Embarquez en 1901 pour la Grèce depuis l’Egypte à travers les yeux du poète Constantin Cavafy…

Constantinos Pétrou Cavafis, natif d’Alexandrie, rejeton déclassé d’une famille aristocratique ruinée, aurait pu rester un modeste fonctionnaire au ministère des Travaux publics, boursicoteur à ses heures, dans ce monde révolu de l’Égypte sous protectorat britannique. Cet « exilé économique » ne la découvre qu’à 38 ans ! Ce patronyme dissimule Constantin Cavafy (1863-1933), le plus grand poète hellène du premier XXème siècle. La comparaison s’impose avec Fernando Pessoa, le petit employé de banque lisboète, auteur du Livre de l’Intranquillité. Comme Pessoa, Cavafy est un célibataire taciturne, anglomane et polyglotte, affable et d’une l’élégance quelque peu guindée. Il distribue parcimonieusement son œuvre aux seuls initiés, sans en faire étalage.
Apologie du désir
Joliment publié par Les Belles Lettres, Premier Voyage en Grèce exhume le texte intégral, originellement en anglais et nullement destiné à la publication, du journal de bord tenu par Cavafy lors de ce « retour aux sources » inaugural, du 13 juin au 4 juillet 1901 : sujet de l’Empire britannique, le nouvel Ulysse débarque en paquebot à Délos, sans avoir pu visiter la Crète, pour mouiller à Athènes trois jours plus tard, puis rejoindre Alexandrie sous l’ardent soleil estival dont il consigne scrupuleusement, jour après jour, la température au thermomètre…
La transcription de cette trentaine de feuillets manuscrits, traduits en français par l’essayiste et romancier Lucien d’Azay, n’occupe en réalité qu’une petite partie du présent volume. Lucien d’Azay a soin de faire utilement précéder ce très court texte d’une ample et belle préface de sa plume, érudite évocation du personnage en son temps, lequel, en cela différent de Pessoa, prisait discrètement le « bel éphèbe discobole », idéalisé sous la forme d’un érotisme « toujours enfoui et presque dissimulé dans un passé révolu dont seul le souvenir lui permet de retrouver l’intensité ».
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Ô temps révolus, si radicalement éloignés de ce XXIème siècle naissant, devenu frigide et tellement puritain ! « La sensualité et la passion amoureuse semblent avoir relevé pour lui d’un rite initiatique qui n’excluait pas la débauche », poursuit le préfacier. Constantin Cavafy « s’adonna aux plaisirs charnels avec dévotion ; d’où son apologie du désir, de l’hédonisme, de tout ce que le corps sollicite, jusqu’à sa dissolution, les conséquences dussent-elles être fatales ».
Très prosaïque et en cela bien différent de sa poésie, ce froid éphéméride se contente de détailler ses visites, sorties culturelles et autres rencontres mondaines. Le texte s’agrémente heureusement d’un scrupuleux appareil de notes, dû à l’excellent d’Azay, qui articule ce « fond de tiroir » à la biographie du poète et au contexte historique, culturel, et même topographique dans lequel il convient de le situer. S’il n’est pas empreint de poésie, ce « journal qui, pour reprendre l’expression du commentateur, tient du camouflage », « sec, factuel, frugal, elliptique et pour ainsi dire ‘’blanc’’ », s’illumine parfois, allusivement, à l’évocation de ces « soldats et officiers [qui] ont une magnifique allure »…
Pasolinien avant l’heure
Dans les Notes sur la poésie et l’éthique, étagées de 1902 à 1911, et que le présent volume propose ensuite en français à la lecture en regard de l’original grec, Cavafy, plus explicite, se fait pasolinien avant l’heure : « La beauté du peuple, des jeunes gens pauvres, me plaît et me touche. Domestiques, ouvriers, petits employés de commerce, commis de magasins. […] Ils sont presque toujours sveltes. Leur visage, tantôt blanc s’ils œuvrent dans une boutique, tantôt hâlé s’ils sont dehors, a une couleur agréable et poétique. C’est en cela qu’ils contrastent avec les jeunes gens aisés, avec une sale mine, soit empâtés et malpropres à force de manger, de boire et de paresser : on dirait que leur figure boursouflée ou flétrie révèle la laideur du vol et la spoliation dont procèdent leur héritage et leurs rentes ».
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Enchâssé au cœur de cette édition sous le titre Instants d’éternité, un portfolio de clichés en noir et blanc du photographe contemporain Nikos Aliagas s’essaie à révéler plastiquement « les plis secrets de l’âme » du poète, dans la lumière de son « territoire intérieur » – belles photos de paysages, d’objets, de visages, de statues, de scènes de rue : un tombeau de Cavafy en images.
Le recueil exhume pour finir deux petits articles du jeune Cavafy, parus respectivement en 1891 et 1892 ; une Note sur la langue grecque où Lucien d’Azay interroge, au prisme de la langue de Cavafy, les discontinuités entre le grec ancien et le grec moderne ; et enfin une chronologie reliant la biographie de Constantin Cavafy à son temps et à sa postérité.
De certains livres mineurs, on dit parfois qu’ils méritent leurs lecteurs. Ce précieux petit objet est de ceux-là : qui s’ouvre à Cavafy résiste à Marc Levy.
A lire : Premier voyage en Grèce, de Constantin Cavafy. 238p. Les Belles lettres, 2025
Premier voyage en Grèce: Suivi de Notes sur la poésie et l'éthique
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