Alors que des blocages sont organisés un peu partout en France ce mercredi 10 septembre, Bruno Retailleau a mis en cause l’ultra-gauche lors d’un point presse, qu’il a jugé responsable de plusieurs débordements « violents ». Selon lui, « la mobilisation citoyenne a été récupérée et instrumentalisée par ces mouvances [d’extrème gauche], avec le soutien des Insoumis ». En nommant Sébastien Lecornu à Matignon, le président Macron joue la montre et prive les citoyens de leur droit à s’exprimer démocratiquement lors d’élections anticipées, estime notre chroniqueur Ivan Rioufol.
Les Français ne se laisseront plus éternellement berner. Encore moins par Jean-Luc Mélenchon quand il dit parler en leur nom. Le savoir-faire de LFI dans la récupération du mouvement « Bloquons tout ! », lancé ce mercredi, n’est destiné qu’à promouvoir les intérêts de l’extrême gauche. Or il est peu probable que les citoyens, excédés des mauvaises manières de la politique, se laissent encore longtemps déposséder dans leurs initiatives. En l’occurrence, cette protestation contre le gouvernement avait été lancée, au début de l’été sur le réseau Telegram, par Les Essentiels, un groupe souverainiste et classé à droite.
Stratégie du coucou
Observer la manière dont LFI se précipite sur la moindre originalité émanant d’anonymes dit la vacuité de ses stratégies, hormis celle du coucou qui pond ses œufs dans le nid des autres. Spoliée par LFI, cette France silencieuse confirme son potentiel de créativité réactive. Cette dynamique est appelée à pallier l’effacement des partis et leur pauvreté intellectuelle. Le symbole du gilet jaune, choisi pour rendre visible les oubliés, était sorti de l’intelligence de la France périphérique avant d’être détourné, déjà, par la gauche radicale qui allait en faire un repoussoir. L’idée de retourner les panneaux signalétiques des communes rurales pour illustrer le mouvement agricole « On marche sur la tête » n’a pas eu besoin non plus du concours de publicistes. En octobre 2013, M. Mélenchon avait traité de « nigauds » les Bretons mobilisés à Quimper contre l’écotaxe : ils avaient trouvé dans le bonnet rouge, symbole d’une jacquerie contre Colbert de 1675, l’emblème de leur combat. Tandis que le monde politique radote et que la gauche vitupère, la société civile phosphore. Le génie populaire va avoir de plus en plus son mot à dire…
Affrontements entre CRS et black blocks à la gare du Nord à Paris, des dizaines d’interpellations de manifestants violents partout en France à la mi-journée
Dans l’immédiat, il est à craindre que l’extrême gauche, dans son obsession à détruire et à voler les places, ne décourage les citoyens désireux de manifester leurs irritations. La logique révolutionnaire de LFI et son goût pour la violence prédisposent à des confrontations qui sont autant de repoussoirs. Les mobilisations des forces de l’ordre (80.000 hommes) prévoient, pour aujourd’hui, de possibles affrontements dans des tentatives de blocages de points névralgiques. Or Mélenchon s’apprête, ainsi, à faire le jeu d’Emmanuel Macron en rendant « Bloquons tout ! » répulsif.
Les Français, en mal d’expressions publiques, risquent d’être expropriés encore un peu plus du champ politique et social. Le choix du chef de l’Etat, après la démission de François Bayrou mardi, de jouer la montre pour tenter de tenir encore vingt mois avec Sébastien Lecornu, nommé hier soir à Matignon, va priver les citoyens de leur droit à s’exprimer démocratiquement lors de législatives, voire même d’une présidentielle anticipée.
Cette relégation prolongée des citoyens, par une classe politique soucieuse de sa seule survie, ne peut que les inciter à se mobiliser et à se constituer, grâce aux réseaux sociaux, en force d’appoint. La France de demain se construit hors les murs de la politique, qui ne sait plus quoi dire. Les gens ordinaires, ces #Gueux, ont l’imagination pour eux…
Le président a nommé hier à Matignon l’ancien ministre des Armées de 39 ans, un bon petit soldat de la macronie.
C’est un homme intelligent et aimable qui a été nommé Premier ministre. J’avais eu la chance de le rencontrer lors d’un déjeuner et sa personnalité avait séduit tous les convives. On sentait chez lui un tempérament éloigné de tout sectarisme et très doué pour un dialogue tranquille et de bon aloi.
Première surprise. Pour une fois, le président a tenu sa promesse et a même agi plus vite que prévu. C’est à saluer : la France ne pouvait plus attendre.
Un fidèle du président
Sur un plan politique, j’avais apprécié en décembre 2024 la retenue et la discrétion avec lesquelles Sébastien Lecornu avait appris son remplacement de dernière minute par François Bayrou qui avait fait le forcing auprès du président.
Celui-ci l’a chargé de réunir tous les partis – lesquels accepteront l’invitation ? – afin de déterminer, avec eux, les conditions et les modalités de la préparation du futur budget. Ensuite, seulement, si un accord a été obtenu, le prochain gouvernement sera formé.
J’espère que sur ce plan nous aurons au moins une double bonne nouvelle : le maintien comme garde des Sceaux de l’ami proche de Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin, et de Bruno Retailleau comme ministre de l’Intérieur.
Tactiquement, on peut concevoir la volonté d’Emmanuel Macron, tellement dégradé dans l’estime publique, de se construire un système apparemment plus confortable, moins subtilement conflictuel, avec un Premier ministre dont la révérence, le dévouement et peut-être l’admiration seront acquis. Sébastien Lecornu est un proche, un fidèle, un organisateur hors pair. Aucun coup fourré ne viendra de lui contre Emmanuel Macron.
En demeurant sur le plan de la manœuvre, est-ce pourtant une si bonne idée de s’être installé avec lui dans un pré carré d’autant plus attaqué qu’il sera constitué par un président très largement désavoué et par son favori ?
Tout dépend de ce qu’Emmanuel Macron va demander à Sébastien Lecornu. Un respect absolu de la fonction présidentielle, une concordance totale de vues, une défense systématique des propos et des actions du président, une assurance d’avoir auprès de lui une assise sûre et respectueuse ? Il les aura.
Mais si Emmanuel Macron souhaite profiter de son Premier ministre pour reprendre pied véritablement dans la politique active, dans une présidence qui le sortira de l’inévitable léthargie qu’il a engendrée avec cette dissolution calamiteuse, ce sera beaucoup plus dangereux.
Art du compromis
Sébastien Lecornu, quels que soient ses talents, sa finesse, son art du compromis, sera lui-même menacé, comme ses prédécesseurs, par une Assemblée tripartite, donc non maîtrisable, avec les risques qui en découleront. Sébastien Lecornu protégera-t-il le président, comme l’a affirmé Yves Thréard sur BFM TV ? Ou au contraire son possible échec, les oppositions qu’il devra affronter, l’impossibilité même au coup par coup d’une majorité, l’éventuel délitement de ses projets, ne seront-ils pas perçus comme des opportunités supplémentaires de s’en prendre au président dont les enquêtes d’opinion montrent durablement un bas niveau ? La proximité va rassurer le président, mais ne va-t-elle pas ajouter à son discrédit ? Car avec Sébastien Lecornu, aucune défausse possible : il a tranché vite, il l’a voulu. Il sera associé à l’embellie si elle survient. Mais s’il y a fiasco, si l’implacable mécanique d’une démocratie parlementaire dévoyée prend le dessus, Emmanuel Macron continuera de descendre. Sa démission sera réclamée mais qui l’imagine capable de s’incriminer au point de s’effacer avant l’heure républicaine ?
On connaît la chanson: la rentrée de septembre, c’est la grande sortie des films présentés en mai au Festival de Cannes. Pour le pire et pas pour le meilleur, hélas. « Sirât », d’Oliver Laxe, en salles aujourd’hui
La nouvelle coqueluche des cinéphiles snobs s’intitule Sirât, un film réalisé par le cinéaste franco-espagnol Oliver Laxe. Selon l’islam, « sirat » renvoie à un pont qui relie l’enfer et le paradis, et que l’on doit traverser le jour du Jugement dernier. Disons-le d’entrée de jeu, on reste en enfer durant ces très longues cent vingt minutes. Deux heures de vacuité absolue, mais qui se veulent à la fois métaphysiques, expérimentales, radicales et profondément cinématographiques. L’enfer est, dit-on, pavé de bonnes intentions. Ici, il est carrément envahi de clichés et de caricatures qui, durant le Festival de Cannes, ont déjà soulevé les passions de ceux qui confondent pensée et posture, mystique et fumisterie. Quant au jury de ce même festival présidé par l’ineffable Juliette Binoche, il n’a rien trouvé de mieux à faire que de lui attribuer ex aequo son prix du Jury (l’autre récompensé, Sound of Falling, de Masha Schilinski, s’avérant tout aussi boursouflé). Et pourquoi pas la Palme d’or tant qu’on y était ?
Que raconte ce monument d’emphase ? Un père (Sergi Lopez qui tout au long du film trimballe sa dégaine paresseuse) fait irruption dans une rave party interdite organisée dans le Sud marocain. Débutent alors trente minutes de musique techno expérimentale et assourdissante qu’on est obligé de subir, avant qu’apparaissent à l’écran le titre du film et son générique d’ouverture. Si cette coquetterie inutile était la seule, on serait indulgent à son égard, mais ce n’est que le commencement d’une série de facilités et autres positions « artistiques » se voulant audacieuses.
On comprend rapidement que ce père de famille est à la recherche de sa fille Mar, une jeune adulte disparue depuis plusieurs mois et habituée de ce type de festivités bruyantes. Il distribue avec son fils des photos de la disparue aux teufeurs, en vain. Mais apprenant qu’une autre rave party est prévue dans le désert, plus au sud, ils décident de faire route avec une bande de marginaux déglingués, clochards punks sortis d’une cour des miracles que n’aurait pas reniés le Tod Browning de Freaks. On est malheureusement à mille lieues des beautés vénéneuses de ce film culte. Littéralement abrutis par les drogues, écrasés par la musique et lestés parfois de lourds handicaps physiques (l’un d’eux porte une prothèse improvisée qui, évidemment, ne l’empêche pas de se lancer dans de torrides chorégraphies technoïdes), ces spécimens d’une humanité façon Mad Max nous sont présentés comme le condensé d’un monde alternatif possible et forcément émouvant – ils ne sont que pathétiques.
Il est sidérant de constater comment l’étalage de cette philosophie d’une pauvreté absolue trouve preneur. Selon le réalisateur, il s’agirait de mettre en avant un « chemin intérieur qui te pousse à mourir avant de mourir ». Comprenne qui pourra ou plus précisément qui aura la faiblesse d’adhérer à cet hymne béat aux forces telluriques et autres transes mystiques chères aux gourous de tous bords. Pour faire passer sa pilule d’ecstasy, Oliver Laxe nous fait le coup de la fin du monde à venir. La conclusion vire alors au jeu de massacre. Après avoir filmé une scène ignoble en créant un suspense autour de la mort d’un enfant, le cinéaste transforme son film en une immense salle de jeu vidéo ultra-violent. Le décor devient un champ de mines qui explosent une à une sous les pieds des protagonistes. Colère divine ? Bêtise stupéfiante – au sens propre du terme ? Délire démiurgique d’un scénariste en mal de puissance ou en panne totale d’inspiration ? Toutes les hypothèses se valent, car elles débouchent sur le même constat : en faisant exploser ses personnages, Oliver Laxe ne fait que révéler son attraction mortifère et douteuse pour le néant et le vide abyssal d’une pensée chic, choc et toc.
Le départ du Premier ministre accentue la pression sur Emmanuel Macron, déjà scruté de près par les marchés obligataires auprès desquels la France emprunte. François Bayrou espérait réaliser 44 milliards d’économies dans le prochain budget. Mais sa déclaration de politique générale, présentée hier à l’Assemblée, a été sèchement rejetée : 194 voix pour, 364 contre et 15 abstentions. Pour la première fois depuis la fondation de la Ve République, un gouvernement chute lors d’un vote de confiance. Et pendant ce temps, une bonne partie des citoyens s’en amuse…
Hier, quelque chose est tombé. François Bayrou bien entendu, et avec lui son grand dessein de centriste prétendant marier droite et gauche, et que personne de sérieux ne voulait épouser. Mais quelque chose de plus important que lui s’est écrasé au sol sous nos yeux, quelque chose dont la chute est plus grave et bien plus historique. Nous venons d’assister au vol plané, sans parachute, de l’économie française. Elle vient de rendre son avant-dernier souffle, et la question qui se pose à nous désormais est : allons-nous périr avec elle ? Ce n’est pas encore certain, mais c’est le plus probable.
La grande muraille de l’indifférence
François Bayrou a passé sa longue et ennuyeuse carrière à nous parler de la dette et de ses dangers. Il avait raison. Seulement, en politique, avoir identifié un sujet crucial ne suffit pas. Il faut également savoir l’imposer et, malgré ses inlassables tentatives, Bayrou n’y est jamais parvenu. Il n’a jamais réussi à nous avertir suffisamment fort, avec assez d’intelligence, de ruse ou de colère, pour franchir la grande muraille de notre indifférence. Il était le lanceur d’alerte dont l’alerte est un boomerang : elle lui revenait en pleine tête. Pire : cela finissait par nous faire rire. On pensait que cette satanée dette était la lubie de Bayrou, son originalité, sa dinguerie personnelle. Bergson dit que « l’automatisme installé dans la vie » est un des ressorts de l’humour. Bayrou incarnait le comique de répétition de la dette. Alors, il avait fini par nous dégoûter de cette thématique pourtant essentielle comme, en d’autres temps, Jean-Marie Le Pen de l’immigration ou Jacques Chirac du derrière des vaches.
En cela, Bayrou est éminemment fautif et mérite son effondrement final. Lorsqu’on veut évoquer une tragédie aussi sombre que celle de la dette, il faut soit être convaincant et éloquent, et réussir, soit s’abstenir, mais surtout pas faire s’esclaffer la populace. La France vient d’éclater d’hilarité en le voyant tenter de se raccrocher aux branches, mais ce charivari parlementaire et médiatique n’est guère de bon augure. Le pire est devant nous.
Le FMI aux trousses
Pourquoi nous endettons-nous au point de ne presque plus avoir d’avenir ? Parce que l’État dépense autant qu’il peut, c’est-à-dire infiniment, et qu’il ne cessera de le faire que lorsque les troupes du FMI défonceront nos portes et réquisitionneront nos biens. Et pourquoi l’État se comporte-t-il ainsi, tel un alcoolique couché sous le tonneau, tellement noyé sous le flot ininterrompu de vin qu’il oublie qu’il boit pour oublier qu’il boit pour oublier qu’il boit, ad libitum ? Parce que la France est la terre d’élection de l’imbécilité économique.
Certes, nous pourrions encore donner des leçons de maintien budgétaire à la Corée du Nord ou à l’Afghanistan. Mais eux ont des excuses. Nous n’en avons aucune. Nous avons été prospères autrefois, nous avons donné naissance au génie de Renault et de Chanel, nous avons des universités, des patrons des patrons, toute la panoplie nécessaire pour comprendre que deux et deux font quatre. Or, nous ne le savons plus. Le socialisme a effacé notre expérience économique sous toutes ses formes : notre savoir-faire, notre flair et même notre bon sens le plus basique. Voyez les programmes d’économie de nos lycées. Tout n’est que bavardage idéologique sans queue ni tête, éloge des éoliennes, condamnation du profit, brame au sujet des inégalités, détestation de la consommation. Dès le plus jeune âge, le petit Français apprend par cœur le bréviaire économique des Insoumis. Et, dans ce catéchisme où les seuls créateurs admis sont les artistes subventionnés, les seuls entrepreneurs tolérés les derviches de l’économie circulaire – entendez : de la décroissance -, la dépense est une excellente chose. Elle permet de redistribuer. Elle aplanit. Elle pacifie. Elle anesthésie. Elle vous plonge dans un délicieux coma artificiel. Elle en finit avec l’antique verticalité sociale, qui voulait que les plus courageux gagnent davantage que les glandus.
Devoir de mémoire
Oh, certes, il nous reste des chefs d’entreprise motivés, des cadres dynamiques, des commerçants amoureux de leurs clients, des artisans qui croient en la beauté de leurs métiers, et même des paysans qui plantent et récoltent au lieu de déverser leurs légumes sur l’autoroute. Mais nous savons bien que ces braves gens toujours debout sont une race condamnée à la disparition à moyen terme, voire plus tôt encore. L’avenir radieux est au bureaucrate, à celui qui ne crée rien et attend la becquée administrative.
Nous ne regretterons pas François Bayrou, tant son échec à imposer la dette au centre du débat est flagrant, et c’est de sa faute. Mais son agonie politique signe la victoire de ceux qui pensent, comme l’annonçait une affiche soviétique sous Staline que « 2 + 2 = 5 ». Alerte rouge, car le XXème siècle l’a démontré avec force pleurs et tremblements : ils ne s’arrêtent jamais en chemin. On n’a jamais vu un socialiste cesser de croire que, selon la recette de Bakounine, pour créer, il faut détruire. Au bout de ce process, plus ou moins lent, mais toujours le même, il y a la ruine, et tout au bout de la ruine, le regard vide des Ukrainiens pendant la grande famine des années 30. Pensez-vous que j’exagère ? Détrompez-vous et faites un peu preuve de devoir de mémoire économique. Demandez donc aux Grecs, qui ont connu l’angoisse bien réelle des étagères vides dans les pharmacies. Vous ne savez pas encore ce qu’est la peur économique. Cette piscine n’a pas de fond.
Que faire, bon sang ! Attaquer la dépense publique, cette folle furieuse, comme si elle était notre ennemie jurée. Car elle est notre ennemie jurée et prioritaire. Qui ne l’exècre pas n’aime ni la vérité, ni la liberté, ni même la France. Mais nous ne sommes que de braves citoyens sans puissance dans un pays centralisé ! Vers qui nous tourner ? Détectez les politiciens, car il en reste une petite poignée, qui parlent de la dépense et la détestent autant que vous. Soutenez-les. Encouragez-les. Poussez-les dans le dos vers l’obstacle. Votez pour eux. Et tancez très vertement ceux qui, à droite autant qu’à gauche, vous promettent encore un peu ou beaucoup d’aides de l’État, d’aimables subventions, bref, de socialisme, qu’il soit flaccide au RN ou en érection chez LFI.
Non, François Bayrou, tu n’es peut-être pas mort pour rien. À nous de faire de ton extinction en direct live le signal d’alarme que tu n’as jamais su déclencher. Tu es mort trop tard, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Notre contributeur est ressorti déçu et un peu triste de l’exposition « Rock’n drôle » du Bon Marché. Il nous raconte sa visite.
C’est le magasin de mon enfance… Il y avait ce rayon disques au sous-sol, immense et spectaculaire, où, gamin, je passais des heures à décrypter les pochettes des Beatles et autres Koobas, Smoke, ou Antoine, ses expositions remarquables (« Swingin London » et « Chine de Mao »), ses vitrines de Noël devant lesquelles se pressaient des nuées d’enfants en snow-boots.
Reacn’roll
Depuis les 80’s, l’historique échoppe de Monsieur Boucicault (c’était le Bonheur des Dames de Zola) a, certes, drastiquement évolué. Avec la Grande Épicerie bien sûr, mais, surtout, via un recentrage mode et chic, censé séduire la clientèle internationale (enfin, asiatique) et faire sortir ainsi vainqueur l’antique institution de la guerre larvée avec les hypermarchés naissants. Et en cette rentrée, le Bon Marché ouvre une exposition aux couleurs… du rock. Du rock ? Voui. Toutes les vitrines affichent le même slogan : « Rock’n’Drôle ». Et Zep, le dessinateur star des gamins — pâle émule, voire plagiaire malchanceux de Frank Margerin et de son Lucien — a griffonné pour l’occasion un Didier l’Embrouille de carnaval, ce personnage incarné par Antoine de Caunes sur Canal+. Résultat : on le retrouve placardé partout. Alors, c’est ça, le rock ? Une caricature vulgaire et ringarde ? Réduit à l’image stupide du blouson noir des sixties ? Non merci.
C’est triste, en fait. Le rock sait être tragique, excessif, transgressif, messianique, poétique, futuriste, baroque, romantique, choquant… ou prophétique, entre autres. Mais l’humour n’est pas son fort, sinon à ses marges. De Caunes en son niais interview du catalogue s’en tire en proclamant que les Beatles étaient de fameux rigolos. Mouais, à leurs tout débuts, peut-être, et encore, le temps de deux films et de quelques interviews, le Lennon ne renâclait pas devant l’humour acerbe, et Ringo, dans Heel, montrait des talents d’acteur comique, c’est vrai, mais sinon… De Caunes poursuit et généralise. Le rock, c’est chouette et rigolo, surtout quand les British s’en mêlent. Hormis le fait que les champions de l’humour « rock » ont toujours été les Français, y’a pourtant un monde entre la gaudriole façon Didier je t’embrouille et les univers de Bowie, des Stones, du Floyd, du Clash, de Dylan ou de qui on voudra. En fait, l’humour désamorce, l’humour empêche le rêve. Des fameux rigolos, les Keith, Iggy, Patti Smith ? Allons !
C’est tout le contraire, les rockers jouent les tristes sires depuis toujours. Comme avant eux, Paganini, Fréhel, Sarah Bernhardt, les acteurs tragiques façon Baron, Sarrazin… jusqu’à Delon, tiens ! On l’a rarement vu dans la gaudriole. Le rock aime le drame. C’est donc de Caunes qui orchestre ce machin. Personne ne lui reprochera d’avoir accepté le juteux contrat, seulement, il aurait pu se fouler un peu plus et montrer un panache de plus fière allure. Au deuxième étage, l’installation « rock motel » propose une dizaine de prétendues chambres reconstituées de stars du rock. Elvis, Bowie, McCartney, Keith, Prince ou Rita Mitsouko. De Caunes est allé au plus facile. Admettons. Seulement, toutes les chambres se ressemblent, dédaignent les objets d’époque et multiplient les anachronismes. On ne parlera pas des quelques fringues accrochées. Laides et n’ayant qu’un rapport lointain avec les panoplies supposées. On sauvera les guitares : une par chambre, emblématique de son propriétaire. Un collectionneur a prêté les objets. Bon. Pendant la visite, via un casque, de Caunes raconte l’histoire du rock sur un ton badin. Voui. Sinon, on a droit à quelques hardes chères, moches et hors sujet. Ils auraient dû se contenter des habituels corners Céline/Hedi Slimane ou Lanvin de leur rayon mode. Pas donnés, ces costards et ces boots-là, néanmoins, elles sont bien plus rock ! Et ce n’est pas Nick Cave qui me contredira. On finira avec quelques objets prétendument « vachement rock » – flipper et jukebox numériques – qui se battent en duel auprès d’un chiche rayon disques – une trentaine de vinyles – et d’un pingre rayon guitares Gibson. Le plus drôle, c’est qu’à Noël, le Bon Marché a exposé les légendes du rap. Il y en avait trois fois plus. Je ne parlerai pas du désolant catalogue. Des chapitres intitulés « glam rock », « électro rock », etc. présentant des nippes nulles et sans aucun rapport avec le sujet. Vraiment aucun. De la doudoune et du jogging oversize au rayon glam. Que dire de plus ? Que le Bon Marché suppose que son cœur de cible bobo et bourgeois au fort pouvoir d’achat aime le rock et qu’il lui faut donc servir cette soupe ne me gêne pas. Et ils ont d’ailleurs probablement raison : question de génération. Presque au contraire, glorifier cette musique du passé et démodée pourrait aller jusqu’à m’attendrir. Hélas, trois fois hélas, le machin est si mal gaulé que… je pense au gamin émerveillé qui découvrit jadis le monde en visitant les rayons de ce grand magasin et, irrésistiblement, s’est imposée à moi cette évidence : ce n’est pas avec ce truc que le loupiot d’aujourd’hui (cible, d’ordinaire, de Zep le gribouilleur), confronté à ce Didier l’Embrouille ou à ces objets laids, sinon ineptes, risque de découvrir le rock. Et de rêver. Quant au bourgeois client, je ne vois pas trop ce qu’il risque d’y acheter. Sa Gibson à 4000 euros ? J’en doute. C’est finalement pour le marmot égaré-là que j’ai le plus de peine. Il mérite mieux.
Depuis plusieurs semaines, l’Angleterre connaît une révolte populaire que les élites s’empressent de qualifier d’« extrême droite » ou de « populiste ». Pourtant, derrière ces étiquettes commodes, il y a autre chose : un peuple qui n’en peut plus de l’immigration de masse, incontrôlée, imposée au nom de la morale et des bons sentiments. Ce peuple, humilié, se lève parce qu’il voit ce que l’on veut cacher.
Ne nous y trompons pas : ce qui se produit outre-Manche pourrait éclater demain en France. Les mêmes causes — quartiers perdus, insécurité grandissante, institutions paralysées, mépris des classes dirigeantes — produiront les mêmes effets.
C’est à partir de cette lucidité du peuple, dernier voyant du réel, que commence le texte qui suit.
— Le peuple humilié, dernier voyant du réel
Il ne lit pas Le Monde. Il ne signe pas de tribunes. Il ne manifeste pas pour Gaza. Il ne sait pas qui est Judith Butler. Il n’a jamais lu Fanon. Mais il voit. Il voit ce que les intellectuels ne veulent plus voir. Il voit ce que les journalistes enjambent. Il voit ce que les artistes fuient. Il voit la guerre. Non pas celle des slogans. Celle des visages. Des regards. Des insultes dans la rue. Des prières criées sous les fenêtres. Des drapeaux brandis sans pudeur. Il ne pense pas avec des concepts. Il pense avec ses nerfs. Avec ses silences. Avec sa peur de sortir le soir. Avec sa fille qu’il ne veut plus laisser seule à l’arrêt de bus. Il n’a pas fait Sciences Po. Mais il sait ce que signifie perdre son quartier. Il sait ce que signifie ne plus reconnaître l’école. Il sait ce que signifie changer de trottoir, baisser les yeux, se taire. Il ne parle pas comme il faut. Il parle vrai. Et pour cela, on le hait. On l’appelle « populiste », quand on est poli. « Fasciste », quand on veut l’écraser. On le traite de « nauséabond ». Parce qu’il pue le réel. Il n’a pas de haine. Il a une mémoire. Celle de ses morts. De ses églises vides. De ses villages désertés. De ses anciens qui ne comprenaient pas ce qui arrivait — et qui se taisaient. Et maintenant que tout s’effondre, Il reste debout. Pas fier. Pas grand. Mais là. Il ne croit plus en rien. Il ne vote plus. Il ne prie plus. Mais il sait. Il sait qu’on lui ment. Il sait que les causes humanitaires sont des rideaux. Il sait que les grandes émotions masquent des renoncements. Il sait que tout ce qui vient d’en haut est une ruse. Il sait que Gaza est un prétexte. Un masque. Une parade. Il ne comprend pas pourquoi on pleure là-bas, alors qu’on ne l’écoute jamais ici. Il ne comprend pas pourquoi ceux qui insultent la France sont excusés, tandis que lui est puni pour avoir dit : « On n’est plus chez nous. » Il ne veut pas de guerre. Mais on l’y pousse. Par le mépris. Par l’accusation. Par la solitude. Et il regarde. Il voit. Il attend. C’est le dernier voyant. Pas un prophète. Pas un héros. Un homme. Un simple homme. Un homme dans une maison encore debout. Avec une mémoire, une langue, une colère. Il ne sauvera rien. Il ne renversera rien. Mais il saura dire : « Je vous avais prévenus. » Et cela, dans un monde qui ne sait plus écouter, c’est déjà une forme de grandeur.
Raphaël Enthoven de nouveau bienvenu au festival du Livre de Besançon !
Exceptionnellement, aujourd’hui, je vous parle d’un train qui arrive à l’heure. En retard mais à l’heure quand même. Jeudi dernier, la maire écolo de Besançon Anne Vignot, cédant aux pressions du PCF local, décrétait le journaliste-écrivain indésirable au festival intitulé « Livres dans la Boucle » (19, 20 et 21 septembre). Son crime : un tweet affirmant qu’ « il n’y a AUCUN journaliste à Gaza ».
Nombreux cas documentés
« Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse. » C’est excessif, car il y a certainement aussi des vrais journalistes. Mais, de nombreux cas de journalistes-terroristes ou du moins militants pour le Hamas sont bien documentés. La maire avait prétendu qu’elle ne pourrait pas garantir la sérénité des échanges. Ces propos discutables ne devaient pas être discutés. Or, surprise, la décision de l’édile a suscité une bronca des auteurs invités et un festival de désistements, dont celui de David Foenkinos, le président, de Joann Sfar, de Jacques Expert, des éditions POL etc. Et une pétition était même en train de se préparer. Plus étonnant encore, beaucoup des protestataires ont précisé qu’ils étaient en désaccord avec Raphaël Enthoven, mais refusaient le délit d’opinion et l’ingérence politique. Les libraires étaient évidemment catastrophés de leur côté. Hier, la maire faisait donc machine arrière et annonçait que Raphaël Enthoven était réinvité. Bon prince, il a accepté non sans ironiser.
Le courage n’est d’ordinaire pas la vertu première des milieux culturels. Dès que quelqu’un est attaqué, habituellement, tout le monde est aux abris. Souvenez-vous. En 2020, personne n’a boycotté la cérémonie des Césars parce que Roman Polanski, primé, avait été désinvité. Quand le musicien Ibrahim Maalouf est débarqué du jury du festival du film américain de Deauville en 2024 pour une histoire sexuelle où la justice l’avait relaxé, personne ne bouge non plus. En 2023, pire encore, le dessinateur Bastien Vivès est déprogrammé du festival d’Angoulême pour des dessins pornos-rigolos vendus sous blister (il a été accusé de pédophilie pour ces dessins) alors que la curée est alors menée par des étudiants et des auteurs de BD ! Cette année, à Cannes, Jacques Audiard n’a pas eu un regard pour la géniale actrice trans Karla Sofía Gascón d’Emilia Perez, mise au ban pour des tweets critiques de l’islam. Et toute son équipe fait pareil (tous ces gens « bien intentionnés » dont parlait Brassens). Pour ne pas perdre la carte et la bienveillance de Télérama et des Inrocks, on se couche devant la bien-pensance du jour. Et la bien-pensance d’aujourd’hui c’est Génocide à Gaza et masculinité toxique partout ! Voilà pourquoi je voulais aujourd’hui vous parler de cette affaire Enthoven. Pour une fois, l’esprit voltairien a soufflé (« je ne partage pas vos idées etc. »). Dans le Doubs, le courage et la solidarité de tous ces auteurs ont payé. Je veux y voir la preuve que le recul dramatique de la liberté d’expression et la disparition de la dispute civilisée ne sont pas une fatalité.
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio.
Dans un essai appelé à devenir un classique, Samuel Fitoussi montre comment le monde intellectuel se trompe si souvent et si doctement. Selon lui, les milieux sur-éduqués sont devenus des citadelles ultra-conformistes et déconnectées de la réalité, où règnent l’endogamie sociale, le sentiment d’impunité et la peur d’être excommunié.
Causeur. Les sciences du cerveau affirment que nos sentiments sont dictés par la chimie. Et voilà que, selon vous, nos idées sont déterminées par leur valeur sociale dans notre milieu. Qu’est-ce qui nous appartient, si nous sommes le produit de notre biologie et de notre sociologie ?
Samuel Fitoussi. Nous sommes biologiquement prédisposés par l’évolution à adorer le sucre, mais cela n’est pas une fatalité : nous pouvons, au prix d’un effort sur nous-mêmes, résister à une part de gâteau au chocolat. De même, nous sommes prédisposés à adhérer à certaines croyances (notamment celles qui nous confèrent un statut social) mais il est possible, au prix d’un effort intellectuel, d’examiner ces croyances avec rigueur.
Heureusement, votre règle selon laquelle une vérité ne s’impose que si elle est socialement valorisante n’est pas universelle : sinon point de Galilée. Si des hommes n’avaient pas cherché la vérité plus que les honneurs, ils n’auraient jamais tué Dieu ni inventé la démocratie. Cette destitution de la vérité est-elle une spécificité de notre époque ?
Je ne crois pas qu’il existe une spécificité de notre époque dans le rapport à la vérité. Il est fréquent d’entendre que nous vivons dans un monde de « post-vérité », où plus personne n’accorderait d’importance aux faits. En réalité, toutes les factions idéologiques tiennent à la vérité, c’est pourquoi elles projettent leurs certitudes quant à ce qu’elles croient être la vérité sur l’actualité, discréditent certaines informations et pas d’autres. Orwell raconte que pendant la guerre civile espagnole, tout le monde croyait aux rumeurs faisant état d’atrocités commises par l’ennemi, mais jamais aux rumeurs inverses. Non pas car nul n’accordait de valeur à la vérité, mais plutôt car tous utilisaient leurs certitudes (la nature vertueuse de leurs camarades, la dépravation morale de l’ennemi) pour évaluer la fiabilité des rumeurs. Gardons par ailleurs en tête que lorsqu’une vérité est impopulaire, elle est souvent considérée comme un mensonge dans le référentiel de son époque. C’est pour cela qu’en voulant interdire la désinformation, on risque d’interdire certaines vérités. D’une certaine manière, c’est le droit de propager des informations considérées fausses dans le référentiel de leur époque qui permet le progrès : sans cette liberté, aucun consensus, jamais, ne pourrait être bousculé.
Donc, l’erreur n’est pas la preuve de la mauvaise foi. Les intellectuels qui défendaient le paradis communiste étaient plutôt l’objet de croyances inconscientes qu’on appelle idéologies ? Après tout, nous sommes tous enclins à des degrés divers à choisir dans le réel ce qui confirme notre vision du monde et à préférer les idées qui augmentent notre estime de nous-mêmes.
Je suis d’accord avec vous. Ma thèse n’est pas que ces intellectuels-là sont des menteurs ou des cyniques. Je décris les mécanismes mentaux qui les prédisposent à l’erreur, qui font obstacle à un bon usage de la raison. Et vous avez raison, l’idéologie y est pour beaucoup. L’idéologie, c’est ce qui pense à notre place, disait Revel. Plus largement, il serait illusoire de penser qu’il y a d’un côté ceux qui mentent ou qui cherchent les honneurs et, de l’autre, ceux qui sont mus par la recherche de la vérité. Nous nous pensons tous être honnêtes intellectuellement, mais nos cerveaux nous interdisent d’étudier impartialement certaines idées. Or cela est inconscient : nous sommes aveugles aux objectifs évolutifs que poursuit notre cerveau. Pourquoi souhaitons-nous manger du sucre ? Car nous aimons le sucre. Mais pourquoi aimons-nous le sucre ? Car dans le passé, les individus qui n’aiment pas le sucre ne constituaient pas de stock calorique les protégeant des périodes de privation – et survivaient peu. Pourquoi adhérons-nous facilement aux idées socialement valorisées ? Car nous les jugeons valides. Mais pourquoi les jugeons-nous valides ? Car dans le passé, ceux qui examinaient trop attentivement les croyances consensuelles au sein de leur communauté risquaient l’ostracisation sociale – et survivaient peu.
Du reste, ce n’est pas parce qu’une idée est socialement valorisante qu’elle est fausse. Quand Delphine Horvilleur critique violemment Israël, elle est sincère. Personne ne peut prouver que c’est parce qu’elle va en tirer un bénéfice social.
Évidemment, ce n’est pas parce qu’une idée est socialement valorisante qu’elle est fausse. La raison humaine est tiraillée entre la rationalité sociale (qui nous pousse à chercher la reconnaissance) et la rationalité épistémique (qui nous pousse à rechercher le vrai). Des institutions bien conçues peuvent parvenir à aligner ces deux types de motivation. Le libre marché, par exemple, y parvient bien : l’inventeur d’une technologie utile ou l’entrepreneur satisfaisant des clients sont récompensés ; ainsi sont-ils incités à raisonner rigoureusement. Le désir de reconnaissance ne les éloigne pas de la vérité, il les y conduit. À l’inverse, certaines institutions échouent à créer cet alignement. C’est sans doute le cas de l’université aujourd’hui, en tout cas des départements de sciences sociales, où il n’existe pas de critère de vérification empirique des idées. Une idée est jugée valide lorsque d’autres la jugent valide (le mécanisme de validation par les pairs institutionnalise cette logique). Cela peut aboutir à la création d’un monde clos, autoréférentiel, déconnecté de la réalité. Et cela incite chacun à choisir ses croyances pour leur valeur sociale plutôt que pour leur valeur épistémique.
Vous décrivez donc le primat de la croyance sur la raison chez ceux qui sont censés être les porte-parole de la raison. Je vois ce que je crois, phénomène qui connaît son acmé avec l’aveuglement sur le stalinisme. Est-ce une réaction au désenchantement du monde, le besoin d’inventer de nouvelles religions du salut (Marcel Gauchet) ?
L’être humain a sans doute besoin de croyances irrationnelles. Pourquoi ? Parce que ce type de croyances permettent de souder un groupe. En effet, l’adhésion à des idées fausses permet d’envoyer un signal : je suis plus fidèle au groupe qu’à la réalité. Autrement dit, plus une croyance est irrationnelle, plus chacun est tenté d’y renoncer, et plus ceux qui n’y renoncent pas prouvent efficacement leur fidélité au groupe. Et plus une croyance est coûteuse pour l’individu, plus il indique qu’il place la collectivité avant son bien-être personnel. Certaines normes religieuses peuvent être analysées sous ce prisme (interdits alimentaires, pèlerinages, etc.), mais aussi certains phénomènes idéologiques, comme celui des changements de sexe chez les adolescents. Prendre des hormones, subir une opération chirurgicale irréversible, c’est montrer que l’on est prêt à aller loin par fidélité aux codes du groupe. On peut imaginer que le christianisme apportait une réponse saine et morale à ce besoin humain de croyances fédératrices. Avec la déchristianisation, ce sont peut-être d’autres croyances, idéologiques et néfastes cette fois, qui occupent l’espace laissé vacant.
L’un des alibis pour ne pas voir est que la fin justifie les moyens. Il arrive que ce soit vrai, non – ou alors il ne fallait pas bombarder Dresde et Le Havre ?
Le problème, c’est que nous sommes enclins à estimer que les conséquences de nos propres actes – quels qu’ils soient – seront positives. « Un homme qui désire agir d’une certaine manière, écrit Bertrand Russell, se persuade lui-même qu’en agissant ainsi il accomplira une chose bonne. Et sa manière de juger les faits et les probabilités sera tout à fait différente de celle d’un homme qui aurait le désir contraire. » Accepter que la fin puisse justifier les moyens, c’est donc donner un blanc-seing à tous ceux qui parviendront à élaborer des raisonnements sophistiqués pour justifier un acte immoral. L’autre problème de la logique conséquentialiste, c’est qu’on peut être très mauvais dans le calcul des conséquences de certains actes, comme l’était par exemple Simone de Beauvoir. L’assassinat d’opposants politiques par Staline, écrivait-elle, « est sûrement un scandale, mais il se peut qu’il ait un sens, une raison, s’il s’agit de maintenir un régime qui apporte à une immense masse d’hommes une amélioration de leur sort ».
Romain Rolland et son épouse Maria Koudacheva reçus par Staline et le directeur de la VOKS, organisme généré par l’URSS pour promouvoir les échanges culturels avec l’étranger, Moscou, 28 juin 1935. D.R.
La grande supériorité du mensonge, c’est sa simplicité. L’une des légitimations les plus solides des idéologies les plus délirantes est qu’elles sont une réponse à l’injustice – contre les riches qui volent les pauvres, les hommes qui battent les femmes, les Blancs qui oppriment les Noirs, l’Occident qui agresse les musulmans. Qui peut s’opposer à la réparation des injustices ?
Le mal est toujours commis au nom du bien, et en effet, ce type de discours permet de légitimer l’exercice de toutes nos passions mauvaises, jusqu’aux plus délirantes. Pour l’historien Robert Conquest, le marxisme s’est imposé car il détenait une utilité psychologique majeure : il donnait un habillage scientifique à l’idée simple que les riches volent les pauvres – légitimant donc la persécution des bourgeois. Plus largement, le ressentiment et la jalousie sont justifiés si ceux qui réussissent exploitent les autres. La haine d’un groupe devient vertueuse si celui-ci tire les ficelles à son avantage. La violence physique est acte de résistance si le statu quo est oppressif. Le pillage est louable s’il est un cri d’alerte contre l’injustice. La lâcheté est valeureuse si elle se déguise en pacifisme. L’invasion d’une nation souveraine est une forme d’autodéfense si la guerre est dépeinte comme une opération de dénazification. Jusqu’aux derniers instants de son existence, Otto Ohlendorf, l’un des chefs des Einsatzgruppen a fait passer ses horreurs pour… de la légitime défense : « L’Union soviétique avait l’intention de nous attaquer. Il fallait que nous agissions pour prévenir cette attaque. […] Or tout le monde savait que les Juifs étaient favorables aux bolcheviks. Nous avons donc dû les tuer. »
Beaucoup de gens nous vendent le bon sens du peuple contre l’aveuglement des élites, mais que les intellectuels se trompent ne signifie pas que les bistrots aient raison, surtout quand les réseaux sociaux amplifient une version dégradée de toute production intellectuelle, amenant des millions de gogos numériques à tenir pour une vérité toute opinion qu’ils partagent (cf. génocide à Gaza ) ?
Ma thèse n’est pas que l’homme ordinaire ne se trompe jamais, mais que l’élite intellectuelle se trompe autant (voire davantage, car elle fonde son identité sociale sur ses opinons, ce qui l’empêche de changer d’avis), et que ses égarements sont plus dangereux. Aujourd’hui, il est de bon ton de dénoncer les théories de la Terre plate mais à travers l’histoire, l’idiot du village a rarement généré de catastrophes majeures, contrairement à ceux qui se moquaient de lui. Surtout, comme le remarque le philosophe Thomas Sowell, on se trompe plus facilement lorsqu’on ne subit pas soi-même les conséquences de ses erreurs. Or c’est précisément le cas des tiers (intellectuels, mais aussi bureaucrates ou politiciens dirigistes) qui prétendent décider pour l’homme ordinaire à sa place (par exemple en imposant des interdictions, en subventionnant avec son argent ce qu’il devrait vouloir consommer, ou en façonnant ses préférences en le rééduquant). Non seulement ces tiers vivent souvent à l’abri des conséquences de ce qu’ils prônent mais en plus, en raison du désintérêt collectif pour l’évaluation des politiques publiques, ils sont jugés non pas selon l’efficacité de leur action, mais selon leur degré d’adhésion au conformisme du moment.
Dans le monde universitaire, culturel et dans une partie du monde médiatique, le progressisme n’est pas seulement un moyen d’ascension plus rapide, il est la condition de l’existence sociale. Faire du cinéma aujourd’hui si vous n’affichez pas votre palestinisme et votre féminisme est quasiment impossible. Est-ce la preuve de l’hégémonie culturelle de la gauche ? Et dès lors que celle-ci est cumulative par le jeu des recrutements/cooptations/financements, est-elle indétrônable – serait-elle très minoritaire dans le public ?
Ces milieux, parfois faussement subversifs, sont en réalité ceux où l’uniformité idéologique est la plus étouffante, où le coût de la dissidence est si élevé qu’il empêche la libre-pensée. Thierry Frémeaux a par exemple avoué l’an dernier avoir « veillé à faire un Festival de Cannes sans polémiques », sous-entendant qu’une réalisatrice comme Maïwenn (qui déplaît à la gauche) ne serait pas réinvitée (elle l’avait été en 2023). Il envoyait un message : un artiste qui s’exprimera en dehors des cadres imposés par l’idéologie dominante en pâtira professionnellement. Or, puisque notre cerveau a beaucoup de mal à examiner les idées qui peuvent nous coûter socialement, ces milieux ne permettent pas l’exercice de la rationalité.
Le camp conservateur n’est évidemment pas épargné. Ainsi, il est de bon ton de vomir l’euthanasie (devenue un élément de l’attirail progressiste).
Vous avez raison. Personne n’est magiquement protégé de l’irrationalité. Trop souvent, le raisonnement est postérieur à l’adoption d’une croyance (adoptée par tribalisme politique ou idéologique), et ce quel que soit notre bord politique. Il est crucial de se demander si c’est le raisonnement qui découle de la conclusion ou la conclusion qui découle du raisonnement, et de préférer la seconde option. Ajoutons qu’il faut veiller à raisonner sujet par sujet, sans adhérer au « paquet » d’idées que l’on approuverait automatiquement, car elles correspondraient à celles de « notre » camp.
La plupart des gens qui braillent « génocide à Gaza » le croient. En revanche, il y a un domaine où la bienséance a totalement effacé la vérité, c’est le féminisme. Une majorité des défenseurs de MeToo savent qu’ils disent n’importe quoi. D’ailleurs, en privé, ils disent le contraire. Comment expliquer qu’une opinion que tout le monde sait fausse soit devenue une norme ?
Les psychologues sociaux parlent d’« ignorance pluraliste » pour désigner une situation où la majorité des individus rejette une idée, mais croit à tort que la majorité y adhère. Par crainte du jugement social, chacun se conforme à l’opinion qu’il croit dominante (allant jusqu’à sermonner ceux qui en dévient, pour prouver leur fidélité à l’orthodoxie). Un consensus absurde peut ainsi se perpétuer longtemps.
Ces phénomènes d’aveuglement sont aggravés par le fonctionnement en silos du débat public. Chacun s’expose le moins possible aux idées contraires. La vérité sera-t-elle la première victime de la civilisation de la connaissance ?
Il est de bon ton de dénoncer les « chambres d’écho » qui enfermeraient les individus dans des bulles d’opinion et expliqueraient le populisme, le Brexit, le trumpisme et les égarements supposés du peuple… Le paradoxe, c’est que ce sont aujourd’hui les diplômés qui, même après leurs études, sont le moins confrontés à des opinons divergentes. Les chercheurs Anchrit Wille et Mark Bovens montrent qu’en Occident, plus on est diplômé, plus la probabilité d’homogamie éducative (le fait de ne côtoyer que des gens aussi diplômés que soi) augmente. Aux Pays-Bas, par exemple, 85 % des mariages unissent des conjoints au niveau d’éducation presque semblable, et seuls deux mariages sur mille lient le titulaire d’un diplôme universitaire et un partenaire n’ayant que des qualifications primaires. La société civile, elle, n’est plus un espace de brassage social : si, dans le passé, les syndicats, l’Église et les partis attiraient des membres de tous les segments de la société, les nouvelles associations, centrées surtout sur des enjeux idéologiques, recrutent exclusivement parmi la classe moyenne et supérieure. Les ultra-diplômés sont donc ceux qui évoluent dans les conditions les moins favorables au développement d’une pensée rationnelle. Évidemment, si les diplômés ne fréquentent plus de non-diplômés, la réciproque est vraie. Mais les non-diplômés sont exposés aux idées et arguments des diplômés (dont les croyances constituent le bruit de fond culturel de notre société), alors que l’inverse n’est pas vrai.
Au Brésil, ils étaient des dizaines de milliers à battre le pavé dimanche pour défendre Jair Bolsonaro, à la veille d’un verdict explosif de la Cour suprême. L’ancien président (2019-2022), accusé d’avoir voulu jouer les Bonaparte trop pressés lors de la crise de 2022, risque jusqu’à quarante-trois ans derrière les barreaux… Depuis août, il purge déjà une sorte de préventive chic : l’assignation à résidence. Le sort judiciaire du «Trump des tropiques» agace Washington. Sur place, Driss Ghali raconte.
Il est difficile de parler du Brésil car les clichés ont la vie dure. Une grande partie du public a en effet décidé de croire que ce pays se résume à la plage, au foot et aux favelas. Le fait que ce pays vive son pire moment politique depuis le retour de la démocratie en 1988 n’intéresse pas grand monde en France et dans le monde, à part un certain Donald Trump, président des Etats-Unis.
Ingérence américaine
Le nouveau locataire de la Maison Blanche a décidé de « Make Brazil Great Again » ! Il s’est immiscé de plain-pied dans les affaires internes du Brésil exigeant la fin de « la chasse aux sorcières » qui concernerait l’ancien président Bolsonaro. Celui-ci est en train d’être jugé actuellement pour des crimes aussi graves que fantaisistes dont « tentative de coup d’Etat ». Or, de coup d’État il n’y en a pas eu à Brasilia, soutiennent ses défenseurs. Tout au plus, y a-t-il eu du vandalisme le 8 janvier 2023 aux abords et au sein des bâtiments abritant le Congrès et la Cour Suprême. Bilan : zéro mort. Moyens employés : du rouge à lèvre pour écrire des slogans sur une statue (véridique) et des pierres ramassées dans la rue pour casser les vitres. Peu importe, des verdicts de prison ferme de 14 à 17 ans ont été distribués notamment à des mémés en chaise roulante ou à des coiffeuses, mères de famille. Et Bolsonaro, qui était en vacances en Floride ce jour-là, a été accusé d’avoir tout organisé. Il risque 43 ans de prison. Verdict attendu entre le 10 et le 12 septembre.
Trump a vécu une expérience similaire aux Etats-Unis. Après l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021, l’appareil judiciaire a été mobilisé contre lui et il a échappé de peu à la prison (pour cette affaire, et tant d’autres…) après avoir payé plus d’un milliard de dollars de frais d’avocat. M. Bolsonaro n’a pas les moyens de M. Trump et les tribunaux brésiliens sont certainement moins indépendants que ceux des États-Unis. Trump prend les choses personnellement et met tout son poids dans la balance : il soumet le Brésil à des droits d’importation de 50% jusqu’à ce que Bolsonaro soit affranchi. De surcroît, il a mis le principal persécuteur de Bolsonaro, le juge suprême Alexandre de Moraes, dans le viseur de la Loi Magnitsky, une législation américaine qui punit les personnes physiques et juridiques qui bafouent gravement les droits de l’homme. Depuis, ce juge n’a plus le droit de faire de transaction en USD, d’avoir de cartes de crédit (Visa et Mastercard sont américains), de voyager aux États-Unis etc. En résumé, aucune entreprise ou individu qui a des intérêts aux États-Unis n’a le droit d’être en affaires avec lui.
Bolsonaro assigné à résidence
Au lieu de mettre de l’eau dans son vin, le juge double la mise. Lors de l’ouverture du procès de Bolsonaro, le 2 septembre dernier, il a évoqué la souveraineté brésilienne qui ne saurait être soumise à des pressions extérieures. Bien plus, il a interdit tout simplement à Bolsonaro de quitter sa villa de Brasilia. Il est désormais en résidence surveillée pour éviter une supposée fuite à l’ambassade américaine. Aujourd’hui, des policiers montent la garde dans le jardin même de la villa, au cœur de la résidence de Bolsonaro.
Elle a manifesté dimanche dernier. De Rio de Janeiro à Belo Horizonte, le peuple de droite s’est mobilisé. À Sao Paulo, votre serviteur a couvert la manifestation (photos ci-dessous). Selon la presse, nous étions un peu plus de 40 000 à battre le pavé de l’avenue Paulista, la principale artère de la mégalopole économique brésilienne. Par expérience et pour avoir participé à d’autres manifestations au même endroit, je pense que ce chiffre doit être multiplié au moins par deux. Peu importe, le cœur n’y était pas. Il a manqué de l’enthousiasme et de l’espoir. Le chef est en « taule », personne n’a la stature suffisante pour prendre sa place, sa femme venue le représenter a pleuré pendant sa prise de parole, la voix saisie par le poids de « l’humiliation ».
Photos: Driss Ghali
En réalité, la droite brésilienne a déjà digéré Bolsonaro. Elle a en réserve trois ou quatre gouverneurs d’Etat prêts à se jeter dans la course à la présidentielle de l’an prochain (octobre 2026). Les mauvaises langues disent qu’aucun d’entre eux n’a intérêt à ce que M. Bolsonaro soit de retour dans la course. Il est donc question qu’une amnistie soit prononcée quelques jours après le verdict de la Cour suprême. Le projet est en discussion au parlement. Pour l’instant, il vise à rendre à Bolsonaro tous ses droits, notamment celui de participer à l’élection. Mais, au Brésil, tout se négocie et il est certain que les promoteurs de ce projet devront céder quelque chose à Lula et aux juges qui sont vent debout contre l’idée d’amnistie. Il est fort probable que la poire soit coupée en deux et que Bolsonaro soit pardonné mais qu’il demeure inéligible.
Cette perspective ne devrait pas réjouir la Maison-Blanche. Donald Trump semble avoir développé une sympathie très personnelle pour Bolsonaro. Ce dernier pourrait cela dit se contenter de voir sa femme ou un de ses fils concourir à l’élection présidentielle « en son nom ». En attendant, le climat est morne au Brésil, dans les rangs du peuple de droite. Hier en repartant de la manifestation, je n’ai même pas bu de caïpirinha…
En ce moment, France 5 diffuse la saison 13 de l’excellente série documentaire « Une maison, un artiste » et nous invite à découvrir les refuges entre autres de Jeanne Moreau, Simone Veil, Michel Bouquet, Pierre Loti1 ou encore René Goscinny. Monsieur Nostalgie voit dans l’attachement à la maison individuelle, une manière de vivre pleinement sa citoyenneté
Durant l’agitation, quand la rue brûlera demain, dans les pétards et les mots d’ordre, le manifestant d’un jour pensera à un coin de paradis, rien qu’à lui, par la pensée il s’échappera de la tourmente du mal logement, il s’évadera de la masse ; il aura beau marcher dans la foule au milieu d’autres anonymes, son esprit ira se nicher ailleurs, dans un endroit secret, au fond de nos provinces, au pays de ses ancêtres ou dans un lieu découvert par hasard au gré d’un voyage, d’une lecture, d’une dérivation, quelque chose de modeste et de chaleureux où il pourra déposer son barda d’emmerdements. Enfin, respirer. S’extraire et se poser, sans que l’on vienne le juger, le tancer, le taxer, le chagriner, le soumettre à des plans indignes. La propriété privée n’est pas une atteinte à la citoyenneté, au contraire. N’est-ce pas un droit vital que d’aspirer au retrait et au foyer serein ? Tous les Hommes méritent de trouver leur escale permanente. On plaint sincèrement ceux qui errent sans point de fixation intellectuel et charnel. Le rêve de posséder une maison individuelle qui fut salement moqué par des disjoncteurs, des perturbateurs endoctrinés, traverse toutes les couches de notre société. Il est commun aux honnêtes gens. Peu importe le niveau des ressources, le besoin d’attacher le destin de sa famille à un morceau de terre est largement partagé dans notre pays. Posséder un toit à soi, dans un lieu librement choisi, avec un bout de jardin, un cèdre, une cheminée, une cuisine, quelques tommettes, un logis à soi où la vie ne semblerait ni vaine, ni bouchée, une vue sur un champ, un massif, une rue biscornue, un point d’eau, sur des tuiles ou des ardoises, c’est avoir déjà réussi sa vie. Un but atteint. S’être accompli en donnant aux siens un ancrage et une destinée. Quelle fierté pour des parents !
L’adage populaire ne dit-il pas : mieux vaut un petit chez soi qu’un grand chez les autres ? Une maison est la première pierre d’une histoire longue. Ceux qui ne comprennent pas cet élan, qui détestent le confort « petit-bourgeois » des autres alors qu’eux-mêmes se gobergent dans la multipropriété, veulent empiler les humains verticalement, les indifférencier. Chez eux, l’Homme est une statistique froide, on le place, le déplace, le fait grimper de force dans une tour, lui octroyant royalement des sanitaires et une lucarne. L’Homme n’est pas qu’un figurant, qu’un opérateur macro-économique commandé à distance. Son émancipation passe par l’achat d’un pavillon de banlieue ou d’une longère à la campagne, il se révèle à lui-même en retapant une masure, en creusant son propre terrier. L’immobilier et le patrimoine sont des sujets sensibles en France. Mais une large partie de la population s’accorde au moins sur un point : habiter quelque part pour être dans ses murs. Même E.T. l’extraterrestre pointait de son doigt courbé sa lointaine maison et nous brisait le cœur. On est curieux des lieux de vie car ils disent tout de nous, de notre sensibilité, de notre fanfaronnerie, de nos joies et de nos tristesses. Nos maisons, celles que l’on a désirées follement, que l’on a héritées et pour lesquelles on s’est endettés, sont nos miroirs. Elles projettent l’image que l’on se fait de soi. Notre meilleur profil. On y met souvent nos peurs et nos envies.
C’est pourquoi la série « Une maison, un artiste » diffusée sur France 5, actuellement dans sa 13ème saison (visible gratuitement sur le site France TV) est un rendez-vous charmant, hors du temps, une bulle de champagne dans la grisaille des programmes. En 26 minutes, nous découvrons le lieu préféré d’un Français « célèbre » disparu. Il y a une part de curiosité de connaître les intérieurs de nos personnalités. Ces maisons sont belles mais pas trop belles. Il ne s’agit pas d’un concours de demeures somptuaires quoique certaines aient un cachet certain. Elles peuvent être spacieuses comme la villa de Jeanne Moreau à la Garde-Freinet dans le Var, normande et douillette comme celle de Simone Veil à Cambremer, festive à l’image de l’inoubliable Jean-Marc Thibault à Marseille, panoramique comme l’appartement du XVIème arrondissement de René Goscinny avec vue sur la Tour Eiffel, l’amateur de paquebot transatlantique pouvait laisser voguer son imagination. Dans cette 13ème saison, j’ai un faible pour la maison de village de Michel Bouquet et surtout de sa Juliette (Carré) à Etais-la-Sauvin dans l’Yonne. Une bâtisse rurale, simple, propice à la compréhension des grands textes. Demain, chacun, manifestant ou pas, aura la vision de sa maison idéale dans le coin de sa tête, très loin des dissolutions et des votes de confiance.
Alors que des blocages sont organisés un peu partout en France ce mercredi 10 septembre, Bruno Retailleau a mis en cause l’ultra-gauche lors d’un point presse, qu’il a jugé responsable de plusieurs débordements « violents ». Selon lui, « la mobilisation citoyenne a été récupérée et instrumentalisée par ces mouvances [d’extrème gauche], avec le soutien des Insoumis ». En nommant Sébastien Lecornu à Matignon, le président Macron joue la montre et prive les citoyens de leur droit à s’exprimer démocratiquement lors d’élections anticipées, estime notre chroniqueur Ivan Rioufol.
Les Français ne se laisseront plus éternellement berner. Encore moins par Jean-Luc Mélenchon quand il dit parler en leur nom. Le savoir-faire de LFI dans la récupération du mouvement « Bloquons tout ! », lancé ce mercredi, n’est destiné qu’à promouvoir les intérêts de l’extrême gauche. Or il est peu probable que les citoyens, excédés des mauvaises manières de la politique, se laissent encore longtemps déposséder dans leurs initiatives. En l’occurrence, cette protestation contre le gouvernement avait été lancée, au début de l’été sur le réseau Telegram, par Les Essentiels, un groupe souverainiste et classé à droite.
Stratégie du coucou
Observer la manière dont LFI se précipite sur la moindre originalité émanant d’anonymes dit la vacuité de ses stratégies, hormis celle du coucou qui pond ses œufs dans le nid des autres. Spoliée par LFI, cette France silencieuse confirme son potentiel de créativité réactive. Cette dynamique est appelée à pallier l’effacement des partis et leur pauvreté intellectuelle. Le symbole du gilet jaune, choisi pour rendre visible les oubliés, était sorti de l’intelligence de la France périphérique avant d’être détourné, déjà, par la gauche radicale qui allait en faire un repoussoir. L’idée de retourner les panneaux signalétiques des communes rurales pour illustrer le mouvement agricole « On marche sur la tête » n’a pas eu besoin non plus du concours de publicistes. En octobre 2013, M. Mélenchon avait traité de « nigauds » les Bretons mobilisés à Quimper contre l’écotaxe : ils avaient trouvé dans le bonnet rouge, symbole d’une jacquerie contre Colbert de 1675, l’emblème de leur combat. Tandis que le monde politique radote et que la gauche vitupère, la société civile phosphore. Le génie populaire va avoir de plus en plus son mot à dire…
Affrontements entre CRS et black blocks à la gare du Nord à Paris, des dizaines d’interpellations de manifestants violents partout en France à la mi-journée
Dans l’immédiat, il est à craindre que l’extrême gauche, dans son obsession à détruire et à voler les places, ne décourage les citoyens désireux de manifester leurs irritations. La logique révolutionnaire de LFI et son goût pour la violence prédisposent à des confrontations qui sont autant de repoussoirs. Les mobilisations des forces de l’ordre (80.000 hommes) prévoient, pour aujourd’hui, de possibles affrontements dans des tentatives de blocages de points névralgiques. Or Mélenchon s’apprête, ainsi, à faire le jeu d’Emmanuel Macron en rendant « Bloquons tout ! » répulsif.
Les Français, en mal d’expressions publiques, risquent d’être expropriés encore un peu plus du champ politique et social. Le choix du chef de l’Etat, après la démission de François Bayrou mardi, de jouer la montre pour tenter de tenir encore vingt mois avec Sébastien Lecornu, nommé hier soir à Matignon, va priver les citoyens de leur droit à s’exprimer démocratiquement lors de législatives, voire même d’une présidentielle anticipée.
Cette relégation prolongée des citoyens, par une classe politique soucieuse de sa seule survie, ne peut que les inciter à se mobiliser et à se constituer, grâce aux réseaux sociaux, en force d’appoint. La France de demain se construit hors les murs de la politique, qui ne sait plus quoi dire. Les gens ordinaires, ces #Gueux, ont l’imagination pour eux…
Le président a nommé hier à Matignon l’ancien ministre des Armées de 39 ans, un bon petit soldat de la macronie.
C’est un homme intelligent et aimable qui a été nommé Premier ministre. J’avais eu la chance de le rencontrer lors d’un déjeuner et sa personnalité avait séduit tous les convives. On sentait chez lui un tempérament éloigné de tout sectarisme et très doué pour un dialogue tranquille et de bon aloi.
Première surprise. Pour une fois, le président a tenu sa promesse et a même agi plus vite que prévu. C’est à saluer : la France ne pouvait plus attendre.
Un fidèle du président
Sur un plan politique, j’avais apprécié en décembre 2024 la retenue et la discrétion avec lesquelles Sébastien Lecornu avait appris son remplacement de dernière minute par François Bayrou qui avait fait le forcing auprès du président.
Celui-ci l’a chargé de réunir tous les partis – lesquels accepteront l’invitation ? – afin de déterminer, avec eux, les conditions et les modalités de la préparation du futur budget. Ensuite, seulement, si un accord a été obtenu, le prochain gouvernement sera formé.
J’espère que sur ce plan nous aurons au moins une double bonne nouvelle : le maintien comme garde des Sceaux de l’ami proche de Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin, et de Bruno Retailleau comme ministre de l’Intérieur.
Tactiquement, on peut concevoir la volonté d’Emmanuel Macron, tellement dégradé dans l’estime publique, de se construire un système apparemment plus confortable, moins subtilement conflictuel, avec un Premier ministre dont la révérence, le dévouement et peut-être l’admiration seront acquis. Sébastien Lecornu est un proche, un fidèle, un organisateur hors pair. Aucun coup fourré ne viendra de lui contre Emmanuel Macron.
En demeurant sur le plan de la manœuvre, est-ce pourtant une si bonne idée de s’être installé avec lui dans un pré carré d’autant plus attaqué qu’il sera constitué par un président très largement désavoué et par son favori ?
Tout dépend de ce qu’Emmanuel Macron va demander à Sébastien Lecornu. Un respect absolu de la fonction présidentielle, une concordance totale de vues, une défense systématique des propos et des actions du président, une assurance d’avoir auprès de lui une assise sûre et respectueuse ? Il les aura.
Mais si Emmanuel Macron souhaite profiter de son Premier ministre pour reprendre pied véritablement dans la politique active, dans une présidence qui le sortira de l’inévitable léthargie qu’il a engendrée avec cette dissolution calamiteuse, ce sera beaucoup plus dangereux.
Art du compromis
Sébastien Lecornu, quels que soient ses talents, sa finesse, son art du compromis, sera lui-même menacé, comme ses prédécesseurs, par une Assemblée tripartite, donc non maîtrisable, avec les risques qui en découleront. Sébastien Lecornu protégera-t-il le président, comme l’a affirmé Yves Thréard sur BFM TV ? Ou au contraire son possible échec, les oppositions qu’il devra affronter, l’impossibilité même au coup par coup d’une majorité, l’éventuel délitement de ses projets, ne seront-ils pas perçus comme des opportunités supplémentaires de s’en prendre au président dont les enquêtes d’opinion montrent durablement un bas niveau ? La proximité va rassurer le président, mais ne va-t-elle pas ajouter à son discrédit ? Car avec Sébastien Lecornu, aucune défausse possible : il a tranché vite, il l’a voulu. Il sera associé à l’embellie si elle survient. Mais s’il y a fiasco, si l’implacable mécanique d’une démocratie parlementaire dévoyée prend le dessus, Emmanuel Macron continuera de descendre. Sa démission sera réclamée mais qui l’imagine capable de s’incriminer au point de s’effacer avant l’heure républicaine ?
On connaît la chanson: la rentrée de septembre, c’est la grande sortie des films présentés en mai au Festival de Cannes. Pour le pire et pas pour le meilleur, hélas. « Sirât », d’Oliver Laxe, en salles aujourd’hui
La nouvelle coqueluche des cinéphiles snobs s’intitule Sirât, un film réalisé par le cinéaste franco-espagnol Oliver Laxe. Selon l’islam, « sirat » renvoie à un pont qui relie l’enfer et le paradis, et que l’on doit traverser le jour du Jugement dernier. Disons-le d’entrée de jeu, on reste en enfer durant ces très longues cent vingt minutes. Deux heures de vacuité absolue, mais qui se veulent à la fois métaphysiques, expérimentales, radicales et profondément cinématographiques. L’enfer est, dit-on, pavé de bonnes intentions. Ici, il est carrément envahi de clichés et de caricatures qui, durant le Festival de Cannes, ont déjà soulevé les passions de ceux qui confondent pensée et posture, mystique et fumisterie. Quant au jury de ce même festival présidé par l’ineffable Juliette Binoche, il n’a rien trouvé de mieux à faire que de lui attribuer ex aequo son prix du Jury (l’autre récompensé, Sound of Falling, de Masha Schilinski, s’avérant tout aussi boursouflé). Et pourquoi pas la Palme d’or tant qu’on y était ?
Que raconte ce monument d’emphase ? Un père (Sergi Lopez qui tout au long du film trimballe sa dégaine paresseuse) fait irruption dans une rave party interdite organisée dans le Sud marocain. Débutent alors trente minutes de musique techno expérimentale et assourdissante qu’on est obligé de subir, avant qu’apparaissent à l’écran le titre du film et son générique d’ouverture. Si cette coquetterie inutile était la seule, on serait indulgent à son égard, mais ce n’est que le commencement d’une série de facilités et autres positions « artistiques » se voulant audacieuses.
On comprend rapidement que ce père de famille est à la recherche de sa fille Mar, une jeune adulte disparue depuis plusieurs mois et habituée de ce type de festivités bruyantes. Il distribue avec son fils des photos de la disparue aux teufeurs, en vain. Mais apprenant qu’une autre rave party est prévue dans le désert, plus au sud, ils décident de faire route avec une bande de marginaux déglingués, clochards punks sortis d’une cour des miracles que n’aurait pas reniés le Tod Browning de Freaks. On est malheureusement à mille lieues des beautés vénéneuses de ce film culte. Littéralement abrutis par les drogues, écrasés par la musique et lestés parfois de lourds handicaps physiques (l’un d’eux porte une prothèse improvisée qui, évidemment, ne l’empêche pas de se lancer dans de torrides chorégraphies technoïdes), ces spécimens d’une humanité façon Mad Max nous sont présentés comme le condensé d’un monde alternatif possible et forcément émouvant – ils ne sont que pathétiques.
Il est sidérant de constater comment l’étalage de cette philosophie d’une pauvreté absolue trouve preneur. Selon le réalisateur, il s’agirait de mettre en avant un « chemin intérieur qui te pousse à mourir avant de mourir ». Comprenne qui pourra ou plus précisément qui aura la faiblesse d’adhérer à cet hymne béat aux forces telluriques et autres transes mystiques chères aux gourous de tous bords. Pour faire passer sa pilule d’ecstasy, Oliver Laxe nous fait le coup de la fin du monde à venir. La conclusion vire alors au jeu de massacre. Après avoir filmé une scène ignoble en créant un suspense autour de la mort d’un enfant, le cinéaste transforme son film en une immense salle de jeu vidéo ultra-violent. Le décor devient un champ de mines qui explosent une à une sous les pieds des protagonistes. Colère divine ? Bêtise stupéfiante – au sens propre du terme ? Délire démiurgique d’un scénariste en mal de puissance ou en panne totale d’inspiration ? Toutes les hypothèses se valent, car elles débouchent sur le même constat : en faisant exploser ses personnages, Oliver Laxe ne fait que révéler son attraction mortifère et douteuse pour le néant et le vide abyssal d’une pensée chic, choc et toc.
Le départ du Premier ministre accentue la pression sur Emmanuel Macron, déjà scruté de près par les marchés obligataires auprès desquels la France emprunte. François Bayrou espérait réaliser 44 milliards d’économies dans le prochain budget. Mais sa déclaration de politique générale, présentée hier à l’Assemblée, a été sèchement rejetée : 194 voix pour, 364 contre et 15 abstentions. Pour la première fois depuis la fondation de la Ve République, un gouvernement chute lors d’un vote de confiance. Et pendant ce temps, une bonne partie des citoyens s’en amuse…
Hier, quelque chose est tombé. François Bayrou bien entendu, et avec lui son grand dessein de centriste prétendant marier droite et gauche, et que personne de sérieux ne voulait épouser. Mais quelque chose de plus important que lui s’est écrasé au sol sous nos yeux, quelque chose dont la chute est plus grave et bien plus historique. Nous venons d’assister au vol plané, sans parachute, de l’économie française. Elle vient de rendre son avant-dernier souffle, et la question qui se pose à nous désormais est : allons-nous périr avec elle ? Ce n’est pas encore certain, mais c’est le plus probable.
La grande muraille de l’indifférence
François Bayrou a passé sa longue et ennuyeuse carrière à nous parler de la dette et de ses dangers. Il avait raison. Seulement, en politique, avoir identifié un sujet crucial ne suffit pas. Il faut également savoir l’imposer et, malgré ses inlassables tentatives, Bayrou n’y est jamais parvenu. Il n’a jamais réussi à nous avertir suffisamment fort, avec assez d’intelligence, de ruse ou de colère, pour franchir la grande muraille de notre indifférence. Il était le lanceur d’alerte dont l’alerte est un boomerang : elle lui revenait en pleine tête. Pire : cela finissait par nous faire rire. On pensait que cette satanée dette était la lubie de Bayrou, son originalité, sa dinguerie personnelle. Bergson dit que « l’automatisme installé dans la vie » est un des ressorts de l’humour. Bayrou incarnait le comique de répétition de la dette. Alors, il avait fini par nous dégoûter de cette thématique pourtant essentielle comme, en d’autres temps, Jean-Marie Le Pen de l’immigration ou Jacques Chirac du derrière des vaches.
En cela, Bayrou est éminemment fautif et mérite son effondrement final. Lorsqu’on veut évoquer une tragédie aussi sombre que celle de la dette, il faut soit être convaincant et éloquent, et réussir, soit s’abstenir, mais surtout pas faire s’esclaffer la populace. La France vient d’éclater d’hilarité en le voyant tenter de se raccrocher aux branches, mais ce charivari parlementaire et médiatique n’est guère de bon augure. Le pire est devant nous.
Le FMI aux trousses
Pourquoi nous endettons-nous au point de ne presque plus avoir d’avenir ? Parce que l’État dépense autant qu’il peut, c’est-à-dire infiniment, et qu’il ne cessera de le faire que lorsque les troupes du FMI défonceront nos portes et réquisitionneront nos biens. Et pourquoi l’État se comporte-t-il ainsi, tel un alcoolique couché sous le tonneau, tellement noyé sous le flot ininterrompu de vin qu’il oublie qu’il boit pour oublier qu’il boit pour oublier qu’il boit, ad libitum ? Parce que la France est la terre d’élection de l’imbécilité économique.
Certes, nous pourrions encore donner des leçons de maintien budgétaire à la Corée du Nord ou à l’Afghanistan. Mais eux ont des excuses. Nous n’en avons aucune. Nous avons été prospères autrefois, nous avons donné naissance au génie de Renault et de Chanel, nous avons des universités, des patrons des patrons, toute la panoplie nécessaire pour comprendre que deux et deux font quatre. Or, nous ne le savons plus. Le socialisme a effacé notre expérience économique sous toutes ses formes : notre savoir-faire, notre flair et même notre bon sens le plus basique. Voyez les programmes d’économie de nos lycées. Tout n’est que bavardage idéologique sans queue ni tête, éloge des éoliennes, condamnation du profit, brame au sujet des inégalités, détestation de la consommation. Dès le plus jeune âge, le petit Français apprend par cœur le bréviaire économique des Insoumis. Et, dans ce catéchisme où les seuls créateurs admis sont les artistes subventionnés, les seuls entrepreneurs tolérés les derviches de l’économie circulaire – entendez : de la décroissance -, la dépense est une excellente chose. Elle permet de redistribuer. Elle aplanit. Elle pacifie. Elle anesthésie. Elle vous plonge dans un délicieux coma artificiel. Elle en finit avec l’antique verticalité sociale, qui voulait que les plus courageux gagnent davantage que les glandus.
Devoir de mémoire
Oh, certes, il nous reste des chefs d’entreprise motivés, des cadres dynamiques, des commerçants amoureux de leurs clients, des artisans qui croient en la beauté de leurs métiers, et même des paysans qui plantent et récoltent au lieu de déverser leurs légumes sur l’autoroute. Mais nous savons bien que ces braves gens toujours debout sont une race condamnée à la disparition à moyen terme, voire plus tôt encore. L’avenir radieux est au bureaucrate, à celui qui ne crée rien et attend la becquée administrative.
Nous ne regretterons pas François Bayrou, tant son échec à imposer la dette au centre du débat est flagrant, et c’est de sa faute. Mais son agonie politique signe la victoire de ceux qui pensent, comme l’annonçait une affiche soviétique sous Staline que « 2 + 2 = 5 ». Alerte rouge, car le XXème siècle l’a démontré avec force pleurs et tremblements : ils ne s’arrêtent jamais en chemin. On n’a jamais vu un socialiste cesser de croire que, selon la recette de Bakounine, pour créer, il faut détruire. Au bout de ce process, plus ou moins lent, mais toujours le même, il y a la ruine, et tout au bout de la ruine, le regard vide des Ukrainiens pendant la grande famine des années 30. Pensez-vous que j’exagère ? Détrompez-vous et faites un peu preuve de devoir de mémoire économique. Demandez donc aux Grecs, qui ont connu l’angoisse bien réelle des étagères vides dans les pharmacies. Vous ne savez pas encore ce qu’est la peur économique. Cette piscine n’a pas de fond.
Que faire, bon sang ! Attaquer la dépense publique, cette folle furieuse, comme si elle était notre ennemie jurée. Car elle est notre ennemie jurée et prioritaire. Qui ne l’exècre pas n’aime ni la vérité, ni la liberté, ni même la France. Mais nous ne sommes que de braves citoyens sans puissance dans un pays centralisé ! Vers qui nous tourner ? Détectez les politiciens, car il en reste une petite poignée, qui parlent de la dépense et la détestent autant que vous. Soutenez-les. Encouragez-les. Poussez-les dans le dos vers l’obstacle. Votez pour eux. Et tancez très vertement ceux qui, à droite autant qu’à gauche, vous promettent encore un peu ou beaucoup d’aides de l’État, d’aimables subventions, bref, de socialisme, qu’il soit flaccide au RN ou en érection chez LFI.
Non, François Bayrou, tu n’es peut-être pas mort pour rien. À nous de faire de ton extinction en direct live le signal d’alarme que tu n’as jamais su déclencher. Tu es mort trop tard, mais il n’est jamais trop tard pour bien faire.
Notre contributeur est ressorti déçu et un peu triste de l’exposition « Rock’n drôle » du Bon Marché. Il nous raconte sa visite.
C’est le magasin de mon enfance… Il y avait ce rayon disques au sous-sol, immense et spectaculaire, où, gamin, je passais des heures à décrypter les pochettes des Beatles et autres Koobas, Smoke, ou Antoine, ses expositions remarquables (« Swingin London » et « Chine de Mao »), ses vitrines de Noël devant lesquelles se pressaient des nuées d’enfants en snow-boots.
Reacn’roll
Depuis les 80’s, l’historique échoppe de Monsieur Boucicault (c’était le Bonheur des Dames de Zola) a, certes, drastiquement évolué. Avec la Grande Épicerie bien sûr, mais, surtout, via un recentrage mode et chic, censé séduire la clientèle internationale (enfin, asiatique) et faire sortir ainsi vainqueur l’antique institution de la guerre larvée avec les hypermarchés naissants. Et en cette rentrée, le Bon Marché ouvre une exposition aux couleurs… du rock. Du rock ? Voui. Toutes les vitrines affichent le même slogan : « Rock’n’Drôle ». Et Zep, le dessinateur star des gamins — pâle émule, voire plagiaire malchanceux de Frank Margerin et de son Lucien — a griffonné pour l’occasion un Didier l’Embrouille de carnaval, ce personnage incarné par Antoine de Caunes sur Canal+. Résultat : on le retrouve placardé partout. Alors, c’est ça, le rock ? Une caricature vulgaire et ringarde ? Réduit à l’image stupide du blouson noir des sixties ? Non merci.
C’est triste, en fait. Le rock sait être tragique, excessif, transgressif, messianique, poétique, futuriste, baroque, romantique, choquant… ou prophétique, entre autres. Mais l’humour n’est pas son fort, sinon à ses marges. De Caunes en son niais interview du catalogue s’en tire en proclamant que les Beatles étaient de fameux rigolos. Mouais, à leurs tout débuts, peut-être, et encore, le temps de deux films et de quelques interviews, le Lennon ne renâclait pas devant l’humour acerbe, et Ringo, dans Heel, montrait des talents d’acteur comique, c’est vrai, mais sinon… De Caunes poursuit et généralise. Le rock, c’est chouette et rigolo, surtout quand les British s’en mêlent. Hormis le fait que les champions de l’humour « rock » ont toujours été les Français, y’a pourtant un monde entre la gaudriole façon Didier je t’embrouille et les univers de Bowie, des Stones, du Floyd, du Clash, de Dylan ou de qui on voudra. En fait, l’humour désamorce, l’humour empêche le rêve. Des fameux rigolos, les Keith, Iggy, Patti Smith ? Allons !
C’est tout le contraire, les rockers jouent les tristes sires depuis toujours. Comme avant eux, Paganini, Fréhel, Sarah Bernhardt, les acteurs tragiques façon Baron, Sarrazin… jusqu’à Delon, tiens ! On l’a rarement vu dans la gaudriole. Le rock aime le drame. C’est donc de Caunes qui orchestre ce machin. Personne ne lui reprochera d’avoir accepté le juteux contrat, seulement, il aurait pu se fouler un peu plus et montrer un panache de plus fière allure. Au deuxième étage, l’installation « rock motel » propose une dizaine de prétendues chambres reconstituées de stars du rock. Elvis, Bowie, McCartney, Keith, Prince ou Rita Mitsouko. De Caunes est allé au plus facile. Admettons. Seulement, toutes les chambres se ressemblent, dédaignent les objets d’époque et multiplient les anachronismes. On ne parlera pas des quelques fringues accrochées. Laides et n’ayant qu’un rapport lointain avec les panoplies supposées. On sauvera les guitares : une par chambre, emblématique de son propriétaire. Un collectionneur a prêté les objets. Bon. Pendant la visite, via un casque, de Caunes raconte l’histoire du rock sur un ton badin. Voui. Sinon, on a droit à quelques hardes chères, moches et hors sujet. Ils auraient dû se contenter des habituels corners Céline/Hedi Slimane ou Lanvin de leur rayon mode. Pas donnés, ces costards et ces boots-là, néanmoins, elles sont bien plus rock ! Et ce n’est pas Nick Cave qui me contredira. On finira avec quelques objets prétendument « vachement rock » – flipper et jukebox numériques – qui se battent en duel auprès d’un chiche rayon disques – une trentaine de vinyles – et d’un pingre rayon guitares Gibson. Le plus drôle, c’est qu’à Noël, le Bon Marché a exposé les légendes du rap. Il y en avait trois fois plus. Je ne parlerai pas du désolant catalogue. Des chapitres intitulés « glam rock », « électro rock », etc. présentant des nippes nulles et sans aucun rapport avec le sujet. Vraiment aucun. De la doudoune et du jogging oversize au rayon glam. Que dire de plus ? Que le Bon Marché suppose que son cœur de cible bobo et bourgeois au fort pouvoir d’achat aime le rock et qu’il lui faut donc servir cette soupe ne me gêne pas. Et ils ont d’ailleurs probablement raison : question de génération. Presque au contraire, glorifier cette musique du passé et démodée pourrait aller jusqu’à m’attendrir. Hélas, trois fois hélas, le machin est si mal gaulé que… je pense au gamin émerveillé qui découvrit jadis le monde en visitant les rayons de ce grand magasin et, irrésistiblement, s’est imposée à moi cette évidence : ce n’est pas avec ce truc que le loupiot d’aujourd’hui (cible, d’ordinaire, de Zep le gribouilleur), confronté à ce Didier l’Embrouille ou à ces objets laids, sinon ineptes, risque de découvrir le rock. Et de rêver. Quant au bourgeois client, je ne vois pas trop ce qu’il risque d’y acheter. Sa Gibson à 4000 euros ? J’en doute. C’est finalement pour le marmot égaré-là que j’ai le plus de peine. Il mérite mieux.
Depuis plusieurs semaines, l’Angleterre connaît une révolte populaire que les élites s’empressent de qualifier d’« extrême droite » ou de « populiste ». Pourtant, derrière ces étiquettes commodes, il y a autre chose : un peuple qui n’en peut plus de l’immigration de masse, incontrôlée, imposée au nom de la morale et des bons sentiments. Ce peuple, humilié, se lève parce qu’il voit ce que l’on veut cacher.
Ne nous y trompons pas : ce qui se produit outre-Manche pourrait éclater demain en France. Les mêmes causes — quartiers perdus, insécurité grandissante, institutions paralysées, mépris des classes dirigeantes — produiront les mêmes effets.
C’est à partir de cette lucidité du peuple, dernier voyant du réel, que commence le texte qui suit.
— Le peuple humilié, dernier voyant du réel
Il ne lit pas Le Monde. Il ne signe pas de tribunes. Il ne manifeste pas pour Gaza. Il ne sait pas qui est Judith Butler. Il n’a jamais lu Fanon. Mais il voit. Il voit ce que les intellectuels ne veulent plus voir. Il voit ce que les journalistes enjambent. Il voit ce que les artistes fuient. Il voit la guerre. Non pas celle des slogans. Celle des visages. Des regards. Des insultes dans la rue. Des prières criées sous les fenêtres. Des drapeaux brandis sans pudeur. Il ne pense pas avec des concepts. Il pense avec ses nerfs. Avec ses silences. Avec sa peur de sortir le soir. Avec sa fille qu’il ne veut plus laisser seule à l’arrêt de bus. Il n’a pas fait Sciences Po. Mais il sait ce que signifie perdre son quartier. Il sait ce que signifie ne plus reconnaître l’école. Il sait ce que signifie changer de trottoir, baisser les yeux, se taire. Il ne parle pas comme il faut. Il parle vrai. Et pour cela, on le hait. On l’appelle « populiste », quand on est poli. « Fasciste », quand on veut l’écraser. On le traite de « nauséabond ». Parce qu’il pue le réel. Il n’a pas de haine. Il a une mémoire. Celle de ses morts. De ses églises vides. De ses villages désertés. De ses anciens qui ne comprenaient pas ce qui arrivait — et qui se taisaient. Et maintenant que tout s’effondre, Il reste debout. Pas fier. Pas grand. Mais là. Il ne croit plus en rien. Il ne vote plus. Il ne prie plus. Mais il sait. Il sait qu’on lui ment. Il sait que les causes humanitaires sont des rideaux. Il sait que les grandes émotions masquent des renoncements. Il sait que tout ce qui vient d’en haut est une ruse. Il sait que Gaza est un prétexte. Un masque. Une parade. Il ne comprend pas pourquoi on pleure là-bas, alors qu’on ne l’écoute jamais ici. Il ne comprend pas pourquoi ceux qui insultent la France sont excusés, tandis que lui est puni pour avoir dit : « On n’est plus chez nous. » Il ne veut pas de guerre. Mais on l’y pousse. Par le mépris. Par l’accusation. Par la solitude. Et il regarde. Il voit. Il attend. C’est le dernier voyant. Pas un prophète. Pas un héros. Un homme. Un simple homme. Un homme dans une maison encore debout. Avec une mémoire, une langue, une colère. Il ne sauvera rien. Il ne renversera rien. Mais il saura dire : « Je vous avais prévenus. » Et cela, dans un monde qui ne sait plus écouter, c’est déjà une forme de grandeur.
Raphaël Enthoven de nouveau bienvenu au festival du Livre de Besançon !
Exceptionnellement, aujourd’hui, je vous parle d’un train qui arrive à l’heure. En retard mais à l’heure quand même. Jeudi dernier, la maire écolo de Besançon Anne Vignot, cédant aux pressions du PCF local, décrétait le journaliste-écrivain indésirable au festival intitulé « Livres dans la Boucle » (19, 20 et 21 septembre). Son crime : un tweet affirmant qu’ « il n’y a AUCUN journaliste à Gaza ».
Nombreux cas documentés
« Uniquement des tueurs, des combattants ou des preneurs d’otages avec une carte de presse. » C’est excessif, car il y a certainement aussi des vrais journalistes. Mais, de nombreux cas de journalistes-terroristes ou du moins militants pour le Hamas sont bien documentés. La maire avait prétendu qu’elle ne pourrait pas garantir la sérénité des échanges. Ces propos discutables ne devaient pas être discutés. Or, surprise, la décision de l’édile a suscité une bronca des auteurs invités et un festival de désistements, dont celui de David Foenkinos, le président, de Joann Sfar, de Jacques Expert, des éditions POL etc. Et une pétition était même en train de se préparer. Plus étonnant encore, beaucoup des protestataires ont précisé qu’ils étaient en désaccord avec Raphaël Enthoven, mais refusaient le délit d’opinion et l’ingérence politique. Les libraires étaient évidemment catastrophés de leur côté. Hier, la maire faisait donc machine arrière et annonçait que Raphaël Enthoven était réinvité. Bon prince, il a accepté non sans ironiser.
Le courage n’est d’ordinaire pas la vertu première des milieux culturels. Dès que quelqu’un est attaqué, habituellement, tout le monde est aux abris. Souvenez-vous. En 2020, personne n’a boycotté la cérémonie des Césars parce que Roman Polanski, primé, avait été désinvité. Quand le musicien Ibrahim Maalouf est débarqué du jury du festival du film américain de Deauville en 2024 pour une histoire sexuelle où la justice l’avait relaxé, personne ne bouge non plus. En 2023, pire encore, le dessinateur Bastien Vivès est déprogrammé du festival d’Angoulême pour des dessins pornos-rigolos vendus sous blister (il a été accusé de pédophilie pour ces dessins) alors que la curée est alors menée par des étudiants et des auteurs de BD ! Cette année, à Cannes, Jacques Audiard n’a pas eu un regard pour la géniale actrice trans Karla Sofía Gascón d’Emilia Perez, mise au ban pour des tweets critiques de l’islam. Et toute son équipe fait pareil (tous ces gens « bien intentionnés » dont parlait Brassens). Pour ne pas perdre la carte et la bienveillance de Télérama et des Inrocks, on se couche devant la bien-pensance du jour. Et la bien-pensance d’aujourd’hui c’est Génocide à Gaza et masculinité toxique partout ! Voilà pourquoi je voulais aujourd’hui vous parler de cette affaire Enthoven. Pour une fois, l’esprit voltairien a soufflé (« je ne partage pas vos idées etc. »). Dans le Doubs, le courage et la solidarité de tous ces auteurs ont payé. Je veux y voir la preuve que le recul dramatique de la liberté d’expression et la disparition de la dispute civilisée ne sont pas une fatalité.
Cette chronique a d’abord été diffusée sur Sud Radio.
Dans un essai appelé à devenir un classique, Samuel Fitoussi montre comment le monde intellectuel se trompe si souvent et si doctement. Selon lui, les milieux sur-éduqués sont devenus des citadelles ultra-conformistes et déconnectées de la réalité, où règnent l’endogamie sociale, le sentiment d’impunité et la peur d’être excommunié.
Causeur. Les sciences du cerveau affirment que nos sentiments sont dictés par la chimie. Et voilà que, selon vous, nos idées sont déterminées par leur valeur sociale dans notre milieu. Qu’est-ce qui nous appartient, si nous sommes le produit de notre biologie et de notre sociologie ?
Samuel Fitoussi. Nous sommes biologiquement prédisposés par l’évolution à adorer le sucre, mais cela n’est pas une fatalité : nous pouvons, au prix d’un effort sur nous-mêmes, résister à une part de gâteau au chocolat. De même, nous sommes prédisposés à adhérer à certaines croyances (notamment celles qui nous confèrent un statut social) mais il est possible, au prix d’un effort intellectuel, d’examiner ces croyances avec rigueur.
Heureusement, votre règle selon laquelle une vérité ne s’impose que si elle est socialement valorisante n’est pas universelle : sinon point de Galilée. Si des hommes n’avaient pas cherché la vérité plus que les honneurs, ils n’auraient jamais tué Dieu ni inventé la démocratie. Cette destitution de la vérité est-elle une spécificité de notre époque ?
Je ne crois pas qu’il existe une spécificité de notre époque dans le rapport à la vérité. Il est fréquent d’entendre que nous vivons dans un monde de « post-vérité », où plus personne n’accorderait d’importance aux faits. En réalité, toutes les factions idéologiques tiennent à la vérité, c’est pourquoi elles projettent leurs certitudes quant à ce qu’elles croient être la vérité sur l’actualité, discréditent certaines informations et pas d’autres. Orwell raconte que pendant la guerre civile espagnole, tout le monde croyait aux rumeurs faisant état d’atrocités commises par l’ennemi, mais jamais aux rumeurs inverses. Non pas car nul n’accordait de valeur à la vérité, mais plutôt car tous utilisaient leurs certitudes (la nature vertueuse de leurs camarades, la dépravation morale de l’ennemi) pour évaluer la fiabilité des rumeurs. Gardons par ailleurs en tête que lorsqu’une vérité est impopulaire, elle est souvent considérée comme un mensonge dans le référentiel de son époque. C’est pour cela qu’en voulant interdire la désinformation, on risque d’interdire certaines vérités. D’une certaine manière, c’est le droit de propager des informations considérées fausses dans le référentiel de leur époque qui permet le progrès : sans cette liberté, aucun consensus, jamais, ne pourrait être bousculé.
Donc, l’erreur n’est pas la preuve de la mauvaise foi. Les intellectuels qui défendaient le paradis communiste étaient plutôt l’objet de croyances inconscientes qu’on appelle idéologies ? Après tout, nous sommes tous enclins à des degrés divers à choisir dans le réel ce qui confirme notre vision du monde et à préférer les idées qui augmentent notre estime de nous-mêmes.
Je suis d’accord avec vous. Ma thèse n’est pas que ces intellectuels-là sont des menteurs ou des cyniques. Je décris les mécanismes mentaux qui les prédisposent à l’erreur, qui font obstacle à un bon usage de la raison. Et vous avez raison, l’idéologie y est pour beaucoup. L’idéologie, c’est ce qui pense à notre place, disait Revel. Plus largement, il serait illusoire de penser qu’il y a d’un côté ceux qui mentent ou qui cherchent les honneurs et, de l’autre, ceux qui sont mus par la recherche de la vérité. Nous nous pensons tous être honnêtes intellectuellement, mais nos cerveaux nous interdisent d’étudier impartialement certaines idées. Or cela est inconscient : nous sommes aveugles aux objectifs évolutifs que poursuit notre cerveau. Pourquoi souhaitons-nous manger du sucre ? Car nous aimons le sucre. Mais pourquoi aimons-nous le sucre ? Car dans le passé, les individus qui n’aiment pas le sucre ne constituaient pas de stock calorique les protégeant des périodes de privation – et survivaient peu. Pourquoi adhérons-nous facilement aux idées socialement valorisées ? Car nous les jugeons valides. Mais pourquoi les jugeons-nous valides ? Car dans le passé, ceux qui examinaient trop attentivement les croyances consensuelles au sein de leur communauté risquaient l’ostracisation sociale – et survivaient peu.
Du reste, ce n’est pas parce qu’une idée est socialement valorisante qu’elle est fausse. Quand Delphine Horvilleur critique violemment Israël, elle est sincère. Personne ne peut prouver que c’est parce qu’elle va en tirer un bénéfice social.
Évidemment, ce n’est pas parce qu’une idée est socialement valorisante qu’elle est fausse. La raison humaine est tiraillée entre la rationalité sociale (qui nous pousse à chercher la reconnaissance) et la rationalité épistémique (qui nous pousse à rechercher le vrai). Des institutions bien conçues peuvent parvenir à aligner ces deux types de motivation. Le libre marché, par exemple, y parvient bien : l’inventeur d’une technologie utile ou l’entrepreneur satisfaisant des clients sont récompensés ; ainsi sont-ils incités à raisonner rigoureusement. Le désir de reconnaissance ne les éloigne pas de la vérité, il les y conduit. À l’inverse, certaines institutions échouent à créer cet alignement. C’est sans doute le cas de l’université aujourd’hui, en tout cas des départements de sciences sociales, où il n’existe pas de critère de vérification empirique des idées. Une idée est jugée valide lorsque d’autres la jugent valide (le mécanisme de validation par les pairs institutionnalise cette logique). Cela peut aboutir à la création d’un monde clos, autoréférentiel, déconnecté de la réalité. Et cela incite chacun à choisir ses croyances pour leur valeur sociale plutôt que pour leur valeur épistémique.
Vous décrivez donc le primat de la croyance sur la raison chez ceux qui sont censés être les porte-parole de la raison. Je vois ce que je crois, phénomène qui connaît son acmé avec l’aveuglement sur le stalinisme. Est-ce une réaction au désenchantement du monde, le besoin d’inventer de nouvelles religions du salut (Marcel Gauchet) ?
L’être humain a sans doute besoin de croyances irrationnelles. Pourquoi ? Parce que ce type de croyances permettent de souder un groupe. En effet, l’adhésion à des idées fausses permet d’envoyer un signal : je suis plus fidèle au groupe qu’à la réalité. Autrement dit, plus une croyance est irrationnelle, plus chacun est tenté d’y renoncer, et plus ceux qui n’y renoncent pas prouvent efficacement leur fidélité au groupe. Et plus une croyance est coûteuse pour l’individu, plus il indique qu’il place la collectivité avant son bien-être personnel. Certaines normes religieuses peuvent être analysées sous ce prisme (interdits alimentaires, pèlerinages, etc.), mais aussi certains phénomènes idéologiques, comme celui des changements de sexe chez les adolescents. Prendre des hormones, subir une opération chirurgicale irréversible, c’est montrer que l’on est prêt à aller loin par fidélité aux codes du groupe. On peut imaginer que le christianisme apportait une réponse saine et morale à ce besoin humain de croyances fédératrices. Avec la déchristianisation, ce sont peut-être d’autres croyances, idéologiques et néfastes cette fois, qui occupent l’espace laissé vacant.
L’un des alibis pour ne pas voir est que la fin justifie les moyens. Il arrive que ce soit vrai, non – ou alors il ne fallait pas bombarder Dresde et Le Havre ?
Le problème, c’est que nous sommes enclins à estimer que les conséquences de nos propres actes – quels qu’ils soient – seront positives. « Un homme qui désire agir d’une certaine manière, écrit Bertrand Russell, se persuade lui-même qu’en agissant ainsi il accomplira une chose bonne. Et sa manière de juger les faits et les probabilités sera tout à fait différente de celle d’un homme qui aurait le désir contraire. » Accepter que la fin puisse justifier les moyens, c’est donc donner un blanc-seing à tous ceux qui parviendront à élaborer des raisonnements sophistiqués pour justifier un acte immoral. L’autre problème de la logique conséquentialiste, c’est qu’on peut être très mauvais dans le calcul des conséquences de certains actes, comme l’était par exemple Simone de Beauvoir. L’assassinat d’opposants politiques par Staline, écrivait-elle, « est sûrement un scandale, mais il se peut qu’il ait un sens, une raison, s’il s’agit de maintenir un régime qui apporte à une immense masse d’hommes une amélioration de leur sort ».
Romain Rolland et son épouse Maria Koudacheva reçus par Staline et le directeur de la VOKS, organisme généré par l’URSS pour promouvoir les échanges culturels avec l’étranger, Moscou, 28 juin 1935. D.R.
La grande supériorité du mensonge, c’est sa simplicité. L’une des légitimations les plus solides des idéologies les plus délirantes est qu’elles sont une réponse à l’injustice – contre les riches qui volent les pauvres, les hommes qui battent les femmes, les Blancs qui oppriment les Noirs, l’Occident qui agresse les musulmans. Qui peut s’opposer à la réparation des injustices ?
Le mal est toujours commis au nom du bien, et en effet, ce type de discours permet de légitimer l’exercice de toutes nos passions mauvaises, jusqu’aux plus délirantes. Pour l’historien Robert Conquest, le marxisme s’est imposé car il détenait une utilité psychologique majeure : il donnait un habillage scientifique à l’idée simple que les riches volent les pauvres – légitimant donc la persécution des bourgeois. Plus largement, le ressentiment et la jalousie sont justifiés si ceux qui réussissent exploitent les autres. La haine d’un groupe devient vertueuse si celui-ci tire les ficelles à son avantage. La violence physique est acte de résistance si le statu quo est oppressif. Le pillage est louable s’il est un cri d’alerte contre l’injustice. La lâcheté est valeureuse si elle se déguise en pacifisme. L’invasion d’une nation souveraine est une forme d’autodéfense si la guerre est dépeinte comme une opération de dénazification. Jusqu’aux derniers instants de son existence, Otto Ohlendorf, l’un des chefs des Einsatzgruppen a fait passer ses horreurs pour… de la légitime défense : « L’Union soviétique avait l’intention de nous attaquer. Il fallait que nous agissions pour prévenir cette attaque. […] Or tout le monde savait que les Juifs étaient favorables aux bolcheviks. Nous avons donc dû les tuer. »
Beaucoup de gens nous vendent le bon sens du peuple contre l’aveuglement des élites, mais que les intellectuels se trompent ne signifie pas que les bistrots aient raison, surtout quand les réseaux sociaux amplifient une version dégradée de toute production intellectuelle, amenant des millions de gogos numériques à tenir pour une vérité toute opinion qu’ils partagent (cf. génocide à Gaza ) ?
Ma thèse n’est pas que l’homme ordinaire ne se trompe jamais, mais que l’élite intellectuelle se trompe autant (voire davantage, car elle fonde son identité sociale sur ses opinons, ce qui l’empêche de changer d’avis), et que ses égarements sont plus dangereux. Aujourd’hui, il est de bon ton de dénoncer les théories de la Terre plate mais à travers l’histoire, l’idiot du village a rarement généré de catastrophes majeures, contrairement à ceux qui se moquaient de lui. Surtout, comme le remarque le philosophe Thomas Sowell, on se trompe plus facilement lorsqu’on ne subit pas soi-même les conséquences de ses erreurs. Or c’est précisément le cas des tiers (intellectuels, mais aussi bureaucrates ou politiciens dirigistes) qui prétendent décider pour l’homme ordinaire à sa place (par exemple en imposant des interdictions, en subventionnant avec son argent ce qu’il devrait vouloir consommer, ou en façonnant ses préférences en le rééduquant). Non seulement ces tiers vivent souvent à l’abri des conséquences de ce qu’ils prônent mais en plus, en raison du désintérêt collectif pour l’évaluation des politiques publiques, ils sont jugés non pas selon l’efficacité de leur action, mais selon leur degré d’adhésion au conformisme du moment.
Dans le monde universitaire, culturel et dans une partie du monde médiatique, le progressisme n’est pas seulement un moyen d’ascension plus rapide, il est la condition de l’existence sociale. Faire du cinéma aujourd’hui si vous n’affichez pas votre palestinisme et votre féminisme est quasiment impossible. Est-ce la preuve de l’hégémonie culturelle de la gauche ? Et dès lors que celle-ci est cumulative par le jeu des recrutements/cooptations/financements, est-elle indétrônable – serait-elle très minoritaire dans le public ?
Ces milieux, parfois faussement subversifs, sont en réalité ceux où l’uniformité idéologique est la plus étouffante, où le coût de la dissidence est si élevé qu’il empêche la libre-pensée. Thierry Frémeaux a par exemple avoué l’an dernier avoir « veillé à faire un Festival de Cannes sans polémiques », sous-entendant qu’une réalisatrice comme Maïwenn (qui déplaît à la gauche) ne serait pas réinvitée (elle l’avait été en 2023). Il envoyait un message : un artiste qui s’exprimera en dehors des cadres imposés par l’idéologie dominante en pâtira professionnellement. Or, puisque notre cerveau a beaucoup de mal à examiner les idées qui peuvent nous coûter socialement, ces milieux ne permettent pas l’exercice de la rationalité.
Le camp conservateur n’est évidemment pas épargné. Ainsi, il est de bon ton de vomir l’euthanasie (devenue un élément de l’attirail progressiste).
Vous avez raison. Personne n’est magiquement protégé de l’irrationalité. Trop souvent, le raisonnement est postérieur à l’adoption d’une croyance (adoptée par tribalisme politique ou idéologique), et ce quel que soit notre bord politique. Il est crucial de se demander si c’est le raisonnement qui découle de la conclusion ou la conclusion qui découle du raisonnement, et de préférer la seconde option. Ajoutons qu’il faut veiller à raisonner sujet par sujet, sans adhérer au « paquet » d’idées que l’on approuverait automatiquement, car elles correspondraient à celles de « notre » camp.
La plupart des gens qui braillent « génocide à Gaza » le croient. En revanche, il y a un domaine où la bienséance a totalement effacé la vérité, c’est le féminisme. Une majorité des défenseurs de MeToo savent qu’ils disent n’importe quoi. D’ailleurs, en privé, ils disent le contraire. Comment expliquer qu’une opinion que tout le monde sait fausse soit devenue une norme ?
Les psychologues sociaux parlent d’« ignorance pluraliste » pour désigner une situation où la majorité des individus rejette une idée, mais croit à tort que la majorité y adhère. Par crainte du jugement social, chacun se conforme à l’opinion qu’il croit dominante (allant jusqu’à sermonner ceux qui en dévient, pour prouver leur fidélité à l’orthodoxie). Un consensus absurde peut ainsi se perpétuer longtemps.
Ces phénomènes d’aveuglement sont aggravés par le fonctionnement en silos du débat public. Chacun s’expose le moins possible aux idées contraires. La vérité sera-t-elle la première victime de la civilisation de la connaissance ?
Il est de bon ton de dénoncer les « chambres d’écho » qui enfermeraient les individus dans des bulles d’opinion et expliqueraient le populisme, le Brexit, le trumpisme et les égarements supposés du peuple… Le paradoxe, c’est que ce sont aujourd’hui les diplômés qui, même après leurs études, sont le moins confrontés à des opinons divergentes. Les chercheurs Anchrit Wille et Mark Bovens montrent qu’en Occident, plus on est diplômé, plus la probabilité d’homogamie éducative (le fait de ne côtoyer que des gens aussi diplômés que soi) augmente. Aux Pays-Bas, par exemple, 85 % des mariages unissent des conjoints au niveau d’éducation presque semblable, et seuls deux mariages sur mille lient le titulaire d’un diplôme universitaire et un partenaire n’ayant que des qualifications primaires. La société civile, elle, n’est plus un espace de brassage social : si, dans le passé, les syndicats, l’Église et les partis attiraient des membres de tous les segments de la société, les nouvelles associations, centrées surtout sur des enjeux idéologiques, recrutent exclusivement parmi la classe moyenne et supérieure. Les ultra-diplômés sont donc ceux qui évoluent dans les conditions les moins favorables au développement d’une pensée rationnelle. Évidemment, si les diplômés ne fréquentent plus de non-diplômés, la réciproque est vraie. Mais les non-diplômés sont exposés aux idées et arguments des diplômés (dont les croyances constituent le bruit de fond culturel de notre société), alors que l’inverse n’est pas vrai.
Au Brésil, ils étaient des dizaines de milliers à battre le pavé dimanche pour défendre Jair Bolsonaro, à la veille d’un verdict explosif de la Cour suprême. L’ancien président (2019-2022), accusé d’avoir voulu jouer les Bonaparte trop pressés lors de la crise de 2022, risque jusqu’à quarante-trois ans derrière les barreaux… Depuis août, il purge déjà une sorte de préventive chic : l’assignation à résidence. Le sort judiciaire du «Trump des tropiques» agace Washington. Sur place, Driss Ghali raconte.
Il est difficile de parler du Brésil car les clichés ont la vie dure. Une grande partie du public a en effet décidé de croire que ce pays se résume à la plage, au foot et aux favelas. Le fait que ce pays vive son pire moment politique depuis le retour de la démocratie en 1988 n’intéresse pas grand monde en France et dans le monde, à part un certain Donald Trump, président des Etats-Unis.
Ingérence américaine
Le nouveau locataire de la Maison Blanche a décidé de « Make Brazil Great Again » ! Il s’est immiscé de plain-pied dans les affaires internes du Brésil exigeant la fin de « la chasse aux sorcières » qui concernerait l’ancien président Bolsonaro. Celui-ci est en train d’être jugé actuellement pour des crimes aussi graves que fantaisistes dont « tentative de coup d’Etat ». Or, de coup d’État il n’y en a pas eu à Brasilia, soutiennent ses défenseurs. Tout au plus, y a-t-il eu du vandalisme le 8 janvier 2023 aux abords et au sein des bâtiments abritant le Congrès et la Cour Suprême. Bilan : zéro mort. Moyens employés : du rouge à lèvre pour écrire des slogans sur une statue (véridique) et des pierres ramassées dans la rue pour casser les vitres. Peu importe, des verdicts de prison ferme de 14 à 17 ans ont été distribués notamment à des mémés en chaise roulante ou à des coiffeuses, mères de famille. Et Bolsonaro, qui était en vacances en Floride ce jour-là, a été accusé d’avoir tout organisé. Il risque 43 ans de prison. Verdict attendu entre le 10 et le 12 septembre.
Trump a vécu une expérience similaire aux Etats-Unis. Après l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021, l’appareil judiciaire a été mobilisé contre lui et il a échappé de peu à la prison (pour cette affaire, et tant d’autres…) après avoir payé plus d’un milliard de dollars de frais d’avocat. M. Bolsonaro n’a pas les moyens de M. Trump et les tribunaux brésiliens sont certainement moins indépendants que ceux des États-Unis. Trump prend les choses personnellement et met tout son poids dans la balance : il soumet le Brésil à des droits d’importation de 50% jusqu’à ce que Bolsonaro soit affranchi. De surcroît, il a mis le principal persécuteur de Bolsonaro, le juge suprême Alexandre de Moraes, dans le viseur de la Loi Magnitsky, une législation américaine qui punit les personnes physiques et juridiques qui bafouent gravement les droits de l’homme. Depuis, ce juge n’a plus le droit de faire de transaction en USD, d’avoir de cartes de crédit (Visa et Mastercard sont américains), de voyager aux États-Unis etc. En résumé, aucune entreprise ou individu qui a des intérêts aux États-Unis n’a le droit d’être en affaires avec lui.
Bolsonaro assigné à résidence
Au lieu de mettre de l’eau dans son vin, le juge double la mise. Lors de l’ouverture du procès de Bolsonaro, le 2 septembre dernier, il a évoqué la souveraineté brésilienne qui ne saurait être soumise à des pressions extérieures. Bien plus, il a interdit tout simplement à Bolsonaro de quitter sa villa de Brasilia. Il est désormais en résidence surveillée pour éviter une supposée fuite à l’ambassade américaine. Aujourd’hui, des policiers montent la garde dans le jardin même de la villa, au cœur de la résidence de Bolsonaro.
Elle a manifesté dimanche dernier. De Rio de Janeiro à Belo Horizonte, le peuple de droite s’est mobilisé. À Sao Paulo, votre serviteur a couvert la manifestation (photos ci-dessous). Selon la presse, nous étions un peu plus de 40 000 à battre le pavé de l’avenue Paulista, la principale artère de la mégalopole économique brésilienne. Par expérience et pour avoir participé à d’autres manifestations au même endroit, je pense que ce chiffre doit être multiplié au moins par deux. Peu importe, le cœur n’y était pas. Il a manqué de l’enthousiasme et de l’espoir. Le chef est en « taule », personne n’a la stature suffisante pour prendre sa place, sa femme venue le représenter a pleuré pendant sa prise de parole, la voix saisie par le poids de « l’humiliation ».
Photos: Driss Ghali
En réalité, la droite brésilienne a déjà digéré Bolsonaro. Elle a en réserve trois ou quatre gouverneurs d’Etat prêts à se jeter dans la course à la présidentielle de l’an prochain (octobre 2026). Les mauvaises langues disent qu’aucun d’entre eux n’a intérêt à ce que M. Bolsonaro soit de retour dans la course. Il est donc question qu’une amnistie soit prononcée quelques jours après le verdict de la Cour suprême. Le projet est en discussion au parlement. Pour l’instant, il vise à rendre à Bolsonaro tous ses droits, notamment celui de participer à l’élection. Mais, au Brésil, tout se négocie et il est certain que les promoteurs de ce projet devront céder quelque chose à Lula et aux juges qui sont vent debout contre l’idée d’amnistie. Il est fort probable que la poire soit coupée en deux et que Bolsonaro soit pardonné mais qu’il demeure inéligible.
Cette perspective ne devrait pas réjouir la Maison-Blanche. Donald Trump semble avoir développé une sympathie très personnelle pour Bolsonaro. Ce dernier pourrait cela dit se contenter de voir sa femme ou un de ses fils concourir à l’élection présidentielle « en son nom ». En attendant, le climat est morne au Brésil, dans les rangs du peuple de droite. Hier en repartant de la manifestation, je n’ai même pas bu de caïpirinha…
En ce moment, France 5 diffuse la saison 13 de l’excellente série documentaire « Une maison, un artiste » et nous invite à découvrir les refuges entre autres de Jeanne Moreau, Simone Veil, Michel Bouquet, Pierre Loti1 ou encore René Goscinny. Monsieur Nostalgie voit dans l’attachement à la maison individuelle, une manière de vivre pleinement sa citoyenneté
Durant l’agitation, quand la rue brûlera demain, dans les pétards et les mots d’ordre, le manifestant d’un jour pensera à un coin de paradis, rien qu’à lui, par la pensée il s’échappera de la tourmente du mal logement, il s’évadera de la masse ; il aura beau marcher dans la foule au milieu d’autres anonymes, son esprit ira se nicher ailleurs, dans un endroit secret, au fond de nos provinces, au pays de ses ancêtres ou dans un lieu découvert par hasard au gré d’un voyage, d’une lecture, d’une dérivation, quelque chose de modeste et de chaleureux où il pourra déposer son barda d’emmerdements. Enfin, respirer. S’extraire et se poser, sans que l’on vienne le juger, le tancer, le taxer, le chagriner, le soumettre à des plans indignes. La propriété privée n’est pas une atteinte à la citoyenneté, au contraire. N’est-ce pas un droit vital que d’aspirer au retrait et au foyer serein ? Tous les Hommes méritent de trouver leur escale permanente. On plaint sincèrement ceux qui errent sans point de fixation intellectuel et charnel. Le rêve de posséder une maison individuelle qui fut salement moqué par des disjoncteurs, des perturbateurs endoctrinés, traverse toutes les couches de notre société. Il est commun aux honnêtes gens. Peu importe le niveau des ressources, le besoin d’attacher le destin de sa famille à un morceau de terre est largement partagé dans notre pays. Posséder un toit à soi, dans un lieu librement choisi, avec un bout de jardin, un cèdre, une cheminée, une cuisine, quelques tommettes, un logis à soi où la vie ne semblerait ni vaine, ni bouchée, une vue sur un champ, un massif, une rue biscornue, un point d’eau, sur des tuiles ou des ardoises, c’est avoir déjà réussi sa vie. Un but atteint. S’être accompli en donnant aux siens un ancrage et une destinée. Quelle fierté pour des parents !
L’adage populaire ne dit-il pas : mieux vaut un petit chez soi qu’un grand chez les autres ? Une maison est la première pierre d’une histoire longue. Ceux qui ne comprennent pas cet élan, qui détestent le confort « petit-bourgeois » des autres alors qu’eux-mêmes se gobergent dans la multipropriété, veulent empiler les humains verticalement, les indifférencier. Chez eux, l’Homme est une statistique froide, on le place, le déplace, le fait grimper de force dans une tour, lui octroyant royalement des sanitaires et une lucarne. L’Homme n’est pas qu’un figurant, qu’un opérateur macro-économique commandé à distance. Son émancipation passe par l’achat d’un pavillon de banlieue ou d’une longère à la campagne, il se révèle à lui-même en retapant une masure, en creusant son propre terrier. L’immobilier et le patrimoine sont des sujets sensibles en France. Mais une large partie de la population s’accorde au moins sur un point : habiter quelque part pour être dans ses murs. Même E.T. l’extraterrestre pointait de son doigt courbé sa lointaine maison et nous brisait le cœur. On est curieux des lieux de vie car ils disent tout de nous, de notre sensibilité, de notre fanfaronnerie, de nos joies et de nos tristesses. Nos maisons, celles que l’on a désirées follement, que l’on a héritées et pour lesquelles on s’est endettés, sont nos miroirs. Elles projettent l’image que l’on se fait de soi. Notre meilleur profil. On y met souvent nos peurs et nos envies.
C’est pourquoi la série « Une maison, un artiste » diffusée sur France 5, actuellement dans sa 13ème saison (visible gratuitement sur le site France TV) est un rendez-vous charmant, hors du temps, une bulle de champagne dans la grisaille des programmes. En 26 minutes, nous découvrons le lieu préféré d’un Français « célèbre » disparu. Il y a une part de curiosité de connaître les intérieurs de nos personnalités. Ces maisons sont belles mais pas trop belles. Il ne s’agit pas d’un concours de demeures somptuaires quoique certaines aient un cachet certain. Elles peuvent être spacieuses comme la villa de Jeanne Moreau à la Garde-Freinet dans le Var, normande et douillette comme celle de Simone Veil à Cambremer, festive à l’image de l’inoubliable Jean-Marc Thibault à Marseille, panoramique comme l’appartement du XVIème arrondissement de René Goscinny avec vue sur la Tour Eiffel, l’amateur de paquebot transatlantique pouvait laisser voguer son imagination. Dans cette 13ème saison, j’ai un faible pour la maison de village de Michel Bouquet et surtout de sa Juliette (Carré) à Etais-la-Sauvin dans l’Yonne. Une bâtisse rurale, simple, propice à la compréhension des grands textes. Demain, chacun, manifestant ou pas, aura la vision de sa maison idéale dans le coin de sa tête, très loin des dissolutions et des votes de confiance.