Le pèlerinage de Chartres est la preuve en marche que des Français peuvent traverser Paris respectueusement et sans razzias. Comme les vieux films, ces cathos très « France d’avant » peuvent rendre nostalgique, mais avec modération.
Samedi 7 juin, Paris, 9 h 30. En approchant de la place d’Alésia, j’entends des clameurs. Je m’attends à une de ces manifs traîne-savates qui rassemble des braillards pour la retraite ou la Palestine, une de ces kermesses de gauche où le fonctionnaire défile avec le vandale, un de ces cortèges où on défend des droits au début et où on défonce des vitrines à la fin, une de ces démonstrations de force pour les acquis sociaux et les Nike gratuites.
Des Charlotte d’Ornellas par centaines, des Vianney par milliers…
En fait non, arrivé au feu rouge, je tombe sur une procession. Des scouts, des drapeaux, des croix, des prêtres, des étendards, des vierges et des saints, des chants et des prières, et même, porté par quatre jeunes gaillards, sur une sorte de « brancard » (qu’on me pardonne, je manque de vocabulaire catholique), saint Michel, sa lance à la main et un pied sur le dragon.
Je m’arrête un moment, ravi par la bonne surprise, et puis je vaque à mes occupations – dois-je le préciser ? Peut-on vaquer à autre chose qu’à ses occupations ? Je n’en sais rien, je n’ai jamais essayé.
Vers 11 heures, je reviens vers la place. Ils sont toujours là qui défilent, à vive allure, des Charlotte d’Ornellas par centaines, des Vianney par milliers, des « Je vous salue Marie » dans les porte-voix. Je comprends alors que c’est le pèlerinage de Chartres en marche pour 80 kilomètres à pied, en passant par la banlieue et ses territoires occupés. Je reste debout à les regarder passer, touché par la ferveur de cette jeunesse alerte et bien coiffée, là où je trouve d’habitude des Africains sur des Vélib’ qui attendent le départ d’une course Uber Eats et des Roms assis par terre qui réclament une pièce pour manger ou pour construire une ville au pays au parrain de leur mafia ; le tiers-monde et la cour des Miracles.
D’abord surpris, au bout de cinq minutes, je suis enchanté, au bout de dix je suis franchement ému, tellement que je sens des larmes qui viennent et que, si je ne me ressaisis pas un peu, je vais me mettre à chialer comme un veau au milieu du carrefour. Les cloches de l’église se mettent à sonner à toute volée et ça ne m’aide pas. Serais-je touché par la grâce ? Encore un peu et je vais me mettre à aimer mon prochain comme moi-même et, si je ne retrouve pas vite mon naturel égoïste et sarcastique, à prendre dans mes bras un de ces joyeux bigots. Je dois dire que je les aime bien ces cathos-là, qui ne prennent pas au pied de la lettre leur pape quand il les invite à accueillir plus de migrants et qui n’oublient pas que si la France est encore un peu chrétienne, c’est un peu grâce à Charles Martel.
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Mais de quoi j’aurais l’air, en pleurs entre les flics qui règlent la circulation des chrétiens et les pompiers qui vendent des billets de tombola ? Pourvu que je ne rencontre pas un ancien compagnon de la Fédération anarchiste, un de ceux avec qui je chantais jadis la chanson du père Duchêne :
« Si tu veux être heureux nom de Dieu
Pends ton propriétaire.
Coupe les curés en deux
Fous les églises par terre.
Et l’bon Dieu dans la merde, nom de Dieu
Et l’bon Dieu dans la merde. »
– Qu’est-ce qui t’arrive mon vieux, tu pleures ? Ça ne va pas ? – Si, si, ça va, c’est juste que ma mère est morte. Et toi ça va ?
Des croyants qui ne font pas semblant
Je cherche un moyen de contenir mon émotion. Un peu comme dans l’étreinte quand je pense très fort à Mathilde Panot pour ne pas jouir trop vite, et, quand je sens que ça ne va pas marcher, à Ersilia Soudais, mais pas trop quand même par crainte de ne pas jouir du tout, je cherche en vitesse un truc pour endiguer mes sanglots et je trouve. Voici que passent des soutanes, les mêmes que celles portées par les évêques qui encadrent Pétain sur les images d’archives. Puis j’aperçois un drapeau palestinien, et me revient le témoignage d’un chrétien de Gaza ou de Cisjordanie, plus indulgent avec les islamistes qu’avec les Israéliens. Sans doute un penchant irrépressible pour les pauvres et les simples d’esprit.
Encore un effort et je dessine les contours d’une France reprise en main par des croyants qui ne font pas semblant. Je m’imagine en grimaçant vivre dans un pays d’où auraient disparu de l’espace public la pornographie, les putes et les pédés, le « chemsex » et les drag-queens, les trans, les boîtes échangistes ou sado-maso, le black metal sataniste et le poppers en vente libre ; et où je ne saurais plus où donner de l’amour à une progéniture nombreuse et rescapée, faute de pilule du lendemain, à qui on expliquerait à l’école que j’ai tué le Christ.
C’est gagné, j’ai séché mes larmes et retrouvé un peu de dignité. Je me demande ce qui m’a pris. La nostalgie sans doute. Au sens strict, le mal du pays. Je suis pourtant au cœur du 14e arrondissement de la capitale. Je n’ai pas quitté la France. C’est elle qui me quitte, qui disparaît doucement, tranquillement remplacée, envahie et tiers-mondisée, en commençant par la tête, comme le poisson pourrit. Alors quand elle resurgit avec ses racines et en costume d’avant, même d’Ancien Régime, forcément, ça m’ébranle. Mais pas trop longtemps. Et c’est tant mieux, parce que sinon ça rend sourd.





