L’historien Michel Pastoureau explique les raisons de l’incroyable capital sympathie dont jouissent les ânes.

Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne ! Ainsi court le bruit, dans la lointaine Phrygie, sur le fils de Gordias, l’inventeur du célèbre nœud. À Rome, L’Âne d’or raconte les aventures d’un jeune aristocrate transformé en âne. Peau d’Ane, l’histoire d’un père dévoré de désir pour sa fille laquelle, pour lui échapper, se revêt de la peau d’un âne qui fait des crottins d’or. Le Roman de Renart met en scène un archiprêtre représenté en âne. Le maître d’école d’une gravure de Van der Heyden a un bonnet d’âne. En Espagne, Sancho Panza chevauche un âne, et son maître, un cheval. Qui ne connaît les ânes de Tristram Shandy et Modestie, l’ânesse de Stevenson parcourant les Cévennes ? Dans La Peau de chagrin un jeune homme, grâce à un talisman en peau d’onagre, obtient ce qu’il veut mais meurt de ses désirs. Dans un long poème qui prend à rebours les idées reçues, Victor Hugo incarne, dans l’âne, la sagesse. Francis Jammes le chante, et Brassens.
Images ambivalentes
Quelle littérature ! Quelles passions, quels vices et rêves, quels fantasmes porte l’âne sur son dos ! Que d’images ambivalentes ! Âne fictif, âne social, littéraire, philosophique, tour à tour loué ou dévalorisé, l’âne est une figure de choix de notre imaginaire. Proverbes, allégories, symboles, gravures, peintures, tout est plein… d’ânes, aurait pu ajouter Hugo. C’est donc toute une histoire culturelle prenant en compte savoirs et croyances, vie réelle et imaginaire que raconte l’historien Michel Pastoureau dans son dernier livre, L’Âne, paru au Seuil. Accompagné par une iconographie de choix, voilà bien un livre à mettre sous le sapin.

Venu du Sud de l’Égypte au quatrième millénaire avant J.C., l’âne gagne le Proche et le Moyen Orient, l’Asie Mineure puis l’Europe comme le montre une frise stylisée d’un troupeau d’ânes foulant le blé sur une tombe pharaonique (environ 2500 av. J.C.). Au IIème siècle de notre ère, l’âne est dans l’empire romain, avant de rejoindre par bateau Christophe Colomb, devenant ainsi le premier âne américain. Au XVIIIème siècle, seulement, il se trouve dans les colonies britanniques. Longtemps dévalorisé par comparaison avec le cheval, c’est Buffon qui lui donnera, grâce à l’introduction de la notion d’espèce, toute sa dignité, en affirmant « L’âne n’est pas… un cheval dégénéré ni un cheval au rabais. » Sauf que, si on lui reconnaît des vertus de frugalité et d’endurance, le portrait physique et moral de l’âne n’est pas fameux. Laid, ridicule, avec de longues oreilles et un braiement affreux, muni d’un appendice sexuel démesuré, il aurait toujours soif et aime le vin. Stupide et entêté, il ne fait pas peur : tout le contraire de l’homme.
Comme toujours dans ses livres, Pastoureau adopte une perspective chronologique.
Âne antique et âne médiéval
L’âne antique, très documenté, est respecté puis méprisé. Bête de somme, il accompagne la vie quotidienne de l’homme auquel il rend tous les services : travailleur, endurant, sobre, il tire. Bâté, il porte. Il fait tourner le pressoir et il foule. Il fournit du crottin et même une urine utile. Son lait fait le délice des femmes comme Poppée, l’épouse de Néron, qui se baignait plusieurs fois par jour dans un lait choisi, tout comme le fera Agnès Sorel, la favorite de Charles VII. Bête respectée, il a droit à deux jours fériés par an. Ensuite, l’âne sera méprisé pour plusieurs raisons : son origine méditerranéenne et sémitique ; l’avènement du cheval, monture noble, chevaleresque et monture des riches alors que l’âne est réservé aux pauvres. L’expression « un âne bâté » datant du XVIème siècle témoigne du mépris dans lequel l’âne sera tenu.
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L’âne médiéval, « monture du Christ et attribut du diable », peu documenté, tant il appartient à la vie ordinaire, est très riche de représentations symboliques à travers contes, fables et proverbes. Les bestiaires se multiplient. Mais, là encore, l’ambivalence demeure de la représentation. Dans une encyclopédie latine, on apprend que l’âne a de grandes oreilles et une vue « vagabonde » qui lui permettent de voir et entendre tout. Il éloigne du mal, la foudre l’épargne, ses sabots et ses ruades font peur au diable, il guérit les maladies liées à la surdité, sa croix dorsale, si on la caresse, peut faire des miracles. Mais l’âne exprime également la transgression dans « la messe de l’âne ». En attendant que la Fête des Fous fasse fusionner l’âne et le fou,dont témoignent La Nef des fous de Sébastian Brant ainsi que Le Portrait du fou regardant à travers ses doigts attribué à l’atelier du peintre Frans Verbeeck.

En revanche, l’Histoire Sainte le valorise. C’est sur un âne que Moïse se rend en Egypte. L’ânesse de Balaam voit l’Ange barrer la route que ne voit pas son maître. C’est sur un âne que Giotto représente la Fuite en Egypte. C’est sur un âne que Jésus fait son entrée, le jour des Rameaux, à Jérusalem, comme le représente un splendide vitrail du XIIIème siècle, à Notre-Dame de Chartres. Pourquoi un âne ? Parce que, dans le Proche Orient ancien, et dans l’Ancien Testament, l’âne serait une monture royale pacifique, à la différence du cheval, belliqueux. Dans la crèche, l’âne est toujours là avec le bœuf.
Inversion du regard
« Ignorant et obtus » tel est l’âne moderne. Qui va du XVème siècle au XVIIIème s. Le bonnet d’âne, connu des Romains et apparu au Moyen Age, monte en puissance. En même temps, l’âne est l’objet d’un débat philosophique sur le libre arbitre des animaux. Témoin, l’âne de Buridan, auquel s’oppose l’âne du dominicain Bruno qui voit, lui, dans l’âne ,« l’ignorance savante » et le « gai savoir ». Ainsi va l’inversion des valeurs. Mais si l’âne nouveau grandit avec les encyclopédies, c’est avec le romantisme, que se fait l’inversion du regard.
L’âne contemporain,du XVIIIème au XXIème siècle, suscite compassion et empathie. Il est représenté partout, sur les affiches, au cinéma, alors que sa réalité s’efface dans la vie quotidienne, avec l’urbanisation. Moyen de locomotion avant le vélo et l’auto, passant partout, d’un pas ample et régulier, il sert de facteur, ravitaille au front pendant la guerre de 14. Les ânes rescapés de la guerre deviendront sourds. En politique, il est l’emblème de la Catalogne et des démocrates américains. Et on n’oubliera pas le canular de l’âne Lolo, « peintre génois futuriste excessiviste » et de son pinceau qui fit grand bruit !

Au XXème siècle, l’âne entre dans la littérature enfantine avec Cadichon et l’Ane Culotte. Et dans les jouets.Tous les enfants aiment caresser sur son front rêche l’âne placide aux grands yeux. Michel Pastoureau lui-même dit avoir une tendresse particulière pour les ânes qui lui rappellent son enfance au Jardin du Luxembourg, en compagnie de sa grand-mère. Moi-même rend toujours visite aux ânes de la montagne Sainte Victoire, choyés comme des rois, dont la race s’éteindrait si elle n’était protégée. Quant à Paul Cézanne, on sait qu’il se déplaçait à pied et à dos d’âne. Aussi la mairie proposa-t-elle, cette année, à l’occasion de l’exposition Cézanne, pour les moins de 14 ans, une balade culturelle et « enchantée » à dos d’âne sur les sentiers de Sainte Victoire pour mieux s’incorporer le génie du peintre !
Âne ou onagre ? Âne domestique ou âne fougueux ? Âne ou mulet ? Âne ou cheval ? Pas toujours facile à discerner comme le montre la belle mosaïque, datant de 250 après J-C, du musée archéologique d’El Djem, en Tunisie, qui ouvre le livre. Une autre mosaïque, byzantine, trouvée à Constantinople, datant du Vème siècle av. J.C., et qui se trouve à Istanbul, dessine le geste gracieux et bienveillant d’un enfant donnant à manger à un âne. Le livre abonde de peintures et de gravures de toutes sortes. Une tapisserie intitulée l’Automne, située au Palazzo Vecchio de Florence, tissée pour Côme de Médicis, représente un âne participant à la vendange. Une peinture de Le Nain du musée de l’Ermitage La Famille de la Laitière en dit plus que tout discours. De même une gravure de Goya dans Les Caprices qui montre un âne médecin. Sans oublier l’image publicitaire du chocolat Suchard, datant du début de notre siècle, porté par des ânes dans un défilé de montagnes enneigé ! Décidément, ce livre, d’un prix modique, est un trésor !
160 pages
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