Les « incivilités » et les « débordements de jeunesse », en France comme ailleurs en Europe, ne représentent pas qu’un désordre social ponctuel, mais sont les signes une lutte généralisée et diffuse. Une certaine jeunesse se révolte contre l’autorité, la démocratie et la civilisation occidentale, sous l’influence de l’idéologie islamiste qui, par la religion, légitime le retour d’une forme de violence rédemptrice.
Ce que l’on désigne, avec les précautions linguistiques d’usage, sous les termes d’«incivilités», de «violences urbaines», ou de «débordements de jeunesse», constitue en réalité l’un des symptômes les plus alarmants d’un phénomène qui excède de loin les limites du fait divers ou du désordre social ponctuel. Il s’agit, à l’échelle de nos sociétés européennes, et singulièrement en France, d’une insurrection diffuse, intermittente mais persistante, menée par une partie significative de la jeunesse issue de l’immigration musulmane contre les institutions représentatives de l’ordre démocratique. L’on parlera ici, sans détour, d’intifada intérieure, non par goût de la provocation, mais parce que le terme dit ce qu’il doit dire : un soulèvement contre un pouvoir perçu comme illégitime, étranger, hostile, oppressif.
La référence quasi obsessionnelle à la cause palestinienne, l’identification affective au combat contre l’« occupant israélien », l’usage des drapeaux, des symboles, des mots d’ordre, montrent qu’il ne s’agit pas simplement d’un mimétisme géopolitique ou d’une solidarité abstraite. Ce qui se joue là, c’est la transposition, dans le théâtre intérieur des nations européennes, d’un imaginaire de lutte structuré par la détestation de l’Occident, de ses principes et de son univers symbolique.
I. De l’économie matérielle à l’économie symbolique de la conflictualité
Il importe de déconstruire ici une lecture qui demeure hégémonique malgré les preuves de son inadéquation : celle qui attribue les violences à des facteurs strictement sociaux – chômage, discriminations, relégation urbaine. Ces éléments sont réels, bien sûr, mais ne suffisent pas à expliquer le saut dans la haine et la volonté destructrice. Nombre de groupes sociaux marginalisés dans l’histoire n’ont pas épousé de tels schémas de confrontation. Ce qui distingue la situation présente, c’est l’articulation entre un vide existentiel, un ressentiment historique, et une grille de lecture idéologique fournie par la religion dans sa forme radicalisée.
Ce que Wilhelm Reich appelait la « peste émotionnelle » permet ici de saisir ce nouvel agencement du pathos collectif : un enchevêtrement de traumatismes, souvent transmis, parfois imaginés, qui sert de matériau à la construction d’une identité victimaire. L’histoire y est réécrite comme un catalogue de blessures subies, sélectionnées selon un usage stratégique de la mémoire. Loin de permettre la sortie de la condition victimaire par l’élaboration du passé, cette mémoire fige les sujets dans un état d’humiliation permanente, propice à toutes les manipulations.
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Nous ne sommes plus dans un monde structuré uniquement par l’économie de la production matérielle, mais dans une économie du sens où l’information, les récits et les mythes jouent un rôle aussi décisif que l’accès à l’emploi ou au logement. C’est pourquoi l’intervention thérapeutique, sociale ou politique qui négligerait cette dimension symbolique et imaginaire de la conflictualité s’exposerait à l’échec.
II. Une crise de la transmission : la dissolution du père
Il est impossible de comprendre ce phénomène sans interroger la métamorphose des structures familiales et des figures de l’autorité. Le passage du père travailleur, porteur d’une forme d’autorité verticale, au père déchu, humilié, au statut marginal, a produit une rupture générationnelle sans précédent. L’autorité n’est plus située dans la transmission intergénérationnelle, mais dans la bande, dans la fratrie, dans la loi du groupe.
Ce renversement a une conséquence anthropologique majeure : l’impossibilité de traverser le conflit œdipien, qui est pourtant la condition même de l’entrée dans l’ordre symbolique. En l’absence d’un père identifiable comme figure tierce, la mère devient l’image de l’omnipotence frustrante : l’État, la République, la société tout entière prennent alors le visage d’une mère archaïque, castratrice et oppressive, contre laquelle l’agressivité ne connaît plus de limites.
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Ce phénomène, loin d’être pathologique au sens strict, relève d’une logique identifiable : celle d’une pathologie du politique née de la défaillance du symbolique. La société démocratique, fondée sur l’autonomie du sujet, présuppose un travail d’appropriation de la loi. Là où la loi n’est plus transmise, elle est rejetée. Elle apparaît comme une violence étrangère, une occupation. D’où la facilité avec laquelle la société française est perçue non pas comme le cadre commun, mais comme une force d’hostilité à combattre.
III. Narcissisme blessé et régression identitaire
La crise identitaire à laquelle nous assistons n’est pas seulement personnelle, elle est collective et civilisationnelle. Toute société confrontée à l’échec de son projet historique développe des mécanismes compensatoires. C’est ce qu’a connu l’Allemagne dans les années 1930 avec le mythe du Reich perdu. C’est ce que vivent aujourd’hui de nombreuses sociétés musulmanes avec le mythe du califat ou de la grandeur islamique disparue. Ce mythe fonctionne comme réparation d’un narcissisme collectif blessé, mais aussi comme modèle de projection dans un avenir reconquis, imaginaire mais mobilisateur.
Dans ce cadre, l’islam radical se substitue à la vieille gauche révolutionnaire, dont il recycle à sa manière les postures anti-impérialistes, les rhétoriques de l’émancipation, mais en les subordonnant à une vision totalitaire du monde. Là où la gauche rêvait d’un homme nouveau libéré de l’exploitation, l’islamisme promet un croyant purifié, lavé des souillures de l’Occident et du doute démocratique. Il ne s’agit plus de transformer la société, mais de la purifier par le feu du sacré retrouvé.
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Ce déplacement n’est pas anodin : il indique que le sacré a fait retour là où la démocratie avait cru l’avoir désarmé. Et ce sacré n’est plus fondateur d’un ordre commun, il est mobilisé contre l’ordre existant. C’est là l’une des formes les plus profondes de la crise contemporaine du politique : le retour du religieux dans sa fonction de dénonciation absolue, comme légitimation d’une violence qui se veut rédemptrice.
IV. Le rituel de la violence et la quête d’un âge d’or
Là où l’intégration échoue, là où l’espoir se défait, là où la parole publique se délite, surgit une réponse archaïque : la violence sacralisée. Elle devient langage, rituel, preuve d’existence. Comme dans les sociétés primitives étudiées par les anthropologues, la mise à mort symbolique ou réelle d’un ennemi désigné est vécue comme moyen de rétablir un ordre brisé. Mais dans nos sociétés sécularisées, cet usage de la violence comme sacré substitutif ne peut que conduire à la destruction réciproque.
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C’est pourquoi la violence qui s’exprime dans les quartiers sensibles ne relève pas du seul désespoir, mais d’une construction idéologique et psychique complexe, qui mêle sentiment d’abandon, humiliation paternelle, quête d’un cadre structurant, et identification à un combat globalisé. Le résultat est cette haine d’autant plus dangereuse qu’elle est vécue comme moralement justifiée. L’État devient l’occupant. Le policier, le professeur, le médecin deviennent des figures de l’ennemi. La République devient une fiction hostile, usurpatrice.
V. Le retour du religieux armé et la crise de la démocratie universaliste
Ce qui se joue dans les flambées de violence que nous observons en France et ailleurs en Europe dépasse largement la sphère du social, du psychologique ou même du politique au sens classique. Nous avons affaire à une délocalisation d’un conflit global, à une forme de projection intérieure d’une guerre idéologique dont la cause palestinienne constitue le levier symbolique majeur, mais non l’origine réelle.
Il faut cesser de croire que l’antisionisme est un simple avatar de l’anticolonialisme. Il est devenu, dans l’idéologie islamiste mondialisée, l’élément moteur d’un récit global de l’humiliation musulmane, unificateur, mobilisateur, affectivement chargé, apte à souder dans une même rage identitaire les déshérités des cités françaises et les stratèges des Frères musulmans. L’hostilité à Israël, dans ce cadre, n’a pas pour finalité une solution politique au conflit israélo-palestinien, mais l’effondrement symbolique du modèle occidental incarné, aux yeux de ses ennemis, par l’État juif.
Ce que nous voyons aujourd’hui, c’est donc la convergence entre un ressentiment postcolonial mal élaboré, une faillite de la transmission culturelle, et une entreprise idéologique extérieure à visée totalisante. L’islamisme, en tant qu’idéologie politique mondiale, a repris à son compte le rêve d’une revanche sur l’histoire, abandonné par les anciennes gauches révolutionnaires. Mais, là où celles-ci croyaient encore au progrès et à la raison, l’islamisme postule la régression comme restauration : retour à un âge d’or mythifié, purification par le sang et la loi divine, refus de toute altérité.
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Ce phénomène met la démocratie devant une alternative qu’elle n’avait pas anticipée : soit elle persiste à se concevoir comme un espace neutre et indifférencié, au nom d’un universalisme abstrait, et elle sera bientôt submergée par des contre-cultures organisées autour de la haine du monde qu’elle incarne ; soit elle accepte de se penser comme civilisation – c’est-à-dire comme une forme historique déterminée, avec ses valeurs, ses principes, ses exigences – et elle pourra alors opposer à la logique de la destruction une résistance consciente d’elle-même, de ses limites mais aussi de sa légitimité.
Le choix qui s’impose n’est pas celui d’une guerre civile souhaitée par certains. C’est le choix d’une lucidité politique. Non pour exclure, mais pour désarmer symboliquement ceux qui rêvent de substituer à la démocratie la théocratie, au conflit réglé la guerre sainte, à la mémoire partagée le mythe de l’anéantissement de l’autre.
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