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Mémoire à fleur de peau

Claude Simon, par-delà la mémoire


Mémoire à fleur de peau
Claude Simon © Hannah Assouline

Les deux premiers romans de Claude Simon reparaissent en un volume. Le Tricheur et La Corde raide sont la matrice d’une œuvre envoûtante où s’entremêlent souvenirs d’enfance et mémoires de guerre.


Claude Simon (1913-2005) publie ses deux premiers livres après la Seconde Guerre mondiale. D’abord Le Tricheur, ensuite La Corde raide. Les deux ouvrages sont édités au Sagittaire, puis par Minuit. Ils viennent d’être réédités en un seul volume. C’est en soi un événement littéraire, car l’auteur n’avait pas souhaité qu’ils reparaissent, considérant qu’ils n’étaient pas aboutis. On retrouve déjà, dans les deux récits, les thèmes chers à l’écrivain : l’enfance traumatisante à l’internat – évocation d’une tentative de viol par un prêtre –, la maladie de la mère avec la transformation hideuse de son visage, l’ancêtre régicide, la recherche morbide de la mère – encore elle – de la tombe de son mari, le père de Claude, capitaine héroïque tombé au champ d’honneur en 1914, la clandestinité du trafiquant d’armes en Espagne, en 1936, le soldat à cheval se battant contre l’aviation en 1940, la captivité en Allemagne puis l’évasion, l’acacia enfin. Une corde raide pour arrimer le puzzle que va s’évertuer à reconstituer Simon à chaque livre. La mémoire est donc l’enjeu principal de son œuvre ; une œuvre organique où la sensualité du style envoûte le lecteur attentif ; une œuvre autobiographique, avec points d’ancrage solides, au milieu d’un mouvement permanent de fuite. Car Simon rejette la famille, la religion, l’école, l’armée, pour jouir durablement des sensations qui nourrissent son écriture. Une œuvre morcelée, modifiée sans cesse par le travail méticuleux de l’écrivain, sans concession, couronnée par le prix Nobel en 1985.

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Le Tricheur, donc, livre renié, mais pas complètement, par un écrivain qui mériterait d’être en plein soleil, un Catalan dont l’hôtel familial se situe à Perpignan, rue de la Cloche d’or, héritier d’un domaine viticole qui lui a permis de ne jamais voir une facture de sa vie. L’histoire débute par une fugue de deux amoureux, Louis et Belle. Peut-être le garçon l’a-t-il kidnappée. Elle est mineure. Ils sont en cavale, le train dans le lointain permet de prolonger l’escapade. Le lecteur est happé par la phrase sèche et sinueuse de l’auteur. Le récit n’est pas toujours aisé à comprendre. Il y a des interruptions, un morceau de souvenir surgit de la mémoire. La réminiscence est enchâssée dans le système narratif sans cesse en expansion métaphorique. Mais finalement l’ensemble s’impose, et de quelle façon. Claude Simon est un corps vigoureux qui donne à « sentir » sa réalité. La suite ne peut être que tragique, on s’en doute.

La dédicataire de ce texte d’apprentissage se nomme Renée, compagne de Claude Simon qui s’est suicidée le 7 octobre 1944. Il ne peut supporter ce geste dont il se sent responsable. Il ne le commentera jamais. L’écriture, seule, tente de combler le vide laissé par la disparition de la femme aimée. Mais l’absence ouvre sur les ténèbres et semble insurmontable. On comprend alors pourquoi Claude Simon ne voulait pas que fussent réédités ces deux textes pourtant maîtrisés.

Le Tricheur et La Corde raide, Claude Simon, Les Éditions de Minuit, 2025, 464 pages.

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Article extrait du Magazine Causeur




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Pascal Louvrier est écrivain. Derniers ouvrages parus: biographie « Malraux maintenant », Le Passeur éditeur; roman « Portuaire », Kubik Editions.

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