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7 octobre : le massacre et ses applaudissements

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Le carnage perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 a sidéré par sa brutalité. Mais plus stupéfiante encore fut la réaction de certains universitaires, militants et partis politiques en Occident, saluant ou justifiant l’horreur. La sociologue Eva Illouz analyse cette étrange inversion morale, où la haine des Juifs se pare des atours du progressisme.


Le 7 octobre fut un tournant. Israël, envahi par l’organisation terroriste qui seize ans auparavant s’était emparé du pouvoir de manière violente  à Gaza, a subi une attaque dont les crimes de guerre faisaient partie intégrale du projet : enfants et bébés tués à bout portant ; violences et sévices sexuels d’une incroyable intensité ; familles entières carbonisées ; parades publiques de cadavres au milieu de foules dansant et chantant ; le tout filmé avec jubilation, pour être diffusé dans le monde entier par le biais des réseaux sociaux. Le Hamas n’a pas cherché à cacher ces atrocités, au contraire, les terroristes s’exhibaient au moyen de cameras GoPro, en diffusant les images de leurs meurtres en direct.

Eva Illouz, sociologue franco-israélienne et directrice d’études à l’EHESS, ne revient pas sur ces actes génocidaires, mais sur la réaction de nombreux « progressistes qui se sont joints au chœur joyeux des foules gazaouies ».  Comme elle le remarque, aucun autre massacre – au Soudan du Sud, au Congo, en Éthiopie, au Sri Lanka, en Syrie ou en Ukraine – n’a fait autant d’heureux en Occident. Le dimanche 8 octobre, à New York, Bret Stephens, chroniqueur au New York Times, assistait au rassemblement « All Out for Palestine » où on voyait des personnes en liesse mimer l’acte d’égorger ; il y cherchait des expressions de tristesse ou d’empathie, mais n’a trouvé qu’« ivresse et jubilation ». Joseph Massad, professeur à Columbia, a qualifié le massacre de « stupéfiant », « innovant » et « impressionnant ». À Cornell, Russell Rickford, s’est dit « exalté », tandis qu’en France, le Nouveau Parti anticapitaliste a publié un communiqué officiel sur le 7 octobre en affirmant son « soutien aux Palestiniens et aux moyens de lutte qu’ils et elles ont choisi pour résister ». Aux Etats-Unis, trente-trois groupes d’étudiants de Harvard ont attribué l’entière responsabilité du massacre à Israël. Andreas Malm, professeur vedette d’écologie humaine à l’Université de Lund à Malmö, a déclaré: « La première chose que nous avons dite dans ces premières heures ne consistait pas tant en des mots qu’en des cris de jubilation ». Les mots de Judith Butler, invitée le 3 mars 2024 à une table ronde à Paris, font penser à Jean-Marie Le Pen, en pire : « Qu’il y ait ou non des preuves des allégations de viols de femmes israéliennes […] OK, s’il y a des preuves alors nous le déplorons […] mais nous voulons voir ces preuves et nous voulons savoir si c’est juste ».

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En remontant à Rousseau et à son éloge de la pitié – rebaptisée la « compassion » – Illouz se demande comment une émotion prise pour instinctive et constitutive de la morale en vient-elle à être supprimée par une formation politique qui assène sans relâche cette émotion ? Elle trace les origines de cet « antisémitisme vertueux » en considérant la French Theory comme un « style de pensée », et cette gauche progressiste comme une « tribu exotique, avec des récits et des mythes qui produisent des explications du monde plus proches de la croyance que de l’analyse ».

Quant à nous, on se pose une question analogue : aujourd’hui, où peut-on vivre tranquillement en tant que Juif ?


https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/01/04/emotions-democratie-coloniale-illouz

Eva Illouz, Le 8-Octobre. Généalogie d’une haine vertueuse. Gallimard, Tracts, 64 p.

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Monde pourri

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Dans Mécaniques du chaos, de 2017, Daniel Rondeau décrit un monde où la violence est partout et sans limite. Une fiction prémonitoire qui alertait déjà sur le terrain conquis dans nos banlieues par les islamistes et les narcotrafiquants.


La farce française se poursuit. Je me rassure en lisant le roman de Daniel Rondeau, Mécaniques du chaos, Grand prix de l’Académie française 2017. La construction de ce livre est particulièrement réussie. Tout s’emboîte sans effort, c’est huilé comme dans une tragédie. Les personnages sont nombreux, ils se croisent, trafiquent, tentent de faire le maximum de fric sur le dos pelé du monde en décomposition. C’est ça qui me rassure, la mondialisation de la pourriture, le sacré, la grandeur et accessoirement l’amour n’échappant pas à l’effondrement. J’exagère en pratiquant l’ironie voltairienne, mais on combat le nihilisme et la repentance comme on peut.

Le narrateur se nomme Sébastien Grimaud, il est archéologue et âgé de soixante-deux ans. Il nous entraîne en Tunisie, dans la Libye post-Kadhafi – au passage on fait connaissance avec la journaliste Jeannette, sa fameuse maîtresse en robe verte –, on se retrouve dans la banlieue parisienne gangrénée par l’islamisme et le trafic de drogue, on passe par la Turquie, puis on fait une halte à Malte. C’est la carte de tous les trafics que décrit avec précision Daniel Rondeau, écrivain-diplomate dans la lignée de Paul Morand. Ce qui se trame à Tripoli nous arrive en France. Partout où l’état est faible, les voyous prospèrent. Les bandes s’organisent, s’arment, parfois avec la complicité d’hommes politiques. Les institutions s’invitent au bal de la lobotomisation des cerveaux. Elles se font les complices de la destruction méthodique des grandes puissances occidentales, à commencer par la France qui, grâce au général de Gaulle, avait les moyens de faire face au chaos institutionnel et militaire qui nous pend au nez. Extrait : « Les projections, encore gardées secrètes, tendent à prouver que les banlieues des grandes villes françaises sont maintenant entourées d’une ceinture verte. Les différents rapports commandités par la place Beauvau sur l’islamisation présumée de la banlieue ont été mis au placard. Trop explosif ». C’est écrit en 2017… Voyageur infatigable, Daniel Rondeau ajoute, lucide : « L’État islamique campe aux portes de Damas, la Libye, le Sahel et une partie de l’Afrique sont contaminés. Les deux atouts islamiques : une grande autonomie de décision et beaucoup de souplesse dans l’exécution. On est plus proche du franchising que du Komintern ». Rondeau dit encore : « La toile s’élargit, Cachemire, Yémen, Pakistan, Nigeria. Partout beaucoup de business ». La violence est partout, elle est sans limite. Un être humain ne vaut rien contre une poignée de dollars. Les scènes sadiques où les femmes se font dépecées sont insoutenables. Les bonnes manières, l’érudition, l’art sont balayés par les kalachnikovs. 

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De retour en France, pour des fouilles à Wissous, Sébastien Grimaud constate : « […] ceux qui n’étaient jamais partis, semblaient s’être écartés de ce pays au point de n’avoir plus avec la réalité et avec l’histoire de l’Hexagone qu’un lien distendu et assez flou »

Daniel Rondeau a publié deux articles dans Le Monde où il alertait sur le fait que les islamistes et les narcotrafiquants tenaient déjà le terrain de nos banlieues. Devant le silence, il a pensé que seule la fiction permettrait aux lecteurs d’avoir une idée de la vérité du terrain. Mécaniques du chaos est plus que jamais d’une actualité explosive.

Daniel Rondeau, Mécaniques du chaos, Le Livre de Poche, 2019 (édition originale, Grasset, 2017).

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« Qu’ils viennent me chercher ! »

Il y a un racisme désormais « ordinaire » qui consiste à représenter des Blancs et des Blanches dans des situations où, statistiquement, ils sont en réalité sous-représentés. La campagne publicitaire de la Préfecture de Police de Paris contre les vendeurs à la sauvette n’en est qu’un exemple de plus. Le message implicite de ces publicités, c’est que les Blancs sont lâches et méprisables. Analyse.


La propagande est parfois plus subtile, et plus perverse, qu’on ne le croit. Un exemple.

Entre moquerie et consternation, une campagne de communication de la Préfecture de Police de Paris n’a pas manqué de faire réagir sur les réseaux sociaux. Il s’agit, a priori, de mettre en garde contre les vendeurs à la sauvette. On voit donc un homme aux prises avec l’un de ceux-ci, qui lui tend une Tour Eiffel miniature. Le sujet de la polémique ? Sur l’affiche, le vendeur à la sauvette est Blanc, ce qui est à peu près aussi crédible que de faire représenter Cléopâtre VII par une actrice noire. Pourquoi réagir ? Parce que ce n’est pas un cas isolé.

C’est même l’habitude dans ce genre de « campagne », le mauvais rôle est tenu par un Blanc, ou une Blanche, très souvent au mépris de la réalité statistique. Quelqu’un qui fraude la CAF ? Voici Jennifer, blanche. Quelqu’un qui parle trop fort dans les transports en commun ? Séverine, blanche. Une affiche contre les rodéos urbains ? Le conducteur du scooter est un Blanc. 

Pour illustrer l’illettrisme ? Un garçon blanc (et blond). Le mauvais niveau en mathématiques ? Une fillette blanche (et blonde). Le manque de vocabulaire au CP ? Un enfant blanc (et blond). Le harcèlement de rue ? Une bande de Blancs. Un cambriolage ? Un papy blanc. Et ainsi de suite…. A force, ça commence à se voir, d’autant plus que selon la formule désormais consacrée, « tout le monde sait ».

Facilité, pour ne pas dire lâcheté ? Sans doute. Donner le mauvais rôle à des Blancs permet d’éviter les accusations de racisme et de discrimination (et en soi, ce deux poids-deux mesures est un grave problème).

Propagande ? Bien sûr que oui. On peut imaginer que les institutions qui utilisent ces visuels ne sont pas consciemment au service de cette propagande, et ne fassent que suivre le mouvement, mais propagande il y a néanmoins, le phénomène étant beaucoup trop systématique pour ne pas être systémique. Dans ce cas, quel est le message ? Certainement pas de prétendre que les vendeurs à la sauvette au pied de la Tour Eiffel, ou les auteurs de rodéos urbains, seraient majoritairement et massivement des Blancs ! C’est grotesque, et personne n’y croit. Tout le monde sait, et tout le monde sait que tout le monde sait.

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Le vrai message n’est pas dans ces affiches, mais dans le fait qu’elles puissent être massivement et impunément utilisées. Il est triple.

Il dit aux Blancs : « On vous crache publiquement à la figure, et vous n’allez rien faire ». On nargue, on humilie, exactement comme Emmanuel Macron avec son « Qu’ils viennent me chercher ! »

Mais ce n’est pas tout. Un message est aussi adressé à tous les autres, et notamment aux personnes issues de cultures dites « de la honte » (plutôt que « de l’honneur ») : « Regardez, on peut cracher publiquement sur les Blancs et ils ne réagissent même pas », c’est-à-dire : « Les Blancs n’ont pas d’honneur, ils sont lâches, ils sont faibles, ils sont méprisables ».

Et enfin, évidemment, ces affiches proclament : « Nous ne sommes pas du côté des Blancs », qui n’est qu’une autre manière de formuler ce qui sous-tend l’hypothèse de la facilité lâche, la soumission à la doxa progressiste selon laquelle « le racisme anti-Blancs n’existe pas », autrement dit : les Blancs sont les seuls que l’antiracisme ne protège pas.

Derrière ces affiches, derrière tous les processus collectifs, conscients ou inconscients, qui conduisent à ces représentations systématiques, il y a une idéologie qui désigne des cibles.

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« Pas de deal tant qu’il n’y a pas de deal »

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Qu’est-ce qui vient de se passer en Alaska ? S’est-il passé quelque chose ? Harold Hyman, grand spécialiste des relations internationales, raconte le sommet éclair entre Trump et Poutine.


Un sommet millimétré, sans résultat clair. L’accueil du président Poutine était digne, mais sobre. Trump attendait sur le tapis rouge placé sur le tarmac, devant une haie d’honneur de dix militaires seulement, sans fanfare militaire ni hymnes nationaux. 

Un étrange survol par un bombardier B2 escorté de quelques F22, pour intimider ou honorer le président l’on ne sait. Quelque trois heures en privé, avec Ministre des affaires étrangères et conseiller spécial chacun.

À la sortie de leur face-à-face, ce ne fut pas une conférence de presse mais uniquement une double déclaration, Poutine puis Trump. Pas la moindre question de la part de la presse !

Ce n’est que par la suite que Donald Trump s’est partiellement livré, à Fox News en la personne de Sean Hannity, un vieil ami. 

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La balle serait maintenant dans le camp de Zelensky, dit Trump, et l’étape suivante serait une rencontre entre Zelensky, Poutine et Trump lui-même. Sur quelles bases? Toujours pas de précisions. Une seule avancée peut-être à relever: Poutine a quand même expliqué que la question principale était celle de l’Ukraine. Autrement dit, le président russe n’aura pas tenté de détourner l’attention en évoquant le dossier de la maîtrise des armements nucléaires, ce que craignait les analystes. 

Dans les prochaines heures, l’on saura ce que le président Volodymyr Zelensky et les Européens, Emmanuel Macron en tête, auront retenu et quelle sera leur réponse. 

Le palestinisme : invention d’une religion 

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La cause palestinienne, épousée en Europe par tant de militants fanatisés et de people désireux de se montrer vertueux, n’est plus une simple cause politique. Elle est devenue une religion, ou plutôt une religion de substitution, apportant à ses croyants une lecture simpliste du monde, divisé en bourreaux et victimes. Elle représente une foi obscure qui piétine la raison humaine et empêche de voir le réel tel qu’il est. L’auteur de Les masques tombent. Illusions collectives, vérités interdites analyse ce culte doloriste postmoderne.


Il n’y a plus d’innocence.

Il n’y a plus que des icônes.

Des icônes tremblantes, des visages mal éclairés sur des pancartes, des larmes mises en scène à la télévision, des slogans peints à la hâte sur les murs humides des métropoles mortes. L’innocence n’est plus une qualité humaine — elle est devenue un attribut politique. Un brevet de pureté. Une médaille qu’on décerne à ceux qui souffrent du bon côté.

L’homme occidental n’a plus de dieu, plus de patrie, plus de forme. Il ne sait plus aimer, ni croire, ni haïr avec style. Il ne sait plus faire la guerre, ni faire l’amour, ni même mourir dignement. Il sait seulement pleurer. Il pleure comme on s’agenouille. Il pleure pour se sentir encore un peu humain. Et comme il ne croit plus en rien, il a besoin d’un autre en qui croire. Il l’a trouvé. Ce n’est ni un dieu, ni un homme, ni un héros. C’est une silhouette : le Palestinien.

Il est l’Enfant Jésus du monde postmoderne.

Un Enfant Jésus sans crèche, sans Joseph, sans Bethléem. Un Enfant Jésus armé de pierres, élevé au son des bombes, nourri au lait du ressentiment.

Il est la victime parfaite. Celle qui ne parle pas. Celle qui ne pense pas. Celle dont on peut faire une chanson, un drapeau, un mème.

Le Palestinien n’est pas un homme : il est un écran. On y projette la pureté que l’on a perdue. L’Europe l’a choisi comme elle choisit ses idoles — sans le connaître. Elle l’a sacré comme elle sacre ses saints — pour se laver. Il est son savon. Il est son confessionnal. Il est son silence.

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On ne débat pas du palestinisme. On y communie. On ne le critique pas. On y croit. On ne le pense pas. On le ressent. C’est un culte de substitution, une hostie émotionnelle, un rituel sans mystère. Le Palestinien est devenu le miroir de l’innocence perdue de l’Occident. Le problème, c’est que les miroirs coupent.

Il a fallu des siècles pour bâtir des cathédrales. Il a suffi de quelques années pour faire de Gaza une basilique laïque. Il a fallu des générations pour écrire Sophocle, Eschyle, Dante. Il suffit aujourd’hui d’un enfant mort pour que des foules défilent avec des bougies. Et chaque bougie est une pierre lancée contre Israël.

Le nouveau dieu de l’Europe ne parle pas. Il ne pense pas. Il saigne. Et c’est tout ce qu’on lui demande. Ce n’est plus un homme : c’est une image. Un masque de douleur. Une icône sacrificielle. Un corps qui souffre à notre place.

Mais l’innocence est une arme.

Et l’innocent est toujours suivi d’un coupable.

Israël a été élu pour ce rôle. Il est le bourreau commode. Le criminel utile. L’impur sacré. On ne dit plus : le Juif. On dit : le sioniste. On ne dit plus : les Protocoles. On dit : les colonies. On ne parle plus de sang impur. On parle d’apartheid. Mais la musique est la même. Et le tambour, cette fois, bat au rythme des concerts de charité.

C’est ainsi qu’on a réinventé une religion. Une religion de l’image. Une religion sans dieu, sans pardon, sans ciel. Une religion de haine douce, de violence décorative, de mort scénographiée. Une religion de mannequins en keffieh et de journalistes pleureurs. Une religion où l’enfant mort vaut plus que l’enfant vivant, parce qu’il sert.

Et dans cette religion, le péché, c’est la nuance. Le blasphème, c’est de dire que le martyr peut mentir. Le crime, c’est d’oser penser que la guerre est une guerre, et non une Passion.

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Le monde moderne ne sait plus ce qu’est un tragique. Il confond douleur et justice, émotion et vérité. Il croit que pleurer, c’est comprendre. Que s’émouvoir, c’est agir. Il prend la mort pour un clip, le combat pour un tweet, la souffrance pour une catharsis.

Mais le réel, lui, ne prie pas. Il saigne sans liturgie. Il bombarde sans musique. Il assassine sans plans-séquences. Il est fait de corps, de cris, de béton et de feu. Il est fait de stratégies, d’aveux, de mensonges, de ruses. Et dans le réel, les enfants ne sont pas des anges. Ils sont des boucliers, parfois. Des armes. Des excuses.

Ce n’est pas une guerre de liberté. C’est une guerre de croyances. Ce n’est pas une guerre d’indépendance. C’est une guerre d’effacement.
Mais l’Europe regarde ailleurs. Elle regarde les larmes, pas les mains. Elle regarde les cercueils, pas les armes. Elle regarde les visages, pas les versets.

Et dans ce grand théâtre du monde, elle tient son rôle.

Celui de la vieille dame éplorée, qui se souvient vaguement qu’elle fut une reine.







Doit-on se moquer de Robert Brasillach ?

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Un auteur comme Robert Brasillach, dont on peut apprécier le talent littéraire tout en déplorant l’engagement politique, ne mérite pas d’être traité à la légère. Ce n’est pourtant pas toujours le point de vue de la presse de gauche. Un article du Nouvel Obs l’a déprécié sur tous les plans en adoptant un ton railleur. Notre chroniqueur s’en indigne.


Le hasard des vacances, dans d’autres demeures, familiales ou amicales, fait que parfois on lit avec retard des hebdomadaires dont certains articles vous saisissent. C’est ce qui m’est arrivé en lisant un Nouvel Obs du 1er mai 2025, avec un texte de Grégoire Leménager dont le titre est « Fallait-il exécuter Robert Brasillach ? ».

Cet écrivain, fusillé en 1945 pour intelligence avec l’ennemi, m’avait passionné dans ma jeunesse, comme, sur un autre registre profond, mélancolique et suicidaire, Drieu la Rochelle. Mon livre sur Robert Brasillach – 20 minutes pour la mort – était une manière de me mettre au clair avec cette trouble admiration pour la dignité de sa mort à la suite d’un procès honteux. Accompagnée d’un sentiment d’horreur à la lecture de ses écrits de journaliste politique au cours d’une période où, à défaut d’héroïsme ou de vraie résistance, l’abstention était un minimum.

Lisant l’article de Grégoire Leménager, je n’ai pu m’empêcher de songer à ce propos de Jean Genet : « Je ne me moque jamais, j’ai trop à faire d’aimer ou de haïr ». C’est précisément la moquerie, presque la dérision imprégnant l’analyse (si l’on peut dire) de Grégoire Leménager qui m’ont perturbé. Tous les sentiments ont droit de cité pour appréhender la destinée singulière de Robert Brasillach, brillant critique littéraire à 23 ans puis fasciné par le nazisme « immense et rouge » au point de s’abandonner au pire du journalisme partisan et haineux, avant d’être arrêté, alors qu’il aurait pu fuir. Il manifesta durant son procès une allure que personne ne lui a déniée (même ses pires ennemis comme Madeleine Jacob ou Simone de Beauvoir), avant de mourir courageusement à l’âge de 35 ans.

Au-delà de ce parcours, aussi répréhensible qu’il soit, je suis gêné par la condescendance avec laquelle Grégoire Leménager traite l’oeuvre de Robert Brasillach. Ses romans ne sont pas que « médiocres et sentimentaux » et un point de vue plus objectif aurait été bienvenu. L’Anthologie de la poésie grecque, son Pierre Corneille, L’Histoire du cinéma (écrite avec Maurice Bardèche), son Chénier, les poèmes de Fresnes (qui n’ont rien à voir avec « de la poésie faussement naïve ») auraient justifié, même de la part d’un critique littéraire de gauche, des appréciations élogieuses.

Sur le plan idéologique, certaines phrases, pour être littéralement odieuses ou furieuses, sont en plus détachées de leur contexte et rien, dans ce qui à la fin de cette courte existence aurait pu venir nuancer sa malfaisance politique, n’a été même effleuré par Grégoire Leménager.

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La démarche de sauvegarde (pour empêcher qu’il soit exécuté) initiée par François Mauriac, Marcel Aymé et Jean Anouilh (dont l’expérience de la vie en a été affectée pour toujours), est narrée sur un mode léger, presque désinvolte. Il est fait référence à André Gide dont l’appréciation sur le futur qu’aurait eu Robert Brasillach s’il avait été gracié est très discutable.

Sont passées sous silence la lâcheté de beaucoup (Colette ne voulait pas être la première sur la pétition demandant la grâce !) et la déclaration d’Albert Camus la signant par détestation de la peine de mort alors qu’il assurait que Robert Brasillach ne lui aurait pas rendu la pareille s’il avait été condamné à mort.

De cet article, se dégage une impression de malaise comme s’il avait fallu, après l’avoir fusillé, exécuter Robert Brasillach une nouvelle fois, mais médiatiquement.

Je relève qu’un seul livre est cité, celui d’Alice Kaplan dont le travail de documentation est impressionnant mais la vision judiciaire guère critique. Grégoire Leménager aurait dû mentionner l’ouvrage de Michel Laval, aux antipodes de toute moquerie et qui aborde avec gravité et intelligence la problématique questionnée par Grégoire Leménager et y répond positivement.

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On a beaucoup glosé sur le refus de la grâce par le général de Gaulle, alors que François Mauriac avait quitté leur entretien relativement optimiste. Sans doute y a-t-il eu des motivations diverses à cette dureté. Le paradoxe est qu’en 1938, Robert Brasillach lui-même avait considéré qu’un intellectuel ne pouvait pas être exonéré par principe du châtiment suprême en raison de ses seules idées et dénonciations vaincues par l’Histoire.

Résumer Robert Brasillach aujourd’hui en le qualifiant « d’icône de l’extrême droite française » est tout de même un peu court.

Je constate, pour m’en réjouir, que sur le plan de la tolérance, du pluralisme et de la justesse, il n’y a pas l’ombre d’une comparaison possible entre la gauche engagée et médiatique et les médias conservateurs. Comparons la magnifique série du Figaro, totalement ouverte, par exemple consacrée à Antonio Gramsci, avec cette piètre recension moqueuse de Robert Brasillach par Grégoire Leménager.

Il manquait, d’abord, l’honnêteté. Et, si on suit Jean Genet, l’amour ou la haine.

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A Ré, un bain de musique après le bain de mer

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En France, l’été, on trouve jusque dans les lieux de villégiature les plus reculés des festivals qui se mettent au service de la culture la plus exigeante. A cet égard, le festival « Syrinx en Ré » est exemplaire.


En 1913, Claude Debussy compose Syrinx, un solo pour flûte traversière de trois minutes à peine, publication posthume : à l’origine, une commande du traducteur, poète et romancier quelque peu oublié Gabriel Mourey, pour sa pièce en vers Psyché. Ce très court morceau ne sera créé qu’en 1926, dans le théâtre privé de Louis Mors, patron des automobiles Mors – la marque pionnière sera de bonne heure absorbée par Citroën. Syrinx, en référence à la suivante d’Artémis, nymphe poursuivie par les ardeurs libidinales de Pan, ce dieu des bergers et des troupeaux qui « sifflote dans la forêt », s’il faut en croire une strophe d’Apollinaire…  Voilà pour la petite histoire. 

Un récent sondage révèle qu’aux yeux des Français l’île de Ré incarne l’apothéose du rêve de vacances : ultime paradis agreste et patrimonial, avec son « petit bois de Trousse-Chemise » où jadis le regretté Charles Aznavour déniaisait une jouvencelle (en 2025, à coup sûr les paroles de cette chanson nostalgique d’un « viol sur mineure » vaudrait à son auteur quelques ennuis judiciaires), ses vieux remparts de Saint-Martin érigés par Vauban, ses longues plages immaculées, ourlées de pinèdes face au Pertuis breton… Y perdure discrètement une tradition mélomane qui, le soir venu, offre un autre genre de baignade :  l’an passé, votre serviteur évoquait dans Causeur le festival Musique en Ré, dont l’édition 2025 s’achève tout juste, reconduisant pour sa 38ème édition la vespérale félicité d’entendre de la belle musique dans des églises et des places de villages – comme ce 3 août dernier, au Bois-Plage, où l’inoubliable Quintette avec clarinette de Mozart précédait La nuit transfigurée, sublime sextuor de Schoenberg aux subtiles dissonances auquel les bords de mer prêtent rarement l’oreille…  

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Il faut saluer hautement ces initiatives modestes mais ambitieuses : elles savent répandre encore, à force de ténacité, un humus de culture exigeante jusqu’aux confins du territoire, en sorte que la proximité de leurs rôtissoires de sable fin ne se donne pas pour l’unique attraction de ces bourgades insulaires, envahies deux mois de l’année, et vides l’hiver. De ce pas de côté, le festival Syrinx en Ré est l’expression parfaite : sur trois jours, dans trois de ces charmantes petites églises de villages – Ars, Les Portes, La Couarde, – un programme éclectique de musique de chambre au cœur du mois d’août, portée par de jeunes interprètes de haut niveau.

La flûtiste Perrine Chapoutot (c) Perrine Chapoutot

L’impulsion, comme souvent, part d’une famille. Perrine Chapoutot, 26 ans, est flûtiste. Son frère cadet, Marin, s’était fait connaître dans l’adolescence comme clarinettiste prodige ; Melvil, l’aîné, est pianiste, tout comme Aude, leur mère. En 2019, le pianiste tourangeau Adrien Gey a l’idée d’une manifestation musicale au château-relais d’Artigny, un 5 étoiles sis à 20km de Tours – un beau Steinway y trône au salon : le festival Syrinx est né. Il se déroule depuis lors chaque année, au mois de novembre. Comme le château est désormais en travaux, l’édition 2025 (du 13 au 16 novembre prochain) est appelée à migrer dans la salle de l’hôtel de ville de Tours. 

C’est en 2021 que Syrinx proposait sa première déclinaison sur l’île de Ré – les musiciens sont logés aux Portes, dans la vaste maison familiale riveraine du Fier d’Ars, ce petit golfe clair. Comment se dessine le programme, d’année en année ? Empiriquement, à partir des expériences antérieures des instrumentistes, de leur familiarité avec certains morceaux du répertoire classique ou romantique, – et de l’envie partagée, tout simplement. Ces artistes, pour la plupart, se sont connus au Conservatoire national de Paris, où ils ont fait leurs classes. Tous appartiennent à des formations de chambre qui se produisent ici et là, en France comme à l’étranger. Ainsi Perrine fait partie de l’ensemble Daphnis, un quintette en résidence cette année au sein de la très prestigieuse Fondation Singer-Polignac ; ainsi l’altiste Jean-Baptiste Souchon est-il membre du quatuor Métamorphoses… Ainsi la soprano Emy Gazeilles a-t-elle intégré, en 2024, la troupe lyrique de l’Opéra de Paris.  

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Cette émulation générationnelle fera donc vibrer le public les 20, 21 et 22 août, à travers trois concerts associant Schubert, Mozart, Brahms, Ravel, Beethoven, sans compter des lieder et mélodies de Schumann, Poulenc, Dvorak ou Rachmaninov. Un bain de musique après le bain de mer.

Festival Syrinx en Ré : du 20 au 22 août 2025.

Ardisson – un souvenir

Invité trois fois sur le plateau de Tout le monde en parle, Dominique Labarrière se souvient de l’animateur de cette émission culte et rend hommage, non seulement à son charisme, mais aussi à son professionnalisme.


Il se trouve que j’ai participé à trois reprises à l’émission culte de l’homme en noir sur France 2, Tout le monde en parle. Deux fois pour accompagner un auteur de la maison d’éditions pour laquelle je travaillais à ce moment-là, et surtout une fois en tant qu’invité pour mon essai sur la mort de Pierre Bérégovoy, Cet homme a été assassiné, publié à la Table Ronde par notre ami Denis Tillinac, de subtile et joyeuse mémoire.

Je garde naturellement un souvenir très précis de cette expérience. 

La veille de l’émission, un membre de l’équipe de production vous appelait pour s’enquérir de vos goûts alimentaires, des tabous ou régimes à respecter. En effet, vous arriviez assez tôt, vers vingt et une heure, je crois, dans les immenses hangars-studios de la Plaine Saint-Denis. Là, vous étiez accueilli en VIP, conduit à une loge qui vous était exclusivement réservée pour toute la soirée, très longue soirée le plus souvent. Une personne passait très régulièrement vous proposer du champagne, des mets… Un impératif, donc, être patient, car vous pouviez fort bien passer à plus de minuit, voire une heure du matin.

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Ce fut mon cas, cette fois-là. Toujours entre les mains de personnes d’une exquise gentillesse, on me conduisit au maquillage. C’était vers minuit…

De nouveau l’attente. L’attente du fameux convoité mais redouté passage. 

Pour tenter de tromper mon impatience, je me mets à déambuler dans le couloir, long couloir. Sacha Distel, autre invité de l’émission, fait de même. Nous nous croisons, petit salut. Une fois, deux fois, à la troisième, Distel, manifestement tendu, m’aborde.

         – Vous êtes là pourquoi, vous ?

         – Pour mon bouquin sur la mort de Bérégovoy.

         – Alors c’est vous ou moi, s’énerve le chanteur. Moi, je suis ici pour un album jazz à la guitare. Pas mon registre habituel de variétés…

         – Vous avez dit vous ou moi ?

         – Oui. À chaque émission, ils flinguent un invité. C’est Baffie qui s’en charge en général. Et là, je vous dis que ce sera vous ou moi !

Je passe mon chemin. Jusqu’à cet instant, j’étais plutôt serein, tranquille, mais plus du tout après ce bref échange. Je panique. Sûr, ils ne vont pas « flinguer » Distel, donc c’est moi ! Trop tard, évidemment pour se débiner.

Je retourne dans ma loge. Petit coup de champagne qui ne me fait aucun bien. Distel passe peu après, comme on ne l’éreinte pas le moins du monde, ce ne peut être que pour ma pomme. CQFD.

Enfin, on vient me chercher. Nouvelle attente de quelques minutes au seuil du plateau. Comme par hasard, il y a trois ou quatre marches à monter puis autant à descendre avant de prendre place, ébloui par les projecteurs, sur le siège qu’on vous a désigné. J’ai beau respirer à fond, je ne suis pas au top. Pas du tout.

L’accueil plateau, musique à fond, votre nom lancé comme celui d’une star par l’animateur, de sa voix forte, singulière. Puis l’interview commence. 

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Et là, à l’instant même, par un petit quelque chose que je ne saurais vraiment expliquer et encore moins décrire, Ardisson me fait comprendre que ce sera sérieux, respectueux. Et cela l’a été en effet.

Je crois que de toutes les interviews que j’ai eues sur ce livre – et Dieu sait qu’il y en a eu ! – pas un seul journaliste n’avait autant travaillé le sujet. Pas un ne s’est montré autant professionnel, précis, rigoureux. J’ai vite compris que le sniper Baffie ne serait pas de la partie. Il écoutait, attentif, lui aussi respectueux. En effet, il n’intervint pas. Seule Claude Sarraute qui était là me posa une question, toute professionnelle d’ailleurs. Pas une fois Ardisson ne m’a interrompu, j’ai pu répondre à ma guise, développer chaque point.

Un bonheur, vraiment. 

Pourtant, ce dossier-là était complexe, délicat, extrêmement sensible à ce moment-là. Il fallait un très grand professionnel pour le traiter sans tomber dans le clinquant, la caricature, l’accusation facile de complotisme. Thierry Ardisson fut bel et bien en la circonstance ce grand professionnel-là. Très au-delà du banal provocateur qu’on a trop volontiers voulu voir en lui, y compris, parfois, ces derniers jours. C’était un très grand pro, vraiment. Voilà, très modestement, l’hommage que je me permets aujourd’hui de rendre à sa mémoire.

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L’arasement de la majesté

La chute de la monarchie a donné le premier coup. Le déclin du christianisme et la passion de l’égalité ont asséné les suivants et l’uniformisation du monde a fait le reste. L’esprit français se conjugue surtout au passé. Mais il demeure des traces de ce vieil héritage dont les rayons se répandaient autrefois des palais aux chaumières. Notre série de l’été : A la recherche de l’esprit français…


À coup sûr, invoquer l’esprit français en l’accolant à l’idée de grandeur, c’est risquer l’étonnement, le sarcasme, le cri d’orfraie. Il n’y a pourtant rien d’absurde à oser l’association. Pas pour vanter la grandeur militaire de la France, mais celle de l’esprit qui l’animait et, pour une part, continue de l’animer. Le problème tient au flou de la notion. Une notion toutefois assez précise pour cerner une forme d’amour, à tout le moins d’attachement, portée par notre peuple à un style de vie, à une certaine façon d’être, d’éprouver, de penser, d’agir. Ce qui s’exprime par le souvenir magnifié de personnages et d’événements fameux, par l’orgueil d’avoir érigé des monuments superbes, châteaux, cathédrales, produit des œuvres sublimes, livres partout célébrés, tableaux de maîtres illustres, jardins féériques, par l’octroi autocentré de comportements flatteurs, et même, pour paraître objectif, de défauts notoires, arrogance, étroitesse petite-bourgeoise, atavique méfiance paysanne, sans oublier le paillard gaulois, le penchant pour la ripaille, le feu aux fesses des filles.

Le déclin des temps modernes

Cela étant, triste constat, comme les tropiques : l’esprit français, il faut en parler surtout au passé. Avec fierté, car assurément cet esprit eut de la grandeur. Et, malgré son arasement, il en demeure des traces, un vieil héritage. Mais les temps modernes ont changé la donne. De surcroît, dans un pays fragmenté comme le nôtre, dans cet archipel composé de mentalités antagonistes, de communautés sans mœurs, traditions, aspirations communes, parler d’esprit français n’a plus beaucoup de sens. French kiss, french touch, maigre butin. Le luxe, la mode, les parfums, les grands crus, la gastronomie firent et perpétuent son universel renom. À part ça, plus grand-chose.

Le bilan tient au point suivant, qui n’a rien d’un détail : cet esprit, c’est à la monarchie que la France le doit. À l’excellence aristocratique qui l’accompagnait et à la raison méthodique dont eut besoin l’État pour s’imposer. La puissance du faste royal fut non seulement la source mais la condition de cet exceptionnel renom. L’esprit français a partie liée avec la majesté, dont les rayons se répandirent chez nous des palais aux chaumières, de la soie des costumes princiers aux pourpoints des bourgeois, des tragédies de Racine aux larmes des scènes provinciales. La politesse des manières de cour, diffusée dans les salons, s’est élargie aux charmes de la conversation. Élégance, subtiles pointes d’ironie, bon goût, culte du bien-dire viennent de là. L’assèchement de l’aristocratie a entraîné celui de l’esprit.

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Le déclin du christianisme, quasi son effacement, a aggravé le phénomène. Chateaubriand s’y est admirablement opposé dans un énorme ouvrage : le génie du christianisme a forgé la clé de la grandeur française. C’est qu’il explique. De fait, la spiritualité du Grand Siècle a fourni au royaume le carburant de l’âpre réussite de toutes ses ambitions. Ensuite, bien que ravalée par les philosophes au rang de simples préjugés, elle a irrigué l’énergie novatrice du siècle des Lumières. Après quoi, l’ayant sacrifiée, la Révolution a planté dans les têtes des espérances grandioses, mais aux retombées navrantes. Processus fatal : les floraisons spirituelles une fois déracinées, les plantes du désert germent et croissent.

La triste importance de l’autre

La passion de l’égalité menace l’esprit de la même sécheresse. On la prétend typiquement française. C’est à voir. Ayant pour berceau le XVIIIe siècle, elle est trop jeune pour s’inscrire dans le vieil héritage. De surcroît, d’autres pays que la France s’en réclament, l’Amérique vue par Tocqueville l’atteste. Au temps de la monarchie, les hiérarchies ordonnées par Dieu semblaient naturelles, et l’on acceptait les écarts de fortune pourvu que les riches se montrent charitables. Au nom de la justice, le principe d’égalité corrigea ce qui devait l’être. Puis il a versé dans l’égalitarisme, et les pulsions nivelantes de la démocratie ont trahi l’équité de ses promesses. Ayant tout aplati, l’envie égalitaire a débouché sur le vide où prospère la convoitise sans frein enchaînée aux rancœurs d’une frustration sans bornes.

Le chevaleresque s’est évaporé, le panache de Cyrano évanoui, la bravoure raréfiée. Le courage n’appartient plus qu’aux preux du quotidien. Ces nobles vertus ont fait place aux réflexes de lâcheté là où il faudrait de l’audace. L’héroïsme a disparu avec les tranchées, et la défaite de 1940 n’a rien arrangé. À présent la patrie indiffère, concept sorti de l’histoire. Quant à la furia francese, elle n’est plus qu’un mythe. On ne s’en plaindra pas, mais le sens de l’honneur s’est mué en art de se planquer. Sic transit gloria.

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L’arasement de l’esprit français s’explique par une raison plus décisive encore que celle des pistes ici juste évoquées. Stefan Zweig l’a pointée dans L’Uniformisation du monde, texte écrit en 1925, qui date donc d’un siècle. Sous l’aspect carré de l’analyse éclate une vérité rendue irrécusable par le monde d’aujourd’hui. Dans la danse, la mode, le cinéma, la radio, l’individu « se soumet aux mêmes goûts moutonniers ; il ne choisit plus à partir de son être intérieur, mais en se rangeant à l’opinion de tous ». Conséquence : « Citer les particularités des nations et des cultures est désormais plus difficile qu’égrener leurs similitudes. » Plus difficile ne signifie pas impossible. La mémoire des peuples est si longue, si fidèle, qu’ils conservent inchangés des traits de caractère et une mentalité résiduelle qui résistent aux pressions de l’uniformisation, cette broyeuse des âmes.

L’amour de la liberté

Face aux débuts de l’ère des masses, Zweig précise : « Le vrai danger pour l’Europe me semble résider dans le spirituel, dans la pénétration de l’ennui américain. » Ennui horrible « qui n’est pas, comme jadis l’ennui européen, celui du repos, celui qui consiste à s’asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe », non. L’ennui américain est « instable, nerveux et agressif, on s’y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les sensations ». La cérémonie d’ouverture des JO de Paris résume l’anticipation visionnaire. Les fêtes de Versailles illuminaient le génie français. La cérémonie d’ouverture s’est vautrée dans le kitch mondialisé.

Par miracle, de l’esprit qui nous grandissait, subsiste, venue de loin, la flamme de la liberté. En 1315, Louis X, dit le Hutin, arguant que tous les hommes naissaient libres, abolit le servage au sein du royaume. Plus de deux siècles plus tard, Étienne de La Boétie, l’ami de Montaigne, rédige Le Discours de la servitude volontaire contre la tyrannie d’un seul. Avec la Déclaration des droits de l’homme, la Révolution promeut la liberté individuelle. En 1848, Victor Schœlcher abolit l’esclavage en France. La liste des ardents défenseurs compte d’innombrables noms. S’il est un bien inaliénable qui fait honneur à l’esprit français, c’est assurément l’amour de la liberté. On objectera que l’État s’en affranchit quand ses intérêts l’y poussent. Mais nul n’ignore qu’un monstre froid n’a pas d’amour.

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Le tempérament national a volontiers reconnu aux épouses une marge d’indépendance, aujourd’hui complète, qui les préservait du joug tout-puissant des époux. La pudeur exigée varia selon les époques, mais sans que leur soumission, si elles se révoltaient, mène au meurtre légal. Jamais en France elles n’eurent à subir la lapidation ailleurs permise aux maris outragés. Le déshonneur restait cantonné à leur responsabilité personnelle, sans impliquer celle de la tribu. Même le XIXe siècle, si dur à leur égard, vraie camisole de force, s’est abstenu de leur fixer des boulets aux chevilles pour les châtier de leurs infractions à l’ordre moral. L’esprit français s’est constamment dissocié de cette barbarie. Brantôme, gentilhomme de la Renaissance, se scandalise des cruautés qu’on leur infligeait. Au contraire de l’Angleterre, en France on ne leur a jamais coupé le cou, sauf durant la Terreur. Il est vrai que le recours aux couvents servit d’outil de punition et de contrôle. Reste que l’esprit français s’est toujours distingué par sa souplesse en matière sexuelle. À preuve, l’air de légèreté flottant sur les aventures, rencontres libertines, accointements volages, frôlements délicieux, guinguettes, bals masqués, sur une toile de fond joyeusement lettrée, grivois rabelaisien, comédies de Molière, contes de La Fontaine, vagins bavards de Diderot, et tutti quanti. Érotisme et jouissances à tous les étages.

Cornaquée par l’Académie, la France a hissé sa langue sur un piédestal. Ce n’est plus le cas. La romance s’est substituée aux ouvrages profonds, les grosses mailles du rap à Brassens le troubadour, les amplis des rave parties au silence des bibliothèques, la vidéosphère à la graphosphère. S’amorce une civilisation nouvelle, rupture brutale, quoique pas totale (encore une fois, les peuples ont trop de mémoire pour tout oublier). Fut une époque où la France littéraire, chrétienne et patriotique s’examinait dans le miroir de Bossuet en tâchant de s’y refléter. Paul Valéry ne voyait, dans l’ordre des écrivains, personne au-dessus de lui. De son Histoire des variations des Églises protestantes qui, publiée en 1688, fut un succès de librairie, Claudel écrit que, « si un seul livre de toute notre littérature devait subsister pour témoigner devant le monde de ce que furent la langue et l’esprit français, ce serait l’Histoire des variations que je choisirais ». L’évêque de Meaux a roulé dans la poussière, emportant avec lui la grandeur qu’il incarnait. Mais pas seulement la grandeur, ce qu’elle suppose aussi. Le désir de s’élever pour l’atteindre, les efforts pour progresser, la discipline et les rudes études auxquelles on consent. S’il est pour l’esprit français une mission digne de lui, c’est de servir la République en retrouvant la voie royale qui l’a autrefois conduit à viser l’excellence dans la réalisation de toutes ses œuvres, culturelles aussi bien que scientifiques. Il faudrait même rétablir les humanités dans les cursus scolaires et l’Âge classique dans son prestige. Passéisme ? Vœu ringard ? Peu importe. En conclusion de Qu’est-ce qu’une nation ?, Renan écrit : « Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé. »

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Une France en quête de transcendance : retour en force du catholicisme traditionnel

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Alors que la France semble se détacher toujours davantage de ses racines chrétiennes, un vent contraire serait-il en train de se lever? Jeunes, familles, intellectuels : ils sont de plus en plus nombreux à renouer avec un catholicisme enraciné, exigeant, riche liturgiquement. Et certains croient même que le nouveau pape, Léon XIV, pourrait réintégrer les tenants de la messe en latin dans le giron de l’Eglise. Tribune.


Dans une société française gagnée par la sécularisation, la perte des repères et l’individualisme consumériste, un phénomène spirituel émerge à contre-courant : la renaissance du catholicisme traditionnel. Porté notamment par une jeunesse, ce réveil discret mais solide redonne vie à des formes liturgiques que l’on croyait condamnées après le concile Vatican II. C’est ainsi que les traditionalistes entendent reconquérir un espace propice à leur foi et qui attire de plus en plus d’aficionados du missel.

Une liturgie ancienne, un esprit intemporel

Contrairement à une idée reçue, la messe tridentine n’a pas été inventée par Pie V, mais codifiée à partir de traditions remontant aux premiers siècles de l’Église. Elle s’est enrichie au fil des siècles, sans rupture brutale. Le Concile de Trente (1542), dont elle est issue, visait à affirmer la foi face aux hérésies modernes. C’est cette fidélité doctrinale que défend aujourd’hui encore la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, fondée par Mgr Lefebvre, excommunié pour avoir sacré des évêques sans l’accord du pape (1988).

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Ce mouvement, longtemps marginalisé et réduit à son expression caricaturale, séduit aujourd’hui un nombre croissant de fidèles, y compris chez les jeunes générations. Selon une enquête d’Actu publiée en mars 2024, les effectifs des communautés (dites) traditionalistes sont en nette hausse, en dépit – ou peut-être à cause – des restrictions romaines. On estime à plus de 50 000 personnes se réclamant de ce courant, réparti dans 250 lieux de culte à travers toute la France.

Paris, bastion inattendu du rite extraordinaire

La capitale française n’est pas en reste. Plusieurs églises parisiennes célèbrent régulièrement selon l’ancien rite : Saint-Nicolas-du-Chardonnet (5e), fief de la Fraternité Saint-Pie X ; Saint-Roch (1er), qualifiée par Libération de « point de ralliement des cathos d’extrême droite » ; ou encore Saint-Eugène-Sainte-Cécile (9e), réputée pour sa liturgie soignée.

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Dans ces lieux, l’atmosphère est à contre-temps de la modernité : les femmes portent la mantille, les hommes se découvrent la tête, le silence règne, et la prière est orientée vers le Christ, non vers l’assemblée. Le sermon, souvent viril, doctrinal, voire politique, tranche avec les homélies aseptisées de certaines paroisses « progressistes ». Longtemps scruté de loin, ce retour à la tradition séduit une frange de la population française en quête d’identité et passionnée par les gloires perdues de la France. On y célèbre Jeanne d’Arc et on rend hommage à Louis XVI, qualifié de roi-martyr, victime des exactions de la révolution (1793), un chapitre aussi sacrilège pour les « Tradis » que l’a été la réforme de Vatican II.

Le pèlerinage de Chartres : une réponse à la crise du monde moderne

Depuis mai 68, la France reste emportée dans une révolution culturelle permanente : effacement du sacré, déracinement moral, affaissement de l’autorité. Le « progrès » est devenu une religion séculière. Pourtant, beaucoup ressentent désormais les limites de ce paradigme. Comme le souligne l’historien Guillaume Cuchet, spécialiste de la sociologie religieuse : « Vatican II a coïncidé avec une révolution socioculturelle, créant un vent tellement fort que plus personne n’en contrôlait la direction ». (Radiofrance, octobre 2021). Le retour des jeunes vers le traditionalisme catholique peut donc être lu comme une quête de vérité, de stabilité et d’ordre dans un monde instable, même jouer un rôle clé dans la redéfinition de l’identité spirituelle de la France, « fille aînée de l’Église »

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Le pèlerinage qui relie Paris à Chartres, organisé par l’association Notre-Dame de Chrétienté, est devenu l’un des symboles les plus visibles de ce renouveau. En mai 2025, près de 19 000 pèlerins ont pris la route, dans une ambiance joyeuse et rigoureuse, chantant, priant, souffrant parfois afin de vivre pleinement leur foi. La majorité sont des jeunes.

En parallèle, la Fraternité Saint-Pie X organise sa propre marche, en sens inverse, de Chartres à Paris, rassemblant cette année plus de 5 000 participants. Deux foules, deux sensibilités qui se croisent, mais animées par une même soif d’absolu dans un monde relativiste.

Un revival sur lequel le nouveau Pontife pourrait surfer

Face à ce « revival », quelle est la position du Saint-Siège ? Le pontificat de François (2013-2024) a été marqué par une hostilité croissante envers les traditionalistes. Le motu proprio Traditionis Custodes de 2021 a restreint sévèrement l’usage de l’ancien rite, provoquant incompréhension et ressentiment. La mort du pape argentin, suivie de l’élection du pape Léon XIV, a ravivé les espoirs d’une pacification. Selon Tribune Chrétienne (19 mai 2025), 56 % des catholiques pratiquants considèrent Léon XIV comme favorable à la tradition. Aidé par les réseaux sociaux où certains prêtres sont devenus de véritables stars bibliques, son positionnement laisse entrevoir une possible réintégration apaisée des traditionalistes dans le giron ecclésial. Sans les marginaliser, le Pontife profiter de l’engouement du moment afin de pouvoir ramener vers lui la France chrétienne (à peine 29 % de la population se déclare catholique), la replacer sur l’estrade qu’elle mérite et ainsi contrer l’influence de l’islam qui est prépondérante en France.

À lire aussi : Derrière l’élection de Léon XIV: l’ascension de l’Amérique catholique

Dans une France désorientée, ce retour du catholicisme traditionnel n’est donc pas un simple retour au passé : il est une force de résistance, un signe que la quête de sacré, de vérité et d’enracinement ne sont pas morts. Porté par une jeunesse fervente, ce mouvement affirme que la tradition peut être avenir — et que, dans le silence des messes en latin, bat encore le cœur spirituel de la France.

7 octobre : le massacre et ses applaudissements

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Un homme crie lors d'un rassemblement pro-palestinien organisé en face du consulat général d'Israël, le long de la deuxième avenue, à New York, le 8 octobre 2023 © Anthony Behar/Sipa USA/SIPA

Le carnage perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023 a sidéré par sa brutalité. Mais plus stupéfiante encore fut la réaction de certains universitaires, militants et partis politiques en Occident, saluant ou justifiant l’horreur. La sociologue Eva Illouz analyse cette étrange inversion morale, où la haine des Juifs se pare des atours du progressisme.


Le 7 octobre fut un tournant. Israël, envahi par l’organisation terroriste qui seize ans auparavant s’était emparé du pouvoir de manière violente  à Gaza, a subi une attaque dont les crimes de guerre faisaient partie intégrale du projet : enfants et bébés tués à bout portant ; violences et sévices sexuels d’une incroyable intensité ; familles entières carbonisées ; parades publiques de cadavres au milieu de foules dansant et chantant ; le tout filmé avec jubilation, pour être diffusé dans le monde entier par le biais des réseaux sociaux. Le Hamas n’a pas cherché à cacher ces atrocités, au contraire, les terroristes s’exhibaient au moyen de cameras GoPro, en diffusant les images de leurs meurtres en direct.

Eva Illouz, sociologue franco-israélienne et directrice d’études à l’EHESS, ne revient pas sur ces actes génocidaires, mais sur la réaction de nombreux « progressistes qui se sont joints au chœur joyeux des foules gazaouies ».  Comme elle le remarque, aucun autre massacre – au Soudan du Sud, au Congo, en Éthiopie, au Sri Lanka, en Syrie ou en Ukraine – n’a fait autant d’heureux en Occident. Le dimanche 8 octobre, à New York, Bret Stephens, chroniqueur au New York Times, assistait au rassemblement « All Out for Palestine » où on voyait des personnes en liesse mimer l’acte d’égorger ; il y cherchait des expressions de tristesse ou d’empathie, mais n’a trouvé qu’« ivresse et jubilation ». Joseph Massad, professeur à Columbia, a qualifié le massacre de « stupéfiant », « innovant » et « impressionnant ». À Cornell, Russell Rickford, s’est dit « exalté », tandis qu’en France, le Nouveau Parti anticapitaliste a publié un communiqué officiel sur le 7 octobre en affirmant son « soutien aux Palestiniens et aux moyens de lutte qu’ils et elles ont choisi pour résister ». Aux Etats-Unis, trente-trois groupes d’étudiants de Harvard ont attribué l’entière responsabilité du massacre à Israël. Andreas Malm, professeur vedette d’écologie humaine à l’Université de Lund à Malmö, a déclaré: « La première chose que nous avons dite dans ces premières heures ne consistait pas tant en des mots qu’en des cris de jubilation ». Les mots de Judith Butler, invitée le 3 mars 2024 à une table ronde à Paris, font penser à Jean-Marie Le Pen, en pire : « Qu’il y ait ou non des preuves des allégations de viols de femmes israéliennes […] OK, s’il y a des preuves alors nous le déplorons […] mais nous voulons voir ces preuves et nous voulons savoir si c’est juste ».

À lire aussi : Le 7-Octobre a fauché aux juifs français leur libre conscience politique

En remontant à Rousseau et à son éloge de la pitié – rebaptisée la « compassion » – Illouz se demande comment une émotion prise pour instinctive et constitutive de la morale en vient-elle à être supprimée par une formation politique qui assène sans relâche cette émotion ? Elle trace les origines de cet « antisémitisme vertueux » en considérant la French Theory comme un « style de pensée », et cette gauche progressiste comme une « tribu exotique, avec des récits et des mythes qui produisent des explications du monde plus proches de la croyance que de l’analyse ».

Quant à nous, on se pose une question analogue : aujourd’hui, où peut-on vivre tranquillement en tant que Juif ?


https://www.en-attendant-nadeau.fr/2023/01/04/emotions-democratie-coloniale-illouz

Eva Illouz, Le 8-Octobre. Généalogie d’une haine vertueuse. Gallimard, Tracts, 64 p.

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Monde pourri

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L'écrivain Daniel Rondeau à l'Hôtel Lutétia, le 11 octobre 2023. MARC CHARUEL/SIPA

Dans Mécaniques du chaos, de 2017, Daniel Rondeau décrit un monde où la violence est partout et sans limite. Une fiction prémonitoire qui alertait déjà sur le terrain conquis dans nos banlieues par les islamistes et les narcotrafiquants.


La farce française se poursuit. Je me rassure en lisant le roman de Daniel Rondeau, Mécaniques du chaos, Grand prix de l’Académie française 2017. La construction de ce livre est particulièrement réussie. Tout s’emboîte sans effort, c’est huilé comme dans une tragédie. Les personnages sont nombreux, ils se croisent, trafiquent, tentent de faire le maximum de fric sur le dos pelé du monde en décomposition. C’est ça qui me rassure, la mondialisation de la pourriture, le sacré, la grandeur et accessoirement l’amour n’échappant pas à l’effondrement. J’exagère en pratiquant l’ironie voltairienne, mais on combat le nihilisme et la repentance comme on peut.

Le narrateur se nomme Sébastien Grimaud, il est archéologue et âgé de soixante-deux ans. Il nous entraîne en Tunisie, dans la Libye post-Kadhafi – au passage on fait connaissance avec la journaliste Jeannette, sa fameuse maîtresse en robe verte –, on se retrouve dans la banlieue parisienne gangrénée par l’islamisme et le trafic de drogue, on passe par la Turquie, puis on fait une halte à Malte. C’est la carte de tous les trafics que décrit avec précision Daniel Rondeau, écrivain-diplomate dans la lignée de Paul Morand. Ce qui se trame à Tripoli nous arrive en France. Partout où l’état est faible, les voyous prospèrent. Les bandes s’organisent, s’arment, parfois avec la complicité d’hommes politiques. Les institutions s’invitent au bal de la lobotomisation des cerveaux. Elles se font les complices de la destruction méthodique des grandes puissances occidentales, à commencer par la France qui, grâce au général de Gaulle, avait les moyens de faire face au chaos institutionnel et militaire qui nous pend au nez. Extrait : « Les projections, encore gardées secrètes, tendent à prouver que les banlieues des grandes villes françaises sont maintenant entourées d’une ceinture verte. Les différents rapports commandités par la place Beauvau sur l’islamisation présumée de la banlieue ont été mis au placard. Trop explosif ». C’est écrit en 2017… Voyageur infatigable, Daniel Rondeau ajoute, lucide : « L’État islamique campe aux portes de Damas, la Libye, le Sahel et une partie de l’Afrique sont contaminés. Les deux atouts islamiques : une grande autonomie de décision et beaucoup de souplesse dans l’exécution. On est plus proche du franchising que du Komintern ». Rondeau dit encore : « La toile s’élargit, Cachemire, Yémen, Pakistan, Nigeria. Partout beaucoup de business ». La violence est partout, elle est sans limite. Un être humain ne vaut rien contre une poignée de dollars. Les scènes sadiques où les femmes se font dépecées sont insoutenables. Les bonnes manières, l’érudition, l’art sont balayés par les kalachnikovs. 

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De retour en France, pour des fouilles à Wissous, Sébastien Grimaud constate : « […] ceux qui n’étaient jamais partis, semblaient s’être écartés de ce pays au point de n’avoir plus avec la réalité et avec l’histoire de l’Hexagone qu’un lien distendu et assez flou »

Daniel Rondeau a publié deux articles dans Le Monde où il alertait sur le fait que les islamistes et les narcotrafiquants tenaient déjà le terrain de nos banlieues. Devant le silence, il a pensé que seule la fiction permettrait aux lecteurs d’avoir une idée de la vérité du terrain. Mécaniques du chaos est plus que jamais d’une actualité explosive.

Daniel Rondeau, Mécaniques du chaos, Le Livre de Poche, 2019 (édition originale, Grasset, 2017).

Mécaniques du chaos - Grand prix du Roman de l'Académie française 2017

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« Qu’ils viennent me chercher ! »

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Vendeur à la sauvette, Paris le 5 mars 2025. ADIL BENAYACHE/SIPA

Il y a un racisme désormais « ordinaire » qui consiste à représenter des Blancs et des Blanches dans des situations où, statistiquement, ils sont en réalité sous-représentés. La campagne publicitaire de la Préfecture de Police de Paris contre les vendeurs à la sauvette n’en est qu’un exemple de plus. Le message implicite de ces publicités, c’est que les Blancs sont lâches et méprisables. Analyse.


La propagande est parfois plus subtile, et plus perverse, qu’on ne le croit. Un exemple.

Entre moquerie et consternation, une campagne de communication de la Préfecture de Police de Paris n’a pas manqué de faire réagir sur les réseaux sociaux. Il s’agit, a priori, de mettre en garde contre les vendeurs à la sauvette. On voit donc un homme aux prises avec l’un de ceux-ci, qui lui tend une Tour Eiffel miniature. Le sujet de la polémique ? Sur l’affiche, le vendeur à la sauvette est Blanc, ce qui est à peu près aussi crédible que de faire représenter Cléopâtre VII par une actrice noire. Pourquoi réagir ? Parce que ce n’est pas un cas isolé.

C’est même l’habitude dans ce genre de « campagne », le mauvais rôle est tenu par un Blanc, ou une Blanche, très souvent au mépris de la réalité statistique. Quelqu’un qui fraude la CAF ? Voici Jennifer, blanche. Quelqu’un qui parle trop fort dans les transports en commun ? Séverine, blanche. Une affiche contre les rodéos urbains ? Le conducteur du scooter est un Blanc. 

Pour illustrer l’illettrisme ? Un garçon blanc (et blond). Le mauvais niveau en mathématiques ? Une fillette blanche (et blonde). Le manque de vocabulaire au CP ? Un enfant blanc (et blond). Le harcèlement de rue ? Une bande de Blancs. Un cambriolage ? Un papy blanc. Et ainsi de suite…. A force, ça commence à se voir, d’autant plus que selon la formule désormais consacrée, « tout le monde sait ».

Facilité, pour ne pas dire lâcheté ? Sans doute. Donner le mauvais rôle à des Blancs permet d’éviter les accusations de racisme et de discrimination (et en soi, ce deux poids-deux mesures est un grave problème).

Propagande ? Bien sûr que oui. On peut imaginer que les institutions qui utilisent ces visuels ne sont pas consciemment au service de cette propagande, et ne fassent que suivre le mouvement, mais propagande il y a néanmoins, le phénomène étant beaucoup trop systématique pour ne pas être systémique. Dans ce cas, quel est le message ? Certainement pas de prétendre que les vendeurs à la sauvette au pied de la Tour Eiffel, ou les auteurs de rodéos urbains, seraient majoritairement et massivement des Blancs ! C’est grotesque, et personne n’y croit. Tout le monde sait, et tout le monde sait que tout le monde sait.

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Le vrai message n’est pas dans ces affiches, mais dans le fait qu’elles puissent être massivement et impunément utilisées. Il est triple.

Il dit aux Blancs : « On vous crache publiquement à la figure, et vous n’allez rien faire ». On nargue, on humilie, exactement comme Emmanuel Macron avec son « Qu’ils viennent me chercher ! »

Mais ce n’est pas tout. Un message est aussi adressé à tous les autres, et notamment aux personnes issues de cultures dites « de la honte » (plutôt que « de l’honneur ») : « Regardez, on peut cracher publiquement sur les Blancs et ils ne réagissent même pas », c’est-à-dire : « Les Blancs n’ont pas d’honneur, ils sont lâches, ils sont faibles, ils sont méprisables ».

Et enfin, évidemment, ces affiches proclament : « Nous ne sommes pas du côté des Blancs », qui n’est qu’une autre manière de formuler ce qui sous-tend l’hypothèse de la facilité lâche, la soumission à la doxa progressiste selon laquelle « le racisme anti-Blancs n’existe pas », autrement dit : les Blancs sont les seuls que l’antiracisme ne protège pas.

Derrière ces affiches, derrière tous les processus collectifs, conscients ou inconscients, qui conduisent à ces représentations systématiques, il y a une idéologie qui désigne des cibles.

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« Pas de deal tant qu’il n’y a pas de deal »

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Rencontre Trump-Poutine sur la base d'Elmendorf-Richardson, Alaska, le 15 août 2025. Sergei Bobylev/POOL/TASS/Sipa USA/SIPA

Qu’est-ce qui vient de se passer en Alaska ? S’est-il passé quelque chose ? Harold Hyman, grand spécialiste des relations internationales, raconte le sommet éclair entre Trump et Poutine.


Un sommet millimétré, sans résultat clair. L’accueil du président Poutine était digne, mais sobre. Trump attendait sur le tapis rouge placé sur le tarmac, devant une haie d’honneur de dix militaires seulement, sans fanfare militaire ni hymnes nationaux. 

Un étrange survol par un bombardier B2 escorté de quelques F22, pour intimider ou honorer le président l’on ne sait. Quelque trois heures en privé, avec Ministre des affaires étrangères et conseiller spécial chacun.

À la sortie de leur face-à-face, ce ne fut pas une conférence de presse mais uniquement une double déclaration, Poutine puis Trump. Pas la moindre question de la part de la presse !

Ce n’est que par la suite que Donald Trump s’est partiellement livré, à Fox News en la personne de Sean Hannity, un vieil ami. 

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La balle serait maintenant dans le camp de Zelensky, dit Trump, et l’étape suivante serait une rencontre entre Zelensky, Poutine et Trump lui-même. Sur quelles bases? Toujours pas de précisions. Une seule avancée peut-être à relever: Poutine a quand même expliqué que la question principale était celle de l’Ukraine. Autrement dit, le président russe n’aura pas tenté de détourner l’attention en évoquant le dossier de la maîtrise des armements nucléaires, ce que craignait les analystes. 

Dans les prochaines heures, l’on saura ce que le président Volodymyr Zelensky et les Européens, Emmanuel Macron en tête, auront retenu et quelle sera leur réponse. 

Le palestinisme : invention d’une religion 

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Aymeric Caron et ses collègues Insoumis exhibent des photos d’enfants palestiniens lors des Questions au gouvernement, à l'Assemblee nationale, Paris, le 8 avril 2025. Lionel Urman/SIPA

La cause palestinienne, épousée en Europe par tant de militants fanatisés et de people désireux de se montrer vertueux, n’est plus une simple cause politique. Elle est devenue une religion, ou plutôt une religion de substitution, apportant à ses croyants une lecture simpliste du monde, divisé en bourreaux et victimes. Elle représente une foi obscure qui piétine la raison humaine et empêche de voir le réel tel qu’il est. L’auteur de Les masques tombent. Illusions collectives, vérités interdites analyse ce culte doloriste postmoderne.


Il n’y a plus d’innocence.

Il n’y a plus que des icônes.

Des icônes tremblantes, des visages mal éclairés sur des pancartes, des larmes mises en scène à la télévision, des slogans peints à la hâte sur les murs humides des métropoles mortes. L’innocence n’est plus une qualité humaine — elle est devenue un attribut politique. Un brevet de pureté. Une médaille qu’on décerne à ceux qui souffrent du bon côté.

L’homme occidental n’a plus de dieu, plus de patrie, plus de forme. Il ne sait plus aimer, ni croire, ni haïr avec style. Il ne sait plus faire la guerre, ni faire l’amour, ni même mourir dignement. Il sait seulement pleurer. Il pleure comme on s’agenouille. Il pleure pour se sentir encore un peu humain. Et comme il ne croit plus en rien, il a besoin d’un autre en qui croire. Il l’a trouvé. Ce n’est ni un dieu, ni un homme, ni un héros. C’est une silhouette : le Palestinien.

Il est l’Enfant Jésus du monde postmoderne.

Un Enfant Jésus sans crèche, sans Joseph, sans Bethléem. Un Enfant Jésus armé de pierres, élevé au son des bombes, nourri au lait du ressentiment.

Il est la victime parfaite. Celle qui ne parle pas. Celle qui ne pense pas. Celle dont on peut faire une chanson, un drapeau, un mème.

Le Palestinien n’est pas un homme : il est un écran. On y projette la pureté que l’on a perdue. L’Europe l’a choisi comme elle choisit ses idoles — sans le connaître. Elle l’a sacré comme elle sacre ses saints — pour se laver. Il est son savon. Il est son confessionnal. Il est son silence.

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On ne débat pas du palestinisme. On y communie. On ne le critique pas. On y croit. On ne le pense pas. On le ressent. C’est un culte de substitution, une hostie émotionnelle, un rituel sans mystère. Le Palestinien est devenu le miroir de l’innocence perdue de l’Occident. Le problème, c’est que les miroirs coupent.

Il a fallu des siècles pour bâtir des cathédrales. Il a suffi de quelques années pour faire de Gaza une basilique laïque. Il a fallu des générations pour écrire Sophocle, Eschyle, Dante. Il suffit aujourd’hui d’un enfant mort pour que des foules défilent avec des bougies. Et chaque bougie est une pierre lancée contre Israël.

Le nouveau dieu de l’Europe ne parle pas. Il ne pense pas. Il saigne. Et c’est tout ce qu’on lui demande. Ce n’est plus un homme : c’est une image. Un masque de douleur. Une icône sacrificielle. Un corps qui souffre à notre place.

Mais l’innocence est une arme.

Et l’innocent est toujours suivi d’un coupable.

Israël a été élu pour ce rôle. Il est le bourreau commode. Le criminel utile. L’impur sacré. On ne dit plus : le Juif. On dit : le sioniste. On ne dit plus : les Protocoles. On dit : les colonies. On ne parle plus de sang impur. On parle d’apartheid. Mais la musique est la même. Et le tambour, cette fois, bat au rythme des concerts de charité.

C’est ainsi qu’on a réinventé une religion. Une religion de l’image. Une religion sans dieu, sans pardon, sans ciel. Une religion de haine douce, de violence décorative, de mort scénographiée. Une religion de mannequins en keffieh et de journalistes pleureurs. Une religion où l’enfant mort vaut plus que l’enfant vivant, parce qu’il sert.

Et dans cette religion, le péché, c’est la nuance. Le blasphème, c’est de dire que le martyr peut mentir. Le crime, c’est d’oser penser que la guerre est une guerre, et non une Passion.

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Le monde moderne ne sait plus ce qu’est un tragique. Il confond douleur et justice, émotion et vérité. Il croit que pleurer, c’est comprendre. Que s’émouvoir, c’est agir. Il prend la mort pour un clip, le combat pour un tweet, la souffrance pour une catharsis.

Mais le réel, lui, ne prie pas. Il saigne sans liturgie. Il bombarde sans musique. Il assassine sans plans-séquences. Il est fait de corps, de cris, de béton et de feu. Il est fait de stratégies, d’aveux, de mensonges, de ruses. Et dans le réel, les enfants ne sont pas des anges. Ils sont des boucliers, parfois. Des armes. Des excuses.

Ce n’est pas une guerre de liberté. C’est une guerre de croyances. Ce n’est pas une guerre d’indépendance. C’est une guerre d’effacement.
Mais l’Europe regarde ailleurs. Elle regarde les larmes, pas les mains. Elle regarde les cercueils, pas les armes. Elle regarde les visages, pas les versets.

Et dans ce grand théâtre du monde, elle tient son rôle.

Celui de la vieille dame éplorée, qui se souvient vaguement qu’elle fut une reine.







Doit-on se moquer de Robert Brasillach ?

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L'écrivain et journaliste français Robert Brasillach, à gauche, pose aux côtés de Jacques Doriot, au centre, sur le front de l'Est vers 1943 © D.R.

Un auteur comme Robert Brasillach, dont on peut apprécier le talent littéraire tout en déplorant l’engagement politique, ne mérite pas d’être traité à la légère. Ce n’est pourtant pas toujours le point de vue de la presse de gauche. Un article du Nouvel Obs l’a déprécié sur tous les plans en adoptant un ton railleur. Notre chroniqueur s’en indigne.


Le hasard des vacances, dans d’autres demeures, familiales ou amicales, fait que parfois on lit avec retard des hebdomadaires dont certains articles vous saisissent. C’est ce qui m’est arrivé en lisant un Nouvel Obs du 1er mai 2025, avec un texte de Grégoire Leménager dont le titre est « Fallait-il exécuter Robert Brasillach ? ».

Cet écrivain, fusillé en 1945 pour intelligence avec l’ennemi, m’avait passionné dans ma jeunesse, comme, sur un autre registre profond, mélancolique et suicidaire, Drieu la Rochelle. Mon livre sur Robert Brasillach – 20 minutes pour la mort – était une manière de me mettre au clair avec cette trouble admiration pour la dignité de sa mort à la suite d’un procès honteux. Accompagnée d’un sentiment d’horreur à la lecture de ses écrits de journaliste politique au cours d’une période où, à défaut d’héroïsme ou de vraie résistance, l’abstention était un minimum.

Lisant l’article de Grégoire Leménager, je n’ai pu m’empêcher de songer à ce propos de Jean Genet : « Je ne me moque jamais, j’ai trop à faire d’aimer ou de haïr ». C’est précisément la moquerie, presque la dérision imprégnant l’analyse (si l’on peut dire) de Grégoire Leménager qui m’ont perturbé. Tous les sentiments ont droit de cité pour appréhender la destinée singulière de Robert Brasillach, brillant critique littéraire à 23 ans puis fasciné par le nazisme « immense et rouge » au point de s’abandonner au pire du journalisme partisan et haineux, avant d’être arrêté, alors qu’il aurait pu fuir. Il manifesta durant son procès une allure que personne ne lui a déniée (même ses pires ennemis comme Madeleine Jacob ou Simone de Beauvoir), avant de mourir courageusement à l’âge de 35 ans.

Au-delà de ce parcours, aussi répréhensible qu’il soit, je suis gêné par la condescendance avec laquelle Grégoire Leménager traite l’oeuvre de Robert Brasillach. Ses romans ne sont pas que « médiocres et sentimentaux » et un point de vue plus objectif aurait été bienvenu. L’Anthologie de la poésie grecque, son Pierre Corneille, L’Histoire du cinéma (écrite avec Maurice Bardèche), son Chénier, les poèmes de Fresnes (qui n’ont rien à voir avec « de la poésie faussement naïve ») auraient justifié, même de la part d’un critique littéraire de gauche, des appréciations élogieuses.

Sur le plan idéologique, certaines phrases, pour être littéralement odieuses ou furieuses, sont en plus détachées de leur contexte et rien, dans ce qui à la fin de cette courte existence aurait pu venir nuancer sa malfaisance politique, n’a été même effleuré par Grégoire Leménager.

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La démarche de sauvegarde (pour empêcher qu’il soit exécuté) initiée par François Mauriac, Marcel Aymé et Jean Anouilh (dont l’expérience de la vie en a été affectée pour toujours), est narrée sur un mode léger, presque désinvolte. Il est fait référence à André Gide dont l’appréciation sur le futur qu’aurait eu Robert Brasillach s’il avait été gracié est très discutable.

Sont passées sous silence la lâcheté de beaucoup (Colette ne voulait pas être la première sur la pétition demandant la grâce !) et la déclaration d’Albert Camus la signant par détestation de la peine de mort alors qu’il assurait que Robert Brasillach ne lui aurait pas rendu la pareille s’il avait été condamné à mort.

De cet article, se dégage une impression de malaise comme s’il avait fallu, après l’avoir fusillé, exécuter Robert Brasillach une nouvelle fois, mais médiatiquement.

Je relève qu’un seul livre est cité, celui d’Alice Kaplan dont le travail de documentation est impressionnant mais la vision judiciaire guère critique. Grégoire Leménager aurait dû mentionner l’ouvrage de Michel Laval, aux antipodes de toute moquerie et qui aborde avec gravité et intelligence la problématique questionnée par Grégoire Leménager et y répond positivement.

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On a beaucoup glosé sur le refus de la grâce par le général de Gaulle, alors que François Mauriac avait quitté leur entretien relativement optimiste. Sans doute y a-t-il eu des motivations diverses à cette dureté. Le paradoxe est qu’en 1938, Robert Brasillach lui-même avait considéré qu’un intellectuel ne pouvait pas être exonéré par principe du châtiment suprême en raison de ses seules idées et dénonciations vaincues par l’Histoire.

Résumer Robert Brasillach aujourd’hui en le qualifiant « d’icône de l’extrême droite française » est tout de même un peu court.

Je constate, pour m’en réjouir, que sur le plan de la tolérance, du pluralisme et de la justesse, il n’y a pas l’ombre d’une comparaison possible entre la gauche engagée et médiatique et les médias conservateurs. Comparons la magnifique série du Figaro, totalement ouverte, par exemple consacrée à Antonio Gramsci, avec cette piètre recension moqueuse de Robert Brasillach par Grégoire Leménager.

Il manquait, d’abord, l’honnêteté. Et, si on suit Jean Genet, l’amour ou la haine.

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A Ré, un bain de musique après le bain de mer

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Une plage de Ré D.R.

En France, l’été, on trouve jusque dans les lieux de villégiature les plus reculés des festivals qui se mettent au service de la culture la plus exigeante. A cet égard, le festival « Syrinx en Ré » est exemplaire.


En 1913, Claude Debussy compose Syrinx, un solo pour flûte traversière de trois minutes à peine, publication posthume : à l’origine, une commande du traducteur, poète et romancier quelque peu oublié Gabriel Mourey, pour sa pièce en vers Psyché. Ce très court morceau ne sera créé qu’en 1926, dans le théâtre privé de Louis Mors, patron des automobiles Mors – la marque pionnière sera de bonne heure absorbée par Citroën. Syrinx, en référence à la suivante d’Artémis, nymphe poursuivie par les ardeurs libidinales de Pan, ce dieu des bergers et des troupeaux qui « sifflote dans la forêt », s’il faut en croire une strophe d’Apollinaire…  Voilà pour la petite histoire. 

Un récent sondage révèle qu’aux yeux des Français l’île de Ré incarne l’apothéose du rêve de vacances : ultime paradis agreste et patrimonial, avec son « petit bois de Trousse-Chemise » où jadis le regretté Charles Aznavour déniaisait une jouvencelle (en 2025, à coup sûr les paroles de cette chanson nostalgique d’un « viol sur mineure » vaudrait à son auteur quelques ennuis judiciaires), ses vieux remparts de Saint-Martin érigés par Vauban, ses longues plages immaculées, ourlées de pinèdes face au Pertuis breton… Y perdure discrètement une tradition mélomane qui, le soir venu, offre un autre genre de baignade :  l’an passé, votre serviteur évoquait dans Causeur le festival Musique en Ré, dont l’édition 2025 s’achève tout juste, reconduisant pour sa 38ème édition la vespérale félicité d’entendre de la belle musique dans des églises et des places de villages – comme ce 3 août dernier, au Bois-Plage, où l’inoubliable Quintette avec clarinette de Mozart précédait La nuit transfigurée, sublime sextuor de Schoenberg aux subtiles dissonances auquel les bords de mer prêtent rarement l’oreille…  

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Il faut saluer hautement ces initiatives modestes mais ambitieuses : elles savent répandre encore, à force de ténacité, un humus de culture exigeante jusqu’aux confins du territoire, en sorte que la proximité de leurs rôtissoires de sable fin ne se donne pas pour l’unique attraction de ces bourgades insulaires, envahies deux mois de l’année, et vides l’hiver. De ce pas de côté, le festival Syrinx en Ré est l’expression parfaite : sur trois jours, dans trois de ces charmantes petites églises de villages – Ars, Les Portes, La Couarde, – un programme éclectique de musique de chambre au cœur du mois d’août, portée par de jeunes interprètes de haut niveau.

La flûtiste Perrine Chapoutot (c) Perrine Chapoutot

L’impulsion, comme souvent, part d’une famille. Perrine Chapoutot, 26 ans, est flûtiste. Son frère cadet, Marin, s’était fait connaître dans l’adolescence comme clarinettiste prodige ; Melvil, l’aîné, est pianiste, tout comme Aude, leur mère. En 2019, le pianiste tourangeau Adrien Gey a l’idée d’une manifestation musicale au château-relais d’Artigny, un 5 étoiles sis à 20km de Tours – un beau Steinway y trône au salon : le festival Syrinx est né. Il se déroule depuis lors chaque année, au mois de novembre. Comme le château est désormais en travaux, l’édition 2025 (du 13 au 16 novembre prochain) est appelée à migrer dans la salle de l’hôtel de ville de Tours. 

C’est en 2021 que Syrinx proposait sa première déclinaison sur l’île de Ré – les musiciens sont logés aux Portes, dans la vaste maison familiale riveraine du Fier d’Ars, ce petit golfe clair. Comment se dessine le programme, d’année en année ? Empiriquement, à partir des expériences antérieures des instrumentistes, de leur familiarité avec certains morceaux du répertoire classique ou romantique, – et de l’envie partagée, tout simplement. Ces artistes, pour la plupart, se sont connus au Conservatoire national de Paris, où ils ont fait leurs classes. Tous appartiennent à des formations de chambre qui se produisent ici et là, en France comme à l’étranger. Ainsi Perrine fait partie de l’ensemble Daphnis, un quintette en résidence cette année au sein de la très prestigieuse Fondation Singer-Polignac ; ainsi l’altiste Jean-Baptiste Souchon est-il membre du quatuor Métamorphoses… Ainsi la soprano Emy Gazeilles a-t-elle intégré, en 2024, la troupe lyrique de l’Opéra de Paris.  

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Cette émulation générationnelle fera donc vibrer le public les 20, 21 et 22 août, à travers trois concerts associant Schubert, Mozart, Brahms, Ravel, Beethoven, sans compter des lieder et mélodies de Schumann, Poulenc, Dvorak ou Rachmaninov. Un bain de musique après le bain de mer.

Festival Syrinx en Ré : du 20 au 22 août 2025.

Ardisson – un souvenir

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Thierry Ardisson durant l'Ardinight l'emission mensuellle de battle de playlist , 22h a 1h00 sur RFM , a Paris, France, le 29 Avril 2021. JP PARIENTE/SIPA

Invité trois fois sur le plateau de Tout le monde en parle, Dominique Labarrière se souvient de l’animateur de cette émission culte et rend hommage, non seulement à son charisme, mais aussi à son professionnalisme.


Il se trouve que j’ai participé à trois reprises à l’émission culte de l’homme en noir sur France 2, Tout le monde en parle. Deux fois pour accompagner un auteur de la maison d’éditions pour laquelle je travaillais à ce moment-là, et surtout une fois en tant qu’invité pour mon essai sur la mort de Pierre Bérégovoy, Cet homme a été assassiné, publié à la Table Ronde par notre ami Denis Tillinac, de subtile et joyeuse mémoire.

Je garde naturellement un souvenir très précis de cette expérience. 

La veille de l’émission, un membre de l’équipe de production vous appelait pour s’enquérir de vos goûts alimentaires, des tabous ou régimes à respecter. En effet, vous arriviez assez tôt, vers vingt et une heure, je crois, dans les immenses hangars-studios de la Plaine Saint-Denis. Là, vous étiez accueilli en VIP, conduit à une loge qui vous était exclusivement réservée pour toute la soirée, très longue soirée le plus souvent. Une personne passait très régulièrement vous proposer du champagne, des mets… Un impératif, donc, être patient, car vous pouviez fort bien passer à plus de minuit, voire une heure du matin.

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Ce fut mon cas, cette fois-là. Toujours entre les mains de personnes d’une exquise gentillesse, on me conduisit au maquillage. C’était vers minuit…

De nouveau l’attente. L’attente du fameux convoité mais redouté passage. 

Pour tenter de tromper mon impatience, je me mets à déambuler dans le couloir, long couloir. Sacha Distel, autre invité de l’émission, fait de même. Nous nous croisons, petit salut. Une fois, deux fois, à la troisième, Distel, manifestement tendu, m’aborde.

         – Vous êtes là pourquoi, vous ?

         – Pour mon bouquin sur la mort de Bérégovoy.

         – Alors c’est vous ou moi, s’énerve le chanteur. Moi, je suis ici pour un album jazz à la guitare. Pas mon registre habituel de variétés…

         – Vous avez dit vous ou moi ?

         – Oui. À chaque émission, ils flinguent un invité. C’est Baffie qui s’en charge en général. Et là, je vous dis que ce sera vous ou moi !

Je passe mon chemin. Jusqu’à cet instant, j’étais plutôt serein, tranquille, mais plus du tout après ce bref échange. Je panique. Sûr, ils ne vont pas « flinguer » Distel, donc c’est moi ! Trop tard, évidemment pour se débiner.

Je retourne dans ma loge. Petit coup de champagne qui ne me fait aucun bien. Distel passe peu après, comme on ne l’éreinte pas le moins du monde, ce ne peut être que pour ma pomme. CQFD.

Enfin, on vient me chercher. Nouvelle attente de quelques minutes au seuil du plateau. Comme par hasard, il y a trois ou quatre marches à monter puis autant à descendre avant de prendre place, ébloui par les projecteurs, sur le siège qu’on vous a désigné. J’ai beau respirer à fond, je ne suis pas au top. Pas du tout.

L’accueil plateau, musique à fond, votre nom lancé comme celui d’une star par l’animateur, de sa voix forte, singulière. Puis l’interview commence. 

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Et là, à l’instant même, par un petit quelque chose que je ne saurais vraiment expliquer et encore moins décrire, Ardisson me fait comprendre que ce sera sérieux, respectueux. Et cela l’a été en effet.

Je crois que de toutes les interviews que j’ai eues sur ce livre – et Dieu sait qu’il y en a eu ! – pas un seul journaliste n’avait autant travaillé le sujet. Pas un ne s’est montré autant professionnel, précis, rigoureux. J’ai vite compris que le sniper Baffie ne serait pas de la partie. Il écoutait, attentif, lui aussi respectueux. En effet, il n’intervint pas. Seule Claude Sarraute qui était là me posa une question, toute professionnelle d’ailleurs. Pas une fois Ardisson ne m’a interrompu, j’ai pu répondre à ma guise, développer chaque point.

Un bonheur, vraiment. 

Pourtant, ce dossier-là était complexe, délicat, extrêmement sensible à ce moment-là. Il fallait un très grand professionnel pour le traiter sans tomber dans le clinquant, la caricature, l’accusation facile de complotisme. Thierry Ardisson fut bel et bien en la circonstance ce grand professionnel-là. Très au-delà du banal provocateur qu’on a trop volontiers voulu voir en lui, y compris, parfois, ces derniers jours. C’était un très grand pro, vraiment. Voilà, très modestement, l’hommage que je me permets aujourd’hui de rendre à sa mémoire.

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L’arasement de la majesté

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Fête au château de Versailles à l'occasion du mariage du dauphin en 1745, Louis-Eugène Lami © D.R.

La chute de la monarchie a donné le premier coup. Le déclin du christianisme et la passion de l’égalité ont asséné les suivants et l’uniformisation du monde a fait le reste. L’esprit français se conjugue surtout au passé. Mais il demeure des traces de ce vieil héritage dont les rayons se répandaient autrefois des palais aux chaumières. Notre série de l’été : A la recherche de l’esprit français…


À coup sûr, invoquer l’esprit français en l’accolant à l’idée de grandeur, c’est risquer l’étonnement, le sarcasme, le cri d’orfraie. Il n’y a pourtant rien d’absurde à oser l’association. Pas pour vanter la grandeur militaire de la France, mais celle de l’esprit qui l’animait et, pour une part, continue de l’animer. Le problème tient au flou de la notion. Une notion toutefois assez précise pour cerner une forme d’amour, à tout le moins d’attachement, portée par notre peuple à un style de vie, à une certaine façon d’être, d’éprouver, de penser, d’agir. Ce qui s’exprime par le souvenir magnifié de personnages et d’événements fameux, par l’orgueil d’avoir érigé des monuments superbes, châteaux, cathédrales, produit des œuvres sublimes, livres partout célébrés, tableaux de maîtres illustres, jardins féériques, par l’octroi autocentré de comportements flatteurs, et même, pour paraître objectif, de défauts notoires, arrogance, étroitesse petite-bourgeoise, atavique méfiance paysanne, sans oublier le paillard gaulois, le penchant pour la ripaille, le feu aux fesses des filles.

Le déclin des temps modernes

Cela étant, triste constat, comme les tropiques : l’esprit français, il faut en parler surtout au passé. Avec fierté, car assurément cet esprit eut de la grandeur. Et, malgré son arasement, il en demeure des traces, un vieil héritage. Mais les temps modernes ont changé la donne. De surcroît, dans un pays fragmenté comme le nôtre, dans cet archipel composé de mentalités antagonistes, de communautés sans mœurs, traditions, aspirations communes, parler d’esprit français n’a plus beaucoup de sens. French kiss, french touch, maigre butin. Le luxe, la mode, les parfums, les grands crus, la gastronomie firent et perpétuent son universel renom. À part ça, plus grand-chose.

Le bilan tient au point suivant, qui n’a rien d’un détail : cet esprit, c’est à la monarchie que la France le doit. À l’excellence aristocratique qui l’accompagnait et à la raison méthodique dont eut besoin l’État pour s’imposer. La puissance du faste royal fut non seulement la source mais la condition de cet exceptionnel renom. L’esprit français a partie liée avec la majesté, dont les rayons se répandirent chez nous des palais aux chaumières, de la soie des costumes princiers aux pourpoints des bourgeois, des tragédies de Racine aux larmes des scènes provinciales. La politesse des manières de cour, diffusée dans les salons, s’est élargie aux charmes de la conversation. Élégance, subtiles pointes d’ironie, bon goût, culte du bien-dire viennent de là. L’assèchement de l’aristocratie a entraîné celui de l’esprit.

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Le déclin du christianisme, quasi son effacement, a aggravé le phénomène. Chateaubriand s’y est admirablement opposé dans un énorme ouvrage : le génie du christianisme a forgé la clé de la grandeur française. C’est qu’il explique. De fait, la spiritualité du Grand Siècle a fourni au royaume le carburant de l’âpre réussite de toutes ses ambitions. Ensuite, bien que ravalée par les philosophes au rang de simples préjugés, elle a irrigué l’énergie novatrice du siècle des Lumières. Après quoi, l’ayant sacrifiée, la Révolution a planté dans les têtes des espérances grandioses, mais aux retombées navrantes. Processus fatal : les floraisons spirituelles une fois déracinées, les plantes du désert germent et croissent.

La triste importance de l’autre

La passion de l’égalité menace l’esprit de la même sécheresse. On la prétend typiquement française. C’est à voir. Ayant pour berceau le XVIIIe siècle, elle est trop jeune pour s’inscrire dans le vieil héritage. De surcroît, d’autres pays que la France s’en réclament, l’Amérique vue par Tocqueville l’atteste. Au temps de la monarchie, les hiérarchies ordonnées par Dieu semblaient naturelles, et l’on acceptait les écarts de fortune pourvu que les riches se montrent charitables. Au nom de la justice, le principe d’égalité corrigea ce qui devait l’être. Puis il a versé dans l’égalitarisme, et les pulsions nivelantes de la démocratie ont trahi l’équité de ses promesses. Ayant tout aplati, l’envie égalitaire a débouché sur le vide où prospère la convoitise sans frein enchaînée aux rancœurs d’une frustration sans bornes.

Le chevaleresque s’est évaporé, le panache de Cyrano évanoui, la bravoure raréfiée. Le courage n’appartient plus qu’aux preux du quotidien. Ces nobles vertus ont fait place aux réflexes de lâcheté là où il faudrait de l’audace. L’héroïsme a disparu avec les tranchées, et la défaite de 1940 n’a rien arrangé. À présent la patrie indiffère, concept sorti de l’histoire. Quant à la furia francese, elle n’est plus qu’un mythe. On ne s’en plaindra pas, mais le sens de l’honneur s’est mué en art de se planquer. Sic transit gloria.

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L’arasement de l’esprit français s’explique par une raison plus décisive encore que celle des pistes ici juste évoquées. Stefan Zweig l’a pointée dans L’Uniformisation du monde, texte écrit en 1925, qui date donc d’un siècle. Sous l’aspect carré de l’analyse éclate une vérité rendue irrécusable par le monde d’aujourd’hui. Dans la danse, la mode, le cinéma, la radio, l’individu « se soumet aux mêmes goûts moutonniers ; il ne choisit plus à partir de son être intérieur, mais en se rangeant à l’opinion de tous ». Conséquence : « Citer les particularités des nations et des cultures est désormais plus difficile qu’égrener leurs similitudes. » Plus difficile ne signifie pas impossible. La mémoire des peuples est si longue, si fidèle, qu’ils conservent inchangés des traits de caractère et une mentalité résiduelle qui résistent aux pressions de l’uniformisation, cette broyeuse des âmes.

L’amour de la liberté

Face aux débuts de l’ère des masses, Zweig précise : « Le vrai danger pour l’Europe me semble résider dans le spirituel, dans la pénétration de l’ennui américain. » Ennui horrible « qui n’est pas, comme jadis l’ennui européen, celui du repos, celui qui consiste à s’asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe », non. L’ennui américain est « instable, nerveux et agressif, on s’y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les sensations ». La cérémonie d’ouverture des JO de Paris résume l’anticipation visionnaire. Les fêtes de Versailles illuminaient le génie français. La cérémonie d’ouverture s’est vautrée dans le kitch mondialisé.

Par miracle, de l’esprit qui nous grandissait, subsiste, venue de loin, la flamme de la liberté. En 1315, Louis X, dit le Hutin, arguant que tous les hommes naissaient libres, abolit le servage au sein du royaume. Plus de deux siècles plus tard, Étienne de La Boétie, l’ami de Montaigne, rédige Le Discours de la servitude volontaire contre la tyrannie d’un seul. Avec la Déclaration des droits de l’homme, la Révolution promeut la liberté individuelle. En 1848, Victor Schœlcher abolit l’esclavage en France. La liste des ardents défenseurs compte d’innombrables noms. S’il est un bien inaliénable qui fait honneur à l’esprit français, c’est assurément l’amour de la liberté. On objectera que l’État s’en affranchit quand ses intérêts l’y poussent. Mais nul n’ignore qu’un monstre froid n’a pas d’amour.

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Le tempérament national a volontiers reconnu aux épouses une marge d’indépendance, aujourd’hui complète, qui les préservait du joug tout-puissant des époux. La pudeur exigée varia selon les époques, mais sans que leur soumission, si elles se révoltaient, mène au meurtre légal. Jamais en France elles n’eurent à subir la lapidation ailleurs permise aux maris outragés. Le déshonneur restait cantonné à leur responsabilité personnelle, sans impliquer celle de la tribu. Même le XIXe siècle, si dur à leur égard, vraie camisole de force, s’est abstenu de leur fixer des boulets aux chevilles pour les châtier de leurs infractions à l’ordre moral. L’esprit français s’est constamment dissocié de cette barbarie. Brantôme, gentilhomme de la Renaissance, se scandalise des cruautés qu’on leur infligeait. Au contraire de l’Angleterre, en France on ne leur a jamais coupé le cou, sauf durant la Terreur. Il est vrai que le recours aux couvents servit d’outil de punition et de contrôle. Reste que l’esprit français s’est toujours distingué par sa souplesse en matière sexuelle. À preuve, l’air de légèreté flottant sur les aventures, rencontres libertines, accointements volages, frôlements délicieux, guinguettes, bals masqués, sur une toile de fond joyeusement lettrée, grivois rabelaisien, comédies de Molière, contes de La Fontaine, vagins bavards de Diderot, et tutti quanti. Érotisme et jouissances à tous les étages.

Cornaquée par l’Académie, la France a hissé sa langue sur un piédestal. Ce n’est plus le cas. La romance s’est substituée aux ouvrages profonds, les grosses mailles du rap à Brassens le troubadour, les amplis des rave parties au silence des bibliothèques, la vidéosphère à la graphosphère. S’amorce une civilisation nouvelle, rupture brutale, quoique pas totale (encore une fois, les peuples ont trop de mémoire pour tout oublier). Fut une époque où la France littéraire, chrétienne et patriotique s’examinait dans le miroir de Bossuet en tâchant de s’y refléter. Paul Valéry ne voyait, dans l’ordre des écrivains, personne au-dessus de lui. De son Histoire des variations des Églises protestantes qui, publiée en 1688, fut un succès de librairie, Claudel écrit que, « si un seul livre de toute notre littérature devait subsister pour témoigner devant le monde de ce que furent la langue et l’esprit français, ce serait l’Histoire des variations que je choisirais ». L’évêque de Meaux a roulé dans la poussière, emportant avec lui la grandeur qu’il incarnait. Mais pas seulement la grandeur, ce qu’elle suppose aussi. Le désir de s’élever pour l’atteindre, les efforts pour progresser, la discipline et les rudes études auxquelles on consent. S’il est pour l’esprit français une mission digne de lui, c’est de servir la République en retrouvant la voie royale qui l’a autrefois conduit à viser l’excellence dans la réalisation de toutes ses œuvres, culturelles aussi bien que scientifiques. Il faudrait même rétablir les humanités dans les cursus scolaires et l’Âge classique dans son prestige. Passéisme ? Vœu ringard ? Peu importe. En conclusion de Qu’est-ce qu’une nation ?, Renan écrit : « Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé. »

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Une France en quête de transcendance : retour en force du catholicisme traditionnel

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Don Lorenzo célèbre une messe tridentine à l'église Gesù e Maria dans le centre de Rome le 29 avril 2007 © ALESSANDRA TARANTINO/AP/SIPA

Alors que la France semble se détacher toujours davantage de ses racines chrétiennes, un vent contraire serait-il en train de se lever? Jeunes, familles, intellectuels : ils sont de plus en plus nombreux à renouer avec un catholicisme enraciné, exigeant, riche liturgiquement. Et certains croient même que le nouveau pape, Léon XIV, pourrait réintégrer les tenants de la messe en latin dans le giron de l’Eglise. Tribune.


Dans une société française gagnée par la sécularisation, la perte des repères et l’individualisme consumériste, un phénomène spirituel émerge à contre-courant : la renaissance du catholicisme traditionnel. Porté notamment par une jeunesse, ce réveil discret mais solide redonne vie à des formes liturgiques que l’on croyait condamnées après le concile Vatican II. C’est ainsi que les traditionalistes entendent reconquérir un espace propice à leur foi et qui attire de plus en plus d’aficionados du missel.

Une liturgie ancienne, un esprit intemporel

Contrairement à une idée reçue, la messe tridentine n’a pas été inventée par Pie V, mais codifiée à partir de traditions remontant aux premiers siècles de l’Église. Elle s’est enrichie au fil des siècles, sans rupture brutale. Le Concile de Trente (1542), dont elle est issue, visait à affirmer la foi face aux hérésies modernes. C’est cette fidélité doctrinale que défend aujourd’hui encore la Fraternité Sacerdotale Saint-Pie X, fondée par Mgr Lefebvre, excommunié pour avoir sacré des évêques sans l’accord du pape (1988).

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Ce mouvement, longtemps marginalisé et réduit à son expression caricaturale, séduit aujourd’hui un nombre croissant de fidèles, y compris chez les jeunes générations. Selon une enquête d’Actu publiée en mars 2024, les effectifs des communautés (dites) traditionalistes sont en nette hausse, en dépit – ou peut-être à cause – des restrictions romaines. On estime à plus de 50 000 personnes se réclamant de ce courant, réparti dans 250 lieux de culte à travers toute la France.

Paris, bastion inattendu du rite extraordinaire

La capitale française n’est pas en reste. Plusieurs églises parisiennes célèbrent régulièrement selon l’ancien rite : Saint-Nicolas-du-Chardonnet (5e), fief de la Fraternité Saint-Pie X ; Saint-Roch (1er), qualifiée par Libération de « point de ralliement des cathos d’extrême droite » ; ou encore Saint-Eugène-Sainte-Cécile (9e), réputée pour sa liturgie soignée.

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Dans ces lieux, l’atmosphère est à contre-temps de la modernité : les femmes portent la mantille, les hommes se découvrent la tête, le silence règne, et la prière est orientée vers le Christ, non vers l’assemblée. Le sermon, souvent viril, doctrinal, voire politique, tranche avec les homélies aseptisées de certaines paroisses « progressistes ». Longtemps scruté de loin, ce retour à la tradition séduit une frange de la population française en quête d’identité et passionnée par les gloires perdues de la France. On y célèbre Jeanne d’Arc et on rend hommage à Louis XVI, qualifié de roi-martyr, victime des exactions de la révolution (1793), un chapitre aussi sacrilège pour les « Tradis » que l’a été la réforme de Vatican II.

Le pèlerinage de Chartres : une réponse à la crise du monde moderne

Depuis mai 68, la France reste emportée dans une révolution culturelle permanente : effacement du sacré, déracinement moral, affaissement de l’autorité. Le « progrès » est devenu une religion séculière. Pourtant, beaucoup ressentent désormais les limites de ce paradigme. Comme le souligne l’historien Guillaume Cuchet, spécialiste de la sociologie religieuse : « Vatican II a coïncidé avec une révolution socioculturelle, créant un vent tellement fort que plus personne n’en contrôlait la direction ». (Radiofrance, octobre 2021). Le retour des jeunes vers le traditionalisme catholique peut donc être lu comme une quête de vérité, de stabilité et d’ordre dans un monde instable, même jouer un rôle clé dans la redéfinition de l’identité spirituelle de la France, « fille aînée de l’Église »

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Le pèlerinage qui relie Paris à Chartres, organisé par l’association Notre-Dame de Chrétienté, est devenu l’un des symboles les plus visibles de ce renouveau. En mai 2025, près de 19 000 pèlerins ont pris la route, dans une ambiance joyeuse et rigoureuse, chantant, priant, souffrant parfois afin de vivre pleinement leur foi. La majorité sont des jeunes.

En parallèle, la Fraternité Saint-Pie X organise sa propre marche, en sens inverse, de Chartres à Paris, rassemblant cette année plus de 5 000 participants. Deux foules, deux sensibilités qui se croisent, mais animées par une même soif d’absolu dans un monde relativiste.

Un revival sur lequel le nouveau Pontife pourrait surfer

Face à ce « revival », quelle est la position du Saint-Siège ? Le pontificat de François (2013-2024) a été marqué par une hostilité croissante envers les traditionalistes. Le motu proprio Traditionis Custodes de 2021 a restreint sévèrement l’usage de l’ancien rite, provoquant incompréhension et ressentiment. La mort du pape argentin, suivie de l’élection du pape Léon XIV, a ravivé les espoirs d’une pacification. Selon Tribune Chrétienne (19 mai 2025), 56 % des catholiques pratiquants considèrent Léon XIV comme favorable à la tradition. Aidé par les réseaux sociaux où certains prêtres sont devenus de véritables stars bibliques, son positionnement laisse entrevoir une possible réintégration apaisée des traditionalistes dans le giron ecclésial. Sans les marginaliser, le Pontife profiter de l’engouement du moment afin de pouvoir ramener vers lui la France chrétienne (à peine 29 % de la population se déclare catholique), la replacer sur l’estrade qu’elle mérite et ainsi contrer l’influence de l’islam qui est prépondérante en France.

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Dans une France désorientée, ce retour du catholicisme traditionnel n’est donc pas un simple retour au passé : il est une force de résistance, un signe que la quête de sacré, de vérité et d’enracinement ne sont pas morts. Porté par une jeunesse fervente, ce mouvement affirme que la tradition peut être avenir — et que, dans le silence des messes en latin, bat encore le cœur spirituel de la France.