On se demande sincèrement quel moustique a piqué Aymeric Caron pour qu’il en arrive à proposer la semaine de travail de 15 heures.
Un moustique exotique, sans doute. Un moustique nourri aux slogans, porteur d’une fièvre idéologique particulière : celle qui consiste à croire qu’un pays peut fonctionner en travaillant moins, en produisant moins, en gagnant moins… tout en dépensant beaucoup plus.
Il ne s’agit pourtant ni d’une boutade, ni d’un happening militant, ni d’un poème sur le temps libéré, mais bien d’une proposition politique sérieuse. Sérieuse au sens administratif du terme: elle mérite donc d’être prise au mot. Calmement. Méthodiquement. Jusqu’au bout de sa logique.
L’hôpital à 15 heures : soigner en théorie
Commençons par un secteur marginal : l’hôpital. Si infirmières, médecins, aides-soignantes, kinésithérapeutes et agents de surface hospitalière travaillent 15 heures par semaine, leur temps de présence est mécaniquement réduit de près de 60 %. Pour maintenir le même niveau de soins, il faudra donc multiplier les effectifs par deux ou trois. Ce n’est pas une opinion politique, c’est une règle de trois. Mais embaucher ne suffit pas. Il faut former. Or les formateurs, eux aussi, ne travailleront que 15 heures par semaine. Ils ne pourront donc former qu’une fraction des futurs soignants. Il faudra donc recruter davantage de formateurs, former ces formateurs, recruter des formateurs chargés de former les formateurs formant les soignants. La formation devient donc l’activité centrale de l’hôpital. Le soin devient une perspective.
Pour accueillir ces cohortes en formation, il faudra agrandir les instituts, créer de nouvelles salles, multiplier les structures pédagogiques, augmenter les capacités logistiques. Autrement dit : construire.
Le BTP à 15 heures : bâtir l’impossible
Ces bâtiments devront être construits par des ouvriers du BTP soumis, eux aussi, à la semaine de 15 heures. Leur productivité étant mécaniquement divisée, il faudra recruter massivement. Mais ces ouvriers devront être formés. Par des formateurs du BTP travaillant 15 heures par semaine.
Il faudra donc recruter davantage de formateurs du BTP, former ces formateurs, recruter des formateurs chargés de former les formateurs du BTP, puis former les formateurs de formateurs, eux aussi limités à 15 heures. Les bâtiments nécessaires à la formation des ouvriers ne pourront être construits qu’une fois les ouvriers formés, par des formateurs formés, dans des bâtiments à construire. Le BTP ne sera pas paralysé : il sera pédagogiquement saturé.
Les administrations à 15 heures : administrer l’absence
Généralisons maintenant la proposition d’Aymeric Caron à l’ensemble des administrations : impôts, CAF, justice, préfectures, collectivités territoriales.
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Avec des agents travaillant 15 heures, la capacité de traitement des dossiers s’effondre. Pour maintenir les délais — déjà largement théoriques — il faudra tripler les effectifs. Ces agents devront être formés par des cadres travaillant 15 heures, eux-mêmes formés par d’autres cadres travaillant 15 heures. Il faudra donc recruter des cadres, former ces cadres, recruter des cadres chargés de former les cadres chargés de former les agents chargés de traiter des dossiers qui ne seront jamais clos.
L’administration ne disparaît pas. Elle devient auto-référencée, circulaire, kafkaïenne : chacun forme quelqu’un qui n’est pas encore là, pour un service qui n’est plus rendu, dans un bâtiment qui n’existe pas encore.
Un pays qui ne travaille plus et ne paie plus d’impôts
Tout cela a un coût. Un coût public colossal. Plus de personnels, plus de formations, plus de bâtiments, plus de cadres, plus de structures. Mais le cœur du problème n’est pas seulement la dépense. Il est fiscal. Avec une semaine de 15 heures, il ne s’agit pas simplement que les Français paient moins d’impôts. Il s’agit du fait que la grande majorité d’entre eux n’en paiera plus du tout.
Des salaires amputés, des revenus divisés, des millions de Français mécaniquement sortis de l’impôt sur le revenu. La base fiscale ne se contracte pas : elle disparaît. Reste alors une minorité de hauts revenus, quelques grandes entreprises, quelques acteurs économiques encore solvables. Ils devront compenser le manque à gagner devenu abyssal. Ils seront donc surtaxés. Toujours plus. Et c’est ici que le dernier étage s’effondre. Les hauts revenus partiront. Les grandes entreprises délocaliseront. Les capitaux quitteront le pays. Non par idéologie, mais par simple logique économique.
On ne retient pas la richesse par décret. On ne taxe pas indéfiniment ce qui est mobile pour financer ce qui ne produit plus rien. On ne fait pas fonctionner un pays en punissant ceux qui travaillent encore. La semaine de 15 heures ne redistribue pas la richesse : elle organise sa fuite, puis son évaporation.
La spirale finale : la pauvreté comme horizon
Moins de travail. Moins de production. Moins de revenus. Moins d’impôts. Plus de dépenses publiques. Plus de taxes sur une base de plus en plus étroite. Plus de départs. Encore moins de recettes. Ce n’est pas une dérive. C’est une spirale parfaitement cohérente.
La proposition d’Aymeric Caron ne vise pas une société plus juste. Elle vise une société uniformément appauvrie, où la pauvreté devient une valeur morale, presque un projet politique. Un pays où l’on travaille peu, où l’on produit peu, où la majorité ne paie plus d’impôts, où ceux qui pourraient encore en payer partent et où l’État, privé de ressources, continue pourtant de grossir.
Conclusion : l’expérimentation raisonnable
Il existe pourtant une solution raisonnable, prudente, expérimentale.
Puisque la semaine de 15 heures semble tant séduire son auteur, commençons modestement. Par une expérimentation à petite échelle. Proposons à M. Aymeric Caron une formation élémentaire en économie, limitée à 15 heures par semaine, bien entendu. Observons les résultats, calmement, à son échelle, sur quelques années. Si cette formation permet de comprendre qu’on ne finance ni un hôpital, ni un État, ni des services publics avec du temps libre, des revenus inexistants et des contribuables en fuite, on pourra toujours en tirer des enseignements.
Et si ce n’est pas le cas, on aura au moins évité de transformer la France entière en terrain d’expérimentation idéologique. La prudence, en matière sociale et économique, consiste parfois à ne tester la pauvreté que sur un seul cobaye, plutôt que de la généraliser à tout un pays.
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