas ici et là-bas : une crise du politique dans la civilisation démocratique

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Des grimpeurs installent un drapeau palestinien sur la Statue de la République lors de la manifestation pour la fin du blocus de Gaza, Paris, 14 juin 2025 © Cesar VILETTE/OLA NEWS/SIPA

Les « incivilités » et les « débordements de jeunesse », en France comme ailleurs en Europe, ne représentent pas qu’un désordre social ponctuel, mais sont les signes une lutte généralisée et diffuse. Une certaine jeunesse se révolte contre l’autorité, la démocratie et la civilisation occidentale, sous l’influence de l’idéologie islamiste qui, par la religion, légitime le retour d’une forme de violence rédemptrice.


Ce que l’on désigne, avec les précautions linguistiques d’usage, sous les termes d’«incivilités», de «violences urbaines», ou de «débordements de jeunesse», constitue en réalité l’un des symptômes les plus alarmants d’un phénomène qui excède de loin les limites du fait divers ou du désordre social ponctuel. Il s’agit, à l’échelle de nos sociétés européennes, et singulièrement en France, d’une insurrection diffuse, intermittente mais persistante, menée par une partie significative de la jeunesse issue de l’immigration musulmane contre les institutions représentatives de l’ordre démocratique. L’on parlera ici, sans détour, d’intifada intérieure, non par goût de la provocation, mais parce que le terme dit ce qu’il doit dire : un soulèvement contre un pouvoir perçu comme illégitime, étranger, hostile, oppressif.

La référence quasi obsessionnelle à la cause palestinienne, l’identification affective au combat contre l’« occupant israélien », l’usage des drapeaux, des symboles, des mots d’ordre, montrent qu’il ne s’agit pas simplement d’un mimétisme géopolitique ou d’une solidarité abstraite. Ce qui se joue là, c’est la transposition, dans le théâtre intérieur des nations européennes, d’un imaginaire de lutte structuré par la détestation de l’Occident, de ses principes et de son univers symbolique.

I. De l’économie matérielle à l’économie symbolique de la conflictualité

Il importe de déconstruire ici une lecture qui demeure hégémonique malgré les preuves de son inadéquation : celle qui attribue les violences à des facteurs strictement sociaux – chômage, discriminations, relégation urbaine. Ces éléments sont réels, bien sûr, mais ne suffisent pas à expliquer le saut dans la haine et la volonté destructrice. Nombre de groupes sociaux marginalisés dans l’histoire n’ont pas épousé de tels schémas de confrontation. Ce qui distingue la situation présente, c’est l’articulation entre un vide existentiel, un ressentiment historique, et une grille de lecture idéologique fournie par la religion dans sa forme radicalisée.

Ce que Wilhelm Reich appelait la « peste émotionnelle » permet ici de saisir ce nouvel agencement du pathos collectif : un enchevêtrement de traumatismes, souvent transmis, parfois imaginés, qui sert de matériau à la construction d’une identité victimaire. L’histoire y est réécrite comme un catalogue de blessures subies, sélectionnées selon un usage stratégique de la mémoire. Loin de permettre la sortie de la condition victimaire par l’élaboration du passé, cette mémoire fige les sujets dans un état d’humiliation permanente, propice à toutes les manipulations.

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Nous ne sommes plus dans un monde structuré uniquement par l’économie de la production matérielle, mais dans une économie du sens où l’information, les récits et les mythes jouent un rôle aussi décisif que l’accès à l’emploi ou au logement. C’est pourquoi l’intervention thérapeutique, sociale ou politique qui négligerait cette dimension symbolique et imaginaire de la conflictualité s’exposerait à l’échec.

II. Une crise de la transmission : la dissolution du père

Il est impossible de comprendre ce phénomène sans interroger la métamorphose des structures familiales et des figures de l’autorité. Le passage du père travailleur, porteur d’une forme d’autorité verticale, au père déchu, humilié, au statut marginal, a produit une rupture générationnelle sans précédent. L’autorité n’est plus située dans la transmission intergénérationnelle, mais dans la bande, dans la fratrie, dans la loi du groupe.

Ce renversement a une conséquence anthropologique majeure : l’impossibilité de traverser le conflit œdipien, qui est pourtant la condition même de l’entrée dans l’ordre symbolique. En l’absence d’un père identifiable comme figure tierce, la mère devient l’image de l’omnipotence frustrante : l’État, la République, la société tout entière prennent alors le visage d’une mère archaïque, castratrice et oppressive, contre laquelle l’agressivité ne connaît plus de limites.

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Ce phénomène, loin d’être pathologique au sens strict, relève d’une logique identifiable : celle d’une pathologie du politique née de la défaillance du symbolique. La société démocratique, fondée sur l’autonomie du sujet, présuppose un travail d’appropriation de la loi. Là où la loi n’est plus transmise, elle est rejetée. Elle apparaît comme une violence étrangère, une occupation. D’où la facilité avec laquelle la société française est perçue non pas comme le cadre commun, mais comme une force d’hostilité à combattre.

III. Narcissisme blessé et régression identitaire

La crise identitaire à laquelle nous assistons n’est pas seulement personnelle, elle est collective et civilisationnelle. Toute société confrontée à l’échec de son projet historique développe des mécanismes compensatoires. C’est ce qu’a connu l’Allemagne dans les années 1930 avec le mythe du Reich perdu. C’est ce que vivent aujourd’hui de nombreuses sociétés musulmanes avec le mythe du califat ou de la grandeur islamique disparue. Ce mythe fonctionne comme réparation d’un narcissisme collectif blessé, mais aussi comme modèle de projection dans un avenir reconquis, imaginaire mais mobilisateur.

Dans ce cadre, l’islam radical se substitue à la vieille gauche révolutionnaire, dont il recycle à sa manière les postures anti-impérialistes, les rhétoriques de l’émancipation, mais en les subordonnant à une vision totalitaire du monde. Là où la gauche rêvait d’un homme nouveau libéré de l’exploitation, l’islamisme promet un croyant purifié, lavé des souillures de l’Occident et du doute démocratique. Il ne s’agit plus de transformer la société, mais de la purifier par le feu du sacré retrouvé.

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Ce déplacement n’est pas anodin : il indique que le sacré a fait retour là où la démocratie avait cru l’avoir désarmé. Et ce sacré n’est plus fondateur d’un ordre commun, il est mobilisé contre l’ordre existant. C’est là l’une des formes les plus profondes de la crise contemporaine du politique : le retour du religieux dans sa fonction de dénonciation absolue, comme légitimation d’une violence qui se veut rédemptrice.

IV. Le rituel de la violence et la quête d’un âge d’or

Là où l’intégration échoue, là où l’espoir se défait, là où la parole publique se délite, surgit une réponse archaïque : la violence sacralisée. Elle devient langage, rituel, preuve d’existence. Comme dans les sociétés primitives étudiées par les anthropologues, la mise à mort symbolique ou réelle d’un ennemi désigné est vécue comme moyen de rétablir un ordre brisé. Mais dans nos sociétés sécularisées, cet usage de la violence comme sacré substitutif ne peut que conduire à la destruction réciproque.

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C’est pourquoi la violence qui s’exprime dans les quartiers sensibles ne relève pas du seul désespoir, mais d’une construction idéologique et psychique complexe, qui mêle sentiment d’abandon, humiliation paternelle, quête d’un cadre structurant, et identification à un combat globalisé. Le résultat est cette haine d’autant plus dangereuse qu’elle est vécue comme moralement justifiée. L’État devient l’occupant. Le policier, le professeur, le médecin deviennent des figures de l’ennemi. La République devient une fiction hostile, usurpatrice.

V. Le retour du religieux armé et la crise de la démocratie universaliste

Ce qui se joue dans les flambées de violence que nous observons en France et ailleurs en Europe dépasse largement la sphère du social, du psychologique ou même du politique au sens classique. Nous avons affaire à une délocalisation d’un conflit global, à une forme de projection intérieure d’une guerre idéologique dont la cause palestinienne constitue le levier symbolique majeur, mais non l’origine réelle.

Il faut cesser de croire que l’antisionisme est un simple avatar de l’anticolonialisme. Il est devenu, dans l’idéologie islamiste mondialisée, l’élément moteur d’un récit global de l’humiliation musulmane, unificateur, mobilisateur, affectivement chargé, apte à souder dans une même rage identitaire les déshérités des cités françaises et les stratèges des Frères musulmans. L’hostilité à Israël, dans ce cadre, n’a pas pour finalité une solution politique au conflit israélo-palestinien, mais l’effondrement symbolique du modèle occidental incarné, aux yeux de ses ennemis, par l’État juif.

Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est donc la convergence entre un ressentiment postcolonial mal élaboré, une faillite de la transmission culturelle, et une entreprise idéologique extérieure à visée totalisante. L’islamisme, en tant qu’idéologie politique mondiale, a repris à son compte le rêve d’une revanche sur l’histoire, abandonné par les anciennes gauches révolutionnaires. Mais, là où celles-ci croyaient encore au progrès et à la raison, l’islamisme postule la régression comme restauration : retour à un âge d’or mythifié, purification par le sang et la loi divine, refus de toute altérité.

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Ce phénomène met la démocratie devant une alternative qu’elle n’avait pas anticipée : soit elle persiste à se concevoir comme un espace neutre et indifférencié, au nom d’un universalisme abstrait, et elle sera bientôt submergée par des contre-cultures organisées autour de la haine du monde qu’elle incarne ; soit elle accepte de se penser comme civilisation – c’est-à-dire comme une forme historique déterminée, avec ses valeurs, ses principes, ses exigences – et elle pourra alors opposer à la logique de la destruction une résistance consciente d’elle-même, de ses limites mais aussi de sa légitimité.

Le choix qui s’impose n’est pas celui d’une guerre civile souhaitée par certains. C’est le choix d’une lucidité politique. Non pour exclure, mais pour désarmer symboliquement ceux qui rêvent de substituer à la démocratie la théocratie, au conflit réglé la guerre sainte, à la mémoire partagée le mythe de l’anéantissement de l’autre.

France – Grèce, ou le destin qui guette

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Le Premier ministre François Bayrou parle aux Français. Capture d'écran de la chaîne YouTube FB Direct D.R.

L’apocalypse est devant nous, à en croire François Bayrou. Encore faut-il se figurer exactement vers où nous entraîne le poids de la dette, et envisager quelques solutions radicales pour éponger notre déficit chronique : helléniste distingué qui s’est rendu maintes fois en Grèce, notre chroniqueur évoque la purge imposée par l’UE, le FMI et autres instances forcément démocratiques au pays d’Homère. Le prix payé par les Grecs pour réduire leur dette abyssale serait-il acceptable chez nous ?


Tout va mieux à Athènes, à en croire les dernières nouvelles du front économique : « Depuis 2020écrit Basile Dekonink, correspondant à Athènes des Echosla dette publique grecque a connu une chute spectaculaire de plus de 50 points, de 207,6 % du PIB en 2020 à 152,5 % au premier trimestre 2025. D’après les calculs du gouvernement grec, l’endettement du pays pourrait même descendre sous la barre des 140 % en 2027, et croiser la courbe de l’Italie dès cette année-là ».

Ouais… Quand on sillonne le pays, on voit partout des maisons superbes abandonnées, et des chantiers arrêtés depuis des années (la croissance des herbes folles est un indicateur fiable) : si vous rêvez de vous offrir une belle résidence en bord de mer, c’est le pays idéal, et les Allemands, féroces gardiens de l’orthodoxie bruxelloise (il faut se rappeler les diatribes de Wolfgang Schäuble contre ces écervelés de Grecs), les Teutons ont eu bien du plaisir à se venger du fait que les Grecs les aient refoulés en 1944 sans même daigner faire appel aux Américains. Partout on vous raconte des histoires de retraités acculés au suicide par la réduction (jusqu’à 50%) de leurs pensions, à l’image de Dimítris Christoúlas. De familles regroupées vivotant avec un seul maigre salaire. Et vous vivez en Grèce assez largement, parce que pour le moment vous avez encore les moyens, même en étant Français, de bien vivre dans un pays à l’inflation galopante.

Quels seraient les ingrédients d’une recette grecque appliquée à la France ? Quelles sont justement les extrémités que Bayrou voudrait éviter ?

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Il y a bien sûr le bon vieux recours à l’impôt — mais c’est un puits sans fond, tant que l’État vit au-dessus de ses moyens. Ou une réduction drastique des pensions — disons 30% pour commencer, sur toutes les pensions. La suppression de deux jours fériés agitée comme écran de fumée est une plaisanterie : il faut en revenir à 40 heures hebdomadaires, et à 4 semaines de congés payés. Et porter l’âge de la retraite à 45 annuités de cotisations, ce qui permettrait aux jeunes de la génération Z de comprendre qu’elle n’abordera pas la retraite, de fait, avant 70 ans, surtout si elle a cru bon de passer quelques années à ne rien faire dans les universités. Back to work ! 

Après tout, j’ai cotisé 156 trimestres, et fait cours pendant 45 ans, en partant à 67 ans achevés. Bon, enseignant est un travail moyennement physique.

Je ne suis pas un monstre : faisons quelques exceptions pour ceux qui ont commencé à travailler à 14 ans et qui ont passé leur vie à porter des sacs de ciment. Il serait de même abusif d’imposer à des sexagénaires de réprimer manu militari les manifestations de l’ultra-gauche et autres privilégiés de la bourgeoisie. 

Mais accorder aux agents de la SNCF (vous savez, ces gens si souvent en grève, ou en retard, et qui seraient révoqués séance tenante s’ils travaillaient pour le shinkansen japonais) des avantages de même nature est certainement abusif.

Il faut supprimer ces gouffres sans fond que sont le RSA et autres aides au non-emploi. Réviser d’urgence les aides à motif médical généreusement octroyées par des médecins compatissants — ou soucieux de ne pas perdre la clientèle de familles nombreuses. Privatiser d’urgence la Sécurité sociale, sur le modèle américain : si vous êtes pauvres, vous mourrez plus vite, autant de pensions que l’on n’aura plus à payer. 

Puisqu’on nous rebat les oreilles avec les prodiges de l’Intelligence Artificielle, pourquoi ne pas l’utiliser pour remplacer, entre autres, tous les enseignants absents ou manquants ? Un algorithme ne se met pas en grève, et ne se syndicalise pas. Ou même demander à quelques profs de qualité (il en reste pas mal, parmi les retraités justement) d’enregistrer des cours une fois pour toutes, et les diffuser devant les élèves ébahis ? On les paierait une fois pour toutes, et leur enseignement se déroulerait ad libitum.

On expliquera aux syndicats qu’il ne sert à rien de gueuler — et on supprimera les aides qui leur sont versées, à eux et aux partis politiques, aux journaux, aux entreprises culturelles et autres suceurs de subventions. L’avance sur recettes, par exemple, qui sert essentiellement à financer, à fonds perdus parce que jamais les recettes ne comblent l’avance de trésorerie, des films nullissimes qui rassemblent dix pingouins dans des salles vides. La France est le seul pays à avoir un « ministère de la Culture » — comme si la Culture avait un jour eu besoin d’être administrée pour produire des chefs d’œuvre. 

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Il faut bien sûr réduire le train de vie de l’État : à quoi sert le Sénat, par exemple ? Ces gros pleins de soupe assoupis au palais du Luxembourg ne sont même pas élus au suffrage universel. Quant aux députés, réfléchissons une fois pour toutes : avons-nous besoin de 577 députés et d’une quarantaine de ministres, dont plusieurs « ministres d’État » ? Un Comité de Salut Public suffit largement, parce que la patrie est aujourd’hui en danger, comme elle l’était en 1793 : entre faillite économique, menaces étrangères alimentées par une politique dispendieuse d’immigration à motif humanitaire, et sécessions intérieures, il est plus que temps de reprendre les choses en main. Avec énergie.

Et d’instaurer des cours spéciales pour juger les profiteurs et les saboteurs de la République. Il y a des places en grand nombre dans les rizières de Camargue.

Ces mesures nationales doivent être imposées à ces autres sources de déficit que sont les Régions, dont on vient de s’apercevoir qu’elles versaient des salaires à une foultitude de cadres qui n’ont pas d’emploi réel, et ont créé des emplois fictifs à une clientèle toujours plus avide. Ouvrons des laogai français plutôt que de chouchouter les narco-trafiquants dans des prisons 5 étoiles !

Enfin, la politique de l’emploi doit être revue de fond en comble. Comment accepter que des postulants refusent des postes sous prétexte qu’ils impliquent de rentrer tard chez soi — comme dans la restauration ? Vous ne voulez pas bosser ? N’attendez rien en retour — et rien de vos parents, réduits pendant ce temps à la portion congrue.

Ce sont là quelques idées immédiatement évidentes, qu’il faudrait souffler au Premier ministre. J’attends des alertes lecteurs de Causeur leurs suggestions — ou éventuellement leurs critiques. 

Mémoire à fleur de peau

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Claude Simon © Hannah Assouline

Les deux premiers romans de Claude Simon reparaissent en un volume. Le Tricheur et La Corde raide sont la matrice d’une œuvre envoûtante où s’entremêlent souvenirs d’enfance et mémoires de guerre.


Claude Simon (1913-2005) publie ses deux premiers livres après la Seconde Guerre mondiale. D’abord Le Tricheur, ensuite La Corde raide. Les deux ouvrages sont édités au Sagittaire, puis par Minuit. Ils viennent d’être réédités en un seul volume. C’est en soi un événement littéraire, car l’auteur n’avait pas souhaité qu’ils reparaissent, considérant qu’ils n’étaient pas aboutis. On retrouve déjà, dans les deux récits, les thèmes chers à l’écrivain : l’enfance traumatisante à l’internat – évocation d’une tentative de viol par un prêtre –, la maladie de la mère avec la transformation hideuse de son visage, l’ancêtre régicide, la recherche morbide de la mère – encore elle – de la tombe de son mari, le père de Claude, capitaine héroïque tombé au champ d’honneur en 1914, la clandestinité du trafiquant d’armes en Espagne, en 1936, le soldat à cheval se battant contre l’aviation en 1940, la captivité en Allemagne puis l’évasion, l’acacia enfin. Une corde raide pour arrimer le puzzle que va s’évertuer à reconstituer Simon à chaque livre. La mémoire est donc l’enjeu principal de son œuvre ; une œuvre organique où la sensualité du style envoûte le lecteur attentif ; une œuvre autobiographique, avec points d’ancrage solides, au milieu d’un mouvement permanent de fuite. Car Simon rejette la famille, la religion, l’école, l’armée, pour jouir durablement des sensations qui nourrissent son écriture. Une œuvre morcelée, modifiée sans cesse par le travail méticuleux de l’écrivain, sans concession, couronnée par le prix Nobel en 1985.

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Le Tricheur, donc, livre renié, mais pas complètement, par un écrivain qui mériterait d’être en plein soleil, un Catalan dont l’hôtel familial se situe à Perpignan, rue de la Cloche d’or, héritier d’un domaine viticole qui lui a permis de ne jamais voir une facture de sa vie. L’histoire débute par une fugue de deux amoureux, Louis et Belle. Peut-être le garçon l’a-t-il kidnappée. Elle est mineure. Ils sont en cavale, le train dans le lointain permet de prolonger l’escapade. Le lecteur est happé par la phrase sèche et sinueuse de l’auteur. Le récit n’est pas toujours aisé à comprendre. Il y a des interruptions, un morceau de souvenir surgit de la mémoire. La réminiscence est enchâssée dans le système narratif sans cesse en expansion métaphorique. Mais finalement l’ensemble s’impose, et de quelle façon. Claude Simon est un corps vigoureux qui donne à « sentir » sa réalité. La suite ne peut être que tragique, on s’en doute.

La dédicataire de ce texte d’apprentissage se nomme Renée, compagne de Claude Simon qui s’est suicidée le 7 octobre 1944. Il ne peut supporter ce geste dont il se sent responsable. Il ne le commentera jamais. L’écriture, seule, tente de combler le vide laissé par la disparition de la femme aimée. Mais l’absence ouvre sur les ténèbres et semble insurmontable. On comprend alors pourquoi Claude Simon ne voulait pas que fussent réédités ces deux textes pourtant maîtrisés.

Le Tricheur et La Corde raide, Claude Simon, Les Éditions de Minuit, 2025, 464 pages.

Le tricheur et la corde raide: Premières oeuvres 1945-1947

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Le bitume de Judée, un négatif qui dure

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Le Musée Nicéphore Niépce, Chalon-sur-Saône, 20/07/2016. JEAN-CLAUDE TARDIVON/SIPA

Beaucoup de médias occidentaux ont publié la photographie du jeune Muhammad al-Matouq qu’ils ont présenté comme la victime d’une famine, sans préciser qu’il souffrait d’autres conditions médicales. En revanche, le traitement par beaucoup de médias des images des deux otages israéliens, Rom Braslavski et Evyatar David, rendues publiques par le Hamas, a été très différent. Preuve que ce sont moins les images qui mentent que ceux qui les publient.


No Jews, no news. Cette phrase, qui est elle-même devenue un cliché, j’y ai pensé en visitant le Musée Nicéphore Niepce, inventeur de la photographie, à Chalon sur Saône où m’avaient amené des pérégrinations estivales.

Nicéphore cherchait à fixer l’image produite par la lumière traversant l’orifice, le sténopé, d’une chambre noire. Avec du papier recouvert d’argent, cette image s’effaçait trop vite échecs aussi avec la pierre, le verre ou le cuivre, mais il finit par trouver une substance qui, étalée sur une plaque de métal, remplissait les conditions exigées : les zones exposées à la lumière durcissent alors que les zones sombres restent molles. Il suffisait de les évacuer en rinçant la plaque pour que l’image soit fixée définitivement. Cette substance que Niepce connaissait car il y a des gisements près de Chalon, porte un nom exotique ; on la trouve près de la Mer Morte et elle aurait servi à imperméabiliser l’arche de Noé et la corbeille du bébé Moïse. On l’appelle le bitume de Judée ; il fut vite remplacé par les sels d’argent, mais on lui doit la première photographie de l’histoire. Cette photographie était évidemment un négatif. Je me suis demandé si c’est pour cela que personne n’avait proposé de le renommer bitume de Palestine…

Cette découverte a eu des conséquences gigantesques : que serait le monde d’aujourd’hui sans la circulation des images ? Niepce voulait figer la vérité d’un instant, mais l’image peut véhiculer l’émotion plus encore que l’information, et la manipulation de ces émotions influence largement les sociétés contemporaines.

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Le 23 juillet 2025, le Daily Express, un tabloïd britannique, a publié en une la photo dramatique d’un bébé gazaoui squelettique dans les bras de sa mère. Quelques heures plus tard la BBC, Sky News, CNN, le Guardian, le Daily Mail et le New York Times reprennent la photo, comme preuve de la famine massive à Gaza. On a vite établi que le bébé souffrait d’une anomalie génétique gravissime, mais aucun de ces médias prestigieux ne s’est excusé. Bien au contraire, le New York Times qui a signalé ce détail une semaine plus tard, a félicité ses journalistes d’apporter cette nouvelle précision. Encore plus grave, personne n’a mentionné que la photo avait été recoupée d’un plan plus large où apparaissait un frère plus âgé, parfaitement nourri en apparence. C’est ce qu’on appelle la vérité du contexte, classique mensonge du journalisme idéologique. Une enquête du journal allemand Bild révèle comment des images trafiquées de Gaza aboutissent aux journaux occidentaux. Le maitre d’œuvre en serait l’agence de presse turque Anadolu, profondément antisémite. En Judée, il n’y a pas que le bitume qui soit un repositoire du négatif…

Les vidéos de Rom Braslavski et Evyatar David sont malheureusement authentiques. Pourtant, devenue pour une fois prudente quant à ses sources, la chaine américaine NBC a prétendu ne pas garantir leur origine. Aucun journal, et en particulier ceux qui s’étaient précipités sur la photo de l’enfant gazaoui, n’a mis en une les photos des Israéliens décharnés. Certains ont eu le culot de prétendre qu’ils s’en étaient abstenus par respect pour les familles. La BBC quant à elle, parle des deux Israéliens comme de simples prisonniers et, comme le Guardian, un autre bastion de la détestation anti-israélienne, suggère que leur état représente peut-être celui de la population de Gaza en général, mettant en doute la volonté du Hamas de les affamer. Il est difficile de faire plus dans la manipulation vicieuse de l’information visuelle.

Les motivations de l’organisation terroriste à diffuser ces vidéos sont multiples. Outre qu’elle cherche à engendrer des pressions sur le gouvernement israélien, elle veut montrer au monde que le Hamas continue d’être le maitre des horloges malgré les déclarations israéliennes sur son affaiblissement. Mais il ne faut pas négliger la volonté d’humiliation. Celle-ci est omniprésente dans la rhétorique de l’organisation, qui s’exprime noir sur blanc dans sa charte et les déclarations de ses dirigeants. 

Cette semaine a montré en France les effets de cette rhétorique et cette fois, il s’agit d’écrits et pas d’images.

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Nour Attala a, en même temps que 37 autres étudiants et étudiantes de Gaza, été sélectionnée par le Consulat de Jérusalem et le quai d’Orsay pour son excellence académique. A son arrivée à Lille, le directeur de Sciences Po lui a obligeamment prêté son propre appartement, ce qui ne doit pas arriver à tous les étudiants boursiers.

Il a fallu que ce soit le compte X Sword of Salomon qui exhume les textes de glorification de Hitler et du 7 octobre dont Mlle Atala était coutumière. Ces textes sont-ils passés sous le radar des services diplomatiques censés donner les garanties de sécurité, ou bien ces déclarations ont-elles été considérées comme si généralisées qu’elles ne méritaient pas de considération particulière ?Car la réalité que tant de nos décideurs apparemment bien intentionnés tiennent à laisser sous le tapis, c’est que sous l’effet de l’endoctrinement auquel contribuent d’innombrables et ignobles vidéos infantiles, la haine des Juifs est depuis des dizaines d’années une façon d’être dans la société gazaouie. C’est probablement là une cause majeure du dramatique échec de l’armée israélienne à libérer les otages. C’est à coup sûr un poison à longue durée dont l’effet ne disparaitra pas avec la reconnaissance française d’un Etat palestinien…

Que voulez-vous qu’ils fassent d’une bibliothèque ?

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Annie Ernaux et Jean-Luc Mélenchon au lancement de l'Institut La Boetie, Paris, le 5 février 2023. Rebecca-Alexie Langard/SIPA

Chronique de Didier Desrimais où il sera question de post-littérature, d’effacement de la culture, d’absence de style, de déclin de l’intelligence, et finalement, comme un concentré de tout ce qui précède, de Sciences Po.


« La France, naguère pays littéraire par excellence, n’est plus qu’une république bananière de la littérature, laquelle y est méprisée avec le plus grand sérieux par ses thuriféraires mêmes ». 

Richard Millet, Langue Fantôme

C’est l’été. Il y a quelques jours, Madame Figaro a mis en ligne un de ces papiers culturels remâchés qui font le bonheur du quidam en vacances, surtout si celui-ci prétend appartenir au club de plus en plus restreint des « grands lecteurs », ceux qui, selon les journaux, lisent plus de vingt livres par an. Intitulé « 13 livres qu’on a honte de ne pas avoir lus à 50 ans », cet article insipide présente malgré tout l’intérêt de montrer le fossé séparant l’époque qui a vu advenir la littérature de « l’âge de L’après littérature »[1] et de confirmer par conséquent le remplacement de l’art littéraire par un bric-à-brac informe vendu par des quincaillers éditoriaux, eux-mêmes soutenus par des proxénètes médiatiques se prétendant critiques littéraires.           

Après une introduction où elle affirme, sans rire, qu’à « 50 ans, on lit pour vibrer », la journaliste du Figaro propose, dans trois rubriques distinctes, les listes de « romans mythiques » que les quinquagénaires auraient, donc, honte de ne pas avoir lus. Chaque livre est agrémenté d’un commentaire soi-disant arraché à un de ces repentis ; on peut supposer que la journaliste a inventé ces lecteurs et leurs témoignages, ce qui n’a de toute façon aucune importance : on sent une parfaite affinité entre elle et certains échantillons humains rompus à l’esprit dégradé de l’époque. Rubrique « Littérature française classique », rien à dire : Les MisérablesLa RechercheLe Rouge et le NoirMadame Bovary et Les Fleurs du mal sont à l’honneur. Idem pour la rubrique « Littérature étrangère classique » qui met en exergue Guerre et PaixCrime et ChâtimentOrgueil et Préjugés et l’Ulysse de Joyce. Je vous fais grâce des commentaires, plus creux les uns que les autres.    

Cherchez l’intrus

La dernière rubrique concerne la littérature contemporaine – et c’est là que ça devient intéressant. La journaliste a sélectionné quatre livres supposément « incontournables ». Commençons tout de suite par l’intrus, c’est-à-dire le seul qu’on pourrait effectivement regretter de ne pas avoir lu : Voyage au bout de la nuit. Un dénommé Mehdi dit s’être refusé à le lire après avoir « découvert l’homme derrière l’œuvre ». En revanche, il a vraisemblablement lu les trois autres. D’abord… Les Années d’Annie Ernaux, œuvre emblématique de la sous-littérature qui encombre les librairies depuis plus de quarante ans. En 1988, Mme Ernaux affirmait souhaiter « rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature ».[2] Trente ans plus tard, elle se félicitait de son travail de sape littéraire : « Je suis contente d’avoir quand même changé des choses dans la littérature – je crois avoir fait en sorte qu’il n’y ait plus cette espèce d’admiration inconditionnelle pour la joliesse, la belle phrase, la rhétorique ».[3] Pour parvenir à cette désintégration, elle livrait son secret : « L’écriture plate me vient naturellement ». On peut dire que, de ce côté-là, c’est parfaitement réussi. L’ennui gagne dès les premières phrases des Années, mollement inspirées du Je me souviens de Perec, et ne cesse de croître au fil des pages qui, elles, restent indubitablement d’inspiration ernaussienne et donc d’un ennui mortel. Les métaphores rabâchées et les banalités bourdieusiennes se succèdent dans une langue anémiée.

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Derrière cette écriture rachitique, osseuse, fade, plate, on entrevoit un désert intellectuel et sentimental, une haine instinctive du beau, l’aigreur et le ressentiment d’une « transfuge de classe » embourgeoisée qui désire « venger sa race ». Entre deux observations égotistes, Mme Ernaux exulte devant son écran de télévision et le spectacle des pauvres êtres se jetant du haut des « symboles de la puissance américaine », les tours du World Trade Center en feu : « Les tours jumelles de Manhattan s’effondrant l’une après l’autre. On ne parvenait pas à sortir de la sidération, on en jouissait via les portables avec le maximum de gens. […] Le prodige de l’exploit émerveillait ». Plus tard, promue au grade de commissaire politico-littéraire, Mme Ernaux rédigera l’acte d’accusation conduisant à l’exclusion de Richard Millet du comité de lecture de Gallimard. À la lecture de ce bulletin policier, d’aucuns notèrent que la commissaire Ernaux, si peu à l’aise avec le style purement littéraire, possédait en revanche une parfaite maîtrise du style stalino-jdanovien. Les mêmes ne furent donc pas surpris de la voir soutenir bruyamment Jean-Luc Mélenchon, Houria Bouteldja et tous les sympathisants décolonialistes, islamo-gauchistes et racialistes attendant leur heure révolutionnaire pour appliquer à grande échelle leur politique de terreur. Il apparut alors à tous cette vérité : l’écriture plate de Mme Ernaux n’était que le résultat d’un esprit qui se cherchait encore, qui n’avait pas trouvé sa véritable voie – une fois que celle-ci lui apparut, notre argousin nobélisé opta pour un style administratif inspiré de celui des indicateurs de police et adopta le genre qui lui seyait le mieux : la lettre de délation.                        

La journaliste du Figaro a choisi ensuite… L’Amant de Marguerite Duras, prix Goncourt 1984. Le livre est très court – ce qui, en l’occurrence, est un atout non négligeable. On y devine des envies de plonger le lecteur dans des profondeurs insondables ; malheureusement, le style superficiel, creux et répétitif de l’œuvre n’encourage guère à l’immersion – aucune houle ne vient troubler la surface des platitudes décrites à grand renfort d’inélégantes redondances. Lors de la sortie de cet opuscule débraillé, à l’écriture négligée, célébré pourtant par la plupart des médias, de rares critiques décrivirent la situation de la littérature, ce qu’elle avait été – un art – et ce qu’elle était en passe de devenir définitivement : un colifichet médiatique, un objet de contemplation nombriliste et, surtout, un redoutable parasite opportuniste profitant de l’estime que les Français portaient encore à la littérature classique, à une langue et à un style qui n’étaient déjà plus que des fantômes. Dans une vidéo estampillée France Inter, Laure Adler avoue avoir relu récemment L’Amant et découvert une histoire qu’elle n’avait pas décryptée à la première lecture, « celle de l’émancipation d’une jeune fille qui s’éloigne de l’univers du colonialisme dans lequel elle est contrainte de vivre ». Depuis qu’elle a adopté les thèses les plus absurdes du wokisme et du décolonialisme, Laure Adler s’émerveille devant ce qu’elle croit être une régénération de son système de pensée et n’est en réalité que le résultat final et fatalement déficient de ses premières amours intellectuelles et gauchisantes. Notons au passage qu’en d’autres circonstances, s’il s’était agi d’un autre auteur, d’un autre récit autobiographique, la militante féministe acharnée qu’est Mme Adler n’aurait sûrement pas hésité à soulever l’épineuse question de l’emprise et du consentement – dans le cas présent, elle avoue simplement son bonheur d’avoir goûté à nouveau les pages décrivant « la sensualité » et « les orages de désir » de cette jeune fille de quinze ans découvrant la sexualité avec un riche Chinois de treize ans son aîné. Fer de lance publicitaire de toutes les médiocrités, Mme Adler a écrit une biographie de Duras et a consacré plusieurs émissions radiophoniques et hypnotiques à Annie Ernaux et à son livre Les Années, émissions que la faculté préconise en cas d’insomnie, si la lecture de L’Amant n’a pas suffi à estourbir le patient.

De Charybde en Scylla                    

Enfin, la journaliste du Figaro rapporte (ou invente) les propos de Marc, 54 ans, journaliste lui aussi : « Pendant des mois, mon entourage ne parlait que de ce livre : dans la rédaction du journal où je travaillais, chez mes amis, au bar, à la télé… J’avais peur d’être déçu, que l’œuvre ne soit pas à la hauteur de l’engouement général. Et en même temps, je me dis que je passe à côté de l’un des grands romans de ces dernières années ». De quel roman s’agit-il ? De celui de Virginie Despentes, Vernon Subutex ! Cette pitrerie hallucinogène enthousiasme la bobocratie convaincue d’être, à l’instar de l’auteur, rebelle et dérangeante. Mme Despentes imagine en effet qu’elle est subversive parce qu’elle écrit mal, est vulgaire, dit des gros mots et décrit des scènes de partouze entre trans-machins camés – c’est-à-dire fait comme tout le petit monde culturel inspirateur du nouvel ordre moral, du nouvel Ordre tout court, celui du Grand Commencement et de l’Avenir Radieux, lesquels ne pourront aboutir qu’après que la culture occidentale, et la littérature avec elle, auront été détruites, ce à quoi tout ce petit monde travaille sans relâche. Les sujets plus ou moins subtilement abordés dans Vernon Subutex ne laissent aucun doute quant à l’idéologie dominante. L’inversion de la réalité y est systématique. Nous apprenons ainsi que « tant que les femmes consentiront à faire naître des bébés mâles, l’humanité restera un bourbier dégueulasse » ; que les Français sont homophobes, que les plus aisés d’entre eux pensent que « la place des femmes est à la maison et qu’il faut corriger celles qui sortent » ; que la France a inventé la laïcité « pour emmerder les immigrés », que les enfants de ces derniers vont malgré tout devenir le « sang neuf », l’élite de notre pays : « une élite, une vraie. Pas de la branlette de beau quartier où tout ce qui compte c’est le patrimoine de ton père » ; que des jeunes femmes se rasent la tête pour se protéger des importuns et que, malgré tout, ce sont toujours les mêmes jeunes gens qui les harcèlent : « C’est toujours les Français les plus lourds. C’est toujours eux qui font chier les filles » ; que, malheureusement, « on finit toujours par entendre Zemmour : quand ce n’est pas sur la plus grande radio de France c’est qu’il est en train d’écrire dans un quotidien à grand tirage ou qu’il est invité à parler quelque part » ; qu’aucun des terroristes du Bataclan « n’était pratiquant » et que ceux-ci ont simplement été influencés par « des films et des jeux de Hollywood » – j’en passe et des meilleurs.

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Les journalistes de Libé, du Nouvel Obs et de Télérama savourent les élucubrations de Mme Despentes ; même son écœurante déclaration d’amour aux frères Kouachi, de sinistre mémoire, ne les a pas dégoûtés : « J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une Kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser au visage. J’ai aimé aussi leur désespoir ». Sur France Inter, Xavier de La Porte est convaincu, après avoir lu Vernon Subutex, que « Virginie Despentes est notre Balzac ». Les critiques du Masque et la Plume, eux, s’extasient devant des « tableaux de la France d’aujourd’hui extraordinairement percutants » comme… « les passagers dans les trains absorbés dans leurs écrans » et « la tolérance zéro qui est le stade ultime du capitalisme » – comprenne qui pourra. Ils admirent le personnage principal, Vernon, parce qu’il « ne produit rien » et « va à l’opposé des injonctions d’aujourd’hui » et « à l’encontre des qualités “viriles” ». La désopilante critique des Inrocks Nelly Kaprièlian, celle-là même qui osa qualifier la dernière miction autobiographique de notre sycophante nobélisée (Le jeune homme, 30 pages jaunâtres de mièvreries incontinentes) de « miniature parfaite concentrant tous ses livres dans un geste proustien d’une beauté époustouflante », conclut cette émission tragi-comique : « Virginie Despentes est devenue une icône populaire ». Il fallait oser !

Mais revenons à notre chroniqueuse du Figaro qui prête à Marc, le soi-disant journaliste qui regrette de ne pas avoir encore lu le pavé de Mme Despentes, les propos suivants : « Quand je croise le regard de Despentes en couverture, j’ai un peu honte de ne pas être suffisamment rock’n’roll pour l’avoir lue ». S’il existe, Marc pourra se rattraper en lisant Cher connard, le dernier « roman hyper brillant et généreux » de Virginie Despentes, dixit Nelly Kaprièlian, critique hémiplégique de gauche possédant un odorat exceptionnel mais sélectif, capable de repérer les « écrivains nauséabonds » et les livres qui « suintent le Français de souche »[4], mais nullement gêné par les effluves odorifères émanant des livres frelatés fabriqués et promus par une corporation parasitaire dont l’unique but est de remplacer la culture par un système culturel prétendument destiné à promouvoir « l’Intelligence et la Beauté » (Jack Lang), mais en réalité uniquement occupé à gaver ses parasites les plus malins, les plus opportunistes et les plus faisandés.                 

Introduites dans les programmes de l’ENS, les fumisteries sociologico-nombrilistes de Despentes et d’Ernaux sont dorénavant épandues dans les manuels scolaires, entre les oukases écologiques et les cours orientés d’éducation aux médias.  Au fil des ans, les prescripteurs du nouvel ordre moral sont parvenus à mettre en place un système dans lequel aucune tête ne doit dépasser ni penser. Rien n’échappe à cette entreprise de décérébration. Après avoir été qualifiée de « bourgeoise » par les bourdieusiens, l’ancienne littérature qui était, en plus d’un puissant stimulant spirituel, un art amoral, a été supplantée par une nouvelle prose utilitaire, idéologiquement bien-pensante et uniformément disgracieuse. « Du fait de leur méconnaissance des bons livres, les jeunes deviennent les dupes de tout ce que d’insidieux charlatans leur offrent en guise d’interprétation de leurs sentiments et leurs désirs », écrit Allan Bloom dans L’Âme désarmée. Ces jeunes gens, ajoute-t-il, sont par conséquent rendus incapables, par manque d’instruction, « de distinguer entre le sublime et la camelote, entre l’intuition et la propagande ». L’Éducation nationale, les médias gauchisants et les milieux culturels wokes ont participé, main dans la main, au triomphe des jocrisses et au massacre de notre héritage littéraire.

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En 1930, dans son Essai sur la France, le philologue allemand Ernst-Robert Curtius écrivait : « Il est impossible de comprendre la vie politique et sociale de la France si l’on ignore sa littérature. […] Celui qui veut jouer un rôle politique doit faire ses preuves littéraires. Prétendre avoir de l’influence sur la vie publique est inutile, aussi longtemps que l’on ne s’est pas rendu maître du mot parlé et écrit. Jamais les connaissances techniques et la précision scientifique ne suppléeront, en France, au manque de culture littéraire ». Ce temps-là est révolu. Pire, notre époque a vu survenir, en plus de celui de la littérature, le déclin, par défaut de transmission, des connaissances techniques et scientifiques. En quatrième de couverture de la dernière édition de cet ouvrage[5], il est rappelé une citation du critique littéraire Michel Crépu : « Cet Essai sur la France devrait figurer au programme de culture de nos politiques. S’ils ont encore une bibliothèque ». S’ils ont encore une bibliothèque… Cette phrase, écrite en 1995, annonçait un désastre qui, à cause entre autres de L’Éducation nationale, n’a fait que s’amplifier.

Dans un entretien donné au Figaro, Madeleine de Jessey, professeur de lettres en hypokhâgne, se désole d’avoir de plus en plus d’étudiants qui ont très peu lu, n’ont « aucune vision d’ensemble de l’histoire littéraire » et ne maitrisent ni l’orthographe, ni la grammaire. Mais quelle importance ! Les plus malins d’entre eux pourront toujours se mettre au globish et s’inscrire à Sciences Po. Cet IEP vient en effet de lancer la… Paris Climate School, première école européenne ayant « vocation à être un hub d’échanges universitaires » et à délivrer un « diplôme en sciences humaines et sociales dédié à la transition écologique ». Le programme du master Ecological transition, risks and governance sera bien sûr dispensé uniquement en anglais. Il est promis aux futurs diplômés des débouchés dans l’administration, les collectivités locales, les institutions européennes et internationales, les ministères. S’ils ont encore une bibliothèque… Que voulez-vous que ces
futurs parasites formés dans ce qui est devenu l’antre du wokisme, du progressisme gauchiste, de l’écologisme et de toutes les idéologies mortifères à la gloire d’une nouvelle ère postnationale, post-littéraire, post-humaine, fassent d’une bibliothèque ?


[1] Alain Finkielkraut, L’après littérature, Éditions Stock, 2021.

[2] Les femmes, Gallimard, 1988.

[3] Entretien donné au Monde le 26 avril 2019.

[4] Élisabeth Lévy, « La gauche olfactive se déchaîne », article paru dans Causeur le 6 mai 2012. Les écrivains vilipendés par Mme Kaprièlian s’appellent Renaud Camus, Richard Millet, Denis Tillinac. Mme Kaprièlian préfère lire « l’écrivain engagé » Édouard Louis, « une des voix majeures pour dire la France d’aujourd’hui », selon elle ; un des nombreux morpions cramponnés au système médiatico-culturel sus-évoqué, selon moi.

[5] Ernst-Robert Curtius, Essai sur la France, Éditions de l’aube, 2017.

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Vers la fin du progressisme à l’anglaise ?

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Donald Trump et sir Keir Starmer sur le chemin entre le golf Trump Turnberry et l'aéroport de Glasgow Prestwick, Ecosse, le 28 juillet 2025. White House/ZUMA/SIPA

Le Premier ministre travailliste semble actuellement rétropédaler sur des questions comme l’immigration, l’ordre public et la défense en adoptant une attitude normalement incompatible avec la doxa socialiste et encore moins avec le wokisme qui, depuis 2010, fait des ravages outre-Manche. Ce rétropédalage est motivé chez Starmer par le besoin de gérer Donald Trump, mais aussi par sa compréhension de ce que veut la grande majorité de l’électorat britannique. C’est peut-être le signe que la parenthèse progressiste tire vers sa fin. Analyse.


Machine arrière. Sir Keir Starmer a visiblement compris que, s’il veut court-circuiter l’ascension vers le pouvoir du parti de droite souverainiste de Nigel Farage, Reform UK, il va devoir revoir ses positions sur l’immigration massive et autres grands projets dé-civilisationnels de la gauche progressiste. On voit en effet ternir son soutien à peine voilé aux sympathisants de l’islam politique, et l’anti-trumpisme obsessionnel de la gauche institutionnelle est définitivement enterré depuis la visite du président américain en Ecosse.

Le progressisme britannique deviendrait-il donc “vieux jeu”, old school ?

Rappelons tout de même que la tradition politique britannique n’est pas fondamentalement progressiste dans ses origines. Au contraire, elle se méfie de tout projet de construction d’un homme nouveau. Plus empiriste que rationaliste, elle se fie à l’expérience et méprise les concepts. Ses grands penseurs, comme Hobbes, Hume, ou Locke, sont des philosophes du réel, qui observent ce qui est, et non pas ce qui devrait être.

À la différence de la tradition française, héritée de l’idéal révolutionnaire de la table rase, la tradition britannique, héritée du Grand Siècle et des Lumières Écossaises, est ce que l’on pourrait appeler libérale-conservatrice : libérale dans son acceptation des mœurs de chacun et son respect de l’individu ; conservatrice dans sa volonté assumée de préserver les fruits d’une civilisation élaborée.

Seulement voilà : le progressisme, dans sa version la plus véhémente, rejette tout de go libéraux et conservateurs, qu’il n’hésite pas à amalgamer. Quiconque n’est pas progressiste est forcément réactionnaire, et quiconque ne suit pas la marche vers un monde meilleur est un hérétique qui ose ralentir le cortège.

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Il est donc assez étrange d’observer le succès de ce progressisme zélé — importé des universités américaines après avoir été conditionné, prêt à l’emploi, par la French Theory et les grands gourous de la déconstruction française — dans une société britannique qui a toujours rejeté les utopies révolutionnaires. La fièvre de 1789 n’a en effet jamais traversé la Manche et le communisme n’a jamais vraiment réussi à s’implanter dans la patrie de George Orwell.

Mais à partir de 2010, la forteresse idéologique a commencé à s’affaisser. Les tribunaux moraux ont remplacé le sens du compromis, la repentance a supplanté la fascination des Britanniques pour l’histoire, et la cancel culture a mis un terme à la coutume du débat civilisé à l’anglaise. Le cheval de Troie de cette idéologie autoritaire étant la notion de tolérance, si chère à l’éthique des Britanniques.

Là où les wokes ont été stratégiquement malins, c’est en s’attaquant non pas au pays, mais à leur capitale ultra-mondialisée, où toutes les idées sont les bienvenues (même les mauvaises) pour peu qu’un exotisme certain les rende attrayantes. On ne dira jamais assez à quel point le gouffre idéologique, économique et politique entre Londres et le reste du pays façonne le déséquilibre d’un royaume déjà morcelé en quatre nations. Londres est une cité-État richissime ; le Royaume-Uni, un territoire somme toute assez pauvre depuis la désindustrialisation.

Le progressisme autoritaire ne pouvait prendre racine que dans un microcosme fermé, urbain, riche, ouvertement mondialisé et mondialiste. À Londres, l’esprit anglais a progressivement muté en esprit Monde, avec toute l’adaptation codifiée que cela implique.

Le pouvoir de la City, érigeant une certaine idée du Progrès en idole sacrée — comme Robespierre vénérait une certaine idée de la Vertu — s’est détourné de la tradition libérale-conservatrice, lui préférant l’idéal apatride et multiculturel à la mode chez les continentaux. Londres se rêve en Singapore-on-Thames, et depuis le Brexit, l’idée d’une sécession de la métropole tentaculaire séduit autant qu’elle le ferait dans les cercles progressistes de Californie. La religion progressiste a fait de Londres une nouvelle San Francisco : une ville autrefois symbole d’équilibre, devenue laboratoire idéologique ; l’arrivée de la Big Tech n’ayant fait qu’en accélérer la mutation.

Paradoxalement, certains foyers de culture britannique résistent encore et toujours à l’envahisseur, mais bien plus loin de Westminster. Ce sont souvent de petites villes riches, peu bombardées durant la Seconde Guerre mondiale. On pense à Winchester, Bath, Stamford, Exeter, St Albans… Elles ont réussi à préserver un art de vivre local qui, pour le coup, s’inscrit totalement dans la tradition libérale-conservatrice, laquelle est en réalité plus un mode de vie qu’une forme de militantisme.

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Le libéralisme conservateur incite à vivre avec les autres sans les corriger, à pouvoir réformer sans détruire, et à respecter sans sacraliser. Une éthique du juste milieu, qui a toujours convenu à une mentalité britannique en quête d’un vrai vivre-ensemble — pas la caricature telle qu’on la connaît chez nous.

Ces villages ou ces villes médiévales, géorgiennes, développés autour d’un marché réputé, toujours vivants et joyeux, rendraient jaloux les Français, qui voient leurs campagnes et leurs villes moyennes se vider de leurs habitants. Le wokisme n’y est présent que dans les universités, éternels foyers d’endoctrinement, mais il s’arrête à la porte des pubs et des charity shops (magasins associatifs de produits de seconde main, qui animent les rues principales).

La tradition libérale-conservatrice n’a donc peut-être pas totalement dit son dernier mot au Royaume-Uni. Elle s’est retirée dans les marges. Ces marges qui pensent encore à l’avenir de leur nation. Et dont le poids électoral ne pourra plus longtemps être ignoré par les élites londoniennes.

L’esprit britannique préparerait-il son grand retour ?

Le « piano de Chopin » et le flou artistique

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La Chartreuse de Valldemosa, où ont séjourné George Sand et Frederic Chopin, Majorque, Espagne, 24/12/1993. FRILET/SIPA

De même que sept villes se sont disputé l’honneur d’être le lieu de naissance du poète Homère, plus d’un piano était proposé comme étant celui sur lequel Chopin aurait composé certains de ses Préludes lors de son séjour sur l’île de Majorque. Des deux présentés à la Chartreuse de Valldemosa, celui dans la cellule n° 2, devant lequel des touristes ayant payé le privilège s’émerveillent, n’est pas authentique mais le produit d’un subterfuge. Récit.


A la Chartreuse de Valldemosa, sur l’île de Majorque, et cela pendant près d’un siècle, des centaines de milliers de touristes se sont vu présenter un piano parfaitement quelconque comme étant celui où Chopin composa nombre de ses Préludes. Un piano exposé au sein d’une cellule qu’on prétendait être celle où avait vécu le musicien. Supercherie alors fort rémunératrice, naguère dénoncée par la Justice, mais que, dans la Serra de Tramuntana, le principal massif montagnard de Majorque, on persiste à noyer dans un flou artistique.

Durant des décennies, les visiteurs accourant à la Chartreuse de Valldemosa afin d’y verser une larme attendrie à la mémoire de Frédéric Chopin et de George Sand, auront été confrontés (pour le prix d’un seul billet d’entrée, mais dans une confusion savamment entretenue sur le site comme dans les pages des guides touristiques !) à deux cellules, la 2 et la 4, où auraient vécu le compositeur, la romancière et ses enfants, lors d’un séjour romantique à souhait, du 15 décembre 1838 au 11 février 1839. Au sein d’un monastère humide et glacial en hiver qui venait d’être désaffecté par le ministre libéral Juan Álvarez Mendizábal et vendu par lots aux bourgeois de Palma. Durant tout le XIXe siècle, on ne savait plus exactement dans quelle cellule avaient séjourné Chopin, Sand et ses deux enfants, avec leur domestique. Tout permettait cependant de penser que ce n’était en aucun cas la cellule n°2, ainsi que l’atteste le témoignage écrit et daté de 1896 d’un homme se souvenant, dans son enfance, avoir rendu visite aux illustres voyageurs dans la cellule n°4 ou la cellule n°5, à l’exclusion de toute autre.

Un subterfuge

Mieux encore ! la famille Ferra, qui depuis toujours dirige le Festival Chopin au sein de la Chartreuse, puis sa présidente, la señora Rosa Capllonch-Ferra, auront fait croire aux visiteurs, du touriste ordinaire à la reine d’Espagne et au président polonais, en passant par Manuel de Falla, Alfred Cortot ou José Luis Borges, que l’instrument disposé dans la cellule n°2 était le « pauvre piano majorquin » évoqué par George Sand et loué à Palma en attendant l’arrivée de l’autre, un pianino Pleyel envoyé à Chopin de Paris.[1] Ce pauvre piano majorquin sur lequel l’artiste aurait toutefois composé nombre de ses Préludes. Or le médiocre instrument de la cellule n°2, des experts l’ont prouvé, avait été fabriqué à Majorque dans les années 1850… bien après le séjour de Chopin à Majorque. Et même après sa mort, place Vendôme, à Paris, en 1849. 

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Cependant, à deux pas, dans la cellule n°4, celle où avaient effectivement vécu les deux grandes figures du Romantisme, le piano qui y était présenté, celui envoyé de Paris par Pleyel et arrivé peu avant le départ de Chopin malade pour la France, ce piano était même un temps interdit d’existence… par décision officielle venue de Madrid.

Début des hostilités

La guerre picrocholine qui débuta en 1932 et qui aura opposé durant huit décennies les propriétaires des cellules 2 et 4, mais surtout le faux et le vrai, la supercherie et la vérité historique, si modeste au fond qu’en soient les sujets (une cellule de moine et un simple piano droit, mais lourd d’une intense charge émotionnelle et sur lequel furent composées des pages célèbres), cette guerre aurait dû être stoppée net par le jugement  courageux d’une magistrate de Palma à l’aube des années 2010. Un jugement circonstancié et sans appel, s’appuyant sur des expertises sérieuses, sur des éléments solidement documentés, parfaitement étayés, établis à la façon d’un travail universitaire. Et prouvant de façon définitive que la cellule n° 4 était bien celle où Chopin avait vécu, alors que la cellule n° 2 n’avait pas été la sienne et surtout que le piano de rencontre qu’on y avait déposé, constituait une supercherie.

Cette année 1932, sur les conseils du Français Edouard Ganche (1880-1945), alors l’un des plus éminents spécialiste de Chopin, venu en pèlerinage à Valldemosa, la cellule n°4 de la Chartreuse fut ouverte au public par son propriétaire, le señor Quetglas-Amengual, grand-père de son actuel possesseur, Gabriel Quetglas. En 1928, elle venait d’être enfin authentifiée comme étant celle qui avait abrité le musicien et ses compagnons. Et cela grâce à un dessin du fils de George Sand, le tout jeune baron Maurice Dudevant. Un dessin attestant, sans hésitation aucune, grâce à la position du campanile de la Chartreuse, qui y est représenté, que c’était bien depuis le jardin de cette cellule n°4 qu’il avait été tracé.[2] On y présenta dès lors, on y présente encore aux voyageurs, le pianino envoyé à Majorque par Pleyel à la demande de Chopin. Arrivé à grand peine sur l’île en décembre 1838, et plus difficilement encore du port de Palma à Valldemosa au début de janvier 1839, malgré les tentatives d’extorsions des douanes espagnoles, le pianino Pleyel[3] fut installé là où résidaient le Polonais et ses amis français, dans cet ensemble de trois pièces spacieuses qu’on appelle cellule, ouvrant sur un jardin clos de la même surface que celle de l’appartement, et d’où l’on découvre un paysage enchanteur bordé par la Méditerranée.

Le piano décoratif dans une cellule fantaisiste

Tout cela se fit parce qu’une dizaine d’années auparavant, les Ferra, une autre famille de Palma localement influente et propriétaire des cellules 2 et 3, avait décidé fort opportunément de les ouvrir au tourisme naissant en profitant de la confusion qui longtemps avait empêché de situer de façon sûre l’emplacement de la cellule occupée par Sand et Chopin. Pour orner la n°2 transformée en musée Chopin, cette famille fit l’acquisition d’un vieux piano qui n’était là que pour évoquer la présence du musicien. Le propriétaire de la cellule, Bartomeu Ferra, dans un opuscule consacré à Valldemosa, y précisait même brièvement que le pauvre piano majorquin évoqué par George Sand et sur lequel s’échina Chopin en attendant celui de Paris, devait être considéré comme définitivement perdu. Et qu’en aucun cas le piano exposé chez lui n’avait été celui sur lequel le compositeur polonais avait travaillé.

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Et pour cause ! Le clavier de cet instrument exhibé dans la cellule n°2 comporte 82 touches… quand ceux en usage du vivant de Chopin et sur lesquels il composa n’en comptaient encore que 78, puis 80 dès les années 1840. Ce piano à 82 touches offrede surcroît trois cordes par note alors que dans les années 1830 un marteau ne frappait que deux cordes, voire une seule s’agissant des basses. Enfin, son apparence dévoile qu’il est une copie de modèles qui n’apparurent à Paris qu’au mitan des années 1840. Il est donc aujourd’hui prouvé que ce piano de la cellule n° 2 ne fut construit par des facteurs de Majorque que dans le courant des années 1850… soit près de quinze ans ou plus après le départ de Chopin !                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

Des roses. Et sur les deux pianos

Toutefois, la famille fort avisée de Bartomeu Ferra fera vite disparaître le trop honnête opuscule de ce dernier afin d’en rééditer une nouvelle version amputée de la phrase importune. En outre, elle décida d’autorité que Chopin et Sand avaient occupé la cellule n°2 dont elle était justement – voyez l’heureux hasard ! – la propriétaire. Et elle décréta tout aussi impérieusement que c’est sur ce piano de rencontre que Chopin avait entrepris la composition des Préludes. Enfin, pour appuyer bien fort sur la pédale romantique, un peu comme dans les magazines pour dames ou sur les pochettes de disques de « musique de charme », on déposa artistiquement une rose sur le clavier. Une touche d’un sentimentalisme de pacotille censée attester sans doute que l’instrument était bel et bien celui joué par Chopin avant l’arrivée du Pleyel. Le pire, c’est que dans la cellule n°4, on fera de même sur le piano authentique. Mièvrerie et mauvais goût n’ont pas de camp ! De part et d’autre de surcroît la rose était accompagnée par un drapeau polonais frappé de l’aigle couronnée, ce qui fait aussi son effet sur les âmes sensibles.

 La supercherie perdure

Comment cette supercherie a-t-elle pu perdurer aussi longtemps en dépit des preuves qui s’accumulaient pour la dénoncer ? Déjà, en 1965, la musicologue polonaise Krystina Kobylanska, conservatrice du Musée de la Société Chopin, à Varsovie, s’indignait que l’on fît passer le piano et la cellule n°2 pour ce qu’ils n’étaient pas.

C’est qu’en Espagne, on se moquait éperdument de l’authenticité d’un piano et d’une cellule monacale, de ce qui relève de la vérité historique. C’est aussi qu’il est plus commode de croire à la version que veulent asséner ceux qu’elle arrange, quand ils sont localement influents. C’est que la justice, dans un pays où longtemps a régné l’arbitraire le plus absolu, est une chose toute relative. Et qu’elle est plus aimable avec les gens en place. Et l’avènement de la démocratie avec le rétablissement de la monarchie n’a pas changé en un jour les vieilles mentalités.

De Chopin au football

La señora Capllonch-Ferra, forte de sa situation de présidente et de fille de directrice du Festival Chopin de Valldemosa (très modeste festival, mais sujet de fierté locale et financé officiellement par la Communauté des Baléares) ; forte aussi de ses relations anciennes avec les sociétés Chopin du monde entier, et de celles entretenues avec la myriade de pianistes invités dont on prit bien évidemment soin ; forte enfin de l’appui de son frère, ex-président des fans du Club royal de football de Mallorca… la dite señora avait tout pour faire pencher la balance de son côté.

Après moult procès perdus et vaines démarches depuis les années 1930 pour rétablir la vérité, il aura fallu que Gabriel Quetglas, excédé par la mauvaise foi de la partie adverse et l’impunité garantie au mensonge, trouvât un nouvel angle d’attaque : il porta cette fois plainte pour publicité mensongère en pointant du doigt le panneau qui présentait le piano de la cellule n°2 comme étant le pauvre piano majorquin. Et il aura ensuite fallu une juge lucide et courageuse pour confondre enfin les mystificateurs, avec à l’appui expertises, documents, témoignages et relevés topographiques. Voilà la partie adverse sommée par décision de justice de retirer l’inauthentique piano de la cellule n°2, et interdite de faire croire, de quelque façon que ce soit, que celle-ci abrita Chopin.

Aujourd’hui le faux piano est passé dans la clandestinité. Et il n’est plus claironné qu’il fut l’instrument majorquin sur lequel aurait composé Chopin. En revanche rien n’indique clairement que la cellule n° 2 n’est pas du tout celle où vécurent Frédéric Chopin, George Sand et ses enfants.  Au visiteur interloqué de découvrir deux lieux où Chopin aurait séjourné, le personnel du musée évacue le problème en marmonnant avec une monumentale mauvaise foi que l’on n’a jamais clairement établi lequel était le vrai. Malgré des preuves irréfutables, malgré un jugement et sa publication, à la Chartreuse de Valldemosa, comme dans nombre de guides de tourisme, on cultive sciemment un flou artistique, pour ne pas en dire davantage.

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Comme rien n’est clairement indiqué à l’entrée de l’ancien monastère, bien des visiteurs ne découvrent qu’au sortir de la n° 2 la cellule n° 4, située plus loin de la porte principale. Sans rien affirmer de précis, on leur a laissé croire que le n° 2 était bien celle où avait vécu Chopin. Il leur faut alors acquérir un billet supplémentaire pour découvrir le vrai piano, le Pleyel, au cœur de la cellule où le musicien et la romancière ont réellement séjourné, ainsi que les collections qu’elle renferme, plus riches que celles qui trônent chez l’ennemi. Ce qui réduit bien évidemment le nombre de visites qui seront effectuées dans l’authentique séjour et laisse à penser que les tensions sont toujours aussi vives entre les clans, entre le vrai et la faux.

En extase devant une fraude

Qu’en est-il des parts confortables que touche le clan Ferra-Capllonch sur les billets d’entrée (entre 200 000 et 300 000 d’euros par an, semble-t-il) délivrés à la Chartreuse pour 12,50 euros, tarif ordinaire de visite, mais pouvant osciller entre 8,50 euros pour les étudiants et 18,50 euros pour les « privilégiés » ? Elles s’élèvent, ces parts, à 23,75% du prix de chaque billet car à la cellule où Chopin n’a jamais séjourné s’ajoutent l’ancienne pharmacie des religieux et une imprimerie que possède aussi le clan. Le propriétaire de l’authentique piano et de la cellule n° 4, lui, est censé en percevoir 11%. 

Au sein de la Chartreuse, tout comme dans un piano-bar d’hôtel défraîchi, cinq fois par jour durant 15 minutes, un malheureux pianiste d’animation saccage sans conviction les partitions de Frédéric Chopin devant une poignée de touristes tout frémissants à l’idée de plonger au cœur du Romantisme. Et en août, les propriétaires de la cellule no 2 relancent leur très modeste Festival Chopin depuis longtemps fort surévalué. Il accueille cette année la pianiste bulgare Dina Nedeltcheva (les 8 et 10 août) et le Polonais Mateusz Dubiel (les 23 et 24 août). Honorable affiche certes, mais bien succincte pour une manifestation qui se pare du titre ronflant de « festival » et qui ne constitue rien d’autre qu’un événement d’intérêt local.

Dès le jugement rendu au tribunal de Palma à l’aube des années 2010, un journal majorquin, brisant enfin l’omerta, avait perfidement diverti ses lecteurs en publiant les photographies d’innombrables personnalités, depuis Franco jusqu’à la reine Sophie, toutes posant devant le faux piano. L’ensemble étant titré : « Extasiados frente a un fraude ». (En extase devant une fraude).


[1] Ce pauvre piano majorquin, comme le définira George Sand, avait été loué à une famille de Palma. D’abord installé dans la maison de So’n Vent d’où Chopin et George Sand furent méchamment expulsés quand on apprit que le Polonais était phtisique, il sera transporté à Valldemosa et déposé dans la pièce principale de la cellule n°4. Revenu à ses propriétaires de Palma, c’est ce piano qui semble avoir été vendu en 1913 à la grande claveciniste Wanda Landowska comme étant celui sur lequel avait un temps travaillé Chopin. Exposé en 1937 à la Bibliothèque polonaise, à Paris où résidait Wanda Landowska, il est aujourd’hui aux Etats-Unis où l’artiste polonaise, fuyant la France occupée par les nazis, trouva refuge et mourut.

[2] L’emplacement du clocher de la Chartreuse, tel qu’on le voit apparaître sur ce dessin de Maurice Dudevant, a permis de comprendre que ledit dessin ne pouvait avoir été exécuté que du jardin de la cellule n°4 ou, à la rigueur, de l’extrême angle de celui de la n°3. Le recueil de dessins qui était la propriété d’Aurore Sand, la petite-fille de Maurice, a été racheté par les propriétaires… de la cellule n°2. Lesquels détiennent ainsi la preuve irréfutable que ce n’est pas de leur cellule qu’a été effectué ce dessin et partant que celle-ci n’a jamais abrité Chopin et Sand. Chose dont on ne fait évidemment pas étalage devant les visiteurs.

[3] A leur départ de Majorque, Chopin et Sand vendirent le pianino Pleyel à une Française, Hélène Choussat, mariée au banquier de Palma Canut, banquier par qui transitait l’argent envoyé de Paris aux deux artistes. A la mort d’Hélène, le piano passa à son fils, à la femme de celui-ci, au neveu de cette dernière, puis au grand-oncle de son actuel propriétaire, Gabriel Quetglas. Il fut en 1932 réinstallé à la Chartreuse, quand la cellule n° 4 fut ouverte au public.

L’esprit français au passé et au présent

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Emmanuel de Waresquiel © Hannah Assouline/Causeur

À la recherche de l’esprit français


J’entends dire ici et là que des ruines prochaines de notre pays, il ne restera que notre esprit. Nous avons en effet cette aptitude merveilleuse à tourner les pires situations en dérision et à en rire. Je pense à Rivarol à propos du gouverneur de la Bastille massacré le 14 juillet 1789. « Monsieur de Launay avait perdu la tête bien avant qu’on ne la lui coupe. » Nous avons l’esprit vachard, un peu mufle, pas très charitable. Il s’exerce en général aux dépens des autres. Nous sommes beaucoup trop vaniteux pour le tourner contre nous-mêmes. Les lieux communs ont la vie dure. Qu’est-ce qu’une conversation française ? De la vitesse, du décousu, des réparties à l’emporte-pièce, des saillies, des jeux de mots ou des « bons mots ». Je partage avec Benjamin Constant une certaine méfiance pour ce genre d’acrobaties. Il en parle comme d’« un coup de fusil tiré contre l’intelligence ». J’ai de l’esprit une tout autre idée. Talleyrand en donne une bonne définition dans ses Mémoires. Avoir de l’esprit selon lui, c’est avoir du tact, l’instinct et le sens de l’exacte nuance des mots prononcés à-propos, la mesure aussi des rapports de la courtoisie et de l’impertinence. Il trouvait que les femmes étaient beaucoup plus douées à cela que les hommes et citait en exemple la conversation de sa mère. « Jamais elle n’a dit un bon mot, c’était quelque chose de trop exprimé. Les bons mots se retiennent, elle ne voulait que plaire et perdre ce qu’elle disait. » Tout ceci est passé de mode. Nos récentes évolutions de société, les rapports d’intolérance que nous entretenons entre nous se prêtent de moins en moins à la nuance. Et puis, la définition de l’esprit que je préfère n’est pas française. On la doit au philosophe allemand Georg Christoph Lichtenberg en 1798 : « Un couteau sans lame à qui manque le manche. »

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