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Le jardin en mouvement

Dans Vagabondages et Conversations, le célèbre paysagiste et jardinier français Gilles Clément est mis en scène par et avec l’artiste autrichien Christian Ubl.


Longtemps les chaisières des jardins publics et les gardiens de square à l’œil torve ont vu en Gilles Clément bien pire que l’Antéchrist. Car il a a bouleversé sans pitié leur univers propret et désespérant de pelouses sages et de plates-bandes immuables, figées dès la funeste naissance de la Troisième République pour l’agrément des sénateurs-maires radicaux et des sous-préfets boulangistes.    

Fantaisie et joie de vivre

On doit à Gilles Clément d’avoir conjuré la terrible malédiction qui frappait depuis des décennies les jardins publics, leur parterre central immanquablement circulaire, leurs régiments de glaïeuls raides comme des Prussiens montant la garde autour d’un buste de notable à la barbe fleurie et obligatoirement entourés de bordures de bégonias roses comme de grasses Bavaroises en mal de mari.

On lui doit d’avoir condamné la bête monotonie des pelouses uniformes, aussi pathétiques que la moquette d’un salon de petits bourgeois étriqués. D’avoir honni les insecticides et autres pesticides dangereux. D’avoir rendu aux fleurs des parterres leur fantaisie et leur joie de vivre en les lançant dans de joyeuses sarabandes. D’avoir remplacé la dignité ennuyeuse d’immuables ornementations végétales par la nonchalance poétique et la créativité inépuisable de la nature. D’avoir exorcisé enfin l’esprit mesquin du fonctionnaire qui, aussi sûrement que le puceron ou la cochenille, ravage les espaces verts ainsi lamentablement nommés dans le jargon des municipaux sous l’effet de ce souffle épique propre aux administrations.

L’éloge des vagabondes

Gilles Clément a ouvert les grilles des jardins à la folie aimable des graminées, à la fantaisie de végétaux improbables, à la cohabitation d’espèces à qui on interdisait de se côtoyer, comme jadis lorsqu’on rappelait sèchement à l’ordre les enfants de milieux sociaux trop disparates dès qu’ils faisaient mine de vouloir jouer ensemble.

Foin des interdits, des prérogatives de la naissance, de la noblesse des origines, de la sagesse bourgeoise : les jardins en mouvement de Gilles Clément sont des mondes ouverts à tous les végétaux, du moment qu’ils cohabitent pacifiquement. Ils chantent « l’éloge des vagabondes », c’est à dire qu’ils accueillent, plutôt que de les arracher, ces plantes qu’emportent les vents lointains et qui s’installent par surprise, mais avec bonheur là où l’on ne les avait jamais vues. Et bien évidemment, cet hymne de liberté et de métissage que susurrent les réalisations de Gilles Clément, au domaine du Rayol, dans le parc André Citroën, dans les jardins du musée du quai Branly, à Saint Nazaire ou ailleurs dans ses livres,  cet hymne prend immanquablement un ton politique. Ses jardins se font les chantres de la mixité heureuse, de l’égalité des origines. Sans pour autant cautionner les invasions périlleuses et massives, sans renoncer à l’harmonie d’une cohabitation apaisée et harmonieuse.

Dans un monde inattendu

Et voilà que lui aussi, à l’image de ces vagabondes qu’il a défendues toute sa vie, voilà que Gilles Clément se retrouve implanté dans un monde où personne à priori ne l’aurait attendu. Et lui moins que tout autre. Au cœur d’un spectacle chorégraphique imaginé par un Autrichien installé en France, Christian Ubl, lequel a lu ses ouvrages et s’est reconnu sans doute comme l’un de ces végétaux aventureux qui comptent parmi les héros du jardinier-paysagiste.

Par ses réalisations autant que par ses nombreux écrits, Gilles Clément s’est fait d’innombrables disciples. On le voit partout aujourd’hui, dans les villes particulièrement, et singulièrement à Paris où les végétaux se multiplient  sous une apparence informelle et bohême qu’on ne leur avait jamais connue dans l’univers urbain.

Ensemble, maître et disciples, ont partiellement vaincu les résistances les plus acharnées à leur discours écologique et libertaire. Ils ont transformé les cités, mais aussi le regard et la sensibilité de ceux qui y vivent.

Le jardin en mouvement

Tout est né sans doute avec la révolution du « jardin planétaire », tel qu’il a été imaginé par Gilles Clément dans le parc André Citroën, en collaboration avec Alain Provost.

« A l’époque de la création de ce premier jardin en mouvement, souligne Gilles Clément, les commanditaires de la Ville de Paris n’y croyaient pas trop. On tentait une expérience avec l’idée qu’on reviendrait vite aux anciennes pratiques en vigueur dans les jardins publics. Or la réaction des riverains comme des promeneurs a joué à plein en faveur du jardin. Nostalgiques d’un monde qu’ils avaient connu naguère, ils ont dit avoir retrouvé là quelque chose d’un univers encore naturel, sinon sauvage, rendant la ville plus aimable. On ne s’attendait pas à une telle adhésion. Et le jardin a ainsi conservé l’essentiel de son nouveau caractère ».

Même chose avec les révolutions écologiques du jardin du Musée des Arts premiers, au quai Branly, ou des Jardins du Rayol sur la côte varoise. Un changement radical dans la conception des jardins était en marche. Et il était irréversible.

Moi, je ne suis pas danseur !

« C’est lui, Christian Ubl, qui un jour m’a demandé de considérer son travail en compagnie d’une danseuse australienne dans une pièce qu’ils avaient baptisée AU-AU  pour Autriche et Australie. Ils désiraient qu’un regard extérieur se porte sur l’évolution du spectacle. Des liens d’amitié se sont ainsi créés et qui ont perduré. Il y a un peu plus d’un an, Christian Ubl a proposé qu’ensemble, lui et moi, nous participions à un nouveau pectacle,  « Vagabondages et Conversations ». Drôle d’idée, non ? Moi, je ne suis pas danseur. Cà m’a fait rire. Mais le projet a fini par me séduire quand j’ai réalisé que tout cela avait un sens et que la production basée sur les conceptions que je défends nous permettait de toucher et de convaincre peut-être un public tout autre que celui que je connaissais. Gestuellement, j’interviens très peu. En revanche, je demeure tout le temps sur le plateau, soit pour lire des textes que j’avais rédigé, soit pour en dire d’autres, de mémoire, soit pour les écouter en voix off, comme celui qui évoque l’importance de l’eau dans le cycle de la vie. La chorégraphie, à laquelle je prends part parfois, suit mes propos. Moi qui n’avais jamais imaginé cette possibilité de toucher un public nouveau ».

La végétation à Pompéi

Gilles Clément prend aussi conscience de l’extrême exigence et de la rudesse de la vie d’artiste. «Cette activité artistique prend beaucoup de temps. Pour honorer chacune des représentations, un soir ici, un soir là, données à des dates éparpillées dans le temps, il faut être mobilisé trois jours pour chacune d’entre elles. Un jour consacré au voyage pour se rendre sur le lieu du spectacle. Un autre pour assurer les répétitions, l’adaptation à un nouveau plateau et pour le spectacle lui-même. Et un troisième pour retourner là où j’ai à travailler. C’est lourd. Et difficilement conciliable avec mes autres activités ».

S’il se multiplie désormais  dans ses fonctions de professeur et de conférencier qui lui font sillonner le monde à l’instar de ces plantes dont il s’est fait l’avocat, Gilles Clément ne crée plus guère de nouveaux jardins, excepté le sien, niché en pleine campagne, dans un département sans ville, la Creuse, qui fut jadis le comté de la Marche. Mais bientôt peut-être, il sera à Pompéi, dans le cadre d’un projet porté par des spécialistes italiens et concernant la végétation qui s’épanouissait dans les cités de l’Antiquité romaine.   


Vagabondages et Conversations
Avec Gilles Clément et Christian Ubl.

Le 7 juin 2025, Festival June Events. Atelier de Paris-Carolyn Carlson, Cartoucherie de Vincennes.
Le 3 juillet, Festival Mimos, Théâtre de l’Odysée, Périgueux.
Le 18 novembre, Théâtre Au Fil de l’eau, Pantin.
Le 23 novembre, Théâtre de Suresnes.
Les 27 et 28 novembre, Théâtre du Briançonnais, Briançon
Les 2 et 3 décembre, Théâtre Durance, Château-Arnoux.
Le 30  janvier 2026, Théâtre de Fontenay-le-Fleury.
Le 7 février, Théâtre de l’Arc, Le Creusot.
Le 7 mai, Théâtre de l’Etoile du Nord, Paris.
Le 21 mai, Zef, Marseille.
En mai 2026 encore au Théâtre Molière, à Sète.

La nouvelle trahison des clercs

En refusant d’assumer leur héritage culturel et spirituel, les Européens sont rendus plus vulnérables face aux idéologies contemporaines.


Certaines des prises de position du pape François ne pouvaient que réactiver après sa mort la question des « racines chrétiennes de l’Europe », aussi indissociable de l’histoire de l’Église de Rome que des changements politiques survenus au cours des siècles dans les différents pays européens. Qu’elle ait ou non des racines chrétiennes conditionne de toute manière l’image que l’Europe se fait d’elle-même, et qui est aujourd’hui brouillée au point de paraître illisible au regard des premiers concernés, les Européens. Identifier des racines n’est jamais chose facile, mais ce travail a été fait par les historiens qui ne peuvent aujourd’hui que constater leur impuissance face aux Européens qui vivent une crise d’identité sans précédent, et ne sont plus capables d’assumer pleinement cet héritage chrétien, sinon au titre de patrimoine offert à l’humanité après avoir été muséifié. Quant à l’Église, elle a de son côté contribué, par ses silences ou ses errances, à ce que l’influence culturelle et spirituelle du christianisme soit aujourd’hui fragilisée.

Déchristianisation : c’est votre dernier mot ?

Mais le mot est-il encore approprié, ou n’a-t-il pas perdu de sa force depuis que l’héritage chrétien périclite ? Parler des racines – et pas seulement des origines – évoque en effet l’ancrage, la solidité, et la promesse d’un développement organique qui a justement permis à la culture issue du christianisme, ou largement inspirée par lui, de perdurer durant deux millénaires et de modeler les esprits, les modes de vie, et jusqu’aux paysages ponctués, rythmés par des édifices religieux chrétiens. Mais on sait aussi que ces racines n’ont pas été seulement, exclusivement chrétiennes, et qu’en dehors des apports celtiques – revendiqués par les mouvements néopaïens et anti-chrétiens – l’Europe s’est construite en assimilant une partie au moins des cultures grecques et romaine, qui bénéficièrent elles-mêmes d’apports moyen-orientaux et parfois mêmes asiatiques. Affirmant en 1919 qu’est européen tout peuple qui a subi la triple influence de Rome, du christianisme et de la Grèce[1], Paul Valéry a aujourd’hui encore le dernier mot. 

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Quant au christianisme, l’histoire de ses origines ne permet pas d’ignorer qu’il plonge ses racines dans le judaïsme que le rabbi Jeshua entendait réformer, et que le Jésus des chrétiens fut l’un des « sauveurs » qui sillonnaient à l’époque la Palestine, l’Égypte et la Syrie. Mais ce ne sont ni Simon le Magicien ni même Jean le Baptiste, précurseur du Christ, qui ont donné son impulsion première au christianisme mais un juif converti, Saül devenu Paul. Reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe revient donc aussi à prendre acte de l’ancrage juif du christianisme et l’on ne peut faire comme si ces racines communes étaient déjà mortes. Ou plutôt on ne le peut qu’en se détournant de ce qu’elles ont produit – une vision du monde, une façon de vivre et de mourir – que l’on renie en feignant de regarder ailleurs quand on ne fait pas déjà allégeance aux futurs maîtres d’un monde qui sera tout, sauf chrétien, sans un sursaut des Européens. N’auront-ils bientôt plus d’autre choix qu’entre la soumission à l’islamisme radical et un multiculturalisme à l’américaine doublé de wokisme ? 

Les identitaires, ces retardataires !

C’est qu’il ne s’agit plus seulement de corriger une erreur d’appréciation quant à l’influence du christianisme sur la culture européenne. Si on cherche à rectifier à ce point l’Histoire c’est parce qu’on a l’intention de la falsifier afin de rendre le passé compatible avec un présent sur lequel on n’a plus de prise. Aussi le débat devrait-il moins porter sur l’existence de ces racines que sur leur possible coexistence avec le déracinement moderne érigé en idéal de vie, et sur la « terre » permettant encore qu’on s’y enracine alors que ce geste ancestral est devenu suspect. Il faut croire en effet que la référence aux « racines chrétiennes » réveille une phobie de l’enracinement née avec les Temps modernes, et qui connaît aujourd’hui une accélération dans la mesure où la figure du migrant – qui pourtant migre pour trouver une terre d’accueil ! – semble désormais incarner un type humain par rapport auquel l’homme « enraciné » serait par nature retardataire et dangereusement identitaire. On imagine quel tollé provoquerait aujourd’hui la publication d’un livre comme L’enracinement de Simone Weil, écrit en pleine tourmente (1943) et sans qu’on ait alors soupçonné son auteur d’avoir écrit un manifeste à la gloire de l’idéologie nazie !

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Le déni des racines chrétiennes de l’Europe se révèle enfin doublement stérile : en ce qu’il occulte ce qu’il y a d’émancipateur dans le message chrétien au regard duquel il n’y a plus ni esclaves ni maîtres mais des « enfants de Dieu » en quête d’espérance et de salut ; et en ce qu’on feint ainsi d’ignorer que ces racines n’ont pas empêché les Européens d’engager un dialogue serré et parfois conflictuel avec le christianisme chaque fois qu’il tenta, au nom de Dieu, d’entraver la libre pensée. La liberté n’est donc pas aujourd’hui dans le fait de vénérer ou de renier ces racines mais dans la possibilité de déterminer, en son for intérieur comme aux yeux du monde, le degré d’attachement qu’on leur porte et les combats qu’on est prêt à mener pour les sauvegarder si elles sont menacées. Telle est la grande espérance dont les Européens sont en train de se laisser déposséder au profit d’une pseudo-culture de propagande ou de supermarché. Or, la reconnaissance de ses racines détermine qu’on soit ou non capable de gratitude envers ce qu’on a reçu[2], et le déni des racines chrétiennes de l’Europe n’est peut-être après tout qu’une histoire de trahison, rendue possible par un mélange de lâcheté et d’inculture.

Françoise Bonardel est l’auteur de Des Héritiers sans passé. Essai sur la crise de l’identité culturelle européenne, Les Éditions de la Transparence, 2010 (En attente de réédition).


[1] Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Variété I et II, Paris, Gallimard (« folio essais »), 1998, p. 42.

[2] Cf. le beau livre d’Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Paris, Gallimard, 1999.

Terres d’enfance

Dans les années 60, près de Limoges, et ailleurs en France, tout était plus lent. Et ce n’était pas plus mal, à en croire Laurent Bourdelas.


Certains écrivains s’attardent sur leur enfance meurtrie. C’est le cas d’Angelo Rinaldi, récemment disparu. On est ému en lisant La Dernière fête de l’Empire. D’autres romanciers, à l’instar de Malraux, tentent de la gommer. François Mauriac, péremptoire, déclare : « l’enfance est le tout d’une vie, puisqu’elle nous en donne la clef. » Je ne sais pas si Laurent Bourdelas partage cet avis, mais il signe un livre mélancolique et touchant qu’il résume par le titre : Mémoires d’un garçon des années 1960. À la fin de son récit, il avoue : « La ville dont il est question ici est Limoges, entre 1962 et 1975. Mais finalement, ce pourrait être n’importe quelle ville de France en ces années-là … » Même si Limoges est une ville qui tient une place importante dans mon existence, je confirme que ce livre qui pénètre l’humus de l’enfance ne laissera indifférent personne. Au « je me souviens », on y associe le « ça me rappelle ».

Le bon temps ?

Quand l’auteur évoque certains objets, immédiatement, notre mémoire, cette gelée mystérieuse, délivre quelques moments qu’on croyait à tout jamais disparus. Extrait : « Pour les garçons que nous étions – l’école n’était pas mixte – les voitures étaient souvent un sujet de conversation, depuis les Dinky Toys jusqu’aux aventures de Michel Vaillant ou de Steve McQueen dans le film Le Mans. » Plus en amont de sa jeune existence, Laurent Bourdelas, écrivain, photographe, poète, se souvient du goûter composé de BN et de chocolat chaud. Il scandait alors en compagnie de quelques camarades « Pompidou des sous ! » sous le regard amusé des adultes. Les parents de Laurent habitaient un appartement situé près de la cathédrale et sa chambre, « un petit paradis », était remplie de jouets et de livres. Internet n’existait pas, il n’y avait que deux chaines de télévision, la lecture était la principale source d’évasion. La radio distillait ses mauvaises nouvelles, mais elles ne parasitaient pas l’univers des rêveries – on pouvait rêver en ce temps-là – et les prés offraient, le soir, la plus belle des récompenses : l’insouciance anxieuse. C’était le bon temps ? Pas certain, mais c’était le temps de la découverte, et ça, c’était magique.

A lire ensuite, Emmanuel Tresmontant: Au roi et aux copains !

Laurent Bourdelas parle longuement de son père, cheminot. Il évoque les machines à vapeur, les luttes sociales, la mort de Charles de Gaulle, et tant d’autres souvenirs, en écoutant Michel Delpech, Joe Dassin ou encore Les élucubrations d’Antoine. Son récit a la saveur du pain d’épice et la douceur des baignades dans la Vézère, l’été. Quelques photographies du père illustrent le récit. La télévision joue un rôle pédagogique avec des émissions de qualité, comme « La vie des animaux », de Frédéric Rossif, ou la série « Les Rois maudits ». Sans oublier « Apostrophe », le fameux salon littéraire du vendredi soir, animé par Bernard Pivot. Il y a aussi les premières vacances au bord de la mer, les voyages en train, dans les compartiments avec photos en noir et blanc, et rideaux qui flottent au vent. « Ne pas se pencher au dehors, e pericoloso sporgersi. » Ne me dites pas que ça ne vous rappelle rien…

On n’envoie plus de cartes postales

Bourdelas évoque également les maquis du Limousin. Le claquement sec des armes y résonne encore, sur la place du village, devant le monument aux morts. Il faut rendre hommage à ces femmes et ces hommes qui surent dire non à l’occupant nazi. Bourdelas : « Et puis il y avait le Reggiane 2002, l’avion allemand qui s’était crashé dans la campagne alentour, fixé sur un socle de pierre, qui m’impressionnait beaucoup. Mon père tentait de m’expliquer la guerre, mais j’étais trop petit. » Transmettre les valeurs qui ont sauvé la France du déshonneur, ce n’est pas rien.

Et puis c’était le temps des cartes postales. Tout était plus lent, et parfois ce n’était pas plus mal. Le temps de guetter le facteur au bout du chemin. Le temps de vivre au rythme des saisons, attentif à la nature, à ses signes, à son silence. Malgré la spectaculaire métamorphose de notre société, il demeure quelques précieux souvenirs auxquels il faut s’accrocher. Ils préservent l’essence de la vie.

Comme l’écrit si délicatement Angelo Rinaldi dans La Dernière fête de l’Empire : « c’est ainsi qu’un jour par hasard, nous nous rappelons tant de visages, tant de choses, mais il n’y a plus personne pour se souvenir de nous, et nous sommes encore vivants. »

Laurent Bourdelas, Mémoires d’un garçon des années 1960, Les Moissons. 192 pages

Un jour à Abbeville

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


J’entretiens une relation particulière avec la ville d’Abbeville. J’y ai passé dix-sept ans de ma vie ; j’étais journaliste à l’agence locale du Courrier picard. J’effectuais reportages, enquêtes et pérégrinations diverses (touristiques, bistrotières, halieutiques, etc.) dans tout l’ouest du département de la Somme qu’on nomme aujourd’hui la Picardie maritime. Alors, lorsque l’auteur abbevillois Alain Héaulme (dernier livre : Ailleurs est un autre jour, éd. des Petits Ruisseaux) m’a fait savoir qu’il organisait un salon du livre à la librairie Studio Livres, place Max-Lejeune (tenue d’une main de maître par Jean-Claude Diot), et qu’il m’y invitait, mon vieux sang de presque septuagénaire n’a fait qu’un tour. J’ai répondu un oui franc et massif, d’autant qu’il me proposait de covoiturer avec l’écrivain Alain Lebrun, par ailleurs fondateur des éditions des Petits Ruisseaux (15, rue de Nesle, Hyencourt-le-Grand, 80320 Hypercourt ; lespetitsruisseaux@lpr-editions.org), et père de la chanteuse et comédienne Lou-Mary, une camarade pleine de talents et de blondeurs vénitiennes. Ce que je fis le samedi 24 mai, en compagnie de mon adorable Sauvageonne qui avait revêtu ses froufrous de lumière (sexy à souhait).

A lire aussi, Annabelle Piquet: Procès Bastien Vivès: de mauvais desseins?

Le midi, nous fûmes invités à déjeuner par Mireille et Philippe Béra, créateurs des éclairées éditions Cadastre8Zéro où, en des temps immémoriaux, j’avais eu le plaisir de publier le livre La Baie fait un somme, en compagnie de la romancière Sylvie Payet et le photographe Clément Foucard. A table, à nos côtés, le pétillant Ulysse Manhes (chanteur, critique littéraire, spécialiste de la littérature de l’Europe de l’Est, proche d’Alain Finkielkraut) et sa maman, la charmante Marie-Aude que j’avais connue, il y a des lustres, sur les bancs du tribunal de grande instance d’Abbeville – qui existait encore – alors qu’elle était correspondante du Journal d’Abbeville et assurait les comptes-rendus d’audience. Le repas, préparé par Mireille, était de haute qualité. (Elle nous a fait déguster l’huile, succulente, issue des oliviers d’un terrain qu’elle possède près d’Uzès…) Nos discussions portèrent sur la littérature, sur le chevalier de La Barre, et sur l’intolérance ambiante qui conduit certains radicalisés d’extrême-gauche de nous traiter de fascistes alors que nous continuons à faire confiance à une gauche à l’ancienne, républicaine, laïque, éclairée et tolérante (une gauche qui n’a pas besoin de se frapper la poitrine en hurlant « Le République, c’est moi ! » pour se souvenir de ses valeurs essentielles et universelles) ; l’ami Éric Naulleau est dans le même cas.


Repus et fort joyeux, la Sauvageonne et moi fonçâmes, bras dessus bras dessous, vers la librairie Studio Livres. Sur place, une quinzaine d’écrivains dont des amis ou connaissances : Alexandre Hébert, dit Alex, photographe et dessinateur du Courrier picard (un bon copain depuis de longues années ; il a eu la gentillesse d’illustrer mon essai Je suis Picard mais je me soigne, publié chez Héliopoles), Patrick Poitevin, Isabelle Duquesne, Dominique Cornet, Denis Jaillon, et, bien sûr, Alain Héaulme et Alain Lebrun. L’ambiance était joyeuse et festive. À travers la vitrine, je contemplais la place Max-Lejeune. Des souvenirs lointains me remontaient ; je revoyais mes enfants gambadant et/ou slalomant en rollers entre les voitures. Je repensais aux écrivains Robert Mallet et Roger Vrigny, à quelques autres aussi. Une bouffée de nostalgie me monta à la tête comme cinq coupes de champagne Drappier, ingurgitées trop vite. C’était il y a trente ans.

Je suis picard mais je me soigne

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Du ballast à l’amour courtois

N’en déplaise à son étiquette de passéiste patenté, Monsieur Nostalgie aime les écrivains vivants. Ceux dont le nom s’échange discrètement dans les cercles les mieux informés de la capitale. Ce dimanche, il démarre une nouvelle série en posant sa plume sur Gérard Pussey, un romantique dessalé à la tendresse ébréchée. Le mariage tonique entre Marivaux et Marcel Aymé…


Les auteurs morts, c’est barbant à la longue. L’accueil est toujours un peu le même, glaçant. Très impersonnel. A la limite de l’impolitesse. Ces gens-là ne sont pas chaleureux et très expansifs. Lorsqu’on critique leurs livres, on ne reçoit ni caisse de Pouilly-sur-Loire à la maison, ni billet doux dans notre messagerie, pourtant nos seules gratifications professionnelles. Silence radio sur toute la ligne. Vous croyez que leurs éditeurs nous enverraient un mail de remerciement en guise d’accusé de réception. Nada. Même pas une lettre-type avec une formule du genre « mes sentiments les plus distingués ». Ils ne nous engueuleront pas pour souligner la médiocrité de notre papier et l’inanité de notre jugement. On n’existe pas tout simplement. On écrit dans le vide. Ce n’est pas la peine d’être sarcastique, en plus.

Entrée en résistance

Le monde du livre, dans son ensemble, tous les rouages de la chaîne, du manutentionnaire au libraire, de la stagiaire au juré, mis bout à bout, exige de la nouveauté et de l’actualité, les deux plus grands fléaux de la littérature française qui ne demande rien d’autre que maturation et sédimentation pour fermenter donc s’élever. Si on ne joue pas le jeu, on passe pour un original. Un déviant à la cause. Une sorte de bredin de Saint-Germain-des-Prés. Un ahuri de la rive gauche. Notre économie déjà fragilisée par la concurrence du jeu vidéo et des plateformes repose sur le renouvellement du stock, mon p’tit pote. Il faut du flux qui génèrera du cash à la caisse, des piles sur les tables et des queues aux séances de signatures, explique-t-on dans les comités de direction. La survie du secteur en dépend.

A lire aussi: Lou Reed, Saul Bellow et… Delmore Schwartz

Les décédés, ce n’est plus un marché porteur. Trop d’anxiété. Pas assez vendeur. Préférez les catéchumènes, les ravis de la crèche, les premiers romans ficelés comme des mariés de l’An II ; du cuissot rosé et ferme, de la jaquette lustrée et des sourires de communiants à l’écran. N’allez pas courir après vos vieilles lunes Monsieur Nostalgie, le style et le toucher de plume, vous n’êtes pas Jean-Paul Loth analysant le coup droit à deux mains de Monica Seles, on vous demande juste de résumer un bouquin. Ne soyez pas si doctrinaire avec les livres à la mode ! Pourquoi les dédaignez-vous à ce point ? Ne seriez-vous pas jaloux de leur succès ? Ces coups bas-là me font mal. Laissez-vous plutôt guider par cette prose filandreuse et victimaire, tellement « novatrice » et « inspirante » du millésime 2025, ne jugez plus si sévèrement les transfuges de classe et les pleureuses des arrière-boutiques. Écrire sur ses propres malheurs dans une langue pauvre, ça demande du courage et c’est un droit constitutionnel inaliénable. Révisez votre code civil ! Face à cette machine folle qui a perdu la tête, n’étant plus capable de faire la différence entre l’amas de mots et la phrase cajoleuse, j’ai décidé d’entrer en résistance et de partir à la recherche de ces quelques auteurs vivants qui se glissent dans les conversations. Au fil du repas, la parole se libère tandis que la digestion du jambon persillé commence à gargouiller, on touche au but, c’est-à-dire à la vérité de la littérature.

Et là, un nom fuse

Nous sommes au pousse-café entre amis « lettrés », nous avons épuisé toutes les méchancetés sur les nouvelles gloires du livre, on s’est défoulés, la mouise nous rapproche, entre exclus on se serre les coudes, on a évoqué chaleureusement la création du Prix Paul-Jean Toulet dans le pays basque et son jury de belle allure ; et là, un nom fuse, comme un lapin de garenne sort du bois à toute berzingue, ce nom sied à l’assemblée. Les têtes dodelinent avec componction. On félicite le confrère de cette trouvaille. Ce nom, c’est Gérard Pussey de Villeneuve-Saint-Georges, nœud ferroviaire bien connu de la banlieue Sud-est, le neveu de Fallet comme sa fiche Wikipédia s’empresse de signaler, on n’échappe pas à sa destinée familiale. L’homme a eu des prix par le passé, des prestigieux, le Nimier et le Vialatte entre autres, rappelle un confrère. Il a navigué dans le livre jeunesse et dans le polar, ajoute un autre. Ça fera bientôt cinquante ans qu’il écrit. Il était critique à Elle, n’est-ce pas ? Un mieux informé que les autres, friand d’anecdotes, se souvient qu’il avait hérité de la Rolex de son oncle. Et puis, les titres surgissent de la mémoire, en cascade, L’Homme d’intérieur, Ma virée avec mon père, Les Succursales du ciel, Camille et François (dommage qu’il n’existe pas en poche celui-ci).

A lire aussi: La mort aux trousses

On m’apprend qu’il sortira bientôt un nouveau roman. C’est un Simenon nervalien avance un camarade, l’effet de la prune est dévastateur en milieu d’après-midi sous le soleil de cette fin du mois de mai. Pussey est un tailleur d’histoires à hauteur d’hommes. A la différence des burineurs, sa phrase ne sent pas la sueur. Elle file droite et rusée. Pas tortueuse, ni ennuyeuse pour un sou. Maligne. Mélancolique et charnelle. Elle est pure, classique par essence, sans ajouts disgracieux, pas mondaine pour autant, ni académique, car Pussey s’autorise toutes les facéties, tous les tortillards des relations amoureuses. Il sait raconter et consolider ses personnages, il les façonne à l’ancienne, à la glaise, modelant leurs aspérités psychologiques. C’est un travail de patience. Chez d’autres, l’imagerie populaire, le monde d’avant celui de Brassens, des truites arc-en-ciel et du Vel d’Hiv, pourrait tendre vers le folklore musette, chez lui, cette veine est contrebalancée par un romantisme d’atmosphère. Il n’est dupe de rien.  Jamais mielleux. Des traces de fabliaux du Moyen-âge et des élans déchirants, oui c’est ça. Vous m’avez donné faim, il faut absolument que je le (re)lise.

Michel Embareck, en mots et en musiques

Le romancier et critique musical Michel Embareck balance dans une réédition augmentée de Rock en vrac quarante ans d’histoire du rock, du blues, du punk et du roman noir. À mi-chemin entre le récit et l’essai, son opus fourmille d’anecdotes et de rencontres insolites.


Romancier et longtemps critique à la revue Best, Michel Embareck publie une édition augmentée de Rock en vrac, initialement parue en 2011. Quelque quarante ans d’histoire du rock, du blues, du punk et du roman noir émaillés d’anecdotes et de rencontres insolites, le tout enrichi de six nouvelles et de photos inédites, notamment celles de reportages en Jamaïque ou aux États-Unis, et de clichés plus intimes, comme ceux d’Angus Young et de sa femme ou celui d’un des premiers concerts de La Souris Déglinguée[1].

Sans question devant le pionnier Bo Diddley

Depuis la première édition, il a écrit des nouvelles parues dans des publications très diverses, quotidiens, magazines, fanzines ou ouvrages collectifs, et voulait que ses textes, des nouvelles musicales et littéraires, soient rassemblées dans un même ouvrage. Ainsi est né ce nouvel opus.

Rock en vrac est un livre passionnant, vif et percutant qui tient autant du récit que de l’essai. Un récit de la vie que l’on pouvait mener dans les années 1970 et jusqu’à la fin des années 1980, quand on évoluait dans l’univers du journalisme musical ; un essai qui démontre aussi que la critique peut se traiter d’une façon littéraire sans les éternels clichés attachés à l’exercice. Le chapitre intitulé « Gardien du temple » regroupe ainsi de courtes chroniques publiées dans Rolling Stone avec une contrainte technique et stylistique : écrire une fiction de 2 200 signes pour donner au lecteur une idée de la vie d’un artiste et à quoi s’apparente sa musique. Un exercice de genre qu’il a reproduit dans Libération, maisen nettement plus déconnant, pour parler de rugby dans sa chronique intitulée « À retardement ».

Selon Embareck, le rock et la littérature noire sont cousins car, en remontant aux racines du rock, c’est-à-dire au blues et à la country, on peut trouver une parenté sociale où se mêlent misère, révolte, déclassement et même réalisation du pseudo-rêve américain. Si on ajoute à ce cocktail l’alcool, la drogue, les bagnoles, les mauvais garçons et les jolies filles, voilà rassemblés tous les thèmes communs au rock et à la littérature noire.

Michel Embareck nous régale également avec une pluie d’anecdotes. Comme ce jour où, avec son copain Jean-Luc Manet, il se retrouve dans la loge de Bo Diddley sans avoir de questions à lui poser. Qu’importe : le bluesman mènera l’interview à sa place ! Ou encore cette nuit, à Glasgow, avec Bon Scott, le chanteur d’AC/DC, où ils finissent dans un bal costumé d’infirmières avant que l’une d’elles les ramène à l’hôtel dans une 2CV verte. Et aussi cette anecdote qui lui a été racontée par Christian Lebrun. Vers 1971-72, Best se vendait mal. Il n’y avait plus un sou. Patrice Boutin, le propriétaire, a pris le fonds de caisse du dernier numéro et l’a misé dans un cercle de jeux dont il était familier. Il a gagné et renfloué le journal d’un coup !

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Au lycée avec Jean-Luc Mélenchon

L’ouvrage commence par de magnifiques pages sur Best, cette revue qui appartient à l’histoire du rock en France a vu défiler un certain nombre de journalistes qui ont fait par la suite de belles carrières.Peu de monde avant Embareck ne s’était intéressé à la vie de ce mensuel. Il y avait un livre sur Rock & Folk, mais rien sur Best et son fonctionnement, hormis un ouvrage à base de fac-similés. C’est pourquoi il s’est plongé dans le récit de la vie de cette rédaction pas comme les autres. Il comporte aussi un poignant hommage à Christian Lebrun, le rédacteur en chef historique. Selon Embareck, il était humainement et professionnellement « un gars parfait », toujours à l’affût des tendances musicales, qui possédait une oreille et une vraie vision de l’évolution de la musique. Il savait défendre, ce qui n’est pas rien, les pigistes devant le proprio du journal, et répartissait équitablement le travail tout en sachant arbitrer entre les différentes chapelles. Lebrun possédait aussi un irrésistible humour pince-sans-rire et connaissait les lignes de bus par cœur… De lui, notre critique a retenu cette consigne : quand on chronique un disque, le lecteur doit savoir à quelle branche de la musique il se rattache.

Michel Embareck a beaucoup écrit sur le rock, le rugby et le polar. Un beau parcours sur lequel il reste discret. Il raconte cependant, dans son roman Rubens, que son enfance fut très solitaire et finalement pas très drôle. Collé en pension à 11 ans, il a certes découvert les copains et les rigolades, mais la discipline y était très dure. Sa seule distraction a alors été la lecture dans une fabuleuse bibliothèque où trônaient tous les grands auteurs américains et la littérature populaire française. C’est là qu’il a commencé à écrire de courts textes à la manière de,de Pagnol à Caldwell. Du lycée, il se souvient aussi d’un élève très brillant appelé Jean-Luc Mélenchon. En 1968, celui-ci a voulu faire défiler les élèves en rang par deux. Comme à l’internat napoléonien. Embareck l’a envoyé balader avec des mots fleuris et, plus tard, en a tiré une nouvelle !

Son envie de devenir écrivain remonte à cette année scolaire 1967-68, quand il reçoit un prix lors d’un concours national de rédaction. Dès lors, il s’est passionné pour la mécanique de l’écriture, le son des mots, le rythme des phrases. Toute une construction qu’il apparente à un jeu de Lego ou à une composition musicale qui doit bien sonner à l’oreille. Un travail d’orfèvre qu’il entrevoit comme un amusement. Et cet amusement nous comble. C’est pourquoi on attend avec impatience son prochain roman qui aura pour héroïne Alberta Hunter, une chanteuse mythique de jazz et de blues qu’il a eu la chance de rencontrer longuement.

Michel Embareck, Rock en Vrac, Relatives, 2025. 280 pages


[1] Groupe de rock alternatif constitué autour du chanteur Tai-Luc en 1976.

Rock en vrac

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Les culs nuls

Notre chroniqueur a regardé “Nus et culottés” sur France 2 : une émission écologique, humaniste et rédemptrice… L’émission la plus gnan-gnan et la plus nunuche financée par votre redevance, déplore-t-il.


Depuis 2012, France TV propose aux téléspectateurs une émission intitulée “Nus et culottés” – je ne l’ai personnellement appris que tout récemment, grâce à un message posté sur le compte Linkedin d’un des animateurs de ladite émission, un dénommé Guillaume Tisserand-Mouton, surnommé Mouts, nous informant que tous les épisodes sont désormais disponibles sur le site de la télévision publique. Le principe: Mouts et son complice Nans (Thomassey) partent, sans argent et à poil, d’un point A pour se rendre à un point B, avec un objectif précis et en comptant sur la générosité des gens rencontrés pour se vêtir, se nourrir, se déplacer et se loger. L’occasion de « renouer avec leur vagabond intérieur » et de faire des rencontres relevant, paraît-il, de « l’écologie humaine et relationnelle ».

Voyage voyage, dans tout le royaume…

Le média écolo Pioche ! a rencontré ce duo « incarnant une certaine idée de la décroissance et invitant à réinventer les imaginaires du voyage dans un contexte d’urgence climatique et de fractures sociales[1] ». Partout où ils se sont rendus, nos deux vagabonds ont eu la chance de tomber sur des gens qui, les voyant « arriver dans un tel état de vulnérabilité », c’est-à-dire nus et sans un sou, se sont montrés d’une extrême générosité. Par un juste retour des choses, Mouts et Nans ont gentiment psychanalysé et confessé tout ce petit monde. Certaines personnes leur ont dit des choses qu’elles n’avaient jamais dites à leur femme ou à leurs amis. L’émotion est alors souvent à son comble et les deux compères pleurent régulièrement à l’écran : « Le fait de pleurer lorsque quelque chose m’émeut me rend encore plus fort », affirme Mouts qui en profite pour rappeler une expérience stupéfiante avec Alain, une des personnes rencontrées lors de l’un de ses périples : « Cet homme-là avait vécu quelque chose d’extraordinaire à nos côtés – il s’était laissé aller à pleurer, alors que ça ne lui était pas arrivé depuis des années. » De son côté, Nans raconte une rencontre émotionnellement forte avec quatre marins-pêcheurs : « Il y a eu des confessions touchantes. Il y a eu des aveux, de la rédemption. Ils ont reconnu avoir commis des choses non pardonnables, ils se sont sentis coupables. Ils ont eu envie de se “réparer” et ils sont passés par la mer pour y arriver. » L’ambiance étant à la contrition, Mouts avoue, honteux: « Je commande encore sur Amazon. »

La dernière émission de Nus et culottés a été diffusée en première partie de soirée sur France 2 le 27 mai. Je n’ai pas eu le courage de la regarder en entier – je suis moi-même sujet à des crises lacrymales inextinguibles, lesquelles peuvent être provoquées par des événements hétéroclites : les images de notre président boxé par son épouse ; les confessions d’Édouard Philippe avouant avoir menti pendant des années ; les discours caritatifs de Sainte Juliette à Cannes ; les apparitions de François Hollande, preuve vivante de l’inefficacité de certains régimes (politiques ou alimentaires) ; celles de François Ruffin revenant sur ses blessures d’enfance, dont un baptême imposé à l’âge de six mois ; les cris de désespoir d’Aymeric Caron à propos du génocide des moustiques ; le dernier opuscule de Salomé Saqué contre l’extrême droite ; les diatribes de Sandrine Rousseau contre le barbecue, Elon Musk et l’islamophobie ; les déclarations de Marine Tondelier sur les migrants et l’amour ; etc. Dois-je préciser que les larmes que m’arrachent ces individus ne sont pas des larmes de tristesse ?

Dans le genre neuneu désopilant, le dernier long message du dénommé Mouts sur les réseaux sociaux se pose un peu là : « Ce matin, dans le métro, j’ai rembarré un pickpocket. Il glissait sa main dans le sac d’une dame. Ma colère est montée, vive, presque douce. “Tu fais quoi, mec ?” Et je l’ai sommé de quitter la rame. Mon métier, avec “Nus et culottés”, c’est de croire en l’humain. De faire confiance à des inconnus. D’oser se jeter dans la vie, sans filet, avec le cœur ouvert. Et je continue de le faire. Je rechoisis la confiance. Encore. Même si la malveillance, le vol, la violence existent. Même si moi non plus, je ne suis pas toujours impeccable. Mais quand l’un de nous s’égare, je crois qu’on a tous un rôle à jouer. Le respect mutuel, ça s’entretient. Ça se cultive. Y compris envers ceux qui l’ont perdu. Peut-être qu’à force d’être remis à sa place, ce pickpocket renoncera. Et moi, autant que possible, je continuerai de porter cette voie-là (sic) : celle de la fraîcheur, de l’innocence et de la curiosité de la rencontre. » On croit avoir atteint le sommet de la niaiserie – mais non, le vagabond boboïde en remet une couche : « Parce que peut-être, en apprenant à mieux vivre entre humains, on apprendra aussi à mieux vivre avec le reste du vivant. » Binoche, sors de ce corps !

Missions impossibles

Tout cela manque un peu de nerfs. Il serait temps, je crois, de passer à la vitesse supérieure, de se lancer un véritable défi. De se confronter à certaines réalités, en certains lieux où « l’écologie humaine et relationnelle » reste rudimentaire. Proposons à nos deux nomades médiatiques un parcours un peu plus épicé et un objectif risqué mais susceptible de démontrer définitivement les bienfaits de leur démarche écologique, humaniste et rédemptrice. Je promets une part d’audience exceptionnelle. Alors, voilà le programme : Départ, à poil, d’un des quartiers nord de Marseille – La Castellane ou Les Rosiers, au choix. S’ils franchissent cette première étape, Mouts et Nans prendront la direction des quartiers communautaires d’Avignon, de Grenoble puis de Lyon, où des rencontres généreuses et de riches échanges seront organisés avec les locaux.

Si tout va bien, nos deux compères seront ensuite attendus à Saint-Denis. Là, ils tenteront d’arracher les confidences et de remettre sur le droit chemin les virulents jeunes gens qui contrôlent la cité des Francs-Moisins. Ces derniers s’épancheront-ils, en pleurs, sur les épaules de leurs confesseurs ? Renonceront-ils à faire régner la terreur dans ce quartier où les policiers sont régulièrement agressés ? Émus par la fraîcheur de Mouts et la bienveillance de Nans, cesseront-ils leurs commerces délictueux ? La générosité l’emportera-t-elle ? Le respect mutuel triomphera-t-il ? Questions vertigineuses qui ne trouveront de réponses que si Mouts et Nans, relevant le challenge, réalisent ce nouvel (et sûrement dernier) épisode de “Nus et (vraiment) culottés”…                                  


[1] https://piochemag.fr/nus-et-culottes-ces-temps-incertains-nous-offrent-une-chance-unique-de-renouer-avec-notre-vagabond-interieur/

PSG: on ne peut pas plaire à tout le monde

Le football français a remporté deux Coupes du monde, mais un seul sacre européen en club ! Ce soir, le Paris Saint-Germain corrigera peut-être cette anomalie, en disputant sa deuxième finale de Ligue des champions de l’histoire, à Munich, face à l’Inter de Milan. De quoi obtenir le soutien de toute la France ? Peut-être pas…


En plus d’être « à jamais les premiers », les Marseillais aimeraient bien rester les seuls… Les seuls à avoir remporté une Ligue des champions pour la France. Au point de craindre que leur éternel rival ne les égale, et de soutenir quiconque pourrait empêcher le Paris Saint-Germain de gagner ?

Des Marseillais qui prennent soudainement l’accent milanais ?

L’Olympique de Marseille compte bien rester le seul club français à arborer une étoile européenne sur son maillot. Et, à l’approche de la grande finale de ce soir, la ferveur marseillaise se transforme en soutien… très stratégique. Depuis quelques jours, une vague d’amour inattendue pour l’Inter Milan a déferlé sur la cité phocéenne. Liverpool, Aston Villa, Arsenal : à chaque tour éliminatoire, les supporters olympiens ont changé de couleur, mais avec l’Inter, c’est une véritable passion soudaine — et collective. Dans les boutiques de sport marseillaises, c’est la ruée. À Action Sport, en plein centre-ville, 2 rue de Rome, un vendeur témoigne : « On n’a plus rien, ni maillot, ni écharpe, ni drapeau, ni casquette… On n’en avait pas beaucoup et tout s’est arraché, même les anciens modèles ! »1.

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Même le sénateur Marseillais Stéphane Ravier arborait fièrement un maillot de l’Inter floqué « Ravier 13 », parlant de « l’Olympique milanais » ou de « l’Inter de Marseille », et assurant que « 31 mai rime avec milanais ». Malgré son ancrage politique à droite, M. Ravier ne manque pas d’humour et affirme que « Marseille a toujours été une terre d’immigration et cosmopolite… 1ère, 2ème, 3ème génération: nous sommes tous des enfants de Milan ! Samedi, tous derrière l’Inter de Marseille pour préserver un patrimoine marseillais: à jamais les premiers… et les seuls ! ».

Parmi les plus investis, Mohamed Henni ne pouvait évidemment pas manquer l’occasion. Le célèbre youtubeur, supporter invétéré de l’OM, a confirmé qu’il serait bien à Munich pour soutenir… l’Inter Milan. Très connu pour casser sa télévision à chaque défaite de l’OM, ou à chaque victoire de Paris en Ligue des champions, il espère ne pas avoir à le faire le soir du 31 mai. Confiant, il a déclaré que si le PSG remportait la coupe d’Europe tant convoitée, « [il] traverse[rait] tous les Champs-Élysées en string ». Fidèle à lui-même, il a multiplié ces derniers jours les déclarations absurdes pour justifier son attachement soudain au club italien : « Je supporte l’Inter de Milan, parce que je kiffe les vespas… et j’adore les spaghettis aussi ! ». Peu convaincant, certes, mais l’essentiel est ailleurs : à Marseille, l’heure est à l’unité. Une unité teintée de bleu et noir et d’ironie assumée. Car derrière les faux airs de tifosi se cache un objectif clair : voir le PSG échouer, et conserver jalousement un patrimoine symbolique, une étoile européenne qui remonte à 1993…

Zidane et Boli « patriotes »

D’autres redoutent cette victoire pour des raisons différentes. Les commerçants parisiens craignent que des débordements éclatent dans la capitale, comme il y en avait déjà eu lors de la victoire en demi-finale contre Arsenal. Des supporters parisiens (mais est-ce vraiment des supporters ?) se font remarquer pour manifester leur joie d’une façon intrigante : tout casser. Espérons que cela ne viendra pas gâcher la fête… si fête il y a. Le préfet de police Laurent Nuñez promet un dispositif de sécurité « massif » et un défilé « très encadré » sur les Champs Élysées en cas de victoire.

Mais, dans ce grand élan de soutien milanais, quelques voix dissonantes se font tout de même entendre à Marseille. Contre toute attente, certains Marseillais — et pas des moindres — osent finalement soutenir l’équipe de la capitale. Parmi eux, une légende incontestable : Zinédine Zidane. Interrogé à l’approche de la finale, le champion du monde 98 a déclaré : « Même moi qui suis Marseillais, de toute façon, il va falloir que l’équipe française gagne. »

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Mais ce n’était rien à côté du choc provoqué par Basile Boli, héros du sacre de 1993, dont le nom est gravé à jamais dans la mémoire des Marseillais. Celui qui avait offert à l’OM sa seule Ligue des champions en marquant l’unique but de la rencontre, a surpris tout le monde en déclarant : « Mon cœur reste bleu et blanc. Mais je suis derrière le Paris Saint-Germain. Représenter la France, c’est quelque chose d’important pour moi. » Didier Deschamps y est aussi allé de son commentaire : « [La victoire de Paris] serait la meilleure des choses pour le football français ». Enfin, personnalité marseillaise que l’on se refusera de qualifier de « légende », le député LFI et ancien chauffeur de Mélenchon Sébastien Delogu a déclaré aussi, sur Instagram, qu’il espérait voir le PSG gagner, après tout ce qu’ils (les supporters) avaient fait pour Gaza…

Il y aura évidemment quelques dissidents ailleurs, notamment dans certaines villes françaises abritant les clubs rivaux du PSG, comme Lyon, mais la plupart des Français espèrent bien voir Paris soulever la coupe aux grandes oreilles samedi soir. Une chose est sûre, tous les amoureux du football auront les yeux rivés sur le match, diffusé sur M6. Et de toute façon, en cas de victoire de leur club, les Parisiens resteront « à jamais les deuxièmes »…


  1. https://www.leparisien.fr/sports/football/ligue-des-champions/tout-sest-arrache-meme-les-anciens-modeles-a-marseille-cest-la-ruee-vers-les-maillots-de-linter-28-05-2025-2XQEWGPLPRFRBK76J6ABIFOBZA.php?ts=1748637079472 ↩︎

Un livre à soi

Pour ses cent ans, « La Pléiade » offre un beau coffret à Mrs Dalloway, le roman le plus connu de Virginia Woolf. L’occasion de lire ou de relire ce chef-d’œuvre qui n’a pas pris une ride


Pour son centenaire, la prestigieuse collection La Pléiade offre à Mrs Dalloway un somptueux écrin qui réunit d’autres écrits, notamment Orlando et Une chambre à soi, œuvres majeures de l’auteure anglaise. Publié en 1925, Mrs Dalloway connaît d’emblée un succès retentissant, lequel ne s’est pas démenti depuis. Virginia Woolf entame sa rédaction dans un climat de confiance. Elle vient de publier La Chambre de Jacob à The Hogarth Press, maison d’édition qu’elle dirige avec son mari. Le livre est un best-seller. Elle se sent enfin un écrivain à part entière.

Mrs Dalloway prend d’abord la forme d’une nouvelle – Mrs Dalloway in Bond Street, transcrite dans le présent volume – qui paraît dans la revue The Dial en 1922. Trois mois plus tard, Virginia Woolf décide d’en faire un roman et note dans son Journal : « Pour ce livre j’ai presque trop d’idées – je voudrais exprimer la vie et la mort, la raison et la folie. Je voudrais critiquer le système social ; le montrer à l’œuvre dans toute sa rigueur. » Le livre s’ouvre sur cette phrase désormais célèbre : « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs. »

Nous sommes à la mi-juin. Une femme déambule dans Londres à la recherche d’un bouquet pour la réception qu’elle donne le soir même. Cette femme est Clarissa Dalloway, « elle avait quelque chose d’un oiseau, un geai, bleu-vert, avec une légèreté, une vivacité, bien qu’elle ait plus de cinquante ans et qu’elle ait beaucoup blanchi depuis sa maladie ». Et tandis qu’elle marche dans les rues au rythme des cloches de Big Ben, les pensées se pressent dans sa tête auxquelles l’écrivain donne un accès direct. Ce que l’on appellera le « flux de conscience » est né. Une audace formelle et narrative que la romancière, désormais débarrassée du souci de plaire aux éditeurs, s’autorise avec jubilation.

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« Je suis certainement moins contrainte que jamais », note-t-elle au bout d’un an de rédaction. Passé l’enthousiasme des débuts, Virginia Woolf confesse que ce livre est sans doute l’un des plus « torturants », des plus « réfractaires » qu’elle ait eu à écrire, pour concéder au bout de quelques mois qu’aucun « n’a encore eu une structure aussi remarquable ». Le chef-d’œuvre est là. Elle y met toutes ses obsessions. Ses fascinations. Ses hantises. Son amour pour Londres « joyau des joyaux, jaspe de la gaieté ».

Son attirance pour les femmes : « Elle ne pouvait résister parfois au charme d’une femme. (…) Elle ressentait alors ce que ressentent les hommes. Un instant seulement, mais c’était assez. » Sa peur de la folie également. Woolf, qui n’a eu de cesse de composer avec la maniaco-dépression, en est miraculeusement épargnée durant la rédaction de son roman. Aussi n’a-t-elle qu’une crainte : que le personnage de Septimus, qui en est atteint, fasse ressurgir en elle les symptômes de la maladie. « Par certains côtés ce livre est un exploit », écrit-elle le 17 octobre 1924, alors qu’elle vient de le terminer. Un exploit dont cent ans après on continue d’admirer le génie et la modernité.


Virginia Woolf, Mrs Dalloway et autres écrits, « La Pléiade », Gallimard, 2025, 800 pages.

Alexandra Lemasson, Virginia Woolf, « Folio biographies », Gallimard, 2005, 272 pages.

Virginia Woolf

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Louis Bonaparte: le jeune frère mal-aimé de Napoléon

Frère méconnu de Napoléon Ier, père du futur Napoléon III, Louis Bonaparte est longtemps resté une figure pâle de l’épopée impériale. François de Coustin redonne chair à ce « roi rebelle et mélancolique », tiraillé entre sa loyauté familiale, ses aspirations contrariées et une santé déclinante.


Le père de Napoléon III est un oublié de l’histoire. À Luigi, ce petit frère d’abord tant chéri puis si mal-aimé de l’ Empereur, né en 1778 de Carlo Maria et de Letizia Buonaparte,  François de Coustin consacre une biographie magistrale. Louis Bonaparte voit le jour derrière Giuseppe (Joseph, 1868), l’aîné des enfants, puis Napoleone (1769, mort en bas âge), Luciano (Lucien, 1775), et Maria-Anna (Elisa, 1777). Après lui naîtront Paolina (Pauline, 1780), Maria-Anunziata (Caroline, 1782) et enfin Girolamo (Jérôme,1784), le petit dernier.

Un homme mal dans sa peau

Celui qui, de son union mal assortie avec la reine Hortense, donnera le jour au souverain du Second Empire, a traversé l’épopée du Premier Empire et les années consécutives à sa chute en personnage d’arrière-plan, balloté par des événements sur lesquels il n’est jamais parvenu à imposer sa marque. Au-delà du récit passionnant de cette existence en somme assez pathétique, le livre restitue – et c’est ce par quoi il dépasse de très haut la simple visée anecdotique – le contexte géopolitique dans lequel l’incroyable saga familiale, sous la férule de Napoléon, se cristallise.

François de Coustin le souligne, les enfants Buonaparte sont nés de parents très jeunes : en 1764, date de leur mariage, Charles a dix-huit ans, Letizia quatorze ! L’ascendant porté par le génie de Napoléon sur ses frères et sœurs se manifeste très tôt. Car Charles meurt en 1785. Et Marbeuf, l’ancien amant de Letizia, qui est aussi le parrain de Louis, décède à son tour en 1786. Parti faire ses études sur le continent, Napoléon, dès 1791, « dans un pays en pleins troubles révolutionnaires » prend en charge l’éducation de son cadet alors âgé de douze ans-et-demi, l’emmenant avec lui, supervisant ses fréquentations, intriguant pour pousser ses études, et bientôt sa carrière d’officier. Propulsé à la tête de l’armée d’Italie, le général Bonaparte en fait son aide de camp. Mais « les infirmités physiques de Louis commencent à se manifester » de bonne heure. « Personne ne pense aux conséquences d’une chute de cheval oubliée de tous ». C’est pourtant là, semble-t-il, l’origine de sa santé défaillante ; elle ne cessera de se délabrer au fil des années. Louis usera et abusera des cures pour tenter, en vain, d’éradiquer la paralysie qui envahit son corps. En proie à des affections rhumatismales et autres douleurs articulaires toujours plus incommodantes, Louis se verra privé progressivement de l’usage de sa main jusqu’à ne plus pouvoir écrire, puis seront atteints ses membres inférieurs. « Ce malade qui se voyait en danger de mort en permanence » sera pourtant, avec son cadet Jérôme, le dernier survivant des Bonaparte de sa génération (Elisa meurt en 1820, Pauline en 1825, Madame mère en 1836, Caroline en 1839, Lucien en 1840, Joseph en 1844). Dès 1839, Louis, grabataire, « se servait difficilement de ses bras et ne marchait […] que soutenu sous chaque bras par un domestique ». On lui suppute aujourd’hui une sclérose en plaques. Sous le nom de comte de Saint-Leu, âgé de 67 ans, Louis Bonaparte rend son dernier soupir le 25 mai 1846. En 1837, la reine Hortense l’avait précédé dans l’au-delà.

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Conté par François de Coustin dans un luxe de détails fascinant, ce récit palpitant scande les étapes de la vie du « roi rebelle et mélancolique », pour reprendre le sous-titre de cette ambitieuse biographie de plus de 600 pages, la première, à ma connaissance, exclusivement consacrée au seul Louis Bonaparte. Mais aussi bien la prose érudite, limpide et acérée de l’émérite historien recolore pour nous, au fil des pages, le paysage géopolitique, sociologique, mondain du temps, avec une extraordinaire puissance d’évocation.

Un pion dans les ambitions de Napoléon

Rembobinons :  l’emprise de Napoléon sur sa fratrie grandit à la mesure de sa gloire naissante – Arcole, Rivoli, campagne d’Egypte… Longue réticence de Louis à épouser Hortense de Beauharnais ; fréquentation des salons (Germaine de Staël) par un garçon qui à l’instar de ses frères, « taquine la plume » et qui, vite « mal à l’aise d’y être traité comme le frère du Premier consul et non pour lui-même, fuit la société »…  Décrit par un ami comme « fort brun, fort velu » avec « beaucoup d’embonpoint », Louis, à 22 ans, en paraît 27 !  Ce « cœur incertain » – pour reprendre le titre d’un des chapitres du livre – est surtout celui qui, sa vie durant, ne sera jamais qu’un pion dans les ambitions sans limites de Napoléon, capable de lui écrire, tout de même : « vous ne sauriez être indépendant, je ne le souffrirai pas ».

Dans leurs tardifs Mémoires « écrits bien après leur acrimonieuse séparation », Louis, comme Hortense, décrivent leur vie conjugale comme un enfer de tous les instants. Ils parviendront pourtant à faire trois enfants. Mari irascible, ombrageux, maladroit, jaloux, Louis souffre qu’Hortense soit systématiquement soutenue contre lui par Napoléon, à l’autorité duquel il se soumet à son corps défendant, plus impérieuse à mesure que s’accroît sa puissance : « je hais la grandeur, le faste, les distinctions, les décorations, etc. […] Je tiens tout de mon frère  […] La nation doit fournir à ses chefs, mais non à ceux qui n’ont de commun avec eux qu’un nom donné par le hasard », confesse Louis à Mésangère, son ami de cœur.

Nommé général de brigade à son corps défendant en 1801 par son frère consul, il démissionne – avant de se raviser. Devenu empereur, obsédé par la continuité dynastique, seule capable à ses yeux de de sédimenter son pouvoir, Napoléon a retiré la succession du trône à ses frères, et Joseph ne pouvant avoir d’enfant, il la remet entre les mains du premier fils de Louis et d’Hortense, le petit Napoléon-Charles, la stérilité de Joséphine aidant à faire de ce dernier le  « centre de toutes les attentions ». Piétinant les droits légitimes de ses frères, Napoléon, pragmatique, a réglé la question par le sénatus – consulte instaurant l’Empire héréditaire, un article prévoyant que « Napoléon peut adopter les enfants ou petits-enfants de ses frères » si lui-même n’a pas d’enfants. Face à la rébellion des sœurs, Napoléon répond, narquois : « à voir vos prétentions, mesdames, on croirait que nous tenons notre couronne du feu roi notre père ».

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En attendant, Louis, nommé conseiller d’État, se voit promu… connétable, dignité purement honorifique, contraignante mais lucrative – qui l’accable. Napoléon impose en outre que les prénoms de tous les enfants de la famille soient précédés de « Napoléon » : d’où « Napoléon-Louis », dont la naissance, au demeurant, est éclipsée par le sacre de l’Empereur. Sans ce qu’il appelle son « système », Louis ne « compte pour rien ». Bientôt nommé « gouverneur de Paris », « le militaire qu’il est censé être mène surtout campagne contre son corps », note plaisamment François de Coustin. À 27 ans, le voilà « écrasé sous des honneurs et des responsabilités dont il se passerait volontiers ». Quand, en juin 1806, son frère le propulse roi de Hollande sous le nom de « Lodewijk Napoléon », Louis n’y voit « qu’un exutoire aux difficultés de son ménage ». Roi vassal, rudoyé sans trêve par son frère dominant (Louis ne l’appelle jamais autrement, dans ses lettres, que «  sire », ou « Votre Majesté » !)  ce souverain malgré lui va, contre toute attente, s’éprendre de son royaume, et  chercher à « s’imposer aux yeux de son peuple, mais aussi aux yeux de l’Empereur, comme un roi de plein exercice ». Au point de vouloir se faire couronner… jusqu’à ce qu’il n’en soit plus question !

Des relations familiales compliquées

François de Coustin n’a pas son pareil pour rendre passionnant le récit de ces rapports acrimonieux entre les deux frères, sur la base de leur correspondance. Celle-ci révèle un Napoléon colérique, acide, d’une brutalité inouïe.  Quand meurt Napoléon-Charles, l’aîné des fils de Louis, Napoléon se contente d’écrire à Fouché : « j’avais espéré une destinée plus brillante pour ce pauvre enfant ». En 1808, la naissance de Charles-Louis-Napoléon [sic !], troisième fils d’Hortense, enflamme «  la machine à ragots » […], « la médisance [quant à la paternité de Louis étant] surtout le fait du clan Bonaparte, ravi de pouvoir nuire au clan Beauharnais, et Caroline est à la manœuvre ». Séparés, Louis et Hortense se disputeront âprement la garde de l’enfant, dans le même temps où le roi de Hollande « rêve d’asseoir sa légitimité » : « Louis se voit en souverain et Napoléon en suzerain ».  En 1811, l’Empereur annexe la Hollande, « petit territoire dans un empire napoléonien en perpétuelle expansion ». Napoléon réclame à son frère la conscription, qu’il n’obtiendra jamais ; Louis impose l’uniforme blanc à l’infanterie hollandaise ; « s’ancre chez ses sujets l’image du goed Lodewijk, ‘’le bon Louis’’ »… Lorsque le Blocus continental  en vient à assécher les finances du royaume, « Louis finasse », contre les instructions de son frère, pour protéger le commerce : « empêchez donc la peau de transpirer ! », écrit-il en réponse aux « aboiements » [sic] d’un Napoléon mû par sa volonté implacable. Lassitude, détresse, abattement de Louis. Napoléon : « le climat de Hollande ne vous convient pas […] Je pense à vous pour le royaume d’Espagne […] Répondez-moi catégoriquement. Si je vous nomme roi d’Espagne, l’agréez-vous ? Puis-je compter sur vous ? ». Refus de l’intéressé.  De guerre lasse, « Napoléon n’insiste pas et prépare Joseph à son nouveau poste ».

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D’épidermique, le conflit entre les deux hommes s’envenime, pour devenir frontal en 1809 : « l’économie d’un roi n’est pas celle d’un prieur de couvent », lui écrit l’Empereur, dans une de ses lettres courroucées, insultantes, voire menaçantes : « c’est avec de la raison et de la politique que l’on gouverne les Etats, non avec une lymphe âcre et viciée », lui mande encore son frère.  « Estomaqué », pour reprendre l’expression du biographe, Louis vit « la fin des illusions » dans l’angoisse, perpétuellement dupe du jeu de Napoléon, et ne comprenant pas ce qui lui arrive. Avec, en toile de fond, sa lutte infatigable pour récupérer, non plus même sa femme qu’il jalouse maladivement, et qui ne cesse de le fuir, mais au moins l’aîné de ses fils ! « Sciemment et cyniquement, écrit Coustin, Napoléon met en place des conditions d’une rupture avec Louis », dont on suit ici pas à pas le calvaire, jusqu’à l’abdication pathétique : quatre ans et un mois de règne à peine ! « S’ajoute à l’attitude de Napoléon l’écrasante dignité impériale, celle qui a mis fin au tutoiement entre les frères et sur le respect de laquelle il est aussi vétilleux que sur celui de la livrée du cocher de son ambassadeur », observe l’auteur.

Une fin de vie isolée et mélancolique

Louis, dès lors, va vivre sa « solitude en commençant par orchestrer sa propre disparition ». Tour de force dans un pays aussi contrôlé que celui de Napoléon, qui redoute (et empêche) qu’il ne s’embarque pour l’Amérique. « Dites-moi, je vous prie, s’il me permettra de vivre tranquille et obscur », supplie Louis dans une lettre à Madame Mère. Sombrant en dépression, se prenant à rêver d’un chimérique retour dans sa Corse natale, « c’est par son propre choix qu’il s’émancipe de ce passé pour devenir désormais le comte de Saint-Leu ». Exilé à Töplitz dans l’actuelle République tchèque, puis à Gratz, en Autriche, la Hollande autoritairement transformée en dix départements français lui reste une plaie ouverte, un mirage fantasmé. Il refuse l’offre d’un apanage royal doté de deux millions annuels –  Hortense n’aura pas de tels scrupules, et s’en empara. Se voulant désormais un simple particulier, Louis tentera pourtant une dernière fois de récupérer son trône de Hollande dans l’agonie du Premier empire, ultime velléité d’action. Trop tard : la maison d’Orange reprend possession du pays. Le 1er janvier 1814, Louis rentre à Paris et s’installe à l’hôtel de Brienne… chez maman ! À Joseph, Napoléon écrira de lui : « je lui ai toujours connu le jugement faux. C’est un enfant qui fait le docteur ». Netflix pourrait faire une série à suspense des minutes du procès à épisodes intenté par Louis, en 1815, pour récupérer la garde de ses enfants ! Le verdict rendra Napoléon-Louis, l’aîné, à Louis ; et Louis-Napoléon, le cadet, à Hortense.

Graphomane, exilé à Rome puis à Florence après la chute de l’Empire, le comte de Saint–Leu, bientôt « M. Louis » (à la Restauration, Louis XVIII érigera en duché les terres de Saint-Leu) reviendra continument sur les épisodes de sa vie dans de multiples tentatives avortées d’écrire ses Mémoires. Coutumier des amours juvéniles, Louis tentera de demander sa main à la princesse Vittoria Odeschalchi – dix-sept ans !  « Je désire comme à seize ans », écrit-il dans un poème publié en 1831 sous le titre Les Regrets. Ce romantique mal conformé, « transi de beautés à peine nubiles », croira trouver chaussure à son pied (si l’on ose dire) en la personne d’une autre promise également âgée de dix-sept ans, une certaine Julia-Livia Stiozzi Ridolfi – tentative d’escroquerie au mariage, mais « Arnolphe s’est méfié à temps d’Agnès », pour reprendre la fine formule de François de Coustin. La dame lui survivra jusqu’en 1862. Louis épanchera ses amertumes en alignant des vers : «  Sous votre empire tyrannique/ Ô femmes j’ai passé trente ans/ Dans une attente chimérique/ Ou dans les regrets déchirants »…

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Quid de la progéniture ? Joseph, l’aîné, exilé aux États-Unis, est de loin le plus riche de la fratrie.  L’aînée de ses filles, Zénaïde, convole avec Charles-Julien, fils de Lucien. Charlotte, sa fille cadette, rentrée en Europe, « haute comme une naine et excessivement laide », se voit promise au fils aîné de Louis, le seul dynaste ; ils ne procréeront pas.  La rougeole foudroie Napoléon-Louis en 1831. Quant à l’Aiglon, il meurt à Vienne un an plus tard. La destinée fulgurante de Louis-Napoléon est en route… Que son géniteur paralytique ait pu vivre six ans de plus, et il assistait à la naissance du Second Empire ! Comme quoi !

On pense à Guillaume Apollinaire, dans La Chanson du Mal-Aimé : « Destins, destins impénétrables/Rois secoués par la folie… »  


A lire : Louis Bonaparte, roi rebelle et mélancolique, par François de Coustin. 624p, Perrin, 2025. En librairies à partir du 22 mai.

Louis Bonaparte: Roi rebelle et mélancolique

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Le jardin en mouvement

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© j2mc

Dans Vagabondages et Conversations, le célèbre paysagiste et jardinier français Gilles Clément est mis en scène par et avec l’artiste autrichien Christian Ubl.


Longtemps les chaisières des jardins publics et les gardiens de square à l’œil torve ont vu en Gilles Clément bien pire que l’Antéchrist. Car il a a bouleversé sans pitié leur univers propret et désespérant de pelouses sages et de plates-bandes immuables, figées dès la funeste naissance de la Troisième République pour l’agrément des sénateurs-maires radicaux et des sous-préfets boulangistes.    

Fantaisie et joie de vivre

On doit à Gilles Clément d’avoir conjuré la terrible malédiction qui frappait depuis des décennies les jardins publics, leur parterre central immanquablement circulaire, leurs régiments de glaïeuls raides comme des Prussiens montant la garde autour d’un buste de notable à la barbe fleurie et obligatoirement entourés de bordures de bégonias roses comme de grasses Bavaroises en mal de mari.

On lui doit d’avoir condamné la bête monotonie des pelouses uniformes, aussi pathétiques que la moquette d’un salon de petits bourgeois étriqués. D’avoir honni les insecticides et autres pesticides dangereux. D’avoir rendu aux fleurs des parterres leur fantaisie et leur joie de vivre en les lançant dans de joyeuses sarabandes. D’avoir remplacé la dignité ennuyeuse d’immuables ornementations végétales par la nonchalance poétique et la créativité inépuisable de la nature. D’avoir exorcisé enfin l’esprit mesquin du fonctionnaire qui, aussi sûrement que le puceron ou la cochenille, ravage les espaces verts ainsi lamentablement nommés dans le jargon des municipaux sous l’effet de ce souffle épique propre aux administrations.

L’éloge des vagabondes

Gilles Clément a ouvert les grilles des jardins à la folie aimable des graminées, à la fantaisie de végétaux improbables, à la cohabitation d’espèces à qui on interdisait de se côtoyer, comme jadis lorsqu’on rappelait sèchement à l’ordre les enfants de milieux sociaux trop disparates dès qu’ils faisaient mine de vouloir jouer ensemble.

Foin des interdits, des prérogatives de la naissance, de la noblesse des origines, de la sagesse bourgeoise : les jardins en mouvement de Gilles Clément sont des mondes ouverts à tous les végétaux, du moment qu’ils cohabitent pacifiquement. Ils chantent « l’éloge des vagabondes », c’est à dire qu’ils accueillent, plutôt que de les arracher, ces plantes qu’emportent les vents lointains et qui s’installent par surprise, mais avec bonheur là où l’on ne les avait jamais vues. Et bien évidemment, cet hymne de liberté et de métissage que susurrent les réalisations de Gilles Clément, au domaine du Rayol, dans le parc André Citroën, dans les jardins du musée du quai Branly, à Saint Nazaire ou ailleurs dans ses livres,  cet hymne prend immanquablement un ton politique. Ses jardins se font les chantres de la mixité heureuse, de l’égalité des origines. Sans pour autant cautionner les invasions périlleuses et massives, sans renoncer à l’harmonie d’une cohabitation apaisée et harmonieuse.

Dans un monde inattendu

Et voilà que lui aussi, à l’image de ces vagabondes qu’il a défendues toute sa vie, voilà que Gilles Clément se retrouve implanté dans un monde où personne à priori ne l’aurait attendu. Et lui moins que tout autre. Au cœur d’un spectacle chorégraphique imaginé par un Autrichien installé en France, Christian Ubl, lequel a lu ses ouvrages et s’est reconnu sans doute comme l’un de ces végétaux aventureux qui comptent parmi les héros du jardinier-paysagiste.

Par ses réalisations autant que par ses nombreux écrits, Gilles Clément s’est fait d’innombrables disciples. On le voit partout aujourd’hui, dans les villes particulièrement, et singulièrement à Paris où les végétaux se multiplient  sous une apparence informelle et bohême qu’on ne leur avait jamais connue dans l’univers urbain.

Ensemble, maître et disciples, ont partiellement vaincu les résistances les plus acharnées à leur discours écologique et libertaire. Ils ont transformé les cités, mais aussi le regard et la sensibilité de ceux qui y vivent.

Le jardin en mouvement

Tout est né sans doute avec la révolution du « jardin planétaire », tel qu’il a été imaginé par Gilles Clément dans le parc André Citroën, en collaboration avec Alain Provost.

« A l’époque de la création de ce premier jardin en mouvement, souligne Gilles Clément, les commanditaires de la Ville de Paris n’y croyaient pas trop. On tentait une expérience avec l’idée qu’on reviendrait vite aux anciennes pratiques en vigueur dans les jardins publics. Or la réaction des riverains comme des promeneurs a joué à plein en faveur du jardin. Nostalgiques d’un monde qu’ils avaient connu naguère, ils ont dit avoir retrouvé là quelque chose d’un univers encore naturel, sinon sauvage, rendant la ville plus aimable. On ne s’attendait pas à une telle adhésion. Et le jardin a ainsi conservé l’essentiel de son nouveau caractère ».

Même chose avec les révolutions écologiques du jardin du Musée des Arts premiers, au quai Branly, ou des Jardins du Rayol sur la côte varoise. Un changement radical dans la conception des jardins était en marche. Et il était irréversible.

Moi, je ne suis pas danseur !

« C’est lui, Christian Ubl, qui un jour m’a demandé de considérer son travail en compagnie d’une danseuse australienne dans une pièce qu’ils avaient baptisée AU-AU  pour Autriche et Australie. Ils désiraient qu’un regard extérieur se porte sur l’évolution du spectacle. Des liens d’amitié se sont ainsi créés et qui ont perduré. Il y a un peu plus d’un an, Christian Ubl a proposé qu’ensemble, lui et moi, nous participions à un nouveau pectacle,  « Vagabondages et Conversations ». Drôle d’idée, non ? Moi, je ne suis pas danseur. Cà m’a fait rire. Mais le projet a fini par me séduire quand j’ai réalisé que tout cela avait un sens et que la production basée sur les conceptions que je défends nous permettait de toucher et de convaincre peut-être un public tout autre que celui que je connaissais. Gestuellement, j’interviens très peu. En revanche, je demeure tout le temps sur le plateau, soit pour lire des textes que j’avais rédigé, soit pour en dire d’autres, de mémoire, soit pour les écouter en voix off, comme celui qui évoque l’importance de l’eau dans le cycle de la vie. La chorégraphie, à laquelle je prends part parfois, suit mes propos. Moi qui n’avais jamais imaginé cette possibilité de toucher un public nouveau ».

La végétation à Pompéi

Gilles Clément prend aussi conscience de l’extrême exigence et de la rudesse de la vie d’artiste. «Cette activité artistique prend beaucoup de temps. Pour honorer chacune des représentations, un soir ici, un soir là, données à des dates éparpillées dans le temps, il faut être mobilisé trois jours pour chacune d’entre elles. Un jour consacré au voyage pour se rendre sur le lieu du spectacle. Un autre pour assurer les répétitions, l’adaptation à un nouveau plateau et pour le spectacle lui-même. Et un troisième pour retourner là où j’ai à travailler. C’est lourd. Et difficilement conciliable avec mes autres activités ».

S’il se multiplie désormais  dans ses fonctions de professeur et de conférencier qui lui font sillonner le monde à l’instar de ces plantes dont il s’est fait l’avocat, Gilles Clément ne crée plus guère de nouveaux jardins, excepté le sien, niché en pleine campagne, dans un département sans ville, la Creuse, qui fut jadis le comté de la Marche. Mais bientôt peut-être, il sera à Pompéi, dans le cadre d’un projet porté par des spécialistes italiens et concernant la végétation qui s’épanouissait dans les cités de l’Antiquité romaine.   


Vagabondages et Conversations
Avec Gilles Clément et Christian Ubl.

Le 7 juin 2025, Festival June Events. Atelier de Paris-Carolyn Carlson, Cartoucherie de Vincennes.
Le 3 juillet, Festival Mimos, Théâtre de l’Odysée, Périgueux.
Le 18 novembre, Théâtre Au Fil de l’eau, Pantin.
Le 23 novembre, Théâtre de Suresnes.
Les 27 et 28 novembre, Théâtre du Briançonnais, Briançon
Les 2 et 3 décembre, Théâtre Durance, Château-Arnoux.
Le 30  janvier 2026, Théâtre de Fontenay-le-Fleury.
Le 7 février, Théâtre de l’Arc, Le Creusot.
Le 7 mai, Théâtre de l’Etoile du Nord, Paris.
Le 21 mai, Zef, Marseille.
En mai 2026 encore au Théâtre Molière, à Sète.

La nouvelle trahison des clercs

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Notre Dame de Paris, 21 avril 2025 © Thibault Camus/AP/SIPA

En refusant d’assumer leur héritage culturel et spirituel, les Européens sont rendus plus vulnérables face aux idéologies contemporaines.


Certaines des prises de position du pape François ne pouvaient que réactiver après sa mort la question des « racines chrétiennes de l’Europe », aussi indissociable de l’histoire de l’Église de Rome que des changements politiques survenus au cours des siècles dans les différents pays européens. Qu’elle ait ou non des racines chrétiennes conditionne de toute manière l’image que l’Europe se fait d’elle-même, et qui est aujourd’hui brouillée au point de paraître illisible au regard des premiers concernés, les Européens. Identifier des racines n’est jamais chose facile, mais ce travail a été fait par les historiens qui ne peuvent aujourd’hui que constater leur impuissance face aux Européens qui vivent une crise d’identité sans précédent, et ne sont plus capables d’assumer pleinement cet héritage chrétien, sinon au titre de patrimoine offert à l’humanité après avoir été muséifié. Quant à l’Église, elle a de son côté contribué, par ses silences ou ses errances, à ce que l’influence culturelle et spirituelle du christianisme soit aujourd’hui fragilisée.

Déchristianisation : c’est votre dernier mot ?

Mais le mot est-il encore approprié, ou n’a-t-il pas perdu de sa force depuis que l’héritage chrétien périclite ? Parler des racines – et pas seulement des origines – évoque en effet l’ancrage, la solidité, et la promesse d’un développement organique qui a justement permis à la culture issue du christianisme, ou largement inspirée par lui, de perdurer durant deux millénaires et de modeler les esprits, les modes de vie, et jusqu’aux paysages ponctués, rythmés par des édifices religieux chrétiens. Mais on sait aussi que ces racines n’ont pas été seulement, exclusivement chrétiennes, et qu’en dehors des apports celtiques – revendiqués par les mouvements néopaïens et anti-chrétiens – l’Europe s’est construite en assimilant une partie au moins des cultures grecques et romaine, qui bénéficièrent elles-mêmes d’apports moyen-orientaux et parfois mêmes asiatiques. Affirmant en 1919 qu’est européen tout peuple qui a subi la triple influence de Rome, du christianisme et de la Grèce[1], Paul Valéry a aujourd’hui encore le dernier mot. 

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Quant au christianisme, l’histoire de ses origines ne permet pas d’ignorer qu’il plonge ses racines dans le judaïsme que le rabbi Jeshua entendait réformer, et que le Jésus des chrétiens fut l’un des « sauveurs » qui sillonnaient à l’époque la Palestine, l’Égypte et la Syrie. Mais ce ne sont ni Simon le Magicien ni même Jean le Baptiste, précurseur du Christ, qui ont donné son impulsion première au christianisme mais un juif converti, Saül devenu Paul. Reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe revient donc aussi à prendre acte de l’ancrage juif du christianisme et l’on ne peut faire comme si ces racines communes étaient déjà mortes. Ou plutôt on ne le peut qu’en se détournant de ce qu’elles ont produit – une vision du monde, une façon de vivre et de mourir – que l’on renie en feignant de regarder ailleurs quand on ne fait pas déjà allégeance aux futurs maîtres d’un monde qui sera tout, sauf chrétien, sans un sursaut des Européens. N’auront-ils bientôt plus d’autre choix qu’entre la soumission à l’islamisme radical et un multiculturalisme à l’américaine doublé de wokisme ? 

Les identitaires, ces retardataires !

C’est qu’il ne s’agit plus seulement de corriger une erreur d’appréciation quant à l’influence du christianisme sur la culture européenne. Si on cherche à rectifier à ce point l’Histoire c’est parce qu’on a l’intention de la falsifier afin de rendre le passé compatible avec un présent sur lequel on n’a plus de prise. Aussi le débat devrait-il moins porter sur l’existence de ces racines que sur leur possible coexistence avec le déracinement moderne érigé en idéal de vie, et sur la « terre » permettant encore qu’on s’y enracine alors que ce geste ancestral est devenu suspect. Il faut croire en effet que la référence aux « racines chrétiennes » réveille une phobie de l’enracinement née avec les Temps modernes, et qui connaît aujourd’hui une accélération dans la mesure où la figure du migrant – qui pourtant migre pour trouver une terre d’accueil ! – semble désormais incarner un type humain par rapport auquel l’homme « enraciné » serait par nature retardataire et dangereusement identitaire. On imagine quel tollé provoquerait aujourd’hui la publication d’un livre comme L’enracinement de Simone Weil, écrit en pleine tourmente (1943) et sans qu’on ait alors soupçonné son auteur d’avoir écrit un manifeste à la gloire de l’idéologie nazie !

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Le déni des racines chrétiennes de l’Europe se révèle enfin doublement stérile : en ce qu’il occulte ce qu’il y a d’émancipateur dans le message chrétien au regard duquel il n’y a plus ni esclaves ni maîtres mais des « enfants de Dieu » en quête d’espérance et de salut ; et en ce qu’on feint ainsi d’ignorer que ces racines n’ont pas empêché les Européens d’engager un dialogue serré et parfois conflictuel avec le christianisme chaque fois qu’il tenta, au nom de Dieu, d’entraver la libre pensée. La liberté n’est donc pas aujourd’hui dans le fait de vénérer ou de renier ces racines mais dans la possibilité de déterminer, en son for intérieur comme aux yeux du monde, le degré d’attachement qu’on leur porte et les combats qu’on est prêt à mener pour les sauvegarder si elles sont menacées. Telle est la grande espérance dont les Européens sont en train de se laisser déposséder au profit d’une pseudo-culture de propagande ou de supermarché. Or, la reconnaissance de ses racines détermine qu’on soit ou non capable de gratitude envers ce qu’on a reçu[2], et le déni des racines chrétiennes de l’Europe n’est peut-être après tout qu’une histoire de trahison, rendue possible par un mélange de lâcheté et d’inculture.

Françoise Bonardel est l’auteur de Des Héritiers sans passé. Essai sur la crise de l’identité culturelle européenne, Les Éditions de la Transparence, 2010 (En attente de réédition).


[1] Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Variété I et II, Paris, Gallimard (« folio essais »), 1998, p. 42.

[2] Cf. le beau livre d’Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Paris, Gallimard, 1999.

Terres d’enfance

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L'écrivain Laurent Bourdelas. DR.

Dans les années 60, près de Limoges, et ailleurs en France, tout était plus lent. Et ce n’était pas plus mal, à en croire Laurent Bourdelas.


Certains écrivains s’attardent sur leur enfance meurtrie. C’est le cas d’Angelo Rinaldi, récemment disparu. On est ému en lisant La Dernière fête de l’Empire. D’autres romanciers, à l’instar de Malraux, tentent de la gommer. François Mauriac, péremptoire, déclare : « l’enfance est le tout d’une vie, puisqu’elle nous en donne la clef. » Je ne sais pas si Laurent Bourdelas partage cet avis, mais il signe un livre mélancolique et touchant qu’il résume par le titre : Mémoires d’un garçon des années 1960. À la fin de son récit, il avoue : « La ville dont il est question ici est Limoges, entre 1962 et 1975. Mais finalement, ce pourrait être n’importe quelle ville de France en ces années-là … » Même si Limoges est une ville qui tient une place importante dans mon existence, je confirme que ce livre qui pénètre l’humus de l’enfance ne laissera indifférent personne. Au « je me souviens », on y associe le « ça me rappelle ».

Le bon temps ?

Quand l’auteur évoque certains objets, immédiatement, notre mémoire, cette gelée mystérieuse, délivre quelques moments qu’on croyait à tout jamais disparus. Extrait : « Pour les garçons que nous étions – l’école n’était pas mixte – les voitures étaient souvent un sujet de conversation, depuis les Dinky Toys jusqu’aux aventures de Michel Vaillant ou de Steve McQueen dans le film Le Mans. » Plus en amont de sa jeune existence, Laurent Bourdelas, écrivain, photographe, poète, se souvient du goûter composé de BN et de chocolat chaud. Il scandait alors en compagnie de quelques camarades « Pompidou des sous ! » sous le regard amusé des adultes. Les parents de Laurent habitaient un appartement situé près de la cathédrale et sa chambre, « un petit paradis », était remplie de jouets et de livres. Internet n’existait pas, il n’y avait que deux chaines de télévision, la lecture était la principale source d’évasion. La radio distillait ses mauvaises nouvelles, mais elles ne parasitaient pas l’univers des rêveries – on pouvait rêver en ce temps-là – et les prés offraient, le soir, la plus belle des récompenses : l’insouciance anxieuse. C’était le bon temps ? Pas certain, mais c’était le temps de la découverte, et ça, c’était magique.

A lire ensuite, Emmanuel Tresmontant: Au roi et aux copains !

Laurent Bourdelas parle longuement de son père, cheminot. Il évoque les machines à vapeur, les luttes sociales, la mort de Charles de Gaulle, et tant d’autres souvenirs, en écoutant Michel Delpech, Joe Dassin ou encore Les élucubrations d’Antoine. Son récit a la saveur du pain d’épice et la douceur des baignades dans la Vézère, l’été. Quelques photographies du père illustrent le récit. La télévision joue un rôle pédagogique avec des émissions de qualité, comme « La vie des animaux », de Frédéric Rossif, ou la série « Les Rois maudits ». Sans oublier « Apostrophe », le fameux salon littéraire du vendredi soir, animé par Bernard Pivot. Il y a aussi les premières vacances au bord de la mer, les voyages en train, dans les compartiments avec photos en noir et blanc, et rideaux qui flottent au vent. « Ne pas se pencher au dehors, e pericoloso sporgersi. » Ne me dites pas que ça ne vous rappelle rien…

On n’envoie plus de cartes postales

Bourdelas évoque également les maquis du Limousin. Le claquement sec des armes y résonne encore, sur la place du village, devant le monument aux morts. Il faut rendre hommage à ces femmes et ces hommes qui surent dire non à l’occupant nazi. Bourdelas : « Et puis il y avait le Reggiane 2002, l’avion allemand qui s’était crashé dans la campagne alentour, fixé sur un socle de pierre, qui m’impressionnait beaucoup. Mon père tentait de m’expliquer la guerre, mais j’étais trop petit. » Transmettre les valeurs qui ont sauvé la France du déshonneur, ce n’est pas rien.

Et puis c’était le temps des cartes postales. Tout était plus lent, et parfois ce n’était pas plus mal. Le temps de guetter le facteur au bout du chemin. Le temps de vivre au rythme des saisons, attentif à la nature, à ses signes, à son silence. Malgré la spectaculaire métamorphose de notre société, il demeure quelques précieux souvenirs auxquels il faut s’accrocher. Ils préservent l’essence de la vie.

Comme l’écrit si délicatement Angelo Rinaldi dans La Dernière fête de l’Empire : « c’est ainsi qu’un jour par hasard, nous nous rappelons tant de visages, tant de choses, mais il n’y a plus personne pour se souvenir de nous, et nous sommes encore vivants. »

Laurent Bourdelas, Mémoires d’un garçon des années 1960, Les Moissons. 192 pages

Un jour à Abbeville

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La librairie Studio Livres, à Abbeville (80) © Philippe Lacoche

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


J’entretiens une relation particulière avec la ville d’Abbeville. J’y ai passé dix-sept ans de ma vie ; j’étais journaliste à l’agence locale du Courrier picard. J’effectuais reportages, enquêtes et pérégrinations diverses (touristiques, bistrotières, halieutiques, etc.) dans tout l’ouest du département de la Somme qu’on nomme aujourd’hui la Picardie maritime. Alors, lorsque l’auteur abbevillois Alain Héaulme (dernier livre : Ailleurs est un autre jour, éd. des Petits Ruisseaux) m’a fait savoir qu’il organisait un salon du livre à la librairie Studio Livres, place Max-Lejeune (tenue d’une main de maître par Jean-Claude Diot), et qu’il m’y invitait, mon vieux sang de presque septuagénaire n’a fait qu’un tour. J’ai répondu un oui franc et massif, d’autant qu’il me proposait de covoiturer avec l’écrivain Alain Lebrun, par ailleurs fondateur des éditions des Petits Ruisseaux (15, rue de Nesle, Hyencourt-le-Grand, 80320 Hypercourt ; lespetitsruisseaux@lpr-editions.org), et père de la chanteuse et comédienne Lou-Mary, une camarade pleine de talents et de blondeurs vénitiennes. Ce que je fis le samedi 24 mai, en compagnie de mon adorable Sauvageonne qui avait revêtu ses froufrous de lumière (sexy à souhait).

A lire aussi, Annabelle Piquet: Procès Bastien Vivès: de mauvais desseins?

Le midi, nous fûmes invités à déjeuner par Mireille et Philippe Béra, créateurs des éclairées éditions Cadastre8Zéro où, en des temps immémoriaux, j’avais eu le plaisir de publier le livre La Baie fait un somme, en compagnie de la romancière Sylvie Payet et le photographe Clément Foucard. A table, à nos côtés, le pétillant Ulysse Manhes (chanteur, critique littéraire, spécialiste de la littérature de l’Europe de l’Est, proche d’Alain Finkielkraut) et sa maman, la charmante Marie-Aude que j’avais connue, il y a des lustres, sur les bancs du tribunal de grande instance d’Abbeville – qui existait encore – alors qu’elle était correspondante du Journal d’Abbeville et assurait les comptes-rendus d’audience. Le repas, préparé par Mireille, était de haute qualité. (Elle nous a fait déguster l’huile, succulente, issue des oliviers d’un terrain qu’elle possède près d’Uzès…) Nos discussions portèrent sur la littérature, sur le chevalier de La Barre, et sur l’intolérance ambiante qui conduit certains radicalisés d’extrême-gauche de nous traiter de fascistes alors que nous continuons à faire confiance à une gauche à l’ancienne, républicaine, laïque, éclairée et tolérante (une gauche qui n’a pas besoin de se frapper la poitrine en hurlant « Le République, c’est moi ! » pour se souvenir de ses valeurs essentielles et universelles) ; l’ami Éric Naulleau est dans le même cas.


Repus et fort joyeux, la Sauvageonne et moi fonçâmes, bras dessus bras dessous, vers la librairie Studio Livres. Sur place, une quinzaine d’écrivains dont des amis ou connaissances : Alexandre Hébert, dit Alex, photographe et dessinateur du Courrier picard (un bon copain depuis de longues années ; il a eu la gentillesse d’illustrer mon essai Je suis Picard mais je me soigne, publié chez Héliopoles), Patrick Poitevin, Isabelle Duquesne, Dominique Cornet, Denis Jaillon, et, bien sûr, Alain Héaulme et Alain Lebrun. L’ambiance était joyeuse et festive. À travers la vitrine, je contemplais la place Max-Lejeune. Des souvenirs lointains me remontaient ; je revoyais mes enfants gambadant et/ou slalomant en rollers entre les voitures. Je repensais aux écrivains Robert Mallet et Roger Vrigny, à quelques autres aussi. Une bouffée de nostalgie me monta à la tête comme cinq coupes de champagne Drappier, ingurgitées trop vite. C’était il y a trente ans.

Je suis picard mais je me soigne

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Du ballast à l’amour courtois

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Le romancier français Gérard Pussey. DR.

N’en déplaise à son étiquette de passéiste patenté, Monsieur Nostalgie aime les écrivains vivants. Ceux dont le nom s’échange discrètement dans les cercles les mieux informés de la capitale. Ce dimanche, il démarre une nouvelle série en posant sa plume sur Gérard Pussey, un romantique dessalé à la tendresse ébréchée. Le mariage tonique entre Marivaux et Marcel Aymé…


Les auteurs morts, c’est barbant à la longue. L’accueil est toujours un peu le même, glaçant. Très impersonnel. A la limite de l’impolitesse. Ces gens-là ne sont pas chaleureux et très expansifs. Lorsqu’on critique leurs livres, on ne reçoit ni caisse de Pouilly-sur-Loire à la maison, ni billet doux dans notre messagerie, pourtant nos seules gratifications professionnelles. Silence radio sur toute la ligne. Vous croyez que leurs éditeurs nous enverraient un mail de remerciement en guise d’accusé de réception. Nada. Même pas une lettre-type avec une formule du genre « mes sentiments les plus distingués ». Ils ne nous engueuleront pas pour souligner la médiocrité de notre papier et l’inanité de notre jugement. On n’existe pas tout simplement. On écrit dans le vide. Ce n’est pas la peine d’être sarcastique, en plus.

Entrée en résistance

Le monde du livre, dans son ensemble, tous les rouages de la chaîne, du manutentionnaire au libraire, de la stagiaire au juré, mis bout à bout, exige de la nouveauté et de l’actualité, les deux plus grands fléaux de la littérature française qui ne demande rien d’autre que maturation et sédimentation pour fermenter donc s’élever. Si on ne joue pas le jeu, on passe pour un original. Un déviant à la cause. Une sorte de bredin de Saint-Germain-des-Prés. Un ahuri de la rive gauche. Notre économie déjà fragilisée par la concurrence du jeu vidéo et des plateformes repose sur le renouvellement du stock, mon p’tit pote. Il faut du flux qui génèrera du cash à la caisse, des piles sur les tables et des queues aux séances de signatures, explique-t-on dans les comités de direction. La survie du secteur en dépend.

A lire aussi: Lou Reed, Saul Bellow et… Delmore Schwartz

Les décédés, ce n’est plus un marché porteur. Trop d’anxiété. Pas assez vendeur. Préférez les catéchumènes, les ravis de la crèche, les premiers romans ficelés comme des mariés de l’An II ; du cuissot rosé et ferme, de la jaquette lustrée et des sourires de communiants à l’écran. N’allez pas courir après vos vieilles lunes Monsieur Nostalgie, le style et le toucher de plume, vous n’êtes pas Jean-Paul Loth analysant le coup droit à deux mains de Monica Seles, on vous demande juste de résumer un bouquin. Ne soyez pas si doctrinaire avec les livres à la mode ! Pourquoi les dédaignez-vous à ce point ? Ne seriez-vous pas jaloux de leur succès ? Ces coups bas-là me font mal. Laissez-vous plutôt guider par cette prose filandreuse et victimaire, tellement « novatrice » et « inspirante » du millésime 2025, ne jugez plus si sévèrement les transfuges de classe et les pleureuses des arrière-boutiques. Écrire sur ses propres malheurs dans une langue pauvre, ça demande du courage et c’est un droit constitutionnel inaliénable. Révisez votre code civil ! Face à cette machine folle qui a perdu la tête, n’étant plus capable de faire la différence entre l’amas de mots et la phrase cajoleuse, j’ai décidé d’entrer en résistance et de partir à la recherche de ces quelques auteurs vivants qui se glissent dans les conversations. Au fil du repas, la parole se libère tandis que la digestion du jambon persillé commence à gargouiller, on touche au but, c’est-à-dire à la vérité de la littérature.

Et là, un nom fuse

Nous sommes au pousse-café entre amis « lettrés », nous avons épuisé toutes les méchancetés sur les nouvelles gloires du livre, on s’est défoulés, la mouise nous rapproche, entre exclus on se serre les coudes, on a évoqué chaleureusement la création du Prix Paul-Jean Toulet dans le pays basque et son jury de belle allure ; et là, un nom fuse, comme un lapin de garenne sort du bois à toute berzingue, ce nom sied à l’assemblée. Les têtes dodelinent avec componction. On félicite le confrère de cette trouvaille. Ce nom, c’est Gérard Pussey de Villeneuve-Saint-Georges, nœud ferroviaire bien connu de la banlieue Sud-est, le neveu de Fallet comme sa fiche Wikipédia s’empresse de signaler, on n’échappe pas à sa destinée familiale. L’homme a eu des prix par le passé, des prestigieux, le Nimier et le Vialatte entre autres, rappelle un confrère. Il a navigué dans le livre jeunesse et dans le polar, ajoute un autre. Ça fera bientôt cinquante ans qu’il écrit. Il était critique à Elle, n’est-ce pas ? Un mieux informé que les autres, friand d’anecdotes, se souvient qu’il avait hérité de la Rolex de son oncle. Et puis, les titres surgissent de la mémoire, en cascade, L’Homme d’intérieur, Ma virée avec mon père, Les Succursales du ciel, Camille et François (dommage qu’il n’existe pas en poche celui-ci).

A lire aussi: La mort aux trousses

On m’apprend qu’il sortira bientôt un nouveau roman. C’est un Simenon nervalien avance un camarade, l’effet de la prune est dévastateur en milieu d’après-midi sous le soleil de cette fin du mois de mai. Pussey est un tailleur d’histoires à hauteur d’hommes. A la différence des burineurs, sa phrase ne sent pas la sueur. Elle file droite et rusée. Pas tortueuse, ni ennuyeuse pour un sou. Maligne. Mélancolique et charnelle. Elle est pure, classique par essence, sans ajouts disgracieux, pas mondaine pour autant, ni académique, car Pussey s’autorise toutes les facéties, tous les tortillards des relations amoureuses. Il sait raconter et consolider ses personnages, il les façonne à l’ancienne, à la glaise, modelant leurs aspérités psychologiques. C’est un travail de patience. Chez d’autres, l’imagerie populaire, le monde d’avant celui de Brassens, des truites arc-en-ciel et du Vel d’Hiv, pourrait tendre vers le folklore musette, chez lui, cette veine est contrebalancée par un romantisme d’atmosphère. Il n’est dupe de rien.  Jamais mielleux. Des traces de fabliaux du Moyen-âge et des élans déchirants, oui c’est ça. Vous m’avez donné faim, il faut absolument que je le (re)lise.

Michel Embareck, en mots et en musiques

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Michel Embareck © MANTOVANI/Gallimard/Opale.photo

Le romancier et critique musical Michel Embareck balance dans une réédition augmentée de Rock en vrac quarante ans d’histoire du rock, du blues, du punk et du roman noir. À mi-chemin entre le récit et l’essai, son opus fourmille d’anecdotes et de rencontres insolites.


Romancier et longtemps critique à la revue Best, Michel Embareck publie une édition augmentée de Rock en vrac, initialement parue en 2011. Quelque quarante ans d’histoire du rock, du blues, du punk et du roman noir émaillés d’anecdotes et de rencontres insolites, le tout enrichi de six nouvelles et de photos inédites, notamment celles de reportages en Jamaïque ou aux États-Unis, et de clichés plus intimes, comme ceux d’Angus Young et de sa femme ou celui d’un des premiers concerts de La Souris Déglinguée[1].

Sans question devant le pionnier Bo Diddley

Depuis la première édition, il a écrit des nouvelles parues dans des publications très diverses, quotidiens, magazines, fanzines ou ouvrages collectifs, et voulait que ses textes, des nouvelles musicales et littéraires, soient rassemblées dans un même ouvrage. Ainsi est né ce nouvel opus.

Rock en vrac est un livre passionnant, vif et percutant qui tient autant du récit que de l’essai. Un récit de la vie que l’on pouvait mener dans les années 1970 et jusqu’à la fin des années 1980, quand on évoluait dans l’univers du journalisme musical ; un essai qui démontre aussi que la critique peut se traiter d’une façon littéraire sans les éternels clichés attachés à l’exercice. Le chapitre intitulé « Gardien du temple » regroupe ainsi de courtes chroniques publiées dans Rolling Stone avec une contrainte technique et stylistique : écrire une fiction de 2 200 signes pour donner au lecteur une idée de la vie d’un artiste et à quoi s’apparente sa musique. Un exercice de genre qu’il a reproduit dans Libération, maisen nettement plus déconnant, pour parler de rugby dans sa chronique intitulée « À retardement ».

Selon Embareck, le rock et la littérature noire sont cousins car, en remontant aux racines du rock, c’est-à-dire au blues et à la country, on peut trouver une parenté sociale où se mêlent misère, révolte, déclassement et même réalisation du pseudo-rêve américain. Si on ajoute à ce cocktail l’alcool, la drogue, les bagnoles, les mauvais garçons et les jolies filles, voilà rassemblés tous les thèmes communs au rock et à la littérature noire.

Michel Embareck nous régale également avec une pluie d’anecdotes. Comme ce jour où, avec son copain Jean-Luc Manet, il se retrouve dans la loge de Bo Diddley sans avoir de questions à lui poser. Qu’importe : le bluesman mènera l’interview à sa place ! Ou encore cette nuit, à Glasgow, avec Bon Scott, le chanteur d’AC/DC, où ils finissent dans un bal costumé d’infirmières avant que l’une d’elles les ramène à l’hôtel dans une 2CV verte. Et aussi cette anecdote qui lui a été racontée par Christian Lebrun. Vers 1971-72, Best se vendait mal. Il n’y avait plus un sou. Patrice Boutin, le propriétaire, a pris le fonds de caisse du dernier numéro et l’a misé dans un cercle de jeux dont il était familier. Il a gagné et renfloué le journal d’un coup !

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Au lycée avec Jean-Luc Mélenchon

L’ouvrage commence par de magnifiques pages sur Best, cette revue qui appartient à l’histoire du rock en France a vu défiler un certain nombre de journalistes qui ont fait par la suite de belles carrières.Peu de monde avant Embareck ne s’était intéressé à la vie de ce mensuel. Il y avait un livre sur Rock & Folk, mais rien sur Best et son fonctionnement, hormis un ouvrage à base de fac-similés. C’est pourquoi il s’est plongé dans le récit de la vie de cette rédaction pas comme les autres. Il comporte aussi un poignant hommage à Christian Lebrun, le rédacteur en chef historique. Selon Embareck, il était humainement et professionnellement « un gars parfait », toujours à l’affût des tendances musicales, qui possédait une oreille et une vraie vision de l’évolution de la musique. Il savait défendre, ce qui n’est pas rien, les pigistes devant le proprio du journal, et répartissait équitablement le travail tout en sachant arbitrer entre les différentes chapelles. Lebrun possédait aussi un irrésistible humour pince-sans-rire et connaissait les lignes de bus par cœur… De lui, notre critique a retenu cette consigne : quand on chronique un disque, le lecteur doit savoir à quelle branche de la musique il se rattache.

Michel Embareck a beaucoup écrit sur le rock, le rugby et le polar. Un beau parcours sur lequel il reste discret. Il raconte cependant, dans son roman Rubens, que son enfance fut très solitaire et finalement pas très drôle. Collé en pension à 11 ans, il a certes découvert les copains et les rigolades, mais la discipline y était très dure. Sa seule distraction a alors été la lecture dans une fabuleuse bibliothèque où trônaient tous les grands auteurs américains et la littérature populaire française. C’est là qu’il a commencé à écrire de courts textes à la manière de,de Pagnol à Caldwell. Du lycée, il se souvient aussi d’un élève très brillant appelé Jean-Luc Mélenchon. En 1968, celui-ci a voulu faire défiler les élèves en rang par deux. Comme à l’internat napoléonien. Embareck l’a envoyé balader avec des mots fleuris et, plus tard, en a tiré une nouvelle !

Son envie de devenir écrivain remonte à cette année scolaire 1967-68, quand il reçoit un prix lors d’un concours national de rédaction. Dès lors, il s’est passionné pour la mécanique de l’écriture, le son des mots, le rythme des phrases. Toute une construction qu’il apparente à un jeu de Lego ou à une composition musicale qui doit bien sonner à l’oreille. Un travail d’orfèvre qu’il entrevoit comme un amusement. Et cet amusement nous comble. C’est pourquoi on attend avec impatience son prochain roman qui aura pour héroïne Alberta Hunter, une chanteuse mythique de jazz et de blues qu’il a eu la chance de rencontrer longuement.

Michel Embareck, Rock en Vrac, Relatives, 2025. 280 pages


[1] Groupe de rock alternatif constitué autour du chanteur Tai-Luc en 1976.

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Les culs nuls

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France TV

Notre chroniqueur a regardé “Nus et culottés” sur France 2 : une émission écologique, humaniste et rédemptrice… L’émission la plus gnan-gnan et la plus nunuche financée par votre redevance, déplore-t-il.


Depuis 2012, France TV propose aux téléspectateurs une émission intitulée “Nus et culottés” – je ne l’ai personnellement appris que tout récemment, grâce à un message posté sur le compte Linkedin d’un des animateurs de ladite émission, un dénommé Guillaume Tisserand-Mouton, surnommé Mouts, nous informant que tous les épisodes sont désormais disponibles sur le site de la télévision publique. Le principe: Mouts et son complice Nans (Thomassey) partent, sans argent et à poil, d’un point A pour se rendre à un point B, avec un objectif précis et en comptant sur la générosité des gens rencontrés pour se vêtir, se nourrir, se déplacer et se loger. L’occasion de « renouer avec leur vagabond intérieur » et de faire des rencontres relevant, paraît-il, de « l’écologie humaine et relationnelle ».

Voyage voyage, dans tout le royaume…

Le média écolo Pioche ! a rencontré ce duo « incarnant une certaine idée de la décroissance et invitant à réinventer les imaginaires du voyage dans un contexte d’urgence climatique et de fractures sociales[1] ». Partout où ils se sont rendus, nos deux vagabonds ont eu la chance de tomber sur des gens qui, les voyant « arriver dans un tel état de vulnérabilité », c’est-à-dire nus et sans un sou, se sont montrés d’une extrême générosité. Par un juste retour des choses, Mouts et Nans ont gentiment psychanalysé et confessé tout ce petit monde. Certaines personnes leur ont dit des choses qu’elles n’avaient jamais dites à leur femme ou à leurs amis. L’émotion est alors souvent à son comble et les deux compères pleurent régulièrement à l’écran : « Le fait de pleurer lorsque quelque chose m’émeut me rend encore plus fort », affirme Mouts qui en profite pour rappeler une expérience stupéfiante avec Alain, une des personnes rencontrées lors de l’un de ses périples : « Cet homme-là avait vécu quelque chose d’extraordinaire à nos côtés – il s’était laissé aller à pleurer, alors que ça ne lui était pas arrivé depuis des années. » De son côté, Nans raconte une rencontre émotionnellement forte avec quatre marins-pêcheurs : « Il y a eu des confessions touchantes. Il y a eu des aveux, de la rédemption. Ils ont reconnu avoir commis des choses non pardonnables, ils se sont sentis coupables. Ils ont eu envie de se “réparer” et ils sont passés par la mer pour y arriver. » L’ambiance étant à la contrition, Mouts avoue, honteux: « Je commande encore sur Amazon. »

La dernière émission de Nus et culottés a été diffusée en première partie de soirée sur France 2 le 27 mai. Je n’ai pas eu le courage de la regarder en entier – je suis moi-même sujet à des crises lacrymales inextinguibles, lesquelles peuvent être provoquées par des événements hétéroclites : les images de notre président boxé par son épouse ; les confessions d’Édouard Philippe avouant avoir menti pendant des années ; les discours caritatifs de Sainte Juliette à Cannes ; les apparitions de François Hollande, preuve vivante de l’inefficacité de certains régimes (politiques ou alimentaires) ; celles de François Ruffin revenant sur ses blessures d’enfance, dont un baptême imposé à l’âge de six mois ; les cris de désespoir d’Aymeric Caron à propos du génocide des moustiques ; le dernier opuscule de Salomé Saqué contre l’extrême droite ; les diatribes de Sandrine Rousseau contre le barbecue, Elon Musk et l’islamophobie ; les déclarations de Marine Tondelier sur les migrants et l’amour ; etc. Dois-je préciser que les larmes que m’arrachent ces individus ne sont pas des larmes de tristesse ?

Dans le genre neuneu désopilant, le dernier long message du dénommé Mouts sur les réseaux sociaux se pose un peu là : « Ce matin, dans le métro, j’ai rembarré un pickpocket. Il glissait sa main dans le sac d’une dame. Ma colère est montée, vive, presque douce. “Tu fais quoi, mec ?” Et je l’ai sommé de quitter la rame. Mon métier, avec “Nus et culottés”, c’est de croire en l’humain. De faire confiance à des inconnus. D’oser se jeter dans la vie, sans filet, avec le cœur ouvert. Et je continue de le faire. Je rechoisis la confiance. Encore. Même si la malveillance, le vol, la violence existent. Même si moi non plus, je ne suis pas toujours impeccable. Mais quand l’un de nous s’égare, je crois qu’on a tous un rôle à jouer. Le respect mutuel, ça s’entretient. Ça se cultive. Y compris envers ceux qui l’ont perdu. Peut-être qu’à force d’être remis à sa place, ce pickpocket renoncera. Et moi, autant que possible, je continuerai de porter cette voie-là (sic) : celle de la fraîcheur, de l’innocence et de la curiosité de la rencontre. » On croit avoir atteint le sommet de la niaiserie – mais non, le vagabond boboïde en remet une couche : « Parce que peut-être, en apprenant à mieux vivre entre humains, on apprendra aussi à mieux vivre avec le reste du vivant. » Binoche, sors de ce corps !

Missions impossibles

Tout cela manque un peu de nerfs. Il serait temps, je crois, de passer à la vitesse supérieure, de se lancer un véritable défi. De se confronter à certaines réalités, en certains lieux où « l’écologie humaine et relationnelle » reste rudimentaire. Proposons à nos deux nomades médiatiques un parcours un peu plus épicé et un objectif risqué mais susceptible de démontrer définitivement les bienfaits de leur démarche écologique, humaniste et rédemptrice. Je promets une part d’audience exceptionnelle. Alors, voilà le programme : Départ, à poil, d’un des quartiers nord de Marseille – La Castellane ou Les Rosiers, au choix. S’ils franchissent cette première étape, Mouts et Nans prendront la direction des quartiers communautaires d’Avignon, de Grenoble puis de Lyon, où des rencontres généreuses et de riches échanges seront organisés avec les locaux.

Si tout va bien, nos deux compères seront ensuite attendus à Saint-Denis. Là, ils tenteront d’arracher les confidences et de remettre sur le droit chemin les virulents jeunes gens qui contrôlent la cité des Francs-Moisins. Ces derniers s’épancheront-ils, en pleurs, sur les épaules de leurs confesseurs ? Renonceront-ils à faire régner la terreur dans ce quartier où les policiers sont régulièrement agressés ? Émus par la fraîcheur de Mouts et la bienveillance de Nans, cesseront-ils leurs commerces délictueux ? La générosité l’emportera-t-elle ? Le respect mutuel triomphera-t-il ? Questions vertigineuses qui ne trouveront de réponses que si Mouts et Nans, relevant le challenge, réalisent ce nouvel (et sûrement dernier) épisode de “Nus et (vraiment) culottés”…                                  


[1] https://piochemag.fr/nus-et-culottes-ces-temps-incertains-nous-offrent-une-chance-unique-de-renouer-avec-notre-vagabond-interieur/

PSG: on ne peut pas plaire à tout le monde

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Mohamed Henni casse sa télévision après la défaite de Marseille 3 à 0 face à Paris, 28 octobre 2024 © Capture d'écran YouTube

Le football français a remporté deux Coupes du monde, mais un seul sacre européen en club ! Ce soir, le Paris Saint-Germain corrigera peut-être cette anomalie, en disputant sa deuxième finale de Ligue des champions de l’histoire, à Munich, face à l’Inter de Milan. De quoi obtenir le soutien de toute la France ? Peut-être pas…


En plus d’être « à jamais les premiers », les Marseillais aimeraient bien rester les seuls… Les seuls à avoir remporté une Ligue des champions pour la France. Au point de craindre que leur éternel rival ne les égale, et de soutenir quiconque pourrait empêcher le Paris Saint-Germain de gagner ?

Des Marseillais qui prennent soudainement l’accent milanais ?

L’Olympique de Marseille compte bien rester le seul club français à arborer une étoile européenne sur son maillot. Et, à l’approche de la grande finale de ce soir, la ferveur marseillaise se transforme en soutien… très stratégique. Depuis quelques jours, une vague d’amour inattendue pour l’Inter Milan a déferlé sur la cité phocéenne. Liverpool, Aston Villa, Arsenal : à chaque tour éliminatoire, les supporters olympiens ont changé de couleur, mais avec l’Inter, c’est une véritable passion soudaine — et collective. Dans les boutiques de sport marseillaises, c’est la ruée. À Action Sport, en plein centre-ville, 2 rue de Rome, un vendeur témoigne : « On n’a plus rien, ni maillot, ni écharpe, ni drapeau, ni casquette… On n’en avait pas beaucoup et tout s’est arraché, même les anciens modèles ! »1.

À lire aussi : Le PSG n’est plus insupportable !

Même le sénateur Marseillais Stéphane Ravier arborait fièrement un maillot de l’Inter floqué « Ravier 13 », parlant de « l’Olympique milanais » ou de « l’Inter de Marseille », et assurant que « 31 mai rime avec milanais ». Malgré son ancrage politique à droite, M. Ravier ne manque pas d’humour et affirme que « Marseille a toujours été une terre d’immigration et cosmopolite… 1ère, 2ème, 3ème génération: nous sommes tous des enfants de Milan ! Samedi, tous derrière l’Inter de Marseille pour préserver un patrimoine marseillais: à jamais les premiers… et les seuls ! ».

Parmi les plus investis, Mohamed Henni ne pouvait évidemment pas manquer l’occasion. Le célèbre youtubeur, supporter invétéré de l’OM, a confirmé qu’il serait bien à Munich pour soutenir… l’Inter Milan. Très connu pour casser sa télévision à chaque défaite de l’OM, ou à chaque victoire de Paris en Ligue des champions, il espère ne pas avoir à le faire le soir du 31 mai. Confiant, il a déclaré que si le PSG remportait la coupe d’Europe tant convoitée, « [il] traverse[rait] tous les Champs-Élysées en string ». Fidèle à lui-même, il a multiplié ces derniers jours les déclarations absurdes pour justifier son attachement soudain au club italien : « Je supporte l’Inter de Milan, parce que je kiffe les vespas… et j’adore les spaghettis aussi ! ». Peu convaincant, certes, mais l’essentiel est ailleurs : à Marseille, l’heure est à l’unité. Une unité teintée de bleu et noir et d’ironie assumée. Car derrière les faux airs de tifosi se cache un objectif clair : voir le PSG échouer, et conserver jalousement un patrimoine symbolique, une étoile européenne qui remonte à 1993…

Zidane et Boli « patriotes »

D’autres redoutent cette victoire pour des raisons différentes. Les commerçants parisiens craignent que des débordements éclatent dans la capitale, comme il y en avait déjà eu lors de la victoire en demi-finale contre Arsenal. Des supporters parisiens (mais est-ce vraiment des supporters ?) se font remarquer pour manifester leur joie d’une façon intrigante : tout casser. Espérons que cela ne viendra pas gâcher la fête… si fête il y a. Le préfet de police Laurent Nuñez promet un dispositif de sécurité « massif » et un défilé « très encadré » sur les Champs Élysées en cas de victoire.

Mais, dans ce grand élan de soutien milanais, quelques voix dissonantes se font tout de même entendre à Marseille. Contre toute attente, certains Marseillais — et pas des moindres — osent finalement soutenir l’équipe de la capitale. Parmi eux, une légende incontestable : Zinédine Zidane. Interrogé à l’approche de la finale, le champion du monde 98 a déclaré : « Même moi qui suis Marseillais, de toute façon, il va falloir que l’équipe française gagne. »

À lire aussi : Dans le monde du football, il y a les bons et les mauvais otages…

Mais ce n’était rien à côté du choc provoqué par Basile Boli, héros du sacre de 1993, dont le nom est gravé à jamais dans la mémoire des Marseillais. Celui qui avait offert à l’OM sa seule Ligue des champions en marquant l’unique but de la rencontre, a surpris tout le monde en déclarant : « Mon cœur reste bleu et blanc. Mais je suis derrière le Paris Saint-Germain. Représenter la France, c’est quelque chose d’important pour moi. » Didier Deschamps y est aussi allé de son commentaire : « [La victoire de Paris] serait la meilleure des choses pour le football français ». Enfin, personnalité marseillaise que l’on se refusera de qualifier de « légende », le député LFI et ancien chauffeur de Mélenchon Sébastien Delogu a déclaré aussi, sur Instagram, qu’il espérait voir le PSG gagner, après tout ce qu’ils (les supporters) avaient fait pour Gaza…

Il y aura évidemment quelques dissidents ailleurs, notamment dans certaines villes françaises abritant les clubs rivaux du PSG, comme Lyon, mais la plupart des Français espèrent bien voir Paris soulever la coupe aux grandes oreilles samedi soir. Une chose est sûre, tous les amoureux du football auront les yeux rivés sur le match, diffusé sur M6. Et de toute façon, en cas de victoire de leur club, les Parisiens resteront « à jamais les deuxièmes »…


  1. https://www.leparisien.fr/sports/football/ligue-des-champions/tout-sest-arrache-meme-les-anciens-modeles-a-marseille-cest-la-ruee-vers-les-maillots-de-linter-28-05-2025-2XQEWGPLPRFRBK76J6ABIFOBZA.php?ts=1748637079472 ↩︎

Un livre à soi

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Virginia Woolf © Havard Theater Collection/Wikimedia Comm

Pour ses cent ans, « La Pléiade » offre un beau coffret à Mrs Dalloway, le roman le plus connu de Virginia Woolf. L’occasion de lire ou de relire ce chef-d’œuvre qui n’a pas pris une ride


Pour son centenaire, la prestigieuse collection La Pléiade offre à Mrs Dalloway un somptueux écrin qui réunit d’autres écrits, notamment Orlando et Une chambre à soi, œuvres majeures de l’auteure anglaise. Publié en 1925, Mrs Dalloway connaît d’emblée un succès retentissant, lequel ne s’est pas démenti depuis. Virginia Woolf entame sa rédaction dans un climat de confiance. Elle vient de publier La Chambre de Jacob à The Hogarth Press, maison d’édition qu’elle dirige avec son mari. Le livre est un best-seller. Elle se sent enfin un écrivain à part entière.

Mrs Dalloway prend d’abord la forme d’une nouvelle – Mrs Dalloway in Bond Street, transcrite dans le présent volume – qui paraît dans la revue The Dial en 1922. Trois mois plus tard, Virginia Woolf décide d’en faire un roman et note dans son Journal : « Pour ce livre j’ai presque trop d’idées – je voudrais exprimer la vie et la mort, la raison et la folie. Je voudrais critiquer le système social ; le montrer à l’œuvre dans toute sa rigueur. » Le livre s’ouvre sur cette phrase désormais célèbre : « Mrs Dalloway dit qu’elle se chargerait d’acheter les fleurs. »

Nous sommes à la mi-juin. Une femme déambule dans Londres à la recherche d’un bouquet pour la réception qu’elle donne le soir même. Cette femme est Clarissa Dalloway, « elle avait quelque chose d’un oiseau, un geai, bleu-vert, avec une légèreté, une vivacité, bien qu’elle ait plus de cinquante ans et qu’elle ait beaucoup blanchi depuis sa maladie ». Et tandis qu’elle marche dans les rues au rythme des cloches de Big Ben, les pensées se pressent dans sa tête auxquelles l’écrivain donne un accès direct. Ce que l’on appellera le « flux de conscience » est né. Une audace formelle et narrative que la romancière, désormais débarrassée du souci de plaire aux éditeurs, s’autorise avec jubilation.

À lire aussi, Georgia Ray : Coups de pinceaux et blessures

« Je suis certainement moins contrainte que jamais », note-t-elle au bout d’un an de rédaction. Passé l’enthousiasme des débuts, Virginia Woolf confesse que ce livre est sans doute l’un des plus « torturants », des plus « réfractaires » qu’elle ait eu à écrire, pour concéder au bout de quelques mois qu’aucun « n’a encore eu une structure aussi remarquable ». Le chef-d’œuvre est là. Elle y met toutes ses obsessions. Ses fascinations. Ses hantises. Son amour pour Londres « joyau des joyaux, jaspe de la gaieté ».

Son attirance pour les femmes : « Elle ne pouvait résister parfois au charme d’une femme. (…) Elle ressentait alors ce que ressentent les hommes. Un instant seulement, mais c’était assez. » Sa peur de la folie également. Woolf, qui n’a eu de cesse de composer avec la maniaco-dépression, en est miraculeusement épargnée durant la rédaction de son roman. Aussi n’a-t-elle qu’une crainte : que le personnage de Septimus, qui en est atteint, fasse ressurgir en elle les symptômes de la maladie. « Par certains côtés ce livre est un exploit », écrit-elle le 17 octobre 1924, alors qu’elle vient de le terminer. Un exploit dont cent ans après on continue d’admirer le génie et la modernité.


Virginia Woolf, Mrs Dalloway et autres écrits, « La Pléiade », Gallimard, 2025, 800 pages.

Alexandra Lemasson, Virginia Woolf, « Folio biographies », Gallimard, 2005, 272 pages.

Virginia Woolf

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Louis Bonaparte: le jeune frère mal-aimé de Napoléon

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Louis Bonaparte © Perrin

Frère méconnu de Napoléon Ier, père du futur Napoléon III, Louis Bonaparte est longtemps resté une figure pâle de l’épopée impériale. François de Coustin redonne chair à ce « roi rebelle et mélancolique », tiraillé entre sa loyauté familiale, ses aspirations contrariées et une santé déclinante.


Le père de Napoléon III est un oublié de l’histoire. À Luigi, ce petit frère d’abord tant chéri puis si mal-aimé de l’ Empereur, né en 1778 de Carlo Maria et de Letizia Buonaparte,  François de Coustin consacre une biographie magistrale. Louis Bonaparte voit le jour derrière Giuseppe (Joseph, 1868), l’aîné des enfants, puis Napoleone (1769, mort en bas âge), Luciano (Lucien, 1775), et Maria-Anna (Elisa, 1777). Après lui naîtront Paolina (Pauline, 1780), Maria-Anunziata (Caroline, 1782) et enfin Girolamo (Jérôme,1784), le petit dernier.

Un homme mal dans sa peau

Celui qui, de son union mal assortie avec la reine Hortense, donnera le jour au souverain du Second Empire, a traversé l’épopée du Premier Empire et les années consécutives à sa chute en personnage d’arrière-plan, balloté par des événements sur lesquels il n’est jamais parvenu à imposer sa marque. Au-delà du récit passionnant de cette existence en somme assez pathétique, le livre restitue – et c’est ce par quoi il dépasse de très haut la simple visée anecdotique – le contexte géopolitique dans lequel l’incroyable saga familiale, sous la férule de Napoléon, se cristallise.

François de Coustin le souligne, les enfants Buonaparte sont nés de parents très jeunes : en 1764, date de leur mariage, Charles a dix-huit ans, Letizia quatorze ! L’ascendant porté par le génie de Napoléon sur ses frères et sœurs se manifeste très tôt. Car Charles meurt en 1785. Et Marbeuf, l’ancien amant de Letizia, qui est aussi le parrain de Louis, décède à son tour en 1786. Parti faire ses études sur le continent, Napoléon, dès 1791, « dans un pays en pleins troubles révolutionnaires » prend en charge l’éducation de son cadet alors âgé de douze ans-et-demi, l’emmenant avec lui, supervisant ses fréquentations, intriguant pour pousser ses études, et bientôt sa carrière d’officier. Propulsé à la tête de l’armée d’Italie, le général Bonaparte en fait son aide de camp. Mais « les infirmités physiques de Louis commencent à se manifester » de bonne heure. « Personne ne pense aux conséquences d’une chute de cheval oubliée de tous ». C’est pourtant là, semble-t-il, l’origine de sa santé défaillante ; elle ne cessera de se délabrer au fil des années. Louis usera et abusera des cures pour tenter, en vain, d’éradiquer la paralysie qui envahit son corps. En proie à des affections rhumatismales et autres douleurs articulaires toujours plus incommodantes, Louis se verra privé progressivement de l’usage de sa main jusqu’à ne plus pouvoir écrire, puis seront atteints ses membres inférieurs. « Ce malade qui se voyait en danger de mort en permanence » sera pourtant, avec son cadet Jérôme, le dernier survivant des Bonaparte de sa génération (Elisa meurt en 1820, Pauline en 1825, Madame mère en 1836, Caroline en 1839, Lucien en 1840, Joseph en 1844). Dès 1839, Louis, grabataire, « se servait difficilement de ses bras et ne marchait […] que soutenu sous chaque bras par un domestique ». On lui suppute aujourd’hui une sclérose en plaques. Sous le nom de comte de Saint-Leu, âgé de 67 ans, Louis Bonaparte rend son dernier soupir le 25 mai 1846. En 1837, la reine Hortense l’avait précédé dans l’au-delà.

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Conté par François de Coustin dans un luxe de détails fascinant, ce récit palpitant scande les étapes de la vie du « roi rebelle et mélancolique », pour reprendre le sous-titre de cette ambitieuse biographie de plus de 600 pages, la première, à ma connaissance, exclusivement consacrée au seul Louis Bonaparte. Mais aussi bien la prose érudite, limpide et acérée de l’émérite historien recolore pour nous, au fil des pages, le paysage géopolitique, sociologique, mondain du temps, avec une extraordinaire puissance d’évocation.

Un pion dans les ambitions de Napoléon

Rembobinons :  l’emprise de Napoléon sur sa fratrie grandit à la mesure de sa gloire naissante – Arcole, Rivoli, campagne d’Egypte… Longue réticence de Louis à épouser Hortense de Beauharnais ; fréquentation des salons (Germaine de Staël) par un garçon qui à l’instar de ses frères, « taquine la plume » et qui, vite « mal à l’aise d’y être traité comme le frère du Premier consul et non pour lui-même, fuit la société »…  Décrit par un ami comme « fort brun, fort velu » avec « beaucoup d’embonpoint », Louis, à 22 ans, en paraît 27 !  Ce « cœur incertain » – pour reprendre le titre d’un des chapitres du livre – est surtout celui qui, sa vie durant, ne sera jamais qu’un pion dans les ambitions sans limites de Napoléon, capable de lui écrire, tout de même : « vous ne sauriez être indépendant, je ne le souffrirai pas ».

Dans leurs tardifs Mémoires « écrits bien après leur acrimonieuse séparation », Louis, comme Hortense, décrivent leur vie conjugale comme un enfer de tous les instants. Ils parviendront pourtant à faire trois enfants. Mari irascible, ombrageux, maladroit, jaloux, Louis souffre qu’Hortense soit systématiquement soutenue contre lui par Napoléon, à l’autorité duquel il se soumet à son corps défendant, plus impérieuse à mesure que s’accroît sa puissance : « je hais la grandeur, le faste, les distinctions, les décorations, etc. […] Je tiens tout de mon frère  […] La nation doit fournir à ses chefs, mais non à ceux qui n’ont de commun avec eux qu’un nom donné par le hasard », confesse Louis à Mésangère, son ami de cœur.

Nommé général de brigade à son corps défendant en 1801 par son frère consul, il démissionne – avant de se raviser. Devenu empereur, obsédé par la continuité dynastique, seule capable à ses yeux de de sédimenter son pouvoir, Napoléon a retiré la succession du trône à ses frères, et Joseph ne pouvant avoir d’enfant, il la remet entre les mains du premier fils de Louis et d’Hortense, le petit Napoléon-Charles, la stérilité de Joséphine aidant à faire de ce dernier le  « centre de toutes les attentions ». Piétinant les droits légitimes de ses frères, Napoléon, pragmatique, a réglé la question par le sénatus – consulte instaurant l’Empire héréditaire, un article prévoyant que « Napoléon peut adopter les enfants ou petits-enfants de ses frères » si lui-même n’a pas d’enfants. Face à la rébellion des sœurs, Napoléon répond, narquois : « à voir vos prétentions, mesdames, on croirait que nous tenons notre couronne du feu roi notre père ».

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En attendant, Louis, nommé conseiller d’État, se voit promu… connétable, dignité purement honorifique, contraignante mais lucrative – qui l’accable. Napoléon impose en outre que les prénoms de tous les enfants de la famille soient précédés de « Napoléon » : d’où « Napoléon-Louis », dont la naissance, au demeurant, est éclipsée par le sacre de l’Empereur. Sans ce qu’il appelle son « système », Louis ne « compte pour rien ». Bientôt nommé « gouverneur de Paris », « le militaire qu’il est censé être mène surtout campagne contre son corps », note plaisamment François de Coustin. À 27 ans, le voilà « écrasé sous des honneurs et des responsabilités dont il se passerait volontiers ». Quand, en juin 1806, son frère le propulse roi de Hollande sous le nom de « Lodewijk Napoléon », Louis n’y voit « qu’un exutoire aux difficultés de son ménage ». Roi vassal, rudoyé sans trêve par son frère dominant (Louis ne l’appelle jamais autrement, dans ses lettres, que «  sire », ou « Votre Majesté » !)  ce souverain malgré lui va, contre toute attente, s’éprendre de son royaume, et  chercher à « s’imposer aux yeux de son peuple, mais aussi aux yeux de l’Empereur, comme un roi de plein exercice ». Au point de vouloir se faire couronner… jusqu’à ce qu’il n’en soit plus question !

Des relations familiales compliquées

François de Coustin n’a pas son pareil pour rendre passionnant le récit de ces rapports acrimonieux entre les deux frères, sur la base de leur correspondance. Celle-ci révèle un Napoléon colérique, acide, d’une brutalité inouïe.  Quand meurt Napoléon-Charles, l’aîné des fils de Louis, Napoléon se contente d’écrire à Fouché : « j’avais espéré une destinée plus brillante pour ce pauvre enfant ». En 1808, la naissance de Charles-Louis-Napoléon [sic !], troisième fils d’Hortense, enflamme «  la machine à ragots » […], « la médisance [quant à la paternité de Louis étant] surtout le fait du clan Bonaparte, ravi de pouvoir nuire au clan Beauharnais, et Caroline est à la manœuvre ». Séparés, Louis et Hortense se disputeront âprement la garde de l’enfant, dans le même temps où le roi de Hollande « rêve d’asseoir sa légitimité » : « Louis se voit en souverain et Napoléon en suzerain ».  En 1811, l’Empereur annexe la Hollande, « petit territoire dans un empire napoléonien en perpétuelle expansion ». Napoléon réclame à son frère la conscription, qu’il n’obtiendra jamais ; Louis impose l’uniforme blanc à l’infanterie hollandaise ; « s’ancre chez ses sujets l’image du goed Lodewijk, ‘’le bon Louis’’ »… Lorsque le Blocus continental  en vient à assécher les finances du royaume, « Louis finasse », contre les instructions de son frère, pour protéger le commerce : « empêchez donc la peau de transpirer ! », écrit-il en réponse aux « aboiements » [sic] d’un Napoléon mû par sa volonté implacable. Lassitude, détresse, abattement de Louis. Napoléon : « le climat de Hollande ne vous convient pas […] Je pense à vous pour le royaume d’Espagne […] Répondez-moi catégoriquement. Si je vous nomme roi d’Espagne, l’agréez-vous ? Puis-je compter sur vous ? ». Refus de l’intéressé.  De guerre lasse, « Napoléon n’insiste pas et prépare Joseph à son nouveau poste ».

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D’épidermique, le conflit entre les deux hommes s’envenime, pour devenir frontal en 1809 : « l’économie d’un roi n’est pas celle d’un prieur de couvent », lui écrit l’Empereur, dans une de ses lettres courroucées, insultantes, voire menaçantes : « c’est avec de la raison et de la politique que l’on gouverne les Etats, non avec une lymphe âcre et viciée », lui mande encore son frère.  « Estomaqué », pour reprendre l’expression du biographe, Louis vit « la fin des illusions » dans l’angoisse, perpétuellement dupe du jeu de Napoléon, et ne comprenant pas ce qui lui arrive. Avec, en toile de fond, sa lutte infatigable pour récupérer, non plus même sa femme qu’il jalouse maladivement, et qui ne cesse de le fuir, mais au moins l’aîné de ses fils ! « Sciemment et cyniquement, écrit Coustin, Napoléon met en place des conditions d’une rupture avec Louis », dont on suit ici pas à pas le calvaire, jusqu’à l’abdication pathétique : quatre ans et un mois de règne à peine ! « S’ajoute à l’attitude de Napoléon l’écrasante dignité impériale, celle qui a mis fin au tutoiement entre les frères et sur le respect de laquelle il est aussi vétilleux que sur celui de la livrée du cocher de son ambassadeur », observe l’auteur.

Une fin de vie isolée et mélancolique

Louis, dès lors, va vivre sa « solitude en commençant par orchestrer sa propre disparition ». Tour de force dans un pays aussi contrôlé que celui de Napoléon, qui redoute (et empêche) qu’il ne s’embarque pour l’Amérique. « Dites-moi, je vous prie, s’il me permettra de vivre tranquille et obscur », supplie Louis dans une lettre à Madame Mère. Sombrant en dépression, se prenant à rêver d’un chimérique retour dans sa Corse natale, « c’est par son propre choix qu’il s’émancipe de ce passé pour devenir désormais le comte de Saint-Leu ». Exilé à Töplitz dans l’actuelle République tchèque, puis à Gratz, en Autriche, la Hollande autoritairement transformée en dix départements français lui reste une plaie ouverte, un mirage fantasmé. Il refuse l’offre d’un apanage royal doté de deux millions annuels –  Hortense n’aura pas de tels scrupules, et s’en empara. Se voulant désormais un simple particulier, Louis tentera pourtant une dernière fois de récupérer son trône de Hollande dans l’agonie du Premier empire, ultime velléité d’action. Trop tard : la maison d’Orange reprend possession du pays. Le 1er janvier 1814, Louis rentre à Paris et s’installe à l’hôtel de Brienne… chez maman ! À Joseph, Napoléon écrira de lui : « je lui ai toujours connu le jugement faux. C’est un enfant qui fait le docteur ». Netflix pourrait faire une série à suspense des minutes du procès à épisodes intenté par Louis, en 1815, pour récupérer la garde de ses enfants ! Le verdict rendra Napoléon-Louis, l’aîné, à Louis ; et Louis-Napoléon, le cadet, à Hortense.

Graphomane, exilé à Rome puis à Florence après la chute de l’Empire, le comte de Saint–Leu, bientôt « M. Louis » (à la Restauration, Louis XVIII érigera en duché les terres de Saint-Leu) reviendra continument sur les épisodes de sa vie dans de multiples tentatives avortées d’écrire ses Mémoires. Coutumier des amours juvéniles, Louis tentera de demander sa main à la princesse Vittoria Odeschalchi – dix-sept ans !  « Je désire comme à seize ans », écrit-il dans un poème publié en 1831 sous le titre Les Regrets. Ce romantique mal conformé, « transi de beautés à peine nubiles », croira trouver chaussure à son pied (si l’on ose dire) en la personne d’une autre promise également âgée de dix-sept ans, une certaine Julia-Livia Stiozzi Ridolfi – tentative d’escroquerie au mariage, mais « Arnolphe s’est méfié à temps d’Agnès », pour reprendre la fine formule de François de Coustin. La dame lui survivra jusqu’en 1862. Louis épanchera ses amertumes en alignant des vers : «  Sous votre empire tyrannique/ Ô femmes j’ai passé trente ans/ Dans une attente chimérique/ Ou dans les regrets déchirants »…

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Quid de la progéniture ? Joseph, l’aîné, exilé aux États-Unis, est de loin le plus riche de la fratrie.  L’aînée de ses filles, Zénaïde, convole avec Charles-Julien, fils de Lucien. Charlotte, sa fille cadette, rentrée en Europe, « haute comme une naine et excessivement laide », se voit promise au fils aîné de Louis, le seul dynaste ; ils ne procréeront pas.  La rougeole foudroie Napoléon-Louis en 1831. Quant à l’Aiglon, il meurt à Vienne un an plus tard. La destinée fulgurante de Louis-Napoléon est en route… Que son géniteur paralytique ait pu vivre six ans de plus, et il assistait à la naissance du Second Empire ! Comme quoi !

On pense à Guillaume Apollinaire, dans La Chanson du Mal-Aimé : « Destins, destins impénétrables/Rois secoués par la folie… »  


A lire : Louis Bonaparte, roi rebelle et mélancolique, par François de Coustin. 624p, Perrin, 2025. En librairies à partir du 22 mai.

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