Les cartes postales de l’été de Pascal Louvrier (6)
Je crois en avoir fini avec Duras, et puis non, je pense à elle, j’ouvre un de ses romans, je replonge dans son univers hypnotique, je suis sous le charme de la scansion de sa phrase, je vois les ficelles dont elle use et abuse, mais ça ne fait rien, je la relis, et le charme agit toujours, comme l’alcoolique qui croyait en avoir fini avec l’alcool, qui touchait sa petite pièce quand il salivait devant un Campari, il tenait bon, et il cédait, entrait au Central et s’en jetait un au comptoir en zinc.
Il aura suffi d’une promenade sur la plage qui conduit aux Roches Noires pour se jeter sur n’importe quel livre de Duras.
Derrière la fenêtre en ogive, elle regarde « la mer jusqu’au rien », plus précisément la procession des pétroliers vers le cap d’Antifer. Est-elle avec Yann Andréa ? Je ne peux le dire, mais c’est probable. Nous sommes en 1980, l’été 80 précisément. Serge July lui a proposé pour son journal, Libération, une chronique régulière. Elle a fini par dire que c’était possible, mais une chronique le temps de l’été, une fois par semaine, pas plus. Elle voulait disposer de ses journées tout entières ouvertes sur rien, sinon il y aurait l’angoisse, et ensuite l’alcool. Elle a dit qu’elle ne collerait pas à l’actualité, celle qui s’imposait à tous. Elle a dit que ce serait l’actualité qu’elle considérait comme importante à ses yeux. Alors elle a parlé de ce qu’elle voyait de sa fenêtre, comme maintenant où je la devine derrière les carreaux légèrement opacifiés par les embruns, elle a parlé de l’enfant au vêtement rouge, qui la regardait, elle, le cerf-volant au-dessus de la mer, la mer elle-même. « Ses yeux étaient plus clairs que d’habitude, plus effrayants aussi à cause de l’amplitude aveugle de ce qu’il y avait à voir ». Elle a parlé de l’été survenu d’un coup, de la chaleur, de l’orage qui crèvent sur la Manche, et du soleil plus brûlant après. « Il ne dissipe pas la tristesse de la plage », elle écrit. « Rien ne peut le faire », elle précise. Puis elle a parlé de l’actualité tandis que le cargo blanc attendait à l’horizon, vers la raffinerie immense. Elle écrit cette phrase, dans un autre livre. Cette phrase, la voici : « C’est bien connu que c’est dans les ports qu’on trouve le plus grand nombre de secrets ». Ça résume l’histoire de mon nouveau roman[1] à paraître à l’automne. J’aurais pu la placer dans le récit, dire que c’était une citation de Duras mais je ne m’en souviens que maintenant sur la plage.
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Elle a parlé d’Anouar el Sadate qui venait d’enterrer l’empereur d’Iran. Elle dit la raison : « […] au cours de la guerre de 73 ce même empereur avait rendu un service inoubliable au peuple égyptien ». Le shah d’Iran est mort en exil, en Égypte. Nixon, qu’elle traite de «voyou», a assisté aux obsèques, au Caire. À Persépolis dans les bons jours, au Caire dans les jours sombres. Passer outre les crimes du shah – en attendant pire avec les mollahs. Elle affirme : « De Gaulle serait allé au Caire. Ça doit être très rare de ne faire qu’un avec sa fonction, d’oser, d’être le même individu face à l’État et face à sa vie ». Duras gaulliste, le disant dans Libération. Eh oui. Ses souvenirs d’enfance se mêlent à ceux du Havre, à la chaleur, la mer basse. « On entend à peine le halètement de la retombée des vagues, dans le silence de loin en loin, son souffle ». C’est exactement ça, là, devant les Roches Noires.
Après il y a le calme de la nuit, le calme pour écrire, pour dire que c’est le matin qui apporte le calme de la nuit. Ces chroniques devaient être éditées. L’été 80 est devenu un livre, sur ce qui, par essence, est éphémère : l’actualité dans un journal qu’on finit toujours par jeter. Un livre écrit par Duras qui a transformé l’actualité en littérature.
Et puis l’été a fini ; « l’été est devenu gris, le soleil est passé. Les pétroliers d’Antifer étaient toujours en ligne dans cet axe du Havre, rentreront cette nuit avec la marée haute, en resteront là par nous abandonnés dans l’agonie des derniers jours ». Et puis il a fallu se tenir dans la chambre noire, ouvrir les yeux sur le noir de la chambre, il a fallu écrire, parce que c’était l’unique possibilité de fixer l’enfant, le cerf-volant, l’été 80.
Marguerite Duras, L’été 80, Les Éditions de Minuit. 112 pages
A paraître le 2 octobre :
[1] Portuaire, Kubik Éditions, sortie le 2 octobre.
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