Accueil Édition Abonné Donald Trump et la fin d’un Occident

Donald Trump et la fin d’un Occident

L’analyse géopolitique de Gil Mihaely


Donald Trump et la fin d’un Occident
Washington, 2 décembre 2025 © Sipa USA/SIPA

En publiant en fin de semaine dernière la nouvelle stratégie de sécurité nationale des États-Unis, le président Trump accable le continent européen pour sa faiblesse et entérine l’abandon de l’idée d’Occident.


Depuis son arrivé au pouvoir en 2017 et plus encore depuis le début de son second mandat, Donald Trump rompt systématiquement avec une vision du monde vieille d’un peu plus d’un siècle : l’Occident.  Donald Trump ne mobilise pas des références historiques au hasard, et la réapparition de William McKinley dans ses discours ne fait exception. En saluant le président qui annexa Hawaï, conquit les Philippines et fit entrer les États-Unis dans l’ère impériale tout en érigeant des droits de douane massifs, Trump signale la cohérence profonde de son projet d’une Amérique protectionniste, sûre d’elle-même, assumant sa puissance sans complexe, tournée vers l’océan Pacifique et prête à remodeler son environnement stratégique. En invoquant McKinley, il ne convoque pas seulement un modèle économique, mais le moment fondateur où Washington a commencé à projeter sa force bien au-delà de ses frontières. C’est à cette généalogie-là que Trump rattache son “America First” et « MAGA » à l’âge d’or de la Gilded Era de la fin du XIXe siècle. Ce « néo-mckinleyisme » est en rupture avec l’évolution de la politique étrangère américaine à commencer par le mandat de McKinley lui-même (1897-1901).

Matrice civilisationnelle

Ce que William McKinley incarne avant tout est une contradiction fondatrice de la politique américaine. Jeune député, il défend des tarifs très élevés pour protéger l’industrie nationale et consolider un marché intérieur autosuffisant. Mais une fois à la Maison Blanche, sa vision se transforme. Le protectionnisme n’est plus un rempart, il devient l’instrument d’une expansion extérieure, et l’Amérique cesse progressivement d’être une nation qui se protège du monde pour devenir une nation qui entend façonner le monde. Ses successeurs donneront à cette orientation stratégique une armature idéologique puissante.

Lorsqu’on observe la manière dont les États-Unis entrent dans la Première Guerre mondiale en 1917, un fait saute aux yeux : l’immense effort déployé pour convaincre une société largement isolationniste que son destin était lié à celui de l’Europe. Une idée-force traverse les discours politiques, les programmes universitaires et même la propagande officielle : les Américains viennent de la même matrice civilisationnelle que les Européens. Ce récit devient une véritable infrastructure mentale, destinée à justifier l’engagement d’un pays jeune dans des querelles vieilles de plusieurs siècles et dont ses fondateurs et ses habitants traversèrent l’océan pour échapper.

A lire aussi: Israël boycotté à l’Eurovision: on connait la chanson

Dès les années 1910, les élites américaines sentent qu’elles doivent légitimer autrement que par des intérêts stratégiques l’entrée en guerre contre l’Allemagne impériale. La référence à une « civilisation commune » apparaît alors presque comme un besoin existentiel. On décrit l’Amérique comme la fille de plusieurs filiations européennes. Athènes et Rome pour la politique, le christianisme médiéval pour la morale, la Renaissance pour l’humanisme, les Lumières pour la raison et le droit. En un mot, l’Europe n’est plus un continent étranger mais un « vieux parent » en danger, qu’il serait ingrat d’abandonner.

Les universités américaines jouent un rôle décisif dans cette opération intellectuelle. Entre 1914 et 1925, les Western Civilization Courses se multiplient à Columbia, Harvard, Chicago et Stanford. Ce n’est pas un hasard. Alors que le pays s’apprête à intervenir, puis lorsqu’il tente de comprendre les ruines de la guerre, ces institutions construisent un grand récit reliant directement la démocratie américaine à un héritage européen menacé. Soudain, la bataille de la Somme ou la chute des empires centraux ne sont plus des événements lointains mais des attaques contre la même tradition politique qui a produit la Constitution américaine.

La logique est limpide : si la civilisation occidentale est un continuum, alors l’Amérique doit la défendre. L’université devient ainsi un acteur stratégique. Et dans ce moment charnière, rappelons-le, les Etats-Unis sont dirigés par Woodrow Wilson, professeur d’Histoire et Président de l’université de Princeton). Avant même que le concept de « soft power » ne soit théorisé au XXe siècle, les États-Unis l’expérimentent déjà : en créant l’idée d’un Occident unifié, ils légitiment leur engagement militaire comme la suite naturelle de leur identité culturelle. On n’en est pas encore à la rhétorique de la guerre froide, mais la structure mentale binaire s’esquisse avec d’un côté nous (États-Unis et Europe libérale) et de l’autre eux (l’impérialisme allemand, perçu comme anti-démocratique et quasi barbare).

Communauté de destin

Cette matrice intellectuelle prépare, au fond, la future Alliance atlantique. Car ce qui se joue dans les auditoriums de Harvard ou dans les manuels initiés à Columbia en 1919, c’est une lente habituation, l’idée que les deux rives de l’Atlantique forment une communauté de destin. Le fil est continu entre les premiers Western Civ Studies aux discours de Franklin Roosevelt sur la « défense de la civilisation démocratique » en 1940, puis à la naissance de l’OTAN en 1949, qui institutionnalise explicitement une « communauté de valeurs ». Et ce n’est pas par hasard qu’à cette époque les cours de Western Civ ont été nommé avec humour « from Plato to Nato » (de Platon à l’OTAN).

Woodrow Wilson, quant à lui, comprend très vite la puissance de ce récit. Pour convaincre une opinion publique encore marquée par la tradition isolationniste de Washington et Monroe, il recycle sans scrupule le vocabulaire issu des universités. Défense du self-government, lutte pour la liberté, droit des peuples, autant de notions qui, dans l’imaginaire américain, sont autant de legs européens. Le Committee on Public Information, créé en 1917, diffuse ce langage à grande échelle avec des affiches, films, articles, conférences. L’Amérique se bat pour sauver l’Europe… mais aussi pour sauvegarder ce qui fonde sa propre identité.

Le glissement final est subtil mais décisif. Le récit universitaire installe progressivement l’idée que l’Europe a produit la civilisation occidentale, mais qu’elle n’est plus en mesure de la protéger seule. C’est désormais l’Amérique qui en devient la garante. Ce renversement silencieux prépare le Wilsonisme, l’internationalisme libéral du New Deal, puis, après 1945, le leadership américain sur ce que l’on appellera simplement « l’Occident ».

Dans ses actes, ses déclarations et surtout dans le livre blanc sur la sécurité nationale publié la semaine dernière, Trump acte l’abandon de l’idée d’Occident et du rôle de leadership que les États-Unis occupaient en son sein depuis la guerre froide. Washington fonctionne désormais moins comme une puissance garante d’un ordre collectif que comme une version géopolitique de la société de mercenaires Blackwater. Le mot d’ordre est devenu le burden sharing, le « partage du fardeau », ce qui signifie en réalité que les protégés, autrement dit les anciens alliés, doivent désormais payer comptant les services de sécurité fournis par les États-Unis. Dans cette logique transactionnelle, Washington écoute les propositions des deux côtés, de Moscou comme de l’Europe, avant de décider où s’engager, et n’exclut même pas l’idée de tirer profit simultanément des deux camps. L’Occident, un mot qui veut dire « coucher du soleil » n’a jamais mérité aussi bien son nom.




Article précédent La novlangue est devenue la nôtre…
est historien et directeur de la publication de Causeur.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Pour laisser un commentaire sur un article, nous vous invitons à créer un compte Disqus ci-dessous (bouton S'identifier) ou à vous connecter avec votre compte existant.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération