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Félix Vallotton et l’art du vivre-ensemble

« Vallotton Forever. La rétrospective », musée des Beaux-Arts de Lausanne (Suisse), jusqu’au 15 février 2026


Félix Vallotton et l’art du vivre-ensemble
La Chambre rouge, Félix Vallotton, 1898 © MCBA (Lausanne)

Félix Vallotton est mort il y a cent ans. Le peintre a fait carrière dans le Paris des années 1880-1900, alors capitale de la bourgeoisie, des conflits sociaux, des attentats anarchistes et de l’essor de la presse. La rétrospective que lui offre Lausanne, sa ville natale, révèle un artiste engagé, héritier des maîtres anciens et audacieux coloriste


Autoportrait à l’âge de vingt ans, Félix Vallotton, 1885. MCBA (Lausanne)

Le musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, en Suisse romande, met à l’honneur Félix Vallotton (1865-1925) à l’occasion du centenaire de sa disparition. Peintre, graveur, dessinateur de presse, critique d’art et écrivain, Vallotton quitta Lausanne pour Paris dès l’âge de 16 ans et fut naturalisé français en 1900. Compagnon de route des Nabis (Vuillard, Bonnard, Denis), il créa rapidement un style original, synthétique, hyperréaliste et énigmatique, où le peintre Arnold Böcklin (1827-1901) vit le mélange de « la clarté française si haute » et des « spéculations germaniques si lointaines ».

Sa vie fut, elle aussi, une jolie synthèse : de sensibilité anarchiste, Vallotton épousa en 1899 Gabrielle Rodrigues-Henriques, sœur de célèbres marchands d’art, et alla vivre dans un hôtel particulier du 16e arrondissement ; antimilitariste, il se lamenta de n’avoir pas été envoyé au front en 1914 en raison de son âge ; misogyne selon les standards de son temps, il aima les femmes sans parvenir à être heureux et les peignit avec la ferveur d’un idéaliste sans illusions. Seul son tempérament dépressif semble avoir été tristement constant, rejoignant en cela le portrait littéraire des romans fin-de-siècle qui fourmillent de neurasthéniques à la Octave Mirbeau et de désespérés à la Léon Bloy. Son Autoportrait à l’âge de vingt ans (1885) où il émerge, pâlichon et déprimé, du gouffre de sa veste noire, préfigure celui de 1923 : avec le temps, les rides n’ont pas fait sourire ses yeux. La Grande Guerre paracheva un pessimisme où se côtoyaient son orgueil d’artiste et son cœur d’homme (Maupassant) : il pensait qu’il ne serait célèbre qu’à titre posthume, et n’était que rarement convaincu de la possibilité d’être heureux, sauf peut-être face à la nature, en Normandie ou à Cagnes-sur-Mer pendant les mois d’hiver.

La rétrospective Vallotton se tient à Lausanne mais parle surtout du Paris des années 1880-1900. Capitale de la bourgeoise industrielle, des conflits sociaux croissants, des attentats anarchistes, de l’affaire Dreyfus et de l’essor de la presse, Paris se prête au noir et blanc de la gravure sur bois, ainsi qu’à ses formes modernisées par l’artiste. Illustrateur pour La Revue blanche et Le Cri de Paris, Vallotton dénonce l’ordre établi, la domination de l’État bourgeois et la répression – les « violences policières » et les « discriminations systémiques », dirait-on aujourd’hui. Dans L’Anarchiste (1892), La Charge (1893), La Manifestation (1893), les chapeaux melon valdinguent, la foule tombe et détale au gré des coups assenés par les forces de l’ordre. Au lieu de porter secours à une fillette renversée sur la voie publique, l’un des deux gendarmes prend le temps de saluer l’automobiliste criminel : « Salue d’abord, c’est l’auto de la Préfecture ! »,titre le dessin. Les propriétaires sont des salauds à leurs fenêtres, prêts à tirer un coup de pistolet en cas d’« incivilité » : « Tu y reviendras, cochon, pisser sur mon mur ! » Si des gamins raillent – pardon, « harcèlent » – un ivrogne, c’est par habitude d’« abîmer le vaincu » d’« une morale autoritaire et traditionnelle », selon l’écrivain Paul Adam chargé de commenter la gravure de Vallotton dans les Badauderies parisiennes d’Octave Uzanne (1896). Pendant qu’un ouvrier est repêché dans la Seine, les bourgeoises s’entassent au Bon Marché et se noient au milieu des tissus et des colifichets (1893).

Cocasse : tandis qu’on repêche aujourd’hui des migrants et que d’innommables babioles chinoises font le bonheur des dames et des hommes déconstruits au Bazar de l’Hôtel de Ville, on redécouvre, tout ébaubis, la pertinence de la « polarisation » du débat politique qu’on avait cru reléguée aux marges infréquentables du discours et de l’histoire. Devant la violence sarcastique des dessins de presse de Vallotton, on s’étonne évidemment que la IIIe République, confrontée aux attentats de la gauche utopiste et à l’immobilisme de ses élites bourgeoises, n’ait pas eu l’idée de forger le terme de « vivre-ensemble » pour anesthésier durablement les citoyens.

À partir de 1900, Félix Vallotton se consacra entièrement à la peinture, principalement au nu, aux scènes d’intérieur et au paysage. Jeune homme, il avait abondamment pratiqué la critique d’art, à une époque où le jugement esthétique, poli par le style, n’avait pas vocation à débiter son lot de fadaises consensuelles. Comme Zola dans Mes Haines (1866) ou Huysmans dans L’Art moderne (1883), Vallotton jugea l’art de ses contemporains sans se demander si, en parlant d’« amas de nullités », d’« épouvante de salons », d’« hallucination de morphiné » ou de « choses qui n’ont ni formes ni nom et paraissent émaner d’intelligences malheureuses en détresse absolue de sentiment artistique », il ne risquait pas d’essentialiser sa critique. Inversement, que Paul Signac dise de ses œuvres qu’elles étaient laides et bêtes ne le rendit pas plus dépressif qu’il ne l’était déjà.

L’Affichage moderne (dessin pour le livre Les Rassemblements), Félix Vallotton, 1896. MCBA (Lausanne)

La peinture de Félix Vallotton est une merveille. Comme tous les modernes revendiquant leur héritage (en l’occurrence Holbein et Rembrandt, puis Poussin et Ingres), Vallotton a renouvelé la beauté en lui donnant un peu des contours du passé et beaucoup des couleurs inédites de l’avenir. À la manière des artistes hollandais du xviie siècle, il a peint le silence des scènes d’intérieur et l’intimité du quotidien entrevu entre les battants d’un placard à linge ou à travers la porte d’une chambre à coucher. À la manière du Titien, il a peint le geste de la jeune femme à sa toilette dont les longs cheveux blond roux tombent de chaque côté de ses épaules nues. Ses natures mortes, vases, hortensias, pivoines, citrons, poivrons et verres d’eau, ont un air de vanités de siècles enfuis, mais frappés en pleine matière par une lumière neuve et des couleurs vives, uniformes, sans nuances de ton. Éclatantes, photographiques mais irréelles.

La femme fut pour lui une source inépuisable d’inspiration, à défaut d’avoir pu le combler. Après ses Intimités (1897-1898), série d’estampes impitoyables sur le couple bourgeois, Vallotton met la femme à nu, sensuelle et glaçante, offerte et repoussante, les joues roses mais le corps lisse et la peau froide. On est loin de son Étude de fesses (1884) et du réalisme cellulitique de ses débuts ; désormais, la femme lui file entre les doigts. Endormie dans des décors rouges et verts qui soufflent le chaud et le froid, elle devient ce glacial objet de désir étendu sur les braises de l’imaginaire. La plupart du temps, on la voit seule, souvent par terre et souvent de dos. Elle fait des réussites, s’essuie après le bain, ne s’ennuie jamais. Dans La Salamandre (1900), assise sur un drap bleu faïence qui grise sa peau d’un discret malaise, elle regarde la cheminée rougeoyante. Vallotton joue, sur elle, avec étoffes et drapés qui mettent en valeur les lignes de son corps. Il suffit qu’elle ouvre la bouche et laisse tomber le drap vert qu’elle tient entre ses dents pendant qu’elle refait son chignon, pour que tout bascule (L’Automne, 1908). Et tout bascule en effet, lorsque le couple s’en mêle. Dans son premier roman, Les Soupirs de Cyprien Morus, le peintre exposait déjà sa théorie des sentiments : « On commence par des lieux communs, puis on fait des frais, on s’applique, et c’est l’engrenage. Bientôt, on se revoit, on s’apprécie ; le monsieur finit par trouver que la dame insignifiante n’est pas si mal que ça, la dame, que le monsieur emprunté ou commun a des ressources en profondeur ou de l’esprit. Le temps marche, chacun maintenant tient à son partenaire ; on est totalement ridicule et on croit qu’on s’adore. » On croit qu’on s’adore mais on finit par se haïr. Dans La Haine (1908), l’homme boude, les bras croisés. La femme, elle, montre les dents, les sourcils froncés, les poings serrés. Leur nudité est devenue grotesque.

Le 21 août 1911 eut lieu le vol de La Joconde au musée du Louvre. Félix Vallotton parla de « désastre » et d’« humiliation ». Le poète Guillaume Apollinaire fut d’abord suspecté, en raison d’une histoire antérieure de recel de statuettes, et fit une semaine de prison avant d’être disculpé. Il mourut à quelques jours de l’armistice, en 1918, après avoir fait cette guerre que Vallotton aurait voulu faire, lui aussi. Parti la voir de près, muni des autorisations requises, le peintre écrira dans son Journal : « La guerre oppresse la pensée du monde… elle ne se copie pas comme une pomme. » Le 19 octobre dernier a eu lieu le vol des bijoux du Louvre. Un certain Doudou Cross Bitume est suspecté d’avoir participé au cambriolage. Aux dernières nouvelles, il n’est ni poète ni peintre. Aux commémorations du 11-Novembre, le président de la République a ravivé la flamme du Soldat inconnu qui avait servi, en août, à allumer la cigarette d’un touriste étranger. La rétrospective Félix Vallotton, à quatre heures de Paris, nous ramène vers un monde où la violence, réelle et symbolique, n’avait pas encore eu le cynisme de s’appeler le « vivre-ensemble ».


À voir

« Vallotton Forever. La rétrospective », musée des Beaux-Arts de Lausanne (Suisse), place de la Gare, 16. Accessible par le TGV Lyria depuis la gare de Lyon. Jusqu’au 15 février 2026.

À lire

Félix Vallotton, Romans et Théâtre, Éditions Zoé, 2025.

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Décembre 2025 – #140

Article extrait du Magazine Causeur




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Georgia Ray est normalienne et professeur (sans -e).

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