Le premier a dédié sa vie à Dieu, le second à la France. Monseigneur Matthieu Rougé et Éric Zemmour n’étaient pas faits pour se rencontrer. Mais l’évêque de Nanterre, en pointe dans le combat contre les réformes bioéthiques, enseigne aussi la théologie politique au Collège des Bernardins. Et dans son dernier essai, le président de Reconquête ! appelle ses compatriotes à un « sursaut judéo-chrétien ». Dès lors, ces deux-là avaient beaucoup de choses à se dire.
Suite de la première partie.
Causeur. Monseigneur Rougé, bon nombre de jeunes adhèrent au « nationalisme judéo-chrétien » d’Éric Zemmour. Que leur répondez-vous ?

Mgr Matthieu Rougé. Je passe beaucoup de temps avec les jeunes catholiques de mon diocèse. Beaucoup sont vraiment engagés, pas seulement sur le terrain de l’identité mais aussi sur celui de l’évangélisation, de la dignité humaine, de l’écologie intégrale ou du service particulièrement généreux des plus pauvres. Je pense notamment à leur implication dans le débat sur la fin de vie ou à leur proximité fraternelle avec des personnes handicapées. Ils sont souvent demandeurs de liturgie forte et nourrissante, mais aussi investis concrètement, au nom de l’amour qui jaillit de l’Évangile. On trouve parmi eux des jeunes attachés à des formes d’expression traditionnelle de la foi, ce que j’accueille et accompagne volontiers. D’autres ont des attentes différentes. La jeunesse catholique est plus variée que certains le croient. Ma mission d’évêque est de veiller sur chacun et de travailler à la communion de tous.
Et à ceux qui vous trouvent trop politiquement correct, que leur dites-vous ?
Mgr Matthieu Rougé. J’assume le refus de l’outrance, qui n’est qu’une caricature de la force véritable. J’ai par ailleurs la faiblesse de penser que ceux qui me lisent ou m’écoutent dans les médias généralistes reconnaissent que je m’y exprime avec vigueur. Quand les critiques s’équilibrent, entre ceux qui vous jugent trop affirmatif ou pas assez, c’est sans doute parce que vous avez trouvé le ton juste.
Eric Zemmour. Vous n’êtes peut-être pas conformiste, mais vous me faites penser aux élites macroniennes qui, dès qu’on les entretient d’un problème, nous expliquent que c’est plus compliqué que cela. Vous embrouillez tout avec vos « en même temps » qui permettent de ne répondre à rien. Alors certes, sur la fin de vie, je ne suis pas en désaccord avec vous. Évidemment une pseudo-modernité a déifié la technique et foulé au pied la dignité humaine. Et je ne doute pas que vous soyez engagé, sans détour ni faux-semblant, contre cette dérive. Sauf que votre pensée devient soudain plus complexe quand je vous parle d’identité chrétienne, d’identité nationale, occidentale, européenne, mise en danger par le mantra de l’ouverture absolue de l’Église qui, depuis cinquante ans, est en train de tuer nos pays et le catholicisme en Europe.
Mgr M. R. Je ne crois pas que le refus du simplisme ou le sérieux de la pensée soit l’apanage de ce que vous appelez les « élites macroniennes ». Le christianisme est la religion de la richesse et de la profondeur du paradoxe humain et divin : l’homme libre et enraciné, cœur et corps, individu fait pour la relation, est sauvé par Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, mort et ressuscité, entré dans l’Histoire et à jamais vivant. Il enjoint à ses disciples d’annoncer sa bonne nouvelle sans violence, mais avec la vigueur de l’amour.

Revenons aux affaires terrestres. Monseigneur Rougé, si Éric Zemmour veut mobiliser nos racines « judéo-chrétiennes », c’est pour forger une alliance défensive face à l’islam. Or l’Église et vous-même répugnez à vous définir par rapport à cette religion, comme si l’idée d’une différence radicale vous heurtait. Pensez-vous qu’il y a une unité du monothéisme, comme le suggèrent ceux qui parlent de « trois religions du livre » ?
Mgr M. R. L’expression « religions du livre » n’est pas adéquate. Juifs et chrétiens, dans leur profonde parenté, sont religions de la Parole. Avec nos frères et sœurs juifs, nous avons en commun, pour le bien du monde, la richesse insurpassable du dépôt biblique. Cela rejoint ce que je disais sur la dignité humaine. C’est ce qui m’a conduit, par exemple, à signer une tribune sur la fin de vie avec mon ami le rabbin Mickael Azoulay en écho à l’invitation du Deutéronome : « Choisis la vie ! » Pour nous, l’histoire de la liberté humaine ne commence pas avec la Chute, mais la précède. Elle fait partie de la beauté et de la bonté en un sens inaltérables de la personne humaine. Certes la liberté donnée par Dieu à l’homme lui a permis de se rebeller contre Lui, de faire son malheur en s’imaginant trouver le véritable bonheur. Mais ce n’est pas le dernier mot de la liberté puisque Dieu vient à la recherche de l’homme blessé. Le judéo-christianisme, c’est cette parenté profonde, spirituelle, culturelle, éthique, entre la Première et la Nouvelle Alliance. La vitalité de ce judéo-christianisme est décisive pour la vitalité du monde. Ce serait réducteur et contre-productif de le réduire à une alliance politique de circonstance.
E. Z. Nous sommes au cœur de notre désaccord ! J’ai d’ailleurs le même désaccord avec les institutions juives prétendument représentatives. Les institutions font semblant de croire qu’il n’y a aucun danger et déroulent un discours antiraciste. Et des deux côtés, juif et catholique, la base comprend le danger mortel que représente une civilisation en train de nous remplacer par le nombre, par le prosélytisme et par la violence physique. Ce décalage est vraiment cruel, terrible pour tout le monde, pour l’institution catholique, les institutions juives et le « petit peuple » qui subit la violence que les institutions favorisent. C’est pour cela que j’ai écrit mon livre. Monseigneur, je pense vraiment qu’au-delà de votre langue de bois « macronienne », que vous maniez avec beaucoup de talent il faut bien dire, vous devez prendre conscience de cette réalité cruelle. Beaucoup de jeunes catholiques militent dans mon parti. Tous les mois, j’en invite plusieurs à dîner et à discuter autour d’un livre. J’entends leur souffrance à laquelle vous ne répondez pas. C’est tragique.
Mgr M. R. Je passe l’essentiel de mon temps avec des fidèles, ou moins fidèles, aux générations, aux histoires, aux sensibilités, aux approches extrêmement variées. Je m’efforce de me mettre à leur écoute. À titre personnel, je n’ai jamais vécu dans la France unanimement chrétienne dont certains serinent la nostalgie. Dans les lycées publics de ma jeunesse, j’étais assez seul comme chrétien et souvent montré du doigt. J’y ai pris goût à témoigner de ma foi face à des contradicteurs, par exemple à l’époque des professeurs communistes affichés. Il n’y a pas d’un côté l’institution et de l’autre ce que vous appelez le « petit peuple », et que j’appelle le « grand peuple de Dieu », le « saint peuple de Dieu ». Je vis constamment avec lui et je partage ses joies et ses peines, ses inquiétudes et ses angoisses. Je n’oublie jamais l’avertissement de Georges Bernanos, que j’aime comme vous, dans La France contre les robots : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration contre toute forme de vie intérieure. » Ma priorité n’est donc pas identitaire, mais spirituelle.
E. Z. Quand j’évoque le « petit peuple », je m’y inclus et je le dis avec une grande affection.
Monseigneur Rougé, dans son discours de Ratisbonne, Benoît XVI a osé établir une différence entre le christianisme et l’islam, dans leur rapport à la Raison. En revanche, si vous élevez le débat, vous répugnez décidément à prononcer le mot « islam ».
Mgr M. R. Je suis l’évêque d’un diocèse dans lequel la communauté musulmane est nombreuse, et parfois traversée par des courants violents. L’inquiétude que cela peut susciter, je l’entends. Le christianisme n’est pas une « religion du Livre », je l’ai déjà dit et je n’ai pas attendu le cher Benoît XVI, si j’ose dire, pour savoir qu’islam et christianisme ont des grandes différences. Vis-à-vis des non-croyants et des croyants d’autres religions, les chrétiens ont à articuler deux attitudes : le dialogue et le témoignage de la foi. Ne pas s’arrêter au dialogue au détriment de la mission, ni prétendre être missionnaire en oubliant le dialogue qui crée le contact. Si les chrétiens veulent vraiment que le christianisme ne s’efface pas, alors qu’ils vivent plus intensément leur foi chrétienne, par leur vie de prière, de service, de témoignage, de choix éthiques quotidiens et décisifs. Rien dans la France d’aujourd’hui ne les en empêche.
E. Z. Vous insistez sur le mot « dialogue ». Je distinguerai deux types de dialogues. D’une part le dialogue individuel qui, vous avez raison, est toujours fécond. D’autre part le dialogue des religions, qui est un échec absolu entre le christianisme et l’islam, tout simplement parce que l’islam ne reconnaît pas le christianisme. Pour les musulmans, votre religion est un dévoiement de l’islam. Pour eux, nous sommes tous musulmans depuis notre naissance. Et si nous ne l’acceptons pas, c’est que nous avons trahi. Et puis vous ne dites rien des pauvres apostats de l’islam qui tentent de se convertir au christianisme et sont menacés, parfois tabassés, car dans le Coran ils sont condamnés à mort. D’après tous les témoignages que j’ai, ils ne sont guère protégés par l’Église.
Mgr M. R. Je connais les souffrances de certains musulmans devenus chrétiens. Dans mon diocèse, nous baptisons chaque année plusieurs centaines de catéchumènes, dont les provenances religieuses sont variées. Nous travaillons à mieux accompagner ceux que le choix de devenir chrétien isole ou menace.
E. Z. Il y a des attitudes individuelles qui vont bien sûr à l’encontre de ce que je dis, mais la politique générale de l’Église n’est pas très courageuse.

En plus de la menace existentielle que l’islam fait peser, selon Éric Zemmour, sur la civilisation européenne et française, il y a aussi la perte de repères au sein même du culte catholique. Lors de Vatican II, l’Église n’a-t-elle pas initié son propre désenchantement ?
Mgr M. R. L’œuvre du concile Vatican II est d’une grande ampleur. Le travail fait, par exemple, pour permettre au plus grand nombre de s’approprier vraiment en adultes modernes et pleinement croyants les trésors de la Bible est extrêmement important. La réconciliation engagée par Vatican II entre juifs et chrétiens constitue un événement historique majeur. Nous avons effectivement connu une période iconoclaste dans la liturgie catholique durant les années 1970. À bien des égards, nous en sommes revenus. Songez que cet été, un million de jeunes du monde entier se sont réunis en adoration nocturne devant le Saint Sacrement, dans un silence unanime, avec le pape Léon XIV guidant leur prière. Si ce n’est pas une affirmation paisible et profonde du cœur de la foi chrétienne, je ne sais pas ce que c’est !
E. Z. Sur ce point nous serons d’accord. On assiste à un renouveau chrétien, encore timide. Vous le désignez comme une réaffirmation spirituelle, moi j’y vois plutôt la réponse au choc d’un islam affirmé par des jeunes musulmans qui sont souvent vindicatifs dans leur identité religieuse. Devant cela, une certaine jeunesse chrétienne, qui n’a pas toujours reçu une éducation religieuse aussi poussée que par le passé, se pose des questions nouvelles, et on leur donne des réponses. Je trouve cela très bien. J’espère juste qu’il ne s’agit pas d’un feu de paille.
Mgr M. R. Ce réveil ne sera pas un feu de paille à condition que, quelles que soient les motivations d’un chemin vers l’Église, il conduise à un véritable enracinement.
Il faut aussi compter à présent avec le réveil du catholicisme américain.
Mgr M. R. Ce phénomène intéressant n’est d’ailleurs pas d’abord identitaire. La figure emblématique de Charlie Kirk, qui était évangélique, n’est qu’un aspect de ce qui fourmille outre-Atlantique. Mes amis évêques ou intellectuels américains, qui ne veulent se résoudre ni au wokisme, ni au rêve post-humaniste de la tech, ni à la violence politique, font preuve d’un dynamisme très stimulant pour nous. Leur situation spirituelle et culturelle nous aide à comprendre que les défis contemporains ne se limitent pas à la question de l’islamisme, mais touchent aussi la révolution technologique et les gigantesques questions anthropologiques qu’elle suscite avec de plus en plus de rapidité.
E. Z. Comme chaque mouvement révolutionnaire, le réveil chrétien s’est préparé intellectuellement en France, puis a éclos en Amérique avant de revenir chez nous. Déjà aux xviiie siècle, les Lumières anglaises et françaises ont préparé l’indépendance américaine de 1776, laquelle a préparé la Révolution de 1789. Cette fois-ci, les prémices du sursaut catholique américain se trouvent dans la Manif pour tous française. Ça me rend heureux. D’autant que mon parti, Reconquête !, représente une des incarnations de ce mouvement-là : un judéo-christianisme conservateur et identitaire. Sous le pape François, il était regardé de travers au Vatican. Mais je ne sais pas ce qu’en pense son successeur Léon XIV. Je crois en tout cas qu’il aurait plu à Jean-Paul II et à Benoît XVI, tous deux conscients que les catholiques sont devenus une minorité en France. Et que les églises y sont pillées.
Mgr M. R. Vous voulez dire que quelques églises subissent parfois des dégradations. Ne faites pas votre journaliste de plateau, qui reste à la surface des choses… Ce qui est vraiment important se joue dans la profondeur des cœurs.
E. Z. Oui je sais, c’est plus compliqué que cela (rire).
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