Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (5)
Je n’ai plus l’année en tête. Peut-être 1999. Je rends visite à Philippe Sollers, chez lui, sur l’île de Ré, au Martray. Le ciel est bleu, net, les mouettes majestueuses volent au-dessus des marais. Les feuilles fragiles de l’acacia vibrent à la brise d’ouest. On est dehors, on regarde le spectacle scintillant. On s’installe sur la pelouse, en tailleur. Il me parle de la guerre d’Espagne. « C’est le tournant des relations entre les démocraties, me dit-il, en allumant une cigarette. Très peu d’intellectuels comprennent l’enjeu de la lutte entre les franquistes et les républicains. Le jeune Claude Simon, futur prix Nobel, m’intéresse, car il est sur place. Il prend des notes tout en faisant de la contrebande d’armes. Il écrira un roman étrange, très maîtrisé, où il en parle sous une forme codée. » Son visage est hâlé, reposé, malgré l’écriture quotidienne de son nouveau roman. Il me demande ce que je lis. Je lui réponds : La Fête à Venise. « Bon choix », dit-il en éclatant de rire. Dans ce livre, c’est une nouvelle fois, la lutte de l’artiste contre la société qui ne veut que sa mort. « C’est pour cela que j’ai choisi Venise, me rappelle-t-il. Ce n’est pas une ville décadente abritant la mort ; Venise respire, elle chante, jouit, vit et resplendit. Balayons les miasmes romantiques. » Pour vivre heureux, il faut vivre dans la clandestinité, savoir échapper à la surveillance de la collectivité, de plus en plus efficace, il faut avoir la capacité d’être à la fois à l’intérieur du système et à l’extérieur. C’est une gymnastique périlleuse mais vitale.
A lire aussi, du même auteur: Un Maigret, sinon rien
La fête à Venise met en scène Pierre Froissart, écrivain chargé de convoyer à Venise une toile inconnue de Watteau. Il est accompagné d’une jeune physicienne américaine. Luz, qui lit Le Dernier Nabad, de Fitzgerald, au bord de la piscine. Il s’entend bien avec elle, ce point est important pour échapper à l’ŒUF – l’ŒIL unifié fraternel – c’est-à-dire la police, l’armée, l’église, enfin bref, au contrôle généralisé. Sollers, fume-cigarette coincé entre les doigts, tient à préciser : « Le marché de l’art, avec ses courtiers incultes et leurs commentaires convenus, masque le travail de l’artiste. Personne ne voit l’essentiel. C’est du somnambulisme qu’on peut appliquer aux romans contemporains. » Je me souviens du passage où Sollers évoque ce que j’ai appelé dans mon essai[1] que je lui ai consacré « le coup de l’inceste ». Il faut rappeler cette anecdote de Cézanne sur le Tintoret : « Je crois qu’il a tout connu, ce Tintoret… Écoutez, je ne peux pas en parler sans trembler. Il se faisait endormir par sa fille, il se faisait jouer du violoncelle par sa fille, des heures… Seul avec elle, dans tous ces reflets rouges… » Le courtier ne peut comprendre ce qui se joue là et son résultat sur la toile. Comme cette description de Pierre Froissard, vaguement agent secret, avec la complicité sensuelle de Luz, dans son petit palais vénitien, l’été : « Le grand mur, bordé d’acacias, nous protège du quai, personne ne peut voir l’intérieur de la construction blanche et rose, la vie se résume bien à cela, trouver le lieu, l’autre qu’il faut. » Facile, me direz-vous. Je n’en suis pas certain.
A lire aussi, Lucien Rabouille: Derrière l’élection de Léon XIV: l’ascension de l’Amérique catholique
Sollers se lève, je le suis, on marche sur la pelouse, proche du clapotis de l’eau, le clocher d’Ars plante sa pointe noire dans le ciel sans nuage. Sollers évoque le philosophe et mathématicien Jean Cavaillès. « Je le cite longuement dans La Fête à Venise. Personne n’a relevé. Sa sœur écrit dans sa correspondance que l’activité intellectuelle de Jean était influencée par l’éclat du soleil. C’est pour ça que j’écris ici, et beaucoup à Venise. Elle dit aussi que, bien que protestant, il était sensible à la liturgie catholique. Il écoutait Mozart et lisait Spinoza. Pas mal, hein, Louvrier. Pétri d’humanisme, il est devenu l’inconnu n°5 du charnier d’Arras. Il fut identifié grâce à son portefeuille vert devenu noir au contact de la terre. C’était un résistant. À Londres, en 1943, il se faisait appeler Crillon. Il trouvait amusant de faire sauter un viaduc. Condamné à mort au début de l’année 1944, il fut immédiatement exécuté. Il habitait au 34 avenue de l’Observatoire, au dernier étage, dans un appartement qui dominait Paris. Je vous le montrerai quand nous irons déjeuner à La Closerie. » Sollers allume une cigarette, regarde le clocher et me dit : « Il avait quarante et un ans lors de son exécution, et une œuvre à écrire. Le livre de sa sœur est très beau, simple, direct, comme des bras tendus vers le ciel. »
Sollers me lance : « Allons nager. »
Philippe Sollers, La Fête à Venise, Folio. 280 pages
[1] Philippe Sollers entre les lignes, Le Passeur éditeur.



