L’Invention de Morel, du fantastique millimétré.

On me demande quelquefois des conseils de lecture, et j’avoue que c’est une question à laquelle j’ai du mal à répondre. Cela dépend trop de la personne, et de ses envies du moment. Parfois, je cite un classique. Mais les classiques n’ont pas la cote, sauf pour les lycéens qui doivent passer le bac français. J’ai d’ailleurs noté avec émerveillement que cette année, à l’épreuve écrite, on avait proposé aux futurs lauréats de décortiquer un texte de Barbey d’Aurevilly, ce très grand romancier français pour qui j’ai une immense passion. Barbey n’a pas écrit que des romans. Il est aussi l’auteur d’un petit essai essentiel, Du Dandysme et de George Brummell (1845), que je vous recommande chaudement.
Auteurs cultes
Au début du mois de juillet, j’ai fait un tour dans la grande librairie où j’ai mes habitudes. J’avais en tête d’acheter un livre, L’invention de Morel d’Adolfo Bioy Casares. C’était une envie subite de lecture, née à l’occasion d’une recherche sur les écrivains dits « postmodernes », une classification d’ailleurs étrange qui, souvent, ne dit pas grand-chose. J’ai demandé à la libraire si elle avait ce titre. Sans rien me répondre, comme si cela allait de soi, selon un rituel établi qu’elle avait sans doute coutume de répéter de nombreuses fois dans la journée, elle se dirigea vers un rayonnage, sur lequel était disposée une pile du roman de Bioy Casares. Elle m’en tendit un, toujours silencieuse, avec une expression affirmative sur le visage. Je l’ai remerciée, et en ai profité pour contempler les autres livres, pour certains également disposés en pile, à côté de celui de Bioy Casares. Il y avait celui du Chilien Roberto Bolaňo, intitulé 2666 et qui fait plus de mille pages. Je n’en ai, jusqu’à maintenant, jamais tenté la lecture intégrale, je me suis contenté de le feuilleter. Mais j’ai lu d’autres livres de Bolaňo — qui m’ont parfois déçu. 2666 est considéré comme son chef-d’œuvre. Je rappelle qu’il est mort en 2003, et qu’il est déjà reconnu comme un auteur culte par beaucoup. Culte, mais pas encore un classique, à vrai dire.
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Un archipel d’œuvres
À partir de L’Invention de Morel, tout un archipel d’œuvres peut être rassemblé par capillarité littéraire ou association d’idées (de La Tempête de Shakespeare à L’Amour au temps du choléra de Garcίa Márquez, en passant par Solaris de Stanislas Lem et bien sûr Robinson Crusoë de Daniel Defoe, etc., etc.). Dans sa préface au livre de son ami, Borges écrit que le nom de Morel « fait finalement allusion à un autre inventeur insulaire, à Moreau ». Il évoque ici le fameux roman de H. G. Wells, L’Île du Docteur Moreau, paru en 1896, et dont plusieurs films ont été tirés. Nous savons que Bioy Casares, tout comme Borges, était un grand lecteur. Dans ce que Bioy écrivait, il se laissait souvent, pour nourrir son propre génie, influencer par ses auteurs préférés. Borges lui-même, qui était un peu plus âgé et avait un certain ascendant sur lui, l’a guidé de manière décisive. À Buenos Aires, chez l’un ou chez l’autre, ils ont passé des nuits entières à parler des livres. Dans les controverses qu’ils avaient, c’est souvent Borges qui avait raison. Bioy a raconté cela, par la suite, dans un gros livre où il relate quantité d’anecdotes passionnantes — passionnantes parce que relatives à Borges.
Du fantastique millimétré
Dans L’Invention de Morel, qui date justement de 1940, on sent que Bioy Casares a tiré profit des avis de Borges. C’est du fantastique millimétré, qui appuie à fond sur l’imagination. L’explication finale est extrêmement ingénieuse, mais reste ouverte (un des caractères du postmoderne). Je vous laisse la découvrir, si vous n’avez pas encore lu le livre. Ne lisez pas l’Avant-propos de Le Clézio qui, dès la première phrase, c’est un exploit, spoile l’histoire et révèle la clef de l’énigme. Il faut au contraire la découvrir au cœur du roman, tant elle est amenée avec soin et délicatesse. Je peux simplement évoquer le point de départ : une île quasi déserte, depuis longtemps inhabitée et parsemée de ruines, et un homme en fuite, dont nous ne saurons jamais le nom. L’atmosphère magistralement recréée par Bioy Casares est inquiétante. Comme dansLa Route, de Cormac McCarthy (paru en 2006), on a une impression de fin du monde. À quoi s’ajoute ici une dose de sadisme dans les relations entre les personnages, qui fait penser au film de 1932, La Chasse du comte Zaroff, avec l’acteur Leslie Banks. L’Invention de Morel, c’est clair, est aussi un livre sur le cinéma, et la part immense que celui-ci est amené à jouer dans nos vies : le règne absolu de l’image qui nous a tous plus ou moins envahis.
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Borges nous disait aussi, dans sa préface (recueillie en 1975 dans le Livre de préfaces), que L’Invention de Morel était un roman nouveau et parfait. « J’ai discuté, concluait Borges, avec son auteur les détails de la trame, je l’ai relue ; il ne me semble pas que ce soit une inexactitude ou une hyperbole de la qualifier de parfaite. » Le livre de Bioy Casares ne doit pas être cantonné dans le genre du fantastique, il excède toute classification. C’est une œuvre littéraire à part entière, qu’on peut facilement relire (comme tous les classiques) et qui, selon moi, est spécialement faite pour pallier le désœuvrement estival.
Adolfo Bioy Casares, L’Invention de Morel. Traduit de l’espagnol (Argentine) par Armand Piehal. Avant-propos de J.-M. G Le Clézio. Préface de Jorge Luis Borges. Éd. Robert Laffont, coll. « Pavillon Poche », 144 pages.
Jorge Luis Borges, Livre de préfaces, suivi de Essai d’autobiographie. Éd. Gallimard, coll. « Folio ».
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