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L’arasement de la majesté

Retrouver l’esprit français


L’arasement de la majesté
Fête au château de Versailles à l'occasion du mariage du dauphin en 1745, Louis-Eugène Lami © D.R.

La chute de la monarchie a donné le premier coup. Le déclin du christianisme et la passion de l’égalité ont asséné les suivants et l’uniformisation du monde a fait le reste. L’esprit français se conjugue surtout au passé. Mais il demeure des traces de ce vieil héritage dont les rayons se répandaient autrefois des palais aux chaumières. Notre série de l’été : A la recherche de l’esprit français…


À coup sûr, invoquer l’esprit français en l’accolant à l’idée de grandeur, c’est risquer l’étonnement, le sarcasme, le cri d’orfraie. Il n’y a pourtant rien d’absurde à oser l’association. Pas pour vanter la grandeur militaire de la France, mais celle de l’esprit qui l’animait et, pour une part, continue de l’animer. Le problème tient au flou de la notion. Une notion toutefois assez précise pour cerner une forme d’amour, à tout le moins d’attachement, portée par notre peuple à un style de vie, à une certaine façon d’être, d’éprouver, de penser, d’agir. Ce qui s’exprime par le souvenir magnifié de personnages et d’événements fameux, par l’orgueil d’avoir érigé des monuments superbes, châteaux, cathédrales, produit des œuvres sublimes, livres partout célébrés, tableaux de maîtres illustres, jardins féériques, par l’octroi autocentré de comportements flatteurs, et même, pour paraître objectif, de défauts notoires, arrogance, étroitesse petite-bourgeoise, atavique méfiance paysanne, sans oublier le paillard gaulois, le penchant pour la ripaille, le feu aux fesses des filles.

Le déclin des temps modernes

Cela étant, triste constat, comme les tropiques : l’esprit français, il faut en parler surtout au passé. Avec fierté, car assurément cet esprit eut de la grandeur. Et, malgré son arasement, il en demeure des traces, un vieil héritage. Mais les temps modernes ont changé la donne. De surcroît, dans un pays fragmenté comme le nôtre, dans cet archipel composé de mentalités antagonistes, de communautés sans mœurs, traditions, aspirations communes, parler d’esprit français n’a plus beaucoup de sens. French kiss, french touch, maigre butin. Le luxe, la mode, les parfums, les grands crus, la gastronomie firent et perpétuent son universel renom. À part ça, plus grand-chose.

Le bilan tient au point suivant, qui n’a rien d’un détail : cet esprit, c’est à la monarchie que la France le doit. À l’excellence aristocratique qui l’accompagnait et à la raison méthodique dont eut besoin l’État pour s’imposer. La puissance du faste royal fut non seulement la source mais la condition de cet exceptionnel renom. L’esprit français a partie liée avec la majesté, dont les rayons se répandirent chez nous des palais aux chaumières, de la soie des costumes princiers aux pourpoints des bourgeois, des tragédies de Racine aux larmes des scènes provinciales. La politesse des manières de cour, diffusée dans les salons, s’est élargie aux charmes de la conversation. Élégance, subtiles pointes d’ironie, bon goût, culte du bien-dire viennent de là. L’assèchement de l’aristocratie a entraîné celui de l’esprit.

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Le déclin du christianisme, quasi son effacement, a aggravé le phénomène. Chateaubriand s’y est admirablement opposé dans un énorme ouvrage : le génie du christianisme a forgé la clé de la grandeur française. C’est qu’il explique. De fait, la spiritualité du Grand Siècle a fourni au royaume le carburant de l’âpre réussite de toutes ses ambitions. Ensuite, bien que ravalée par les philosophes au rang de simples préjugés, elle a irrigué l’énergie novatrice du siècle des Lumières. Après quoi, l’ayant sacrifiée, la Révolution a planté dans les têtes des espérances grandioses, mais aux retombées navrantes. Processus fatal : les floraisons spirituelles une fois déracinées, les plantes du désert germent et croissent.

La triste importance de l’autre

La passion de l’égalité menace l’esprit de la même sécheresse. On la prétend typiquement française. C’est à voir. Ayant pour berceau le XVIIIe siècle, elle est trop jeune pour s’inscrire dans le vieil héritage. De surcroît, d’autres pays que la France s’en réclament, l’Amérique vue par Tocqueville l’atteste. Au temps de la monarchie, les hiérarchies ordonnées par Dieu semblaient naturelles, et l’on acceptait les écarts de fortune pourvu que les riches se montrent charitables. Au nom de la justice, le principe d’égalité corrigea ce qui devait l’être. Puis il a versé dans l’égalitarisme, et les pulsions nivelantes de la démocratie ont trahi l’équité de ses promesses. Ayant tout aplati, l’envie égalitaire a débouché sur le vide où prospère la convoitise sans frein enchaînée aux rancœurs d’une frustration sans bornes.

Le chevaleresque s’est évaporé, le panache de Cyrano évanoui, la bravoure raréfiée. Le courage n’appartient plus qu’aux preux du quotidien. Ces nobles vertus ont fait place aux réflexes de lâcheté là où il faudrait de l’audace. L’héroïsme a disparu avec les tranchées, et la défaite de 1940 n’a rien arrangé. À présent la patrie indiffère, concept sorti de l’histoire. Quant à la furia francese, elle n’est plus qu’un mythe. On ne s’en plaindra pas, mais le sens de l’honneur s’est mué en art de se planquer. Sic transit gloria.

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L’arasement de l’esprit français s’explique par une raison plus décisive encore que celle des pistes ici juste évoquées. Stefan Zweig l’a pointée dans L’Uniformisation du monde, texte écrit en 1925, qui date donc d’un siècle. Sous l’aspect carré de l’analyse éclate une vérité rendue irrécusable par le monde d’aujourd’hui. Dans la danse, la mode, le cinéma, la radio, l’individu « se soumet aux mêmes goûts moutonniers ; il ne choisit plus à partir de son être intérieur, mais en se rangeant à l’opinion de tous ». Conséquence : « Citer les particularités des nations et des cultures est désormais plus difficile qu’égrener leurs similitudes. » Plus difficile ne signifie pas impossible. La mémoire des peuples est si longue, si fidèle, qu’ils conservent inchangés des traits de caractère et une mentalité résiduelle qui résistent aux pressions de l’uniformisation, cette broyeuse des âmes.

L’amour de la liberté

Face aux débuts de l’ère des masses, Zweig précise : « Le vrai danger pour l’Europe me semble résider dans le spirituel, dans la pénétration de l’ennui américain. » Ennui horrible « qui n’est pas, comme jadis l’ennui européen, celui du repos, celui qui consiste à s’asseoir sur un banc de taverne, à jouer aux dominos et à fumer la pipe », non. L’ennui américain est « instable, nerveux et agressif, on s’y surmène dans une excitation fiévreuse et on cherche à s’étourdir dans le sport et les sensations ». La cérémonie d’ouverture des JO de Paris résume l’anticipation visionnaire. Les fêtes de Versailles illuminaient le génie français. La cérémonie d’ouverture s’est vautrée dans le kitch mondialisé.

Par miracle, de l’esprit qui nous grandissait, subsiste, venue de loin, la flamme de la liberté. En 1315, Louis X, dit le Hutin, arguant que tous les hommes naissaient libres, abolit le servage au sein du royaume. Plus de deux siècles plus tard, Étienne de La Boétie, l’ami de Montaigne, rédige Le Discours de la servitude volontaire contre la tyrannie d’un seul. Avec la Déclaration des droits de l’homme, la Révolution promeut la liberté individuelle. En 1848, Victor Schœlcher abolit l’esclavage en France. La liste des ardents défenseurs compte d’innombrables noms. S’il est un bien inaliénable qui fait honneur à l’esprit français, c’est assurément l’amour de la liberté. On objectera que l’État s’en affranchit quand ses intérêts l’y poussent. Mais nul n’ignore qu’un monstre froid n’a pas d’amour.

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Le tempérament national a volontiers reconnu aux épouses une marge d’indépendance, aujourd’hui complète, qui les préservait du joug tout-puissant des époux. La pudeur exigée varia selon les époques, mais sans que leur soumission, si elles se révoltaient, mène au meurtre légal. Jamais en France elles n’eurent à subir la lapidation ailleurs permise aux maris outragés. Le déshonneur restait cantonné à leur responsabilité personnelle, sans impliquer celle de la tribu. Même le XIXe siècle, si dur à leur égard, vraie camisole de force, s’est abstenu de leur fixer des boulets aux chevilles pour les châtier de leurs infractions à l’ordre moral. L’esprit français s’est constamment dissocié de cette barbarie. Brantôme, gentilhomme de la Renaissance, se scandalise des cruautés qu’on leur infligeait. Au contraire de l’Angleterre, en France on ne leur a jamais coupé le cou, sauf durant la Terreur. Il est vrai que le recours aux couvents servit d’outil de punition et de contrôle. Reste que l’esprit français s’est toujours distingué par sa souplesse en matière sexuelle. À preuve, l’air de légèreté flottant sur les aventures, rencontres libertines, accointements volages, frôlements délicieux, guinguettes, bals masqués, sur une toile de fond joyeusement lettrée, grivois rabelaisien, comédies de Molière, contes de La Fontaine, vagins bavards de Diderot, et tutti quanti. Érotisme et jouissances à tous les étages.

Cornaquée par l’Académie, la France a hissé sa langue sur un piédestal. Ce n’est plus le cas. La romance s’est substituée aux ouvrages profonds, les grosses mailles du rap à Brassens le troubadour, les amplis des rave parties au silence des bibliothèques, la vidéosphère à la graphosphère. S’amorce une civilisation nouvelle, rupture brutale, quoique pas totale (encore une fois, les peuples ont trop de mémoire pour tout oublier). Fut une époque où la France littéraire, chrétienne et patriotique s’examinait dans le miroir de Bossuet en tâchant de s’y refléter. Paul Valéry ne voyait, dans l’ordre des écrivains, personne au-dessus de lui. De son Histoire des variations des Églises protestantes qui, publiée en 1688, fut un succès de librairie, Claudel écrit que, « si un seul livre de toute notre littérature devait subsister pour témoigner devant le monde de ce que furent la langue et l’esprit français, ce serait l’Histoire des variations que je choisirais ». L’évêque de Meaux a roulé dans la poussière, emportant avec lui la grandeur qu’il incarnait. Mais pas seulement la grandeur, ce qu’elle suppose aussi. Le désir de s’élever pour l’atteindre, les efforts pour progresser, la discipline et les rudes études auxquelles on consent. S’il est pour l’esprit français une mission digne de lui, c’est de servir la République en retrouvant la voie royale qui l’a autrefois conduit à viser l’excellence dans la réalisation de toutes ses œuvres, culturelles aussi bien que scientifiques. Il faudrait même rétablir les humanités dans les cursus scolaires et l’Âge classique dans son prestige. Passéisme ? Vœu ringard ? Peu importe. En conclusion de Qu’est-ce qu’une nation ?, Renan écrit : « Le moyen d’avoir raison dans l’avenir est, à certaines heures, de savoir se résigner à être démodé. »

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Article extrait du Magazine Causeur




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Universitaire, romancier et essayiste

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