La retentissante affaire ayant secoué la Commission européenne se dégonfle.
La France traverse un moment d’introspection médiatique. La commission d’enquête parlementaire sur les médias, créée pour examiner les mécanismes d’influence, les pressions économiques, les structures de propriété et les dérives possibles de certaines rédactions, questionne frontalement la manière dont l’information se fabrique.
L’affaire du Qatargate, que la presse européenne avait accueillie en fanfare en décembre 2022, sert aujourd’hui d’exemple emblématique. Libération[1], qui continue de suivre le dossier, et le quotidien italien Il Dubbio[2] montrent cette semaine combien la réalité judiciaire s’est progressivement éloignée du récit initial, largement construit sur une série d’arrestations spectaculaires et un narratif de corruption systémique au cœur de l’Europe.
Rappelons brièvement les faits. Les enquêteurs belges affirment en 2022 avoir démantelé un réseau financé par le Qatar (et possiblement le Maroc) pour influencer des élus européens. Sacs de billets, parlementaires mis en cause, mise en détention d’Eva Kaili, vice-présidente du Parlement européen : le scandale semblait énorme. Mais à mesure que les mois passent, l’enquête piétine, les preuves manquent, et une série de décisions de justice commencent à fissurer le récit initial.
Qu’en reste-t-il aujourd’hui ?
Comme l’a révélé Il Dubbio et confirmé par la suite Libération, Eva Kaili et Francesco Giorgi passent désormais à la contre-attaque. Trois ans après les arrestations, ils ont déposé plainte à Milan contre Pier Antonio Panzeri, l’ancien eurodéputé devenu le principal repenti de l’affaire. Ils l’accusent de calomnie : selon eux, rien dans les éléments recueillis par les services de renseignement belges, qui avaient en pratique dirigé l’enquête avant de la transmettre au Parquet, ne permettait de les mettre en cause. Ils n’auraient été incarcérés que sur la base de ses déclarations.
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Les avocats de Panzeri eux-mêmes, Laurent Kennes et Marc Uyttendaele, ont décrit de manière détaillée comment les noms de Kaili et Giorgi ont émergé : un enchaînement d’interrogatoires où Panzeri, privé d’avocat, finit par reconnaître un travail informel non déclaré pour le Qatar (17 000 euros par mois, 612 000 euros sur trois ans), mais nie toute corruption. Ce n’est qu’après avoir appris que sa femme et sa fille avaient été arrêtées, information volontairement retardée par les enquêteurs, qu’il s’effondre. Le lendemain, un accord lui est offert : la liberté pour sa famille et six mois de détention en échange d’aveux. Sinon, quinze ans. Et pour valider l’accord, deux noms.
Panzeri finit par citer les eurodéputés Marc Tarabella et Marie Arena, bien qu’il affirme devant le juge Michel Claise, qui se récusera plus tard, que Mme Arena n’a « rien à voir » avec cette affaire. Il devient collaborateur de justice et ses déclarations, que l’enquêteur Ceferino Alvarez Rodriguez qualifiera plus tard, dans un enregistrement révélé par Libération, de peu crédibles puisque « le parquet ne croyait à aucune de ses paroles », servent alors de base à l’inculpation de Mme Kaili et M. Giorgi.
Les Italiens tirent les choses au clair
La justice italienne, elle, semble de plus en plus sceptique. En avril 2024, la juge Angela Minerva a classé sans suite un dossier annexe visant Susanna Camusso, ancienne secrétaire générale de la CGIL[3], accusée par M. Panzeri d’avoir bénéficié d’un soutien qatari. Aucune preuve, aucun élément concret et les documents belges transmis à l’Italie ont été jugés « absolument génériques ». L’Italie pourrait ainsi relancer ce qui restera l’une des enquêtes les plus médiatisées, et la moins solide, de l’histoire européenne.
Le Qatargate, tel qu’il apparaît aujourd’hui dans Il Dubbio et Libération, raconte une autre histoire que celle de 2022 : non pas celle d’un réseau sophistiqué de corruption, mais celle d’un emballement politico-judiciaire où la pression médiatique, l’urgence policière et la fragilité des dépositions ont peut-être créé un scandale… sans substance.
Et c’est ici que le lien avec la situation française saute aux yeux. Les médias publics sont aujourd’hui accusés par plusieurs députés de droite d’être partisans, de défendre un agenda politique implicite ou de se précipiter sur certains récits alors que d’autres, pourtant tout aussi importants, sont négligés. Dans un paysage européen où la confiance dans les institutions et la crédibilité médiatique sont déjà sous tension, l’affaire Qatargate réactive des questions aussi simples que redoutables : comment une enquête peut-elle se transformer en scandale continental sans disposer d’un socle factuel solide ? Comment des institutions judiciaires peuvent-elles s’appuyer sur des témoignages aussi fragiles ? Et comment les rédactions peuvent-elles amplifier des récits dont elles ne mesurent pas toujours la volatilité ?
Chez nous comme ailleurs, les partis pris des rédactions, autrement dit les consensus sur les « bons » et les « méchants », les causes à défendre et celles dont il ne faudrait surtout pas « faire le jeu », semblent structurer en profondeur le traitement de l’information.
[1] https://www.liberation.fr/international/europe/qatargate-au-parlement-europeen-nos-revelations-sur-des-fuites-a-gogo-et-une-enquete-tres-partiale-20251209_LIJHQNOMEBGF5HR5ACWIHKQJDM
[2] https://www.ildubbio.news/giustizia/qatargate-cronistoria-indagine-corruzione-huqtjvr8
[3] Confédération générale italienne du travail
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