Charles Rojzman est très pessimiste quant à l’issue de la guerre de la France contre le « narcotrafic ».
Les faits divers du matin se ressemblent : un adolescent abattu devant son immeuble, une mère frappée par une balle perdue, une rafale tirée sur un simple hall d’entrée devenu frontière de clans. Les autorités parlent d’« opérations », de « mobilisation », de « lutte contre les réseaux ». On évoque même une « guerre contre le narcotrafic ». Mais quelle guerre, quand l’ennemi se multiplie plus vite qu’on ne l’arrête, quand chaque point de deal détruit ressemble à un membre coupé qui repousse aussitôt ? Les politiciens répètent que la solution viendra à long terme, comme on récite une prière dont on ne croit plus un mot.
Nouvelle France
En vérité, la maîtrise leur échappe. Le trafic n’est plus seulement un crime : c’est un pouvoir parallèle, une souveraineté nocturne qui, chaque semaine, mord un peu plus profondément dans le pays. Chaque tir, chaque corps au sol rappelle la même évidence : ce qui circule dans les veines de la France n’est plus du sang, mais une résignation corrosive — l’annonce d’une chute qu’on n’ose pas nommer.
La France est entrée dans une saison d’opium : un temps mourant où les villes, le soir venu, respirent comme un organisme intoxiqué. On croit encore à l’idée d’incivilités, maigre paravent de mots qu’agite une société qui n’ose plus se regarder dans la glace. En vérité, ce ne sont pas des débordements : ce sont les secousses d’un corps qui se défait, les spasmes d’une nation qui ne sait plus quel souffle la traverse.
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La drogue n’est pas une ombre jetée sur la France : elle est son miroir, une eau noire où se reflète l’effondrement intérieur. Elle relie les barres d’immeubles aux avenues bourgeoises, les caves humides aux appartements feutrés où l’on sniffe en murmurant des phrases progressistes. Les trafics ne font que respecter la géographie morale du pays : partout des fissures, partout des veines ouvertes, partout cette attente d’une délivrance chimique qui tienne lieu de destin.
On ne sait plus ce que c’est qu’habiter un monde. Alors on s’endort dans les vapeurs du cannabis, on s’éveille dans l’éclair blanc de la cocaïne, on traverse la journée avec des pilules qui tiennent lieu de credo. Une génération entière vit sous perfusion d’oubli, et l’on voudrait croire qu’il s’agit d’un phénomène marginal. Non : c’est le nouvel ornement du siècle, l’aura toxique d’une civilisation qui n’a plus que cela à offrir — l’abrutissement comme consolation.
Vacarme sourd
Nos dirigeants eux aussi, avancent dans ce brouillard. On les voit, ces visages polis par les caméras, trembler parfois sous l’effort de la maîtrise. Ils parlent d’ordre, de sécurité, d’avenir ; mais leurs voix, à peine audibles sous les projecteurs, portent la fatigue d’une époque où l’on gouverne à la place du sens disparu. Eux aussi parfois cherchent refuge : dans la poudre, dans les psychotropes légaux, dans les illusions diplomatiques. Le pouvoir n’est plus vertical : il est vacillant, pareil à un funambule ivre qui avance au-dessus du vide.
La France, jadis figure de clarté, se déplace aujourd’hui dans une lumière trouble. Elle ne croit plus en la transcendance, ni en l’histoire, ni en la continuité ; elle s’est réfugiée dans l’instant, comme ces malades qui n’attendent plus rien du lendemain. La drogue n’est pas un produit : c’est une liturgie substitutive, la religion liquide d’un peuple qui a perdu sa mémoire.
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Et tout ce qui n’est pas chimique devient idéologique. On se convainc de progrès tandis que l’on glisse. On proclame la solidarité en évitant soigneusement la vérité. On vit dans un vacarme moral pour couvrir la rumeur sourde de la défaite. Les villes, la nuit, en portent la trace : odeur d’essence brûlée, pas pressés d’adolescents sans horizon, voitures qui flambent comme des cierges funéraires, sirènes perdues dans la profondeur des cités.
La France ne meurt pas : elle se nie. Elle se dissout dans un mélange de culpabilité, d’anomie, de jouissance triste. Elle se tient debout encore, à peine, telle une figure de roman russe, cherchant dans la douleur une noblesse qu’elle n’a plus le courage de conquérir.
La drogue n’est pas notre ennemie. Elle est la poésie noire de notre renoncement.
Et tandis que les dirigeants se débattent dans l’ombre, que la jeunesse se consume dans l’éclat bref des paradis chimiques, que les intellectuels anesthésient la catastrophe sous des discours usés, la France avance vers son propre crépuscule, lentement, magnifiquement, tragiquement — comme une cathédrale sans fidèles, où l’encens seul subsiste, tournoyant dans l’air vide.
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