Le Premier ministre travailliste semble actuellement rétropédaler sur des questions comme l’immigration, l’ordre public et la défense en adoptant une attitude normalement incompatible avec la doxa socialiste et encore moins avec le wokisme qui, depuis 2010, fait des ravages outre-Manche. Ce rétropédalage est motivé chez Starmer par le besoin de gérer Donald Trump, mais aussi par sa compréhension de ce que veut la grande majorité de l’électorat britannique. C’est peut-être le signe que la parenthèse progressiste tire vers sa fin. Analyse.
Machine arrière. Sir Keir Starmer a visiblement compris que, s’il veut court-circuiter l’ascension vers le pouvoir du parti de droite souverainiste de Nigel Farage, Reform UK, il va devoir revoir ses positions sur l’immigration massive et autres grands projets dé-civilisationnels de la gauche progressiste. On voit en effet ternir son soutien à peine voilé aux sympathisants de l’islam politique, et l’anti-trumpisme obsessionnel de la gauche institutionnelle est définitivement enterré depuis la visite du président américain en Ecosse.
Le progressisme britannique deviendrait-il donc “vieux jeu”, old school ?
Rappelons tout de même que la tradition politique britannique n’est pas fondamentalement progressiste dans ses origines. Au contraire, elle se méfie de tout projet de construction d’un homme nouveau. Plus empiriste que rationaliste, elle se fie à l’expérience et méprise les concepts. Ses grands penseurs, comme Hobbes, Hume, ou Locke, sont des philosophes du réel, qui observent ce qui est, et non pas ce qui devrait être.
À la différence de la tradition française, héritée de l’idéal révolutionnaire de la table rase, la tradition britannique, héritée du Grand Siècle et des Lumières Écossaises, est ce que l’on pourrait appeler libérale-conservatrice : libérale dans son acceptation des mœurs de chacun et son respect de l’individu ; conservatrice dans sa volonté assumée de préserver les fruits d’une civilisation élaborée.
Seulement voilà : le progressisme, dans sa version la plus véhémente, rejette tout de go libéraux et conservateurs, qu’il n’hésite pas à amalgamer. Quiconque n’est pas progressiste est forcément réactionnaire, et quiconque ne suit pas la marche vers un monde meilleur est un hérétique qui ose ralentir le cortège.
A lire aussi : King Donald, roi du monde ?
Il est donc assez étrange d’observer le succès de ce progressisme zélé — importé des universités américaines après avoir été conditionné, prêt à l’emploi, par la French Theory et les grands gourous de la déconstruction française — dans une société britannique qui a toujours rejeté les utopies révolutionnaires. La fièvre de 1789 n’a en effet jamais traversé la Manche et le communisme n’a jamais vraiment réussi à s’implanter dans la patrie de George Orwell.
Mais à partir de 2010, la forteresse idéologique a commencé à s’affaisser. Les tribunaux moraux ont remplacé le sens du compromis, la repentance a supplanté la fascination des Britanniques pour l’histoire, et la cancel culture a mis un terme à la coutume du débat civilisé à l’anglaise. Le cheval de Troie de cette idéologie autoritaire étant la notion de tolérance, si chère à l’éthique des Britanniques.
Là où les wokes ont été stratégiquement malins, c’est en s’attaquant non pas au pays, mais à leur capitale ultra-mondialisée, où toutes les idées sont les bienvenues (même les mauvaises) pour peu qu’un exotisme certain les rende attrayantes. On ne dira jamais assez à quel point le gouffre idéologique, économique et politique entre Londres et le reste du pays façonne le déséquilibre d’un royaume déjà morcelé en quatre nations. Londres est une cité-État richissime ; le Royaume-Uni, un territoire somme toute assez pauvre depuis la désindustrialisation.
Le progressisme autoritaire ne pouvait prendre racine que dans un microcosme fermé, urbain, riche, ouvertement mondialisé et mondialiste. À Londres, l’esprit anglais a progressivement muté en esprit Monde, avec toute l’adaptation codifiée que cela implique.
Le pouvoir de la City, érigeant une certaine idée du Progrès en idole sacrée — comme Robespierre vénérait une certaine idée de la Vertu — s’est détourné de la tradition libérale-conservatrice, lui préférant l’idéal apatride et multiculturel à la mode chez les continentaux. Londres se rêve en Singapore-on-Thames, et depuis le Brexit, l’idée d’une sécession de la métropole tentaculaire séduit autant qu’elle le ferait dans les cercles progressistes de Californie. La religion progressiste a fait de Londres une nouvelle San Francisco : une ville autrefois symbole d’équilibre, devenue laboratoire idéologique ; l’arrivée de la Big Tech n’ayant fait qu’en accélérer la mutation.
Paradoxalement, certains foyers de culture britannique résistent encore et toujours à l’envahisseur, mais bien plus loin de Westminster. Ce sont souvent de petites villes riches, peu bombardées durant la Seconde Guerre mondiale. On pense à Winchester, Bath, Stamford, Exeter, St Albans… Elles ont réussi à préserver un art de vivre local qui, pour le coup, s’inscrit totalement dans la tradition libérale-conservatrice, laquelle est en réalité plus un mode de vie qu’une forme de militantisme.
A lire aussi : B-2 or not B-2
Le libéralisme conservateur incite à vivre avec les autres sans les corriger, à pouvoir réformer sans détruire, et à respecter sans sacraliser. Une éthique du juste milieu, qui a toujours convenu à une mentalité britannique en quête d’un vrai vivre-ensemble — pas la caricature telle qu’on la connaît chez nous.
Ces villages ou ces villes médiévales, géorgiennes, développés autour d’un marché réputé, toujours vivants et joyeux, rendraient jaloux les Français, qui voient leurs campagnes et leurs villes moyennes se vider de leurs habitants. Le wokisme n’y est présent que dans les universités, éternels foyers d’endoctrinement, mais il s’arrête à la porte des pubs et des charity shops (magasins associatifs de produits de seconde main, qui animent les rues principales).
La tradition libérale-conservatrice n’a donc peut-être pas totalement dit son dernier mot au Royaume-Uni. Elle s’est retirée dans les marges. Ces marges qui pensent encore à l’avenir de leur nation. Et dont le poids électoral ne pourra plus longtemps être ignoré par les élites londoniennes.
L’esprit britannique préparerait-il son grand retour ?
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

