En refusant d’assumer leur héritage culturel et spirituel, les Européens sont rendus plus vulnérables face aux idéologies contemporaines.
Certaines des prises de position du pape François ne pouvaient que réactiver après sa mort la question des « racines chrétiennes de l’Europe », aussi indissociable de l’histoire de l’Église de Rome que des changements politiques survenus au cours des siècles dans les différents pays européens. Qu’elle ait ou non des racines chrétiennes conditionne de toute manière l’image que l’Europe se fait d’elle-même, et qui est aujourd’hui brouillée au point de paraître illisible au regard des premiers concernés, les Européens. Identifier des racines n’est jamais chose facile, mais ce travail a été fait par les historiens qui ne peuvent aujourd’hui que constater leur impuissance face aux Européens qui vivent une crise d’identité sans précédent, et ne sont plus capables d’assumer pleinement cet héritage chrétien, sinon au titre de patrimoine offert à l’humanité après avoir été muséifié. Quant à l’Église, elle a de son côté contribué, par ses silences ou ses errances, à ce que l’influence culturelle et spirituelle du christianisme soit aujourd’hui fragilisée.
Déchristianisation : c’est votre dernier mot ?
Mais le mot est-il encore approprié, ou n’a-t-il pas perdu de sa force depuis que l’héritage chrétien périclite ? Parler des racines – et pas seulement des origines – évoque en effet l’ancrage, la solidité, et la promesse d’un développement organique qui a justement permis à la culture issue du christianisme, ou largement inspirée par lui, de perdurer durant deux millénaires et de modeler les esprits, les modes de vie, et jusqu’aux paysages ponctués, rythmés par des édifices religieux chrétiens. Mais on sait aussi que ces racines n’ont pas été seulement, exclusivement chrétiennes, et qu’en dehors des apports celtiques – revendiqués par les mouvements néopaïens et anti-chrétiens – l’Europe s’est construite en assimilant une partie au moins des cultures grecques et romaine, qui bénéficièrent elles-mêmes d’apports moyen-orientaux et parfois mêmes asiatiques. Affirmant en 1919 qu’est européen tout peuple qui a subi la triple influence de Rome, du christianisme et de la Grèce[1], Paul Valéry a aujourd’hui encore le dernier mot.
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Quant au christianisme, l’histoire de ses origines ne permet pas d’ignorer qu’il plonge ses racines dans le judaïsme que le rabbi Jeshua entendait réformer, et que le Jésus des chrétiens fut l’un des « sauveurs » qui sillonnaient à l’époque la Palestine, l’Égypte et la Syrie. Mais ce ne sont ni Simon le Magicien ni même Jean le Baptiste, précurseur du Christ, qui ont donné son impulsion première au christianisme mais un juif converti, Saül devenu Paul. Reconnaître les racines chrétiennes de l’Europe revient donc aussi à prendre acte de l’ancrage juif du christianisme et l’on ne peut faire comme si ces racines communes étaient déjà mortes. Ou plutôt on ne le peut qu’en se détournant de ce qu’elles ont produit – une vision du monde, une façon de vivre et de mourir – que l’on renie en feignant de regarder ailleurs quand on ne fait pas déjà allégeance aux futurs maîtres d’un monde qui sera tout, sauf chrétien, sans un sursaut des Européens. N’auront-ils bientôt plus d’autre choix qu’entre la soumission à l’islamisme radical et un multiculturalisme à l’américaine doublé de wokisme ?
Les identitaires, ces retardataires !
C’est qu’il ne s’agit plus seulement de corriger une erreur d’appréciation quant à l’influence du christianisme sur la culture européenne. Si on cherche à rectifier à ce point l’Histoire c’est parce qu’on a l’intention de la falsifier afin de rendre le passé compatible avec un présent sur lequel on n’a plus de prise. Aussi le débat devrait-il moins porter sur l’existence de ces racines que sur leur possible coexistence avec le déracinement moderne érigé en idéal de vie, et sur la « terre » permettant encore qu’on s’y enracine alors que ce geste ancestral est devenu suspect. Il faut croire en effet que la référence aux « racines chrétiennes » réveille une phobie de l’enracinement née avec les Temps modernes, et qui connaît aujourd’hui une accélération dans la mesure où la figure du migrant – qui pourtant migre pour trouver une terre d’accueil ! – semble désormais incarner un type humain par rapport auquel l’homme « enraciné » serait par nature retardataire et dangereusement identitaire. On imagine quel tollé provoquerait aujourd’hui la publication d’un livre comme L’enracinement de Simone Weil, écrit en pleine tourmente (1943) et sans qu’on ait alors soupçonné son auteur d’avoir écrit un manifeste à la gloire de l’idéologie nazie !
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Le déni des racines chrétiennes de l’Europe se révèle enfin doublement stérile : en ce qu’il occulte ce qu’il y a d’émancipateur dans le message chrétien au regard duquel il n’y a plus ni esclaves ni maîtres mais des « enfants de Dieu » en quête d’espérance et de salut ; et en ce qu’on feint ainsi d’ignorer que ces racines n’ont pas empêché les Européens d’engager un dialogue serré et parfois conflictuel avec le christianisme chaque fois qu’il tenta, au nom de Dieu, d’entraver la libre pensée. La liberté n’est donc pas aujourd’hui dans le fait de vénérer ou de renier ces racines mais dans la possibilité de déterminer, en son for intérieur comme aux yeux du monde, le degré d’attachement qu’on leur porte et les combats qu’on est prêt à mener pour les sauvegarder si elles sont menacées. Telle est la grande espérance dont les Européens sont en train de se laisser déposséder au profit d’une pseudo-culture de propagande ou de supermarché. Or, la reconnaissance de ses racines détermine qu’on soit ou non capable de gratitude envers ce qu’on a reçu[2], et le déni des racines chrétiennes de l’Europe n’est peut-être après tout qu’une histoire de trahison, rendue possible par un mélange de lâcheté et d’inculture.
Françoise Bonardel est l’auteur de Des Héritiers sans passé. Essai sur la crise de l’identité culturelle européenne, Les Éditions de la Transparence, 2010 (En attente de réédition).
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[1] Paul Valéry, « La crise de l’esprit », Variété I et II, Paris, Gallimard (« folio essais »), 1998, p. 42.
[2] Cf. le beau livre d’Alain Finkielkraut, L’ingratitude, Paris, Gallimard, 1999.
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