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Canicule et sécheresse morale

Carnets d’été


Le mot « canicule » semble avoir remplacé celui de « chaleur » dans les discussions estivales. En Corse, puis dans ma Sud-Gironde natale, j’ai eu chaud. Très chaud même. En observant des paysages insulaires familiers puis les landes girondines, celles que décrivait François Mauriac depuis sa terrasse de Malagar, le changement est partout. À l’échelle du Vieux Continent, l’été 2025 est celui d’un grand brasier avec plus d’un million d’hectares brûlés. Autre phénomène singulier, des tapis de feuilles mortes dans les villes. Un automne aoûtien. En stress hydrique, provoqué par les fortes chaleurs et le manque d’eau, les arbres se mettent en sécurité.

Ces vagues de chaleur plus étendues, plus longues et plus fréquentes sont la conséquence prévisible de la hausse des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, principalement provoquée par notre utilisation des combustibles fossiles. Les alertes anciennes et répétées du GIEC l’ont documentée avec précision. Cet été, l’Union européenne, cramoisie face à Trump, s’est engagée dans l’achat de gaz liquéfié ricain. Tout va bien…

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Connaissiez-vous le « Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire » ? Féru d’actualité et lecteur compulsif de presse écrite, j’ignorais jusqu’à présent ce mécanisme de référence indépendant utilisé par les agences onusiennes et les ONG pour suivre les situations de malnutrition. Il n’y a pas de politique et d’idéologie, de propagande ou d’intentions, dans ce « Cadre intégré ». Seulement trois critères pour décréter une situation de famine : 20 % des foyers avec un manque extrême de nourriture, 30 % d’enfants de moins de cinq ans en malnutrition aiguë et au moins deux personnes sur 10 000 mourant de faim chaque jour. Depuis sa création, il y a vingt ans, ce programme a suivi quatre famines : en Somalie (2011), au Soudan du Sud (2017 et 2020) et au Soudan (2024), toujours en cours et dans un silence détestable. Pour la première fois, le Moyen-Orient est frappé. À Gaza. Et cela aurait pu être évité sans l’obstruction systématique et criminelle du gouvernement Netanyahou. 

Alors que les arbres se protègent de la folie des hommes, qui protégera les enfants de Gaza alors que des vies peuvent encore être sauvées ? Ce cri est celui des civils palestiniens mais aussi de très nombreux Israéliens, et d’un très grand nombre de chancelleries à travers le monde. Pour les otages, pour en finir avec le Hamas, pour mettre fin à ce désastre humanitaire, quel autre chemin que celui d’un cessez-le-feu puis d’un processus de paix, d’une sécurité pour les deux États, israéliens et palestiniens ?

Autre actualité de l’été : les efforts pédagogiques du Premier ministre François Bayrou. Je le sais sincère dans sa volonté de convaincre. Mais rien ne sera possible sans une véritable rupture qui consisterait à ne plus faire payer les plus modestes (pas très riches mais très nombreux) au détriment des ultra-riches. Depuis 2017, le macronisme leur a distribué un pognon de dingue ! Sans le moindre résultat. Sans le début d’un ruissellement. Sécheresse… des eaux glacées du calcul égoïste.

Sur les traces de Louis Guilloux

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L’écrivain Louis Guilloux n’occupe pas la place qu’il mérite. Son nom circule parfois, on le cite avec Louis-Ferdinand Céline, parce que les deux hommes ont en commun d’avoir saisi la misère des « petites gens » et d’avoir refusé de participer à l’embrigadement de la pensée. Ils ont mené une vie solitaire de « clochards célestes » se méfiant des hommes en troupeau. Comme Céline, Louis Guilloux, né à Saint-Brieuc, en 1899, a raté de peu le Goncourt. Son roman, Le Sang noir, publié en 1935, tenait pourtant la route. Il mérite du reste d’être lu aujourd’hui, ne serait-ce que pour le personnage de Cripure, prof de philo qui ne jure que par Kant, détesté par ses élèves et ses collègues, dans une ville jamais nommée qui ressemble à Saint-Brieuc. Le roman se déroule en 1917 sur une seule journée. Guilloux met en lumière les indésirables, « les déclassés », à savoir les prisonniers retenus dans un camp d’une ville bretonne. Plus tard, ces indésirables viendront d’Espagne, fuyant le franquisme, dont Guilloux s’occupera avec abnégation. À l’instar de son copain Malraux, il comprend que la guerre d’Espagne, c’est la répétition générale. Guilloux fera également partie du Comité de vigilance des antifascistes. Après un voyage en URSS, qui lui sera reproché, il refusera d’être encarté au PCF. C’est un homme du peuple qui donne la parole au peuple, sans idéologie. À propos du Sang noir, dans sa préface inspirée, Malraux écrit : « Le plus grand art c’est de prendre le chaos du monde et de le transformer en conscience, de permettre aux hommes de posséder leur destin : Tolstoï ou Stendhal. Mais celui qui vient après, c’est de choisir son chaos et de lui donner sa marque, de faire des hommes avec des ombres, et de sauver ce qui peut être sauvé des vies les plus dérisoires en les ensevelissant dans ce qu’elles ignoraient de grand en elles. » Guilloux est un écrivain de cette trempe-là.

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Sylvie Le Bihan, dans L’ami Louis, est parti sur les traces de l’écrivain breton, mort dans sa ville natale le 14 octobre 1980, deux ans après avoir enregistré un numéro d’Apostrophes qu’il convient de (re)voir. Elle aurait pu écrire une biographie classique, au ton personnel puisque son père était ami avec l’auteur de Coco perdu. Elle a préféré reprendre sa recette, expérimentée avec succès dans son précédent ouvrage, Les sacrifiés, et mélanger personnages fictifs et réels pour nous entrainer dans le monde littéraire du XXᵉ siècle. C’est donc un roman que nous lisons, certes agrémenté de quelques éléments autobiographiques facilement décelables. L’héroïne se nomme Élisabeth, elle a 30 ans, a quitté un père violent et une mère soumise, tous deux coincés dans une vie provinciale lugubre et grise – toujours à Saint Brieuc. Elle a filé à Londres pour y avorter, en 1973. C’est une fille libre, déjà cabossée par l’existence, qui tient l’intrigue du livre, sans jamais faiblir. Trois ans plus tard, devenue journaliste, on la retrouve en France où elle est chargée par Bernard Pivot de convaincre René Char de venir sur le plateau d’Apostrophes pour évoquer Albert Camus, mort accidentellement le 4 janvier 1960. Char refuse et propose le nom de Louis Guilloux, ami intime de Camus, mais aussi de Malraux, Max Jacob ou encore Roger Grenier. Élisabeth va donc faire la connaissance de Guilloux à Saint-Brieuc, dans sa maison où passèrent quelques grands écrivains qui firent l’histoire de la France. L’homme n’en impose pas. Avec ses cheveux blancs filasses, ses yeux bleus et sa pipe, il ressemble à un marin bougon, consigné à terre par la vieillesse. Il va cependant se confier à la jeune femme, et sa leçon de vie est à la fois touchante et instructive. On le découvre à Paris dans son appartement de la rue du Dragon, mais aussi à Venise, fuyant son épouse, pour trouver un supplément d’adrénaline en compagnie d’une charmante philosophe, prénommée Liliana, née l’année où se déroule Le Sang noir, auteure du Carnet vénitien. Les confidences de Guilloux à Élisabeth sont captivantes. Sur Camus, par exemple : « Albert et moi, on a eu ce qu’on pourrait appeler un coup de foudre existentiel. Je te souhaite de rencontrer ton âme sœur, toi aussi. Il avait tous les dons, y compris ceux de la jeunesse et de la liberté. » Un rayon de soleil entre à ce moment dans le bureau de l’écrivain. C’est à noter car Guilloux est « l’écrivain de la douleur », pour reprendre l’expression de Malraux.

Les échanges se poursuivent entre la jeune journaliste et Louis Guilloux. Une brouille intervient, ce qui trouble Élisabeth, car elle en est responsable. Elle sera de courte durée. Le vieil homme atrabilaire lui permet de trouver la clé qui débloque le secret de ses origines. Elle revient sur les traces de son enfance. Qui était en réalité sa mère ? Le dénouement approche, il se passe dans le cimetière où sont enterrés sa grand-mère, le père de Camus, l’écrivain Roger Nimier, et bientôt Louis Guilloux. Il a la couleur du chagrin, ce « chagrin incommunicable », d’après l’auteur du Pain des rêves.

Sylvie Le Bihan, L’ami Louis, Denoël. 432 pages

L'ami Louis

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Un après-midi à Beauvais

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Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Ma Sauvageonne s’est rendue, il y a peu, sur la tombe de ses parents, à Beauvais, dans l’Oise. Je l’ai accompagnée. Je connais bien cette ville pour y avoir travaillé, il a fort longtemps, de 1983 à 1986, comme reporter à l’agence locale du Courrier picard. Au cimetière, elle a nettoyé le marbre, arrosé les fleurs, arraché les mauvaises herbes. Je servais de porteur d’eau ; j’en profitais pour baguenauder dans ce beau jardin des âmes défuntes. Je regardais les dates, les photos de personnes décédées (lorsqu’il y en avait), à la recherche de noms que je pouvais connaître car, à l’époque, je me consacrais aux faits divers. Des drames, j’en avais couverts. Accidents de la route, crimes passionnels, assassinats horribles… Autant de destins fracassés. Mais je ne retrouvai rien ; aucun nom connu sur ces plaques qui cernaient des existences évaporées dans l’espace du temps infini.

Après le cimetière, je suivis ma Sauvageonne chez sa sœur Maud. Émouvantes retrouvailles des deux frangines, joyeuses, volubiles. Elles me racontèrent des histoires et anecdotes de leur jeunesse beauvaisienne ; puis nous nous baladâmes dans les rues de la cité de Jeanne-Hachette. En sortant, elles m’entraînèrent dans la rue de Mme Germe, une amie de leur mère ; dans le jardin de la dame avait été enterrée leur chienne adorée. En passant devant les Nouvelles Galeries, ma Sauvageonne se souvint qu’adolescente elle s’asseyait sur le trottoir devant la devanture pour y vendre ses premières toiles. Je l’imaginais, adorable, souriante et ébouriffée, interpellant les passants. Près de la place des Halles, je me suis arrêté devant le 3 de la rue Pierre-Jacoby, où j’habitais avec ma petite famille. Des images remontaient de mes jeunes années disparues à jamais. Rue du Docteur-Gérard, je me souvins que l’agence du journal s’y trouvait. Je revoyais les visages de mes confrères Maurice Lubatti, Jacques Doridam, François Moratti, André Joncoux, Jean-Claude Langlois ; j’entendais leurs voix, lointaines, si lointaines. Je pensais également à deux amis chers dont j’avais fait la connaissance et qui avaient eu la gentillesse d’accompagner mes premiers pas d’écrivain. Deux patriotes, deux grands résistants, deux hommes de lettres : Jacques-Francis Rolland, ami de Roger Vailland (mon romancier préféré), et Paul Morelle, romancier de grand talent lui aussi et critique littéraire au journal Le Monde. Ils me manquent…

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Nous poursuivions notre promenade. Je me revoyais arriver, à l’aube, en compagnie d’un grand reporter, spécialiste du fait divers à Paris-Match (prévenu lui aussi) sur les lieux d’un drame horrible à Saint-Martin-le-Noeud ; nous étions lui et moi les premiers sur place. Un pompier ami m’en avait discrètement informé. Odeur de sang. Au cours de la nuit du 5 au 6 octobre 1983, l’ensemble de la famille Labrousse avait été massacrée, tuée par l’ex-petit ami de Caroline, l’aînée ; il n’avait pas supporté leur séparation. (Le seul survivant du massacre, Jean-Yves, âgé de 15 ans à l’époque, survécut à ses graves blessures. Il a co-écrit en octobre dernier un récit, L’Echo des ombres, aux éditions Mareuil, en compagnie de sa fille Camille et de Constance Bostoen, journaliste police-justice à BFM Paris, sur l’épouvantable tuerie.) Oui, je repensais à tout ça. Je ruminais ; il fallait nous détendre. Nous sommes allés boire un verre Brasserie de Beauvais, sur la place Jeanne-Hachette, puis un autre dans un café de la rue du 27-Juin, une voie moyenâgeuse où subsistent quelques jolies maisons à colombages et aux murs crayeux… J’ai entamé une discussion avec le jeune patron dont le père réside dans le village où s’est retiré depuis peu mon copain Philippe Manœuvre, rock-critic, à quelques kilomètres de la capitale de l’Oise, au bord du Thérain. « Vous direz à votre père de le saluer de ma part », lui ai-je dit avant de partir, la tête alourdie par le souvenir de ces années mortes. Je me sentais si vieux. « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes », eût dit Henri Calet.

Quand la Place de la République était encore la place du peuple

En 1972, durant plusieurs jours, Louis Malle pose sa caméra place de la République. Dans la foule d’anonymes, des passants se livrent à lui avec franchise sur leur quotidien et leur vie privée. Cet instantané révèle un Paris populo aujourd’hui disparu, avec sa gouaille, ses accents et son humour. Un chef-d’œuvre que ressort Arte Éditions.


Quelques minutes d’images filmées à l’état brut en disent parfois bien plus que de gros livres d’histoire et de sociologie. On se prend ainsi à rêver en regardant le documentaire de Louis Malle, Place de la République : et si Chateaubriand ou André Chénier avaient eu une caméra entre les mains dans le Paris de 1789 ? En octobre 1972, dans la France de Pompidou, Louis Malle, âgé de 40 ans, décide d’aller « filmer les gens », dix jours durant, place de la République, sa caméra et son micro mis en évidence.

Jamais sans ma caméra

La place de la République, je la connais bien, puisque j’habite à deux pas depuis plus de trente ans : c’est une place pour laquelle j’avoue n’avoir jamais éprouvé de sympathie. D’où ma surprise en voyant ce qu’elle était quand j’avais 4 ans ! En 1960, Louis Malle avait déjà filmé le 10e arrondissement dans Zazie dans le métro, au niveau de la gare de l’Est et de l’église Saint-Vincent-de-Paul. Jean-Claude Carrière, que j’avais eu le bonheur d’interviewer un jour dans son hôtel particulier de la rue Victor-Massé (« un ancien bordel de Pigalle ») m’avait raconté que Louis Malle ne se séparait jamais de sa caméra : « Il filmait tout le temps, tous les jours, comme un musicien qui fait ses gammes. » C’est un peu le sentiment que l’on éprouve en regardant ce film fascinant : un exercice de style improvisé, le grand bourgeois du nord de la France venant se fondre dans la foule pour y capter une étincelle d’humaine vérité.

Louis Malle se faufile ainsi au milieu des gens qu’il interpelle et qu’il questionne sur leur vie quotidienne (« Vous êtes heureux ? »), s’étonnant à haute voix de voir à quel point ils lui racontent des choses incroyablement intimes… C’est d’ailleurs peut-être la chose la plus captivante de ce film : tous ces destins individuels, tous ces êtres humains anonymes, se battant pour survivre, enfermés dans leurs soucis, et qui sont aujourd’hui morts et enterrés. Quelle philosophie faudrait-il inventer pour donner un sens à ces vies disparues ?

Sans le savoir, Louis Malle se situe historiquement à un point de bascule. Il filme un Paris populaire qui est en train de disparaître sous ses yeux. Car loin d’être une fatalité, l’affadissement de Paris par l’expulsion du populo a déjà été décidé et programmé par l’État au milieu des années 1960.

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En 1972, la place de la République est arborée et couverte de petits vendeurs de fripes, de bric et de broc (comme on en trouve encore au marché d’Aligre). Il y a des compétitions de joueurs de domino, des manèges, des buvettes, des dames qui donnent à manger aux moineaux. Un vieux monsieur joue du violon sur un banc pendant qu’une dame se flatte d’avoir distribué toute sa vie plus de 60 000 prospectus pour l’Église évangélique. Un ouvrier arabe joue un air de son pays à la flûte au fond de son trou… Louis Malle filme tout cela en ethnologue, sans modifier le comportement des gens. Qu’il est fascinant de découvrir ainsi l’expression et la diction de ce temps-là, à la fois plus lente et plus marquée par l’accent parisien (celui de Julien Carette et de Françoise Rosay). Le cinéaste s’approche d’une certaine Margot, une femme à l’accent grasseyant et typique des faubourgs ; hilare, elle se met à chanter et raconte que son mari est mort d’un cancer de la gorge il y a trois mois : « Je n’ai qu’une petite retraite, c’est pour ça que je fais le tapin maintenant, pour mettre du beurre dans les épinards… je soulage l’humanité souffrante ! » s’exclame-t-elle dans un grand éclat de rire… « Je ne suis pas folle, j’ai tous mes esprits. Allez, au revoir mes chéris. »

Plus loin, Louis Malle croise une jeune femme née en Israël (l’un des plus beaux personnages du film), arrivée à Paris il y a peu, elle vend des perruques synthétiques et multicolores. « Je viens ici parce que c’est un quartier ouvrier et que les gens sont fauchés. — Vous vendez beaucoup de perruques ? — Oui, énormément, tous les jours, aussi bien les femmes que les hommes, notamment les homosexuels qui travaillent chez Madame Arthur. » En 1972, on portait donc des perruques pour s’amuser.

Bonne ambiance

L’ambiance générale est bon-enfant, libertaire, égalitaire. Louis Malle sympathise et tutoie spontanément. Il réconforte une jolie jeune femme blonde à qui l’on vient de voler son sac à main. Le lendemain, il la croise à nouveau, l’embauche comme assistante et lui prête sa caméra pour qu’elle interviewe les passants à sa façon. Il cadre en gros plan son visage rayonnant pendant qu’elle interpelle de façon idiote les hommes du quartier : « Parlez-moi de votre vie sexuelle. — Oh, vous savez ma petite, j’ai eu 36 chaudes-pisses, alors maintenant je me tiens à carreau. »

Le cinéaste rencontre alors un tailleur juif-polonais de Belleville, qui parle avec l’accent de Popeck. « Vous portiez l’étoile jaune pendant la guerre ? — Oui, mais personne ne m’a dénoncé, tous mes voisins m’ont aidé à me cacher. — Aujourd’hui, vous subissez l’antisémitisme ? — Ah, non, pas du tout, la France est un très bon pays ! Il y avait 3 millions de Juifs en Pologne avant-guerre, il n’y en a plus que 10 000 aujourd’hui, pourquoi voulez-vous que j’y retourne ? »

Place de la République est un savoureux concentré de « choses vues », de petites scènes du quotidien prises sur le vif. On y découvre un policier portant le képi, la cravate, les gants blancs et le manteau noir en cuir venu séparer un automobiliste et un gros routier en train de s’écharper pour une place. On y voit un employé municipal portant la casquette et chargé de mettre des PV aux personnes qui urinent sur le trottoir : « Il y en a qui me traitent d’enculé. Si j’avais une matraque, je m’en servirais… Mais je me maîtrise… »

À la réflexion, du Monde du silence (filmé avec le commandant Cousteau en 1956) à Milou en mai (1989) en passant par Lacombe Lucien (1974), tout le cinéma de Louis Malle ne comporte-t-il pas cette dimension documentaire ?


À voir

Place de la République, de Louis Malle, Nouvelles Éditions de Films, 1974, Arte Éditions (DVD).

Shabana Mahmood à l’Intérieur: symbole de diversité ou aveu d’impuissance?

Elle hérite d’un poste empoisonné


Le Royaume-Uni aime les symboles. Et Keir Starmer en a offert un de taille en nommant Shabana Mahmood ministre de l’Intérieur. Âgée de 43 ans, députée de Birmingham, fille d’immigrés pakistanais, musulmane pratiquante, elle devient la première femme musulmane de l’histoire britannique à occuper le poste de « Home Secretary ». Mais derrière la mise en scène, un fait politique : ce remaniement n’était pas prévu. Il a été imposé par la démission d’Angela Rayner, vice-Première ministre et numéro deux du Labour, contrainte de quitter le gouvernement après un scandale fiscal… Fragilisé, Keir Starmer devait réaffirmer son autorité et relancer la dynamique de son exécutif.

Le deal « one in, one out »

Dans ce jeu de chaises musicales, Mme Mahmood hérite d’un ministère difficile  : immigration, sécurité, prisons, lutte contre le terrorisme. Ses prédécesseurs conservateurs s’y sont brûlé les ailes. Sajid Javid, lui aussi musulman d’origine pakistanaise, y avait déjà fait un passage remarqué mais sans infléchir les politiques restrictives. Aujourd’hui, Mme Mahmood se retrouve face aux mêmes urgences : des traversées de la Manche toujours plus nombreuses et un système d’asile saturé.

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Pour répondre à la crise, Londres et Paris avaient conclu un accord inédit : pour chaque migrant arrivé illégalement au Royaume-Uni, un demandeur d’asile devait être accueilli légalement depuis la France. Un mécanisme dit « one in, one out », censé être à la fois dissuasif et humanitaire. Il s’est avéré pour l’instant inefficace et impopulaire. Les traversées n’ont pas diminué, les coûts explosent et les deux pays s’accusent mutuellement d’inaction. Shabana Mahmood devra décider si ce dispositif doit être réformé ou abandonné — au risque de tendre encore un peu plus les relations avec Paris.

La menace de Reform UK

Mais le vrai danger est ailleurs. La montée de Reform UK, le parti de Nigel Farage, change la donne. Sa progression dans les sondages oblige travaillistes comme conservateurs à durcir leur discours sur l’immigration. Même minoritaire, M. Farage impose son agenda et fait pression sur l’ensemble du système politique britannique. Pour Mme Mahmood, cela signifie une équation impossible : rassurer une opinion publique chauffée à blanc tout en préservant l’image progressiste d’un gouvernement travailliste qui se veut inclusif.

La gauche européenne se félicite déjà de voir une femme musulmane à la tête de l’Intérieur britannique. L’image est forte, mais elle n’a rien d’inédit : Sajid Javid l’avait précédée, on l’a dit. Et surtout, le symbole ne résout rien. Le « Home Office » est jugé à l’aune des chiffres — nombre de traversées, efficacité des expulsions, fermeté sur le sol britannique.

Dans un climat où Reform UK gagne du terrain et où les accords franco-britanniques patinent, la diversité affichée risque donc de se fracasser sur la réalité ! Ce remaniement de Keir Starmer, déclenché par la démission d’Angela Rayner, a offert au Royaume-Uni un nouveau symbole : Shabana Mahmood, première femme musulmane à l’Intérieur. Mais l’épreuve du réel s’annonce implacable. Elle devra affronter la même tempête, avec en plus la pression d’un Nigel Farage plus menaçant que jamais. Le symbole est peut-être beau pour les progressistes. Mais dans la Manche, les canots continuent de passer.

Sud Radio populiste? Première nouvelle!

Moins de 24 heures après l’annonce de sa venue à Sud Radio, Pierre Lescure a décidé de jeter l’éponge. Il a justifié cette décision en pointant du doigt les réactions hostiles qu’elle avait suscitées. Un débat hebdomadaire devait l’opposer à Maud Koffler.


Ainsi Pierre Lescure ne participera pas, chaque samedi, à un dialogue intergénérationnel sur Sud Radio. Il aurait pu, en effet, répliquer à ses détracteurs : « J’ai 80 ans et je vous emmerde » mais il a préféré jeter l’éponge et se retirer avec beaucoup d’élégance.

Bien-pensants

Il paraît qu’on l’aurait confronté à une journaliste d’extrême droite et que cette relation, pour certains, aurait été délétère, voire pire. Ce n’est pas sérieux. Comme si l’on n’avait pas le droit, médiatiquement, de dialoguer avec tout le monde et même, pourquoi pas, avec des personnalités de gauche ou d’extrême gauche ! Faudrait-il donc s’interroger avant chaque sollicitation, avant chaque émission, pour savoir si les questions vont être suffisamment républicaines, consensuelles, bien orientées pour mériter des réponses ? Dans quel monde de fous est-on tombé pour qu’une personnalité comme celle de Pierre Lescure, avec une telle expérience et un tel capital de vie, se soit sentie contrainte d’obtempérer aux oukases de je ne sais quelle dictature de la pensée et bienséance étouffante !

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Sud Radio serait aussi populiste. Ce serait l’opprobre principal qui aurait rendu scandaleuse la participation de Pierre Lescure à ce dialogue hebdomadaire ? Convient-il encore, à supposer que le grief d’être populiste, si l’on parvient à le définir, soit véritablement une tare, de souligner qu’il y a une énorme différence entre le populisme mauvais genre et le populaire fibre démocratique ? Et que Sud Radio, pour ceux qui l’écoutent et en ont besoin chaque jour, relève de la seconde catégorie.

N’importe quoi !

Pourrait-on accepter de considérer que le populisme est une manière de singer le peuple, de le caricaturer, d’en faire trop, de le flatter dans ce qu’il peut avoir parfois de malsain, comme le progressisme dévoyé, tandis que le populaire est naturel, simple, spontané, ne dédaigne pas les grands succès et se réjouit des joies ordinaires ? Le populaire n’est pas une incitation au clivage mais, au contraire, une invitation au rassemblement. Sud Radio est populaire, en est fière et ses nombreux auditeurs l’aiment pour cette tonalité chaleureuse et honnête. Je rêve d’une France où l’on cessera, pour tout et n’importe quoi, les procès de Moscou !

Minneapolis: existe-t-il un terrorisme trans?

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Robin Westman, auteur d’une fusillade dans une école catholique de Minneapolis, a laissé derrière lui des écrits révélant une grande fragilité psychologique et une transition de genre qui ne lui avait pas apporté de stabilité. Mis en parallèle avec le cas d’Aidan Hale, en 2023 à Nashville, son parcours nourrit les réflexions sur la part que peuvent jouer troubles personnels, contexte culturel et militantisme dans certains passages à l’acte violents.


Le 27 août, un mercredi, juste avant 8h30 du matin, un tireur vêtu de noir, armé d’un fusil, d’une carabine et d’un pistolet, s’est positionné sur le côté de l’église catholique de l’Annonciation, située dans la banlieue résidentielle de Windom, dans la ville de Minneapolis. A cette heure-là, des enfants, âgés de 6 à 15 ans, élèves de l’école attachée à l’église, assistaient à une messe programmée pour marquer la première semaine de la rentrée. Suivant un plan d’attaque préétabli, l’individu armé s’est mis à tirer de nombreuses fois à travers les fenêtres, laissant derrière lui 116 cartouches usagées. Le bilan final de ses victimes, qu’il n’a jamais vues, comprend deux enfants morts – un garçon de 8 ans et une fille de 10 ans – et 21 blessés, dont 18 enfants et trois adultes de 80 ans. Le tireur s’est enfin donné la mort d’une balle de fusil. Par la suite, les autorités ont annoncé l’identité de l’assassin. Ce dernier s’appelait Robin Westman, était originaire du coin et, bien que né un garçon prénommé Robert, avait changé de nom légalement en 2020 car, selon les archives du tribunal qui a enregistré le changement, « cet enfant mineur s’identifie comme femelle et veut que son nom reflète cette identification ».

Les auteurs de fusillades dans les écoles – si nombreuses aux États-Unis qu’on les appelle tout simplement « school shooters » (shooter = tireur) – ont des profils différents. Un des premiers, en 1979, était une jeune femme de 16 ans, Brenda Spencer, qui vivait en face d’une école primaire à San Diego, en Californie. Après avoir tué deux adultes et blessé huit enfants et un policier, elle a expliqué son geste, par lequel elle avait commencé la semaine, en disant : « Je n’aime pas les lundis », paroles qui ont inspiré le tube des Boomtown Rats, « I don’t like Mondays ». A l’école secondaire de Columbine, dans le Colorado, en 1999, deux garçons blancs, de 18 et 17 ans, ont tué 13 élèves et un enseignant et blessé 23 personnes, avant de se donner la mort. Ce crime abominable a fourni le sujet d’un documentaire, Bowling for Columbine, du réalisateur progressiste, Michael Moore, et une fiction, Elephant, réalisée par Gus Van Sant. A l’école primaire de Sandy Hook, dans le Connecticut, en 2012, un jeune homme blanc de vingt ans a fait 27 morts, dont 20 enfants âgés de six et sept ans. Ayant préalablement tué sa propre mère à la maison, il s’est donné la mort. L’assassin de Minneapolis doit être rangé dans la nouvelle catégorie des « tueurs trans » (« trans shooters »), catégorie où il, ou « elle », n’est pas seul. Y a-t-il un lien entre le transgenrisme et la violence dans certaines circonstances particulières ? C’est ce que suggère le gouvernement américain. Selon le directeur du FBI, le crime de Westman constitue un acte terroriste et un crime de haine contre les catholiques. Robert Kennedy, l’équivalent de notre ministre de la Santé, a annoncé une enquête pour savoir si les médicaments pris par le tueur auraient pu influencer son équilibre mental. Et le département de la Justice serait en train de réfléchir à des mesures pour limiter l’accès légal des trans aux armes à feu. Jesse Watters, un animateur de la chaîne conservatrice, Fox News, est allé jusqu’à affirmer que la gauche instrumentalise les enfants transgenres, les transformant en guerriers culturels prêts à attaquer églises, écoles et Donald Trump. S’il est facile d’exagérer la force des liens entre transgenrisme et violence, de tels liens existent, tout en demeurant assez complexes.

Trans shooter 1

La motivation de la « tueuse » trans de Minneapolis est difficile à discerner, bien qu’elle ait laissé – ou parce qu’elle a laissé – un journal manuscrit et des notes abondantes. Certaines pages ont été exhibées comme une sorte de manifeste dans une vidéo postée par Westman sur YouTube mais que les autorités ont enlevée après l’attentat. Dans ses écrits, on trouve surtout un individu à la santé mentale très fragile, pour qui la décision de devenir une femme n’a pas vraiment apporté de soulagement. Elle écrit même : « Je suis fatiguée d’être trans et regrette de m’être persuadée par un lavage de mon propre cerveau ». Ailleurs : « Je sais que je ne suis pas une femme, mais je ne me sens certainement pas un homme ». Une amie avec qui elle a rompu toute relation était une « furry », une de ces personnes qui se déguisent en animal ou plutôt en grande peluche. Westman avoue envier ces « furries » car ils peuvent se donner un nouveau corps et un nouveau visage. On devine que cet individu se sentait plus que mal dans sa peau et que sa transition n’était que l’expression de son instabilité mentale et de son inadaptation sociale. Le problème est que l’annonce d’une transition de genre est toujours accueillie dans les milieux progressistes jeunes comme un acte de courage insigne. C’est quelque chose de positif à célébrer plutôt que le symptôme potentiel d’un déséquilibre psychologique.

Robin Westman sur la vidéosurveillance d’une armurerie de Saint Louis Park, Minnesota, le 23 août 2025.

Globalement, les écrits de Westman sont loin de constituer un manifeste structuré. Ce sont plutôt des divagations incohérentes et contradictoires qui expriment sa haine pour des groupes différents – les juifs, les Noirs, les Mexicains, les chrétiens et Donald Trump. Bref, il détestait tout le monde sans aucun véritable programme politique. Pourquoi a-t-il choisi cette école catholique ? En l’occurrence, il y avait été élève et sa mère y avait travaillé. Mais dans ses écrits on ne trouve aucun grief formulé contre l’établissement. Il a sélectionné ce dernier parce qu’il représentait une cible facile. A ses yeux il offrait « une bonne combinaison d’une attaque facile et d’une tragédie dévastatrice ». Dans son esprit instable, il se voyait comme tout puissant face à ces petits chrétiens incapables de se défendre. Il voulait être « le monstre effrayant et terrifiant qui les domine ».

S’il existe donc un lien entre le transgenrisme de Westman et sa fascination pour la violence, c’est dans son cerveau troublé qui brasse de manière chaotique différents éléments appartenant à une contre-culture radicale, à des discours divers de haine politique et à sa propre inadaptation sociale. Un mélange similaire se retrouve chez son précurseur, le premier « trans shooter » qui était déjà passé à l’acte en 2023…

Trans shooter 2

Le 27 mars de cette année-là, peu après 10h30 du matin, Aidan Hale, 28 ans, entre par effraction dans une école primaire attachée à une église presbytérienne située dans une banlieue de la ville de Nashville, dans le Tennessee. Il tue trois enfants de neuf ans et trois adultes, laissant derrière lui 152 cartouches usagées, avant d’être descendu par la police. Hale, né une fille sous le nom d’Audrey, avait fait une transition de genre annoncée sur Facebook l’année précédente. Entre 2020 et 2022, Hale avait acheté en toute légalité plusieurs armes à feu et, comme Westman, avait planifié son attaque longtemps à l’avance. Comme Westman, il a laissé un grand nombre de journaux et de documents écrits : plus de mille pages réparties dans 16 carnets. Les autorités n’ont pas voulu rendre publiques les élucubrations du tueur. Sa famille, qui a hérité de la propriété de ces textes, l’a transférée aux parents des victimes qui se sont toujours opposés à leur publication. Pourtant, suffisamment de pages ont fuité dans les médias pour donner une bonne idée de l’état d’esprit de l’assassin. Hale souffrait de problèmes de santé mentale depuis son enfance. Sa transition était encore une expression de son instabilité, expression rendue possible par la contre-culture ambiante. Comme Westman, Hale avait été élève à l’école qu’il a attaquée et comme ce dernier n’a formulé aucun grief contre l’établissement : elle (car à 10 ans il était encore une fille) y aurait été plutôt heureuse. Comme Westman, il a choisi sa cible pour sa vulnérabilité. Selon ses notes, les petites victimes seraient « dociles et craintives » et leur mort tragique donnerait plus de notoriété à leur tueur.

Si Westman a été inspirée par l’exemple de Sandy Hook, Hale l’a été par celui de Columbine. Ici, se dessine une motivation qui se rapproche clairement du complexe d’Érostrate, du nom de ce berger de la Grèce ancienne qui a incendié le temple d’Artémis à Éphèse uniquement pour se rendre célèbre. Dans le cerveau enfiévré de Hale, il s’agissait d’infliger le plus de mal possible afin d’atteindre à la célébrité. Il imaginait que son acte donnerait lieu à des livres, à des documentaires et même à un musée où seraient exposées ses armes à feu, ainsi que des objets liés à d’autres fusillades. Hale voulait donner un sens à sa vie, avant de mourir, en ôtant la vie à d’autres. Plus le nombre de victimes serait élevé, plus le tueur aurait de notoriété, augmentant ses chances d’atteindre à une forme d’apothéose. Mais les termes dans lesquels il exprimait sa haine de ses futures victimes empruntaient beaucoup au vocabulaire de la justice sociale. Il disait détester ces « petits salauds de Blancs » (en anglais, « crackers », un terme d’opprobre pour les Américains d’origine européenne) avec leurs « privilèges blancs ». Il voulait « tuer ma propre race » et se focalisait uniquement sur des enfants blancs afin de ne pas être accusé de racisme. Ainsi, sa motivation devait être en quelque sorte pure pour justifier l’apothéose espérée.

Grand soir ou jour de vengeance ?

L’exemple glaçant de ces deux cerveaux malades montre qu’ils n’obéissaient pas à quelque programme politique révolutionnaire, mais que leur délire recyclait des fragments et des slogans appartenant à un tel programme qui restait associé, de près ou de loin, à leur transition de genre.

Il est possible de dresser une certaine catégorisation des personnes transgenres en termes de leur engagement – ou non – en faveur d’une cause politique et sociale.

A cet égard, quatre groupes très généraux, aux frontières parfois floues, deviennent visibles : 

  • Il y a les « transsexuels », comme on disait autrefois, c’est-à-dire surtout des hommes qui ont féminisé leur corps, au moins partiellement, afin de servir de prostituées. Il s’agit d’une catégorie de personnes qui sont présentées avec beaucoup de sympathie et de compréhension par notre collègue, Yannis Ezziadi, dans le reportage qu’il a réalisé dans le Bois de Boulogne cet été et qui est publié dans le numéro actuel de Causeur. Ces personnes représentent une tradition qui antédate l’idéologie contemporaine du transgenrisme. Elles exercent aussi une profession très dangereuse : quand on cite les statistiques de transgenres assassinés dans le monde, la vaste majorité ne sont pas des militants ou des bourgeois, mais des prostituées au Brésil ou au Mexique. 
  • Il y a quand même des adultes qui choisissent librement de transitionner pour se sentir pleinement eux-mêmes, et qui transforment leur corps en conséquence. Il s’agit encore une fois d’une tradition qui remonte au moins aux années 1970. Un exemple plus récent serait l’ancien sportif américain de haut niveau, William Bruce Jenner, qui a fait son coming out trans en 2015 comme Caitlyn Jenner. Son transgenrisme ne l’a pas empêché d’être un candidat républicain ou de travailler pour Fox News.
  • Il y a ceux pour qui leur transition de genre est inséparable de leur engagement en faveur de la « justice sociale », autrement dit une lutte contre le capitalisme, le colonialisme, le racisme, le patriarcat et – inévitablement – Israël. Dans certaines circonstances, cette lutte embrasse des formes plus violentes justifiées par le supposé besoin de combattre le « fascisme », c’est-à-dire la société occidentale contemporaine. Ce sont les personnes de cette catégorie qui veulent convertir d’autres personnes, surtout les jeunes, au transgenrisme.
  • Enfin, il y a les personnes qui transitionnent parce qu’elles sont psychologiquement fragiles, mal adaptées à la vie en société ou incapables d’assumer leur sexualité. Étant vulnérables, ces personnes peuvent subir l’influence de celles de la catégorie précédente, les activistes.

Il devrait être évident que, si le transgerisme représente un danger potentiel pour la société, c’est à travers les acteurs des deux dernières catégories, et non ceux des deux premières. Les liens entre le transgenrisme et certains militants ultraradicaux, notamment antifascistes ou « antifa », ont été révélés par les nombreux travaux d’Andy Ngo, l’auteur de Démasqués. Infiltré au cœur du programme antifa de destruction de la démocratie. En 2023, la revue américaine Newsweek a parlé d’un mouvement qu’elle a baptisée du nom de « trantifa » qui combine les militantismes transgenre et antifasciste. De manière régulière, les activistes, particulièrement les femmes trans (auparavant des hommes), menacent de violences voire de mort les féministes qui militent pour la protection des droits des femmes, celles qui, comme Dora Moutot ou Marguerite Stern en France, auteurs de Transmania, sont traitées par les idéologues trans de « TERF » (« Féministes radicales excluant les personnes trans »).

Pourtant, il existe aussi toute une imagerie violente qui entoure certaines expressions de l’activisme trans. En 2010 a été lancé une Journée internationale de visibilité transgenre qui, tous les 31 mars, est censée être l’occasion de célébrer la libération moderne des personnes trans. Depuis, cet événement a été détourné par des groupes anarchistes et anticapitalistes pour en faire, non le « Trans Day of Visibility » mais le « Trans Day of Vengeance », la « Journée de la vengeance trans ». Ce détournement a probablement commencé avec un EP, comportant cinq chansons, sorti aux États-Unis en 2016 et encensé par les critiques spécialistes de la musique contemporaine. Il s’agit de Trans Day of Revenge du groupe G.L.O.S.S. (Girls living outside society’s shit – « Filles qui vivent en dehors de la merde de la société ») qui, par exemple, détourne le titre de John Lennon, « Give peace a chance » pour en faire « Give violence a chance ». Le message de tous les morceaux est clair : face à la transphobie, une attitude pacifiste est inexcusable, il faut que les trans persécutés réagissent à la violence par la violence.

Fin mars 2023, après l’attentat de Nashville, le réseau social X a effacé des milliers de posts parlant de la Journée de la vengeance trans. Une manifestation portant ce titre qui devait avoir lieu le 31 devant la Cour suprême à Washington a été annulée. La proximité dans le temps de l’attentat et de l’imagerie véhiculée par une telle Journée de vengeance était beaucoup trop problématique. Mais depuis, le 31 mars est régulièrement détourné par des activistes radicaux aux États-Unis, au Canada, en Australie ou en France. Par exemple, à Montréal cette année, une foule de manifestants (jusqu’à 700, selon une revue en ligne publiée par des étudiants de l’université de Concordia), portant masques et keffiehs, a bombardé la police de projectiles et de peinture et vandalisé la façade du siège social du groupe de médias, Québecor. Tous les groupes radicaux derrière ce genre d’événement ont les mêmes éléments de langage : il faut lutter contre des « génocides », « la montée du fascisme », « le modèle de famille patriarcal » et la « fascisation de l’Occident ». Leur slogan de base annonce que la solution, ce n’est pas la visibilité mais la violence. Les défenseurs de l’idéologie transgenre prétendent que le terme, Journée de la vengeance trans, a été instrumentalisé par l’extrême-droite pour faire croire que les militants trans sont plus violents qu’ils ne le sont. La violence serait « symbolique », mais il est clair qu’il y a une scission au sein des militants entre ceux qui sont pacifiques et ceux qui croient à la violence, et qui traitent les premiers d’« assimilationnistes » et d’« innocentistes ».

Un culte mortifère

Dans ces milieux radicaux, le transgenrisme offre aux Blancs et surtout aux hommes une opportunité inespérée pour faire partie d’une minorité persécutée. Dans la rhétorique pratiquée par les militants, il y a une supposition implicite selon laquelle les trans constitueraient l’avant-garde même de la lutte contre les capitalistes, les hétéros et tutti quanti.

On objectera que ces milieux sont marginaux, mais ils constituent des réseaux qui sont partout en Occident et leur langage violent, ainsi que leur doctrine transgenre, peuvent toucher et même enflammer les esprits de personnes plus fragiles sur le plan psychologique.

Un exemple préoccupant est celui du groupe des « Zizians », une demi-douzaine de jeunes trans américains responsables d’un certain nombre de morts et d’actes de violence. En novembre 2022, le propriétaire d’un parc de maisons mobiles en Californie a été sérieusement blessé au cours d’un affrontement avec trois locataires. Ces derniers, tous trans ou non-binaire et végans, avaient l’habitude de se promener nus mais armés jusqu’aux dents. En janvier, cette année, le proprio, qui devait témoigner au tribunal, a été assassiné, probablement par un copain d’une des trois. Ils étaient tous disciples d’une sorte de chef de secte, Jack « Ziz » LaSota, un (ou une) trans obsédé par un combat entre le Bien et le Mal qui aurait lieu à l’intérieur de chaque cerveau humain. Fin 2022, à Philadelphie, deux parents ont été tués chacun d’une balle dans la nuque. Leur fille non-binaire, disciple de « Ziz », est accusée des meurtres. Fin janvier, cette année, près de la frontière avec le Canada, deux autres trans disciples de « Ziz » ont tué un policier, avant que les forces de l’ordre n’abattent l’une d’entre elles et arrêtent l’autre. Ici, nous voyons le transgenrisme transformé en culte permettant à un individu charismatique mais perturbé d’exercer une influence néfaste sur d’autres personnes plus fragiles encore. Comme dans les exemples des deux « trans shooters », dont le plus récent de Minneapolis, l’élément de l’idéologie transgenre susceptible de faire le plus de ravages est celui qui prône une opposition irréductible à tout ce qui est « normal ». Cet aspect doit être extirpé du transgenrisme si l’on veut non seulement favoriser l’intégration des personnes trans dans la société, mais aussi prémunir celle-ci contre les dérives violentes d’un militantisme sectaire d’extrême gauche.

Famille je vous aime

Les chers disparus de Cécile Guilbert sont un frère, un cousin, des grands-parents. Leur destin est étonnant et leur mort parfois tragique. Dans Feux sacrés, elle explore ses secrets de famille, ténébreux et salvateurs. Cette mise à nu au grand style est l’une des pépites de cette rentrée littéraire.


Les lectures qui comptent restent gravées en nous. Je me souviens toujours des lieux où des pages m’ont émerveillé. C’est sur un banc de la place Winston-Churchill, à Neuilly, que j’ai plongé dans Feux sacrés, le dernier livre de Cécile Guilbert : nul doute que je ne l’oublierai pas. Pour son livre le plus intime, elle a opéré un dévoilement, une mise à nu où l’élégance du style est à la fois une pudeur et une quête de vérité. Celle qui semble avoir défait ses chaînes par un gai savoir entreprend ici une généalogie de sa mystique. Née dans une famille peuplée d’êtres rares, où l’extravagance n’est pas un vilain mot, la jeune Cécile est une adolescente aussi obscure que lumineuse. Aux côtés d’un cousin, âme sœur jumelle, elle se forme aux plaisirs, goûte mille ivresses, accélère la vie jusqu’au vertige. Ils partagent leurs découvertes, se conseillent mutuellement les écrivains qui excitent leur esprit : Nietzsche, Lautréamont, Baudelaire sont des éducateurs. Jusqu’au drame, le premier, qui fait germer une métamorphose intérieure chez la jeune fille. Le suicide de ce cousin bien-aimé est un choc fondateur. Inspirée par une tante originale, amatrice de yoga et de croyances hindoues, vivant dans un appartement de la rue Saint-Sulpice parmi les fumées d’encens et les arômes de thé noir, Cécile Guilbert s’approche de ces disciplines pour la première fois. L’ascèse n’est pas encore au rendez-vous, mais elle ne rechigne plus à ouvrir quelques livres conseillés. Ce n’est qu’un début.

Larmes libératrices

Quand je la retrouve sur la terrasse d’un restaurant égaré non loin de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, je connais déjà sa voix étonnante qui mêle les velours graves aux éclats de rire cristallin. Beaucoup de sa nature se trouve dans ces contrastes mélodieux. Son énergie claire est communicative. Instantanément, nous nous égayons en parlant de nos admirations communes, de nos goûts siamois. Sensible aux signes, Cécile Guilbert me rappelle que je porte le même prénom que ce cousin disparu, admiré et dont le souvenir est intact.

La sortie de ses Feux sacrés est appréhendée autrement que ses précédents livres. Jamais elle n’a écrit avec tant de ferveur sur ses secrets intérieurs, ténébreux et salvateurs. Nous suivons ce chemin avec bonheur, au gré de beaux portraits brossés par cet auteur qui a commencé sa carrière littéraire avec un essai sur Saint-Simon. Philippe Sollers, dont la carte postale envoyée de Venise en 1994 trône en bonne place sur sa bibliothèque, est évoqué comme maître et complice ; Malek Abbou, l’ami et auteur du colossal Labyrinthes (Bouquins) est lui aussi convoqué avec une délicate affection ; mais surtout son mari Nicolas, présence essentielle, partenaire de certaines de ses échappées en Inde, allié doux et solide dans les drames qui ponctuent sa vie et cet ouvrage, sans doute le meilleur de la rentrée littéraire.

Le récit de l’agonie de sa grand-mère adorée est un passage central du livre, un moment capital de l’existence de Cécile Guilbert qui accompagnera jusqu’à la fin, main dans la main, cet être dont le corps mourant est scruté avec une curieuse fascination. Il y a là une caractéristique de cet écrivain qui n’ignore jamais la chair, chante ses joies et ne peut négliger sa déchéance. Parmi ces défunts chéris, il y a aussi cet oncle tourné vers l’Inde. En guise d’adieu à la vie matérielle et terrestre, il ira mourir là-bas. Sa nièce, Cécile, sera de ce dernier voyage. Et c’est en croisant le regard profond d’un grand sage (ou guru) dans son ashram que la révélation la frappa, laissant échapper de ses yeux des larmes libératrices. Même si le mot conversion ne la convainc pas, quelque chose de ce genre s’est produit. En tout cas, sa vie en est changée et ce sont ses morts qui ont opéré en elle ce changement. Feux sacrés atteint des sommets de style, fleurissant et baroque, lorsqu’elle conte ses voyages en Inde. Étourdissants portraits de villes, Bénarès en tête. On plonge dans ces vastes forêts de rues où la vie grouille, où les odeurs explosent, où les couleurs dynamitent la vision. Le climax est atteint lors de la description magique et troublante de ces rites mortuaires où un brasier éternel accueille le corps des morts et le consume dans une joie sacrée qui a inspiré le beau titre de ce grand livre – qui est parvenu à enthousiasmer ma nature farouche aux arrière-mondes hindous.

Ciel noir

L’émotion emporte tout quand Cécile Guilbert évoque la fin tragique de son frère, seul, chez lui. Pour la première fois à ce point, le désespoir emporte tout sur son passage. Abîmée par le chagrin, elle ressasse en boucle ce qui a pu causer cette mort mystérieuse, imagine le cadavre en décomposition, massacre sa vie intérieure. Elle s’en sortira, petit à petit, et une nouvelle libération se fera lors d’un autre voyage avec un autre maître spirituel.

Dans son appartement, sorte d’atelier d’artiste qu’elle nomme sa « cabane », Cécile Guilbert bondit d’un fauteuil à l’autre (sa robe noire se fait entendre en frottant les différents tissus), pleine d’énergie, de vivacité d’esprit. Nous parlons de Roberto Calasso, des éditions du Promeneur, des beautés de l’Italie, et divaguons en dilettantes. Comme un point final à cette belle journée, elle s’effondre élégamment dans une marquise et laisse filer son regard vers les fenêtres. Elle tire sur sa cigarette électronique, songeant à nos derniers propos concernant le soin donné au décor de son intérieur : « C’est vrai, j’habite dans un environnement proche de celui de mon oncle et ma tante, dans lequel j’aimais évoluer enfant. Je n’y avais jamais pensé. » Voilà, l’enfant terrible et épris de liberté n’ignore donc plus ses racines et le feu sacré dont elle est issue. Mais espérons désormais que ces Feux sacrés ne soient pas ignorés et resplendissent dans le ciel noir en dessous duquel nous sommes abandonnés.

Feux sacrés, Cécile Guilbert, Grasset, 2025. 400 pages

Feux sacrés

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Ces meutes qui ont pourri l’été

Cet été, des hordes adolescentes ont envahi des piscines, saccagé des marchés et pourri des fêtes de villages. Cette violence sans cause révèle une génération perdue, privée de langage et incapable de réprimer ses instincts.


La modestie ne fait pas partie des (nombreuses) qualités d’Emmanuel Macron. Quand le président reconnaît qu’un problème lui échappe, il faut donc le croire. En juillet, dans l’avion le ramenant du sommet du G7, il faisait cette confidence à Emmanuel Carrère : « Je n’ai jamais été un adolescent. Je n’aime pas les adolescents. Je ne les comprends pas. C’est ma femme qui les comprend[1]. » On peut trouver ce propos étonnant venant d’un homme qui a connu son épouse à 15 ans et qui, à en croire l’écrivain, aime arborer, voire malaxer, les biceps acquis lors des séances de musculation. Mais on ne lui jettera pas la pierre car c’est toute la France qui semble ne plus rien comprendre à sa jeunesse, en tout cas à cette jeunesse qui ne se fait plus entendre que par la violence et le désordre[2]. Des adolescents incapables d’endurer la moindre frustration ne conçoivent pas de sortir sans couteau – ou toute autre arme blanche comme la machette qui a tué le jeune Elias dans le 14e arrondissement à Paris. Les 3 000 jeunes qui se font pincer chaque année pour port d’une lame constituent une infime proportion de malchanceux.

Des émeutes aux meutes

Cet été, des bandes de jeunes hommes, souvent âgés de 14 ou 15 ans, ont été à l’origine de scènes de chaos jusque dans des bourgades de Suisse romande. Pour Gil Mihaely (page 32 de notre magazine en vente), cette explosion de violence sans cause révèle le passage de l’âge des émeutes à celui des meutes. Les ravages qui ont suivi la mort de Nahel avaient au moins un vague alibi politique. Les hordes qui ont envahi des piscines, saccagé des marchés, pourri des fêtes de villages cassent pour casser. Par ennui, suivisme et rage impuissante. Malgré leur attirail de black blocks, pas sûr que ceux qui ont semé l’épouvante au festival de théâtre de rue d’Aurillac échappent à cette spirale nihiliste. Il ne suffit pas de s’affubler d’une cagoule pour être l’avant-garde du prolétariat. En plus de ces dévastations en groupe, on enregistre des meurtres d’impulsion liés à des différends microscopiques, comme celui de Liroye à Orléans, que relate Jean-Baptiste Roques dans notre dossier du mois, d’immondes agressions de personnes âgées, des règlements de compte entre bandes rivales n’ayant pas une traître idée de ce qui les oppose, sans oublier les nombreux crimes liés au narcotrafic.

Cette violence variable dans son intensité et ses formes témoigne d’un climat mental anomique qui, bien au-delà des casseurs, voyous et criminels, dessine une génération « désinsérée, dépourvue d’avenir », selon les mots de Pierre Vermeren. Ce n’est pas toute la jeunesse, mais une partie suffisamment importante pour que cela affecte et inquiète tout le pays.

On aimerait une explication simple – et des coupables à désigner. Dans les bistrots et sur les réseaux, on ne fait pas dans la dentelle. Si dans nos campagnes, nos filles et nos compagnes ont peur, c’est à cause de l’immigration. Ne nous racontons pas d’histoire, une proportion notable des délinquants et criminels impliqués dans les violences en bande sont des descendants de l’immigration africaine et maghrébine qui ont importé sur notre sol la culture du clan et son code d’honneur tordu[3]. Mais d’abord, cette culture se déploie désormais au-delà des quartiers immigrés, dans les classes moyennes et populaires blanches où fonctionne une forme d’assimilation à l’envers. La destruction des cadres traditionnels de la socialisation ne s’est pas arrêtée à la frontière des quartiers. Pour Charles Rozjman, nous avons engendré une génération de mineurs isolés. Ensuite, si on a laissé une partie des immigrés et de leurs descendants constituer une contre-société (et même plusieurs), ils n’en sont pas les seuls ni même les premiers responsables. Une grande partie des élites politiques, économiques et culturelles ont œuvré à l’édification d’une société multiconflictuelle, dénigrant la culture française pour encenser toute identité venue des anciennes colonies.

Agence nationale de la cohésion des territoires: peut mieux faire

Les sociologues excusistes s’ingénient à rhabiller les délinquants en survêtement en victimes – de la pauvreté, du racisme et du colonialisme jamais mort. Pour l’Agence nationale de la cohésion des territoires (qu’on est heureux de financer même si ses résultats en termes de cohésion semblent limités), la violence « se distribue aussi dans les épreuves du lien social et s’exprime à travers le mépris social (injustices, inégalités, discriminations) et dans ce que Pierre Bourdieu nommait la misère de position […]. Dès lors, il peut y avoir, non pas un conflit entre ces deux violences mais un retournement de la violence subie en lien avec l’espace social vers une violence adressée à quelqu’un. » Traduction, parce que je suis sympa : si des racailles brûlent des écoles maternelles, c’est parce que la société est violente avec elles. Cela n’empêche pas les auteurs de pointer, avec une belle incohérence, le prétendu manque d’investissement dans les quartiers défavorisés. Il faut construire plus de médiathèques pour que les jeunes révoltés puissent les détruire.

Les sociologues ont raison sur un point. Des jeunes gens ne peuvent pas être tenus pour les seuls responsables de ce qu’ils sont. S’ils sont incapables de prendre leur place dans ce monde et d’y contribuer, c’est parce que les adultes ont failli à leur mission qui est précisément de les y introduire. On a détruit les enfants à coups de bienveillance, en renonçant à leur enseigner la contrainte, autant dire à en faire des êtres civilisés capables d’éprouver de la honte et de réprimer leurs instincts. « Tout est disponible, rien n’est transmis », résume Rozjman. De sorte que beaucoup sont dépourvus du surmoi qui empêche le passage à l’acte. Conséquence logique, la destruction de l’école au profit de la vie numérique aboutit à ce qu’une masse croissante de jeunes et d’adultes ne possède pas les mots pour penser le monde où elle vit. Faute de langage, on cogne.

On accuse à raison la « génération lyrique[4] » d’avoir destitué la fonction paternelle, mais celles qui ont suivi s’en sont parfaitement accommodées. Aujourd’hui, elles poursuivent le boulot en s’attaquant à la masculinité, décrétée universellement toxique (voir les textes de Jeremy Stubbs et Simon Evans dans notre magazine). Quand on serine à un adolescent accueillant ses premiers émois que la virilité est un crime, rien de très bon ne peut arriver le jour où l’inhibition saute.

Rassurez-vous, l’avenir radieux promis aux générations futures, c’est un monde sans pères ni hommes, peuplé de mamans et de bébés. Il advient déjà avec ces trentenaires qui, dans le monde entier, redécouvrent les joies de la tétine (au grand dam des autorités sanitaires qui ne redoutent pas l’infantilisation, mais les problèmes dentaires). Une mode qui ne serait pas, a-t-on entendu, évidemment sur France Inter, « le signe d’une régression psychique mais d’une protestation sociale ». En attendant, quand les adultes s’adonnent à la tétine, on ne s’étonne pas que les enfants réclament des couteaux.


[1] « The Shining: my trip to the G7 horror show with Emmanuel Macron », Emmanuel Carrère, The Guardian, 15 juillet 2025.

[2] Brigitte Macron est certainement une exception, raison pour laquelle nous l’avons sollicitée et espérons bien qu’elle trouvera le temps dans les prochains moins de nous éclairer sur ce sujet crucial.

[3] Faut-il préciser que cela ne signifie pas qu’une proportion notable des immigrés sont des délinquants, oui sans doute.

[4] Titre d’un puissant essai de l’essayiste canadien François Ricard sur la génération 68.

Des civils et des militaires, à Gaza et ailleurs

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Le terrible affrontement entre le Hamas et Israël donne l’impression étrange de transgresser la quasi-totalité des lois écrites ou coutumières d’une guerre. Analyse.


La guerre de Gaza est une guerre étrange à bien des égards. On y voit des preneurs d’otages exiger un cessez-le-feu avec l’appui de plusieurs dirigeants européens, mais sans avoir à relâcher leurs otages. L’Egypte, pays ami des Palestiniens, boucle sa frontière pour les empêcher, par solidarité, de fuir les combats. L’aide internationale est détournée par ce qui tient lieu d’Etat, pour la construction d’un réseau de 500 kms de souterrains militaires, la population civile ne disposant, elle, d’aucun abri. Des infrastructures civiles sont utilisées pour dissimuler les combattants, faisant ainsi des civils le rempart des combattants et non l’inverse comme il était, pensait-on, de règle[1].

Dans le cadre du conflit déclenché par le Hamas le 7 octobre 2023 en pleine connaissance de l’inévitable riposte israélienne, ces transgressions des lois écrites et coutumières de la guerre ont considérablement aggravé le nombre de victimes dans la population civile palestinienne et réduit celle-ci à des conditions de vie de plus en plus précaires. Mais la propagande du Hamas défend avec succès la thèse que c’est Israël qui en est entièrement responsable.

L’inversion des responsabilités

Israël, attaqué sauvagement le 7 octobre, sans distinction de cibles civiles et militaires, et dont 250 ressortissants ont été enlevés, a réagi avec la supériorité militaire qui est la sienne.

Cependant, son armée, seule au monde à le faire, se prive de l’avantage de la surprise en prévenant les populations de l’imminence de ses offensives ou de ses bombardements. Les Israéliens n’en sont pas moins accusés de génocide par une organisation qui, elle-même, a inscrit dans sa charte la destruction d’Israël et l’extermination des Juifs. Et ça marche. Israël peut bien organiser, tant bien que mal dans le chaos de la guerre, le ravitaillement de la population, voire vacciner les enfants, cela n’empêche ni les écervelés de nos universités ni MM. Mélenchon et de Villepin d’entonner l’air du génocide.

A lire aussi: Le Hamas, vaincu sur le terrain, triomphant dans les esprits

Une telle inversion des responsabilités, une telle confusion morale, ne peut prospérer que sur une fêlure préexistante, qui est évidemment le millénaire antijudaïsme chrétien et musulman. Lequel implique, cerise sur le gâteau et classique du genre, qu’Israël soit tenu responsable de ce regain antisémite. Mais cette dérive ne serait sans doute pas possible à une telle échelle si notre époque n’était celle d’une radicale amnésie historique. L’idée occidentale que des valeurs pacifiques immanentes, codifiées dans le droit, sont les seuls guides légitimes de l’action nous a tout simplement fait oublier ce qu’est la guerre.

Distinction et confusion des civils et des militaires

Longtemps, elle a été une chose aussi horrible que simple : l’affrontement paroxystique de deux groupes humains en vue de soumettre l’autre à sa volonté. A cette fin, des hommes armés cherchaient à s’infliger les uns aux autres le maximum de dommages. Ils ne constituaient pas pour autant à eux seuls l’ennemi. L’ennemi c’était la société adverse dans son ensemble. Jusqu’aux guerres de religion et singulièrement à la Guerre de Trente ans (il semble bien que la France ait alors inventé la guerre terroriste), les civils ne constituaient pas systématiquement une cible des gens d’armes, mais on n’hésitait pas à les faire souffrir par les pillages ou par des sièges qui visaient à affamer une ville jusqu’à sa reddition. Qui aurait eu alors l’idée saugrenue d’une assistance humanitaire aux assiégés ?

La distinction entre gens d’armes et civils a été longtemps plus pratique que théorique. Si l’on combattait le militaire d’en face, c’est parce qu’il était armé et donc directement dangereux. Mais le civil était tout aussi bien l’ennemi. En France pendant presqu’un siècle, tout Allemand a été un Boche, et les Alliés n’ont pas hésité à le rôtir à Hambourg ou à Dresde.

Le XXe siècle, renouant le fil des guerres de religion, a, sur une grande échelle, traité les civils comme des cibles. Les guerres, civiles ou pas, sont devenues prétextes à l’extermination de telle ou telle catégorie de population : les Arméniens, les koulaks, les Juifs. Simultanément, la mécanisation a permis l’industrialisation du meurtre dans les camps nazis, mais aussi les bombardements aériens qui ignorent la distinction entre civils et militaires et permettent de raser des villes entières. Ce sont ces horreurs qui ont conduit à la codification de la protection des civils par la quatrième Convention de Genève en 1949.

Le paradoxe est que cette distinction s’est imposée dans le droit international au moment-même où les insurrections anticoloniales développaient la stratégie des attaques terroristes sur les civils, et celle du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de l’invisibilisation des combattants dans la population. On se souvient du débat Sartre-Camus sur la légitimité du terrorisme anti-colonial. Le Hamas n’a rien inventé, il a simplement poussé ces stratégies au degré de férocité qu’autorise la haine religieuse. Le Viet-Cong avait lui aussi construit des réseaux souterrains à Vinh-Moc ou à Cu-Chi mais ils n’étaient pas réservés à ses combattants, toute la population y trouvait refuge.

On peut lire les conflits contemporains au prisme de ces deux visions opposées du rapport militaires/civils.

A une extrémité du tableau figure le conflit russo-ukraininen. La distinction civils/militaires est fortement affirmée de part et d’autre. Les bombardements sont ciblés sur des infrastructures militaires ou stratégiques même si les dommages collatéraux sont fréquents et, malheureusement, de plus en plus. Mais les décomptes de victimes s’énoncent en unités ou en dizaines, très loin des milliers, dizaines de milliers des « bombardements de zone » de la Seconde Guerre mondiale.

A l’autre bout, on trouve les conflits africains. Aucune distinction entre population civile et combattants ; la tribu, le clan, l’ethnie d’en face est l’ennemi, est comme tel une cible légitime dans son ensemble. D’où les massacres, les affamements, dont la presse internationale se fait chichement l’écho.

Le goût des victimes, une pulsion de mort

Le conflit de Gaza est largement déterminé par l’affrontement des deux visions opposées du rapport militaires/civils. C’est une guerre urbaine où l’on combat maison par maison, où chaque infrastructure est un piège potentiel. Dans de tels conflits, seule l’évacuation de la population civile garantit sa sécurité. Là, elle est interdite par l’Egypte et les autres pays arabes, et n’existe que sous la forme d’incessants et insupportables déplacements suite aux préavis israéliens. Pour toutes les raisons énoncées plus haut les pertes civiles sont donc importantes, même si elles sont proportionnellement moindres qu’à Mossoul en 2016 où ceux qui font aujourd’hui la leçon à Israël n’ont pas hésité à raser des quartiers entiers.

Le décompte des victimes est effectué chaque jour avec une étonnante précision par un « ministère de la Santé du Hamas » dont on a à cette occasion appris l’existence[2]. Si dans le conflit russo-ukrainien, les belligérants cherchent à minimiser leurs pertes qui sont des signes d’affaiblissement, le Hamas cherche à les maximiser car le décompte des pertes, toutes qualifiées de « civiles », est le leitmotiv de la mobilisation internationale en sa faveur.

Si le XXe siècle a été celui de l’industrialisation de la guerre, le XXIe est celui de sa médiatisation: les medias internationaux construisent des opinions publiques qui déterminent le soutien matériel et financier des puissances aux belligérants. Les médias et plus encore le cyberespace constituent aujourd’hui un méta-champ de bataille qui interagit avec le théâtre d’opérations.

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Cette guerre symbolique est structurée par l’opposition entre, d’une part, un droit international qui s’efforce de distinguer les militaires et les civils, et, d’autre part, une pratique qui n’a que faire de cette distinction (les civils utilisés comme boucliers des combattants ou considérés comme des cibles légitimes d’attaques terroristes). L’avantage va aux barbares, qui jouent sur les deux tableaux quand leurs adversaires sont sommés par tous les idéalistes de la planète, ou se faisant passer pour tels, de respecter scrupuleusement la distinction.

Nouvelle version du « Viva la muerte ! », l’exposition au regard international des souffrances des enfants offre un tel bénéfice politique qu’il n’est pas question de les limiter, mais qu’elles sont mises en scène par ceux dont le devoir, dans toute société qui se respecte, serait de tout faire pour protéger les enfants et non de les exhiber.

Cette vérité, malgré l’abondance des preuves, n’a pas trouvé sa « fenêtre d’Overton », on n’en veut pas. J’ai évoqué la résurgence des pulsions antisémites, trop heureuses de pouvoir s’ébattre dans les moites effluves du camp du Bien après tant d’années de confinement ignominieux. Mais le « Sud global », hors monde musulman, n’est pas antisémite. Il est attentif au discours décolonialiste qui assigne à Israël le rôle du dernier colonisateur, autrement dit du super-blanc, autre version du salaud ontologique.

Quant à notre Occident, il a la religion des victimes innocentes pour reprendre les mots si justes de Charles Rojzman[3]. Il déteste ceux qui préfèrent le combat à la plainte. Les 1200 morts du 7-Octobre sont effacés par la volonté d’Israël de faire face et d’éliminer l’ennemi. Faire la guerre est une faute de goût, «tu n’auras pas ma haine » est notre mot d’ordre. Ce sont les victimes et non les héros qui nous font vibrer car nous pouvons nous identifier à celles-là et non plus à ceux-ci. Alors, vivent les malheureux Palestiniens et A bas les Juifs – pardon les Israéliens. Cette préférence sans discernement pour les victimes voudrait passer pour un progrès de la civilisation occidentale, elle n’est qu’un aspect de ce que Jean Vioulac a justement repéré comme sa pulsion de mort[4].


[1] Les entrées des tunnels ont été trouvées dans des maisons d’habitation, parfois dans des chambres d’enfants.

[2] La validation de ces décomptes par des agences de l’ONU, que ne manque jamais de souligner la grande presse, ne constitue pas une confirmation crédible tant on sait que depuis des décennies cette organisation manifeste un constant parti-pris anti-israélien.

[3] “Le Palestinisme: invention d’une religion”, Causeur 16 août 2025

[4] Cf Jean Vioulac « La catastrophe qui vient » Le Grand Continent 30 mars 2024.

Canicule et sécheresse morale

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Saintes-Maries-de-la-Mer (13), pendant la canicule, 30 juin 2025 © Lewis Joly/AP/SIPA

Carnets d’été


Le mot « canicule » semble avoir remplacé celui de « chaleur » dans les discussions estivales. En Corse, puis dans ma Sud-Gironde natale, j’ai eu chaud. Très chaud même. En observant des paysages insulaires familiers puis les landes girondines, celles que décrivait François Mauriac depuis sa terrasse de Malagar, le changement est partout. À l’échelle du Vieux Continent, l’été 2025 est celui d’un grand brasier avec plus d’un million d’hectares brûlés. Autre phénomène singulier, des tapis de feuilles mortes dans les villes. Un automne aoûtien. En stress hydrique, provoqué par les fortes chaleurs et le manque d’eau, les arbres se mettent en sécurité.

Ces vagues de chaleur plus étendues, plus longues et plus fréquentes sont la conséquence prévisible de la hausse des concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, principalement provoquée par notre utilisation des combustibles fossiles. Les alertes anciennes et répétées du GIEC l’ont documentée avec précision. Cet été, l’Union européenne, cramoisie face à Trump, s’est engagée dans l’achat de gaz liquéfié ricain. Tout va bien…

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Connaissiez-vous le « Cadre intégré de classification de la sécurité alimentaire » ? Féru d’actualité et lecteur compulsif de presse écrite, j’ignorais jusqu’à présent ce mécanisme de référence indépendant utilisé par les agences onusiennes et les ONG pour suivre les situations de malnutrition. Il n’y a pas de politique et d’idéologie, de propagande ou d’intentions, dans ce « Cadre intégré ». Seulement trois critères pour décréter une situation de famine : 20 % des foyers avec un manque extrême de nourriture, 30 % d’enfants de moins de cinq ans en malnutrition aiguë et au moins deux personnes sur 10 000 mourant de faim chaque jour. Depuis sa création, il y a vingt ans, ce programme a suivi quatre famines : en Somalie (2011), au Soudan du Sud (2017 et 2020) et au Soudan (2024), toujours en cours et dans un silence détestable. Pour la première fois, le Moyen-Orient est frappé. À Gaza. Et cela aurait pu être évité sans l’obstruction systématique et criminelle du gouvernement Netanyahou. 

Alors que les arbres se protègent de la folie des hommes, qui protégera les enfants de Gaza alors que des vies peuvent encore être sauvées ? Ce cri est celui des civils palestiniens mais aussi de très nombreux Israéliens, et d’un très grand nombre de chancelleries à travers le monde. Pour les otages, pour en finir avec le Hamas, pour mettre fin à ce désastre humanitaire, quel autre chemin que celui d’un cessez-le-feu puis d’un processus de paix, d’une sécurité pour les deux États, israéliens et palestiniens ?

Autre actualité de l’été : les efforts pédagogiques du Premier ministre François Bayrou. Je le sais sincère dans sa volonté de convaincre. Mais rien ne sera possible sans une véritable rupture qui consisterait à ne plus faire payer les plus modestes (pas très riches mais très nombreux) au détriment des ultra-riches. Depuis 2017, le macronisme leur a distribué un pognon de dingue ! Sans le moindre résultat. Sans le début d’un ruissellement. Sécheresse… des eaux glacées du calcul égoïste.

Sur les traces de Louis Guilloux

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L'écrivain français Sylvie Le Bihan photographiée en 2022 © Jean Michel Nossant/SIPA

L’écrivain Louis Guilloux n’occupe pas la place qu’il mérite. Son nom circule parfois, on le cite avec Louis-Ferdinand Céline, parce que les deux hommes ont en commun d’avoir saisi la misère des « petites gens » et d’avoir refusé de participer à l’embrigadement de la pensée. Ils ont mené une vie solitaire de « clochards célestes » se méfiant des hommes en troupeau. Comme Céline, Louis Guilloux, né à Saint-Brieuc, en 1899, a raté de peu le Goncourt. Son roman, Le Sang noir, publié en 1935, tenait pourtant la route. Il mérite du reste d’être lu aujourd’hui, ne serait-ce que pour le personnage de Cripure, prof de philo qui ne jure que par Kant, détesté par ses élèves et ses collègues, dans une ville jamais nommée qui ressemble à Saint-Brieuc. Le roman se déroule en 1917 sur une seule journée. Guilloux met en lumière les indésirables, « les déclassés », à savoir les prisonniers retenus dans un camp d’une ville bretonne. Plus tard, ces indésirables viendront d’Espagne, fuyant le franquisme, dont Guilloux s’occupera avec abnégation. À l’instar de son copain Malraux, il comprend que la guerre d’Espagne, c’est la répétition générale. Guilloux fera également partie du Comité de vigilance des antifascistes. Après un voyage en URSS, qui lui sera reproché, il refusera d’être encarté au PCF. C’est un homme du peuple qui donne la parole au peuple, sans idéologie. À propos du Sang noir, dans sa préface inspirée, Malraux écrit : « Le plus grand art c’est de prendre le chaos du monde et de le transformer en conscience, de permettre aux hommes de posséder leur destin : Tolstoï ou Stendhal. Mais celui qui vient après, c’est de choisir son chaos et de lui donner sa marque, de faire des hommes avec des ombres, et de sauver ce qui peut être sauvé des vies les plus dérisoires en les ensevelissant dans ce qu’elles ignoraient de grand en elles. » Guilloux est un écrivain de cette trempe-là.

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Sylvie Le Bihan, dans L’ami Louis, est parti sur les traces de l’écrivain breton, mort dans sa ville natale le 14 octobre 1980, deux ans après avoir enregistré un numéro d’Apostrophes qu’il convient de (re)voir. Elle aurait pu écrire une biographie classique, au ton personnel puisque son père était ami avec l’auteur de Coco perdu. Elle a préféré reprendre sa recette, expérimentée avec succès dans son précédent ouvrage, Les sacrifiés, et mélanger personnages fictifs et réels pour nous entrainer dans le monde littéraire du XXᵉ siècle. C’est donc un roman que nous lisons, certes agrémenté de quelques éléments autobiographiques facilement décelables. L’héroïne se nomme Élisabeth, elle a 30 ans, a quitté un père violent et une mère soumise, tous deux coincés dans une vie provinciale lugubre et grise – toujours à Saint Brieuc. Elle a filé à Londres pour y avorter, en 1973. C’est une fille libre, déjà cabossée par l’existence, qui tient l’intrigue du livre, sans jamais faiblir. Trois ans plus tard, devenue journaliste, on la retrouve en France où elle est chargée par Bernard Pivot de convaincre René Char de venir sur le plateau d’Apostrophes pour évoquer Albert Camus, mort accidentellement le 4 janvier 1960. Char refuse et propose le nom de Louis Guilloux, ami intime de Camus, mais aussi de Malraux, Max Jacob ou encore Roger Grenier. Élisabeth va donc faire la connaissance de Guilloux à Saint-Brieuc, dans sa maison où passèrent quelques grands écrivains qui firent l’histoire de la France. L’homme n’en impose pas. Avec ses cheveux blancs filasses, ses yeux bleus et sa pipe, il ressemble à un marin bougon, consigné à terre par la vieillesse. Il va cependant se confier à la jeune femme, et sa leçon de vie est à la fois touchante et instructive. On le découvre à Paris dans son appartement de la rue du Dragon, mais aussi à Venise, fuyant son épouse, pour trouver un supplément d’adrénaline en compagnie d’une charmante philosophe, prénommée Liliana, née l’année où se déroule Le Sang noir, auteure du Carnet vénitien. Les confidences de Guilloux à Élisabeth sont captivantes. Sur Camus, par exemple : « Albert et moi, on a eu ce qu’on pourrait appeler un coup de foudre existentiel. Je te souhaite de rencontrer ton âme sœur, toi aussi. Il avait tous les dons, y compris ceux de la jeunesse et de la liberté. » Un rayon de soleil entre à ce moment dans le bureau de l’écrivain. C’est à noter car Guilloux est « l’écrivain de la douleur », pour reprendre l’expression de Malraux.

Les échanges se poursuivent entre la jeune journaliste et Louis Guilloux. Une brouille intervient, ce qui trouble Élisabeth, car elle en est responsable. Elle sera de courte durée. Le vieil homme atrabilaire lui permet de trouver la clé qui débloque le secret de ses origines. Elle revient sur les traces de son enfance. Qui était en réalité sa mère ? Le dénouement approche, il se passe dans le cimetière où sont enterrés sa grand-mère, le père de Camus, l’écrivain Roger Nimier, et bientôt Louis Guilloux. Il a la couleur du chagrin, ce « chagrin incommunicable », d’après l’auteur du Pain des rêves.

Sylvie Le Bihan, L’ami Louis, Denoël. 432 pages

L'ami Louis

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Un après-midi à Beauvais

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Beauvais (60) © Photos : Philippe Lacoche

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Ma Sauvageonne s’est rendue, il y a peu, sur la tombe de ses parents, à Beauvais, dans l’Oise. Je l’ai accompagnée. Je connais bien cette ville pour y avoir travaillé, il a fort longtemps, de 1983 à 1986, comme reporter à l’agence locale du Courrier picard. Au cimetière, elle a nettoyé le marbre, arrosé les fleurs, arraché les mauvaises herbes. Je servais de porteur d’eau ; j’en profitais pour baguenauder dans ce beau jardin des âmes défuntes. Je regardais les dates, les photos de personnes décédées (lorsqu’il y en avait), à la recherche de noms que je pouvais connaître car, à l’époque, je me consacrais aux faits divers. Des drames, j’en avais couverts. Accidents de la route, crimes passionnels, assassinats horribles… Autant de destins fracassés. Mais je ne retrouvai rien ; aucun nom connu sur ces plaques qui cernaient des existences évaporées dans l’espace du temps infini.

Après le cimetière, je suivis ma Sauvageonne chez sa sœur Maud. Émouvantes retrouvailles des deux frangines, joyeuses, volubiles. Elles me racontèrent des histoires et anecdotes de leur jeunesse beauvaisienne ; puis nous nous baladâmes dans les rues de la cité de Jeanne-Hachette. En sortant, elles m’entraînèrent dans la rue de Mme Germe, une amie de leur mère ; dans le jardin de la dame avait été enterrée leur chienne adorée. En passant devant les Nouvelles Galeries, ma Sauvageonne se souvint qu’adolescente elle s’asseyait sur le trottoir devant la devanture pour y vendre ses premières toiles. Je l’imaginais, adorable, souriante et ébouriffée, interpellant les passants. Près de la place des Halles, je me suis arrêté devant le 3 de la rue Pierre-Jacoby, où j’habitais avec ma petite famille. Des images remontaient de mes jeunes années disparues à jamais. Rue du Docteur-Gérard, je me souvins que l’agence du journal s’y trouvait. Je revoyais les visages de mes confrères Maurice Lubatti, Jacques Doridam, François Moratti, André Joncoux, Jean-Claude Langlois ; j’entendais leurs voix, lointaines, si lointaines. Je pensais également à deux amis chers dont j’avais fait la connaissance et qui avaient eu la gentillesse d’accompagner mes premiers pas d’écrivain. Deux patriotes, deux grands résistants, deux hommes de lettres : Jacques-Francis Rolland, ami de Roger Vailland (mon romancier préféré), et Paul Morelle, romancier de grand talent lui aussi et critique littéraire au journal Le Monde. Ils me manquent…

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Nous poursuivions notre promenade. Je me revoyais arriver, à l’aube, en compagnie d’un grand reporter, spécialiste du fait divers à Paris-Match (prévenu lui aussi) sur les lieux d’un drame horrible à Saint-Martin-le-Noeud ; nous étions lui et moi les premiers sur place. Un pompier ami m’en avait discrètement informé. Odeur de sang. Au cours de la nuit du 5 au 6 octobre 1983, l’ensemble de la famille Labrousse avait été massacrée, tuée par l’ex-petit ami de Caroline, l’aînée ; il n’avait pas supporté leur séparation. (Le seul survivant du massacre, Jean-Yves, âgé de 15 ans à l’époque, survécut à ses graves blessures. Il a co-écrit en octobre dernier un récit, L’Echo des ombres, aux éditions Mareuil, en compagnie de sa fille Camille et de Constance Bostoen, journaliste police-justice à BFM Paris, sur l’épouvantable tuerie.) Oui, je repensais à tout ça. Je ruminais ; il fallait nous détendre. Nous sommes allés boire un verre Brasserie de Beauvais, sur la place Jeanne-Hachette, puis un autre dans un café de la rue du 27-Juin, une voie moyenâgeuse où subsistent quelques jolies maisons à colombages et aux murs crayeux… J’ai entamé une discussion avec le jeune patron dont le père réside dans le village où s’est retiré depuis peu mon copain Philippe Manœuvre, rock-critic, à quelques kilomètres de la capitale de l’Oise, au bord du Thérain. « Vous direz à votre père de le saluer de ma part », lui ai-je dit avant de partir, la tête alourdie par le souvenir de ces années mortes. Je me sentais si vieux. « Ne me secouez pas, je suis plein de larmes », eût dit Henri Calet.

Quand la Place de la République était encore la place du peuple

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Scène de rue filmée par Louis Malle en 1972 dans son documentaire Place de la République © Arte Editions

En 1972, durant plusieurs jours, Louis Malle pose sa caméra place de la République. Dans la foule d’anonymes, des passants se livrent à lui avec franchise sur leur quotidien et leur vie privée. Cet instantané révèle un Paris populo aujourd’hui disparu, avec sa gouaille, ses accents et son humour. Un chef-d’œuvre que ressort Arte Éditions.


Quelques minutes d’images filmées à l’état brut en disent parfois bien plus que de gros livres d’histoire et de sociologie. On se prend ainsi à rêver en regardant le documentaire de Louis Malle, Place de la République : et si Chateaubriand ou André Chénier avaient eu une caméra entre les mains dans le Paris de 1789 ? En octobre 1972, dans la France de Pompidou, Louis Malle, âgé de 40 ans, décide d’aller « filmer les gens », dix jours durant, place de la République, sa caméra et son micro mis en évidence.

Jamais sans ma caméra

La place de la République, je la connais bien, puisque j’habite à deux pas depuis plus de trente ans : c’est une place pour laquelle j’avoue n’avoir jamais éprouvé de sympathie. D’où ma surprise en voyant ce qu’elle était quand j’avais 4 ans ! En 1960, Louis Malle avait déjà filmé le 10e arrondissement dans Zazie dans le métro, au niveau de la gare de l’Est et de l’église Saint-Vincent-de-Paul. Jean-Claude Carrière, que j’avais eu le bonheur d’interviewer un jour dans son hôtel particulier de la rue Victor-Massé (« un ancien bordel de Pigalle ») m’avait raconté que Louis Malle ne se séparait jamais de sa caméra : « Il filmait tout le temps, tous les jours, comme un musicien qui fait ses gammes. » C’est un peu le sentiment que l’on éprouve en regardant ce film fascinant : un exercice de style improvisé, le grand bourgeois du nord de la France venant se fondre dans la foule pour y capter une étincelle d’humaine vérité.

Louis Malle se faufile ainsi au milieu des gens qu’il interpelle et qu’il questionne sur leur vie quotidienne (« Vous êtes heureux ? »), s’étonnant à haute voix de voir à quel point ils lui racontent des choses incroyablement intimes… C’est d’ailleurs peut-être la chose la plus captivante de ce film : tous ces destins individuels, tous ces êtres humains anonymes, se battant pour survivre, enfermés dans leurs soucis, et qui sont aujourd’hui morts et enterrés. Quelle philosophie faudrait-il inventer pour donner un sens à ces vies disparues ?

Sans le savoir, Louis Malle se situe historiquement à un point de bascule. Il filme un Paris populaire qui est en train de disparaître sous ses yeux. Car loin d’être une fatalité, l’affadissement de Paris par l’expulsion du populo a déjà été décidé et programmé par l’État au milieu des années 1960.

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En 1972, la place de la République est arborée et couverte de petits vendeurs de fripes, de bric et de broc (comme on en trouve encore au marché d’Aligre). Il y a des compétitions de joueurs de domino, des manèges, des buvettes, des dames qui donnent à manger aux moineaux. Un vieux monsieur joue du violon sur un banc pendant qu’une dame se flatte d’avoir distribué toute sa vie plus de 60 000 prospectus pour l’Église évangélique. Un ouvrier arabe joue un air de son pays à la flûte au fond de son trou… Louis Malle filme tout cela en ethnologue, sans modifier le comportement des gens. Qu’il est fascinant de découvrir ainsi l’expression et la diction de ce temps-là, à la fois plus lente et plus marquée par l’accent parisien (celui de Julien Carette et de Françoise Rosay). Le cinéaste s’approche d’une certaine Margot, une femme à l’accent grasseyant et typique des faubourgs ; hilare, elle se met à chanter et raconte que son mari est mort d’un cancer de la gorge il y a trois mois : « Je n’ai qu’une petite retraite, c’est pour ça que je fais le tapin maintenant, pour mettre du beurre dans les épinards… je soulage l’humanité souffrante ! » s’exclame-t-elle dans un grand éclat de rire… « Je ne suis pas folle, j’ai tous mes esprits. Allez, au revoir mes chéris. »

Plus loin, Louis Malle croise une jeune femme née en Israël (l’un des plus beaux personnages du film), arrivée à Paris il y a peu, elle vend des perruques synthétiques et multicolores. « Je viens ici parce que c’est un quartier ouvrier et que les gens sont fauchés. — Vous vendez beaucoup de perruques ? — Oui, énormément, tous les jours, aussi bien les femmes que les hommes, notamment les homosexuels qui travaillent chez Madame Arthur. » En 1972, on portait donc des perruques pour s’amuser.

Bonne ambiance

L’ambiance générale est bon-enfant, libertaire, égalitaire. Louis Malle sympathise et tutoie spontanément. Il réconforte une jolie jeune femme blonde à qui l’on vient de voler son sac à main. Le lendemain, il la croise à nouveau, l’embauche comme assistante et lui prête sa caméra pour qu’elle interviewe les passants à sa façon. Il cadre en gros plan son visage rayonnant pendant qu’elle interpelle de façon idiote les hommes du quartier : « Parlez-moi de votre vie sexuelle. — Oh, vous savez ma petite, j’ai eu 36 chaudes-pisses, alors maintenant je me tiens à carreau. »

Le cinéaste rencontre alors un tailleur juif-polonais de Belleville, qui parle avec l’accent de Popeck. « Vous portiez l’étoile jaune pendant la guerre ? — Oui, mais personne ne m’a dénoncé, tous mes voisins m’ont aidé à me cacher. — Aujourd’hui, vous subissez l’antisémitisme ? — Ah, non, pas du tout, la France est un très bon pays ! Il y avait 3 millions de Juifs en Pologne avant-guerre, il n’y en a plus que 10 000 aujourd’hui, pourquoi voulez-vous que j’y retourne ? »

Place de la République est un savoureux concentré de « choses vues », de petites scènes du quotidien prises sur le vif. On y découvre un policier portant le képi, la cravate, les gants blancs et le manteau noir en cuir venu séparer un automobiliste et un gros routier en train de s’écharper pour une place. On y voit un employé municipal portant la casquette et chargé de mettre des PV aux personnes qui urinent sur le trottoir : « Il y en a qui me traitent d’enculé. Si j’avais une matraque, je m’en servirais… Mais je me maîtrise… »

À la réflexion, du Monde du silence (filmé avec le commandant Cousteau en 1956) à Milou en mai (1989) en passant par Lacombe Lucien (1974), tout le cinéma de Louis Malle ne comporte-t-il pas cette dimension documentaire ?


À voir

Place de la République, de Louis Malle, Nouvelles Éditions de Films, 1974, Arte Éditions (DVD).

Shabana Mahmood à l’Intérieur: symbole de diversité ou aveu d’impuissance?

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Londres, hier © James Manning/AP/SIPA

Elle hérite d’un poste empoisonné


Le Royaume-Uni aime les symboles. Et Keir Starmer en a offert un de taille en nommant Shabana Mahmood ministre de l’Intérieur. Âgée de 43 ans, députée de Birmingham, fille d’immigrés pakistanais, musulmane pratiquante, elle devient la première femme musulmane de l’histoire britannique à occuper le poste de « Home Secretary ». Mais derrière la mise en scène, un fait politique : ce remaniement n’était pas prévu. Il a été imposé par la démission d’Angela Rayner, vice-Première ministre et numéro deux du Labour, contrainte de quitter le gouvernement après un scandale fiscal… Fragilisé, Keir Starmer devait réaffirmer son autorité et relancer la dynamique de son exécutif.

Le deal « one in, one out »

Dans ce jeu de chaises musicales, Mme Mahmood hérite d’un ministère difficile  : immigration, sécurité, prisons, lutte contre le terrorisme. Ses prédécesseurs conservateurs s’y sont brûlé les ailes. Sajid Javid, lui aussi musulman d’origine pakistanaise, y avait déjà fait un passage remarqué mais sans infléchir les politiques restrictives. Aujourd’hui, Mme Mahmood se retrouve face aux mêmes urgences : des traversées de la Manche toujours plus nombreuses et un système d’asile saturé.

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Pour répondre à la crise, Londres et Paris avaient conclu un accord inédit : pour chaque migrant arrivé illégalement au Royaume-Uni, un demandeur d’asile devait être accueilli légalement depuis la France. Un mécanisme dit « one in, one out », censé être à la fois dissuasif et humanitaire. Il s’est avéré pour l’instant inefficace et impopulaire. Les traversées n’ont pas diminué, les coûts explosent et les deux pays s’accusent mutuellement d’inaction. Shabana Mahmood devra décider si ce dispositif doit être réformé ou abandonné — au risque de tendre encore un peu plus les relations avec Paris.

La menace de Reform UK

Mais le vrai danger est ailleurs. La montée de Reform UK, le parti de Nigel Farage, change la donne. Sa progression dans les sondages oblige travaillistes comme conservateurs à durcir leur discours sur l’immigration. Même minoritaire, M. Farage impose son agenda et fait pression sur l’ensemble du système politique britannique. Pour Mme Mahmood, cela signifie une équation impossible : rassurer une opinion publique chauffée à blanc tout en préservant l’image progressiste d’un gouvernement travailliste qui se veut inclusif.

La gauche européenne se félicite déjà de voir une femme musulmane à la tête de l’Intérieur britannique. L’image est forte, mais elle n’a rien d’inédit : Sajid Javid l’avait précédée, on l’a dit. Et surtout, le symbole ne résout rien. Le « Home Office » est jugé à l’aune des chiffres — nombre de traversées, efficacité des expulsions, fermeté sur le sol britannique.

Dans un climat où Reform UK gagne du terrain et où les accords franco-britanniques patinent, la diversité affichée risque donc de se fracasser sur la réalité ! Ce remaniement de Keir Starmer, déclenché par la démission d’Angela Rayner, a offert au Royaume-Uni un nouveau symbole : Shabana Mahmood, première femme musulmane à l’Intérieur. Mais l’épreuve du réel s’annonce implacable. Elle devra affronter la même tempête, avec en plus la pression d’un Nigel Farage plus menaçant que jamais. Le symbole est peut-être beau pour les progressistes. Mais dans la Manche, les canots continuent de passer.

Sud Radio populiste? Première nouvelle!

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Pierre Lescure © Bertrand NOEL/SIPA

Moins de 24 heures après l’annonce de sa venue à Sud Radio, Pierre Lescure a décidé de jeter l’éponge. Il a justifié cette décision en pointant du doigt les réactions hostiles qu’elle avait suscitées. Un débat hebdomadaire devait l’opposer à Maud Koffler.


Ainsi Pierre Lescure ne participera pas, chaque samedi, à un dialogue intergénérationnel sur Sud Radio. Il aurait pu, en effet, répliquer à ses détracteurs : « J’ai 80 ans et je vous emmerde » mais il a préféré jeter l’éponge et se retirer avec beaucoup d’élégance.

Bien-pensants

Il paraît qu’on l’aurait confronté à une journaliste d’extrême droite et que cette relation, pour certains, aurait été délétère, voire pire. Ce n’est pas sérieux. Comme si l’on n’avait pas le droit, médiatiquement, de dialoguer avec tout le monde et même, pourquoi pas, avec des personnalités de gauche ou d’extrême gauche ! Faudrait-il donc s’interroger avant chaque sollicitation, avant chaque émission, pour savoir si les questions vont être suffisamment républicaines, consensuelles, bien orientées pour mériter des réponses ? Dans quel monde de fous est-on tombé pour qu’une personnalité comme celle de Pierre Lescure, avec une telle expérience et un tel capital de vie, se soit sentie contrainte d’obtempérer aux oukases de je ne sais quelle dictature de la pensée et bienséance étouffante !

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Sud Radio serait aussi populiste. Ce serait l’opprobre principal qui aurait rendu scandaleuse la participation de Pierre Lescure à ce dialogue hebdomadaire ? Convient-il encore, à supposer que le grief d’être populiste, si l’on parvient à le définir, soit véritablement une tare, de souligner qu’il y a une énorme différence entre le populisme mauvais genre et le populaire fibre démocratique ? Et que Sud Radio, pour ceux qui l’écoutent et en ont besoin chaque jour, relève de la seconde catégorie.

N’importe quoi !

Pourrait-on accepter de considérer que le populisme est une manière de singer le peuple, de le caricaturer, d’en faire trop, de le flatter dans ce qu’il peut avoir parfois de malsain, comme le progressisme dévoyé, tandis que le populaire est naturel, simple, spontané, ne dédaigne pas les grands succès et se réjouit des joies ordinaires ? Le populaire n’est pas une incitation au clivage mais, au contraire, une invitation au rassemblement. Sud Radio est populaire, en est fière et ses nombreux auditeurs l’aiment pour cette tonalité chaleureuse et honnête. Je rêve d’une France où l’on cessera, pour tout et n’importe quoi, les procès de Moscou !

Minneapolis: existe-t-il un terrorisme trans?

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DR.

Robin Westman, auteur d’une fusillade dans une école catholique de Minneapolis, a laissé derrière lui des écrits révélant une grande fragilité psychologique et une transition de genre qui ne lui avait pas apporté de stabilité. Mis en parallèle avec le cas d’Aidan Hale, en 2023 à Nashville, son parcours nourrit les réflexions sur la part que peuvent jouer troubles personnels, contexte culturel et militantisme dans certains passages à l’acte violents.


Le 27 août, un mercredi, juste avant 8h30 du matin, un tireur vêtu de noir, armé d’un fusil, d’une carabine et d’un pistolet, s’est positionné sur le côté de l’église catholique de l’Annonciation, située dans la banlieue résidentielle de Windom, dans la ville de Minneapolis. A cette heure-là, des enfants, âgés de 6 à 15 ans, élèves de l’école attachée à l’église, assistaient à une messe programmée pour marquer la première semaine de la rentrée. Suivant un plan d’attaque préétabli, l’individu armé s’est mis à tirer de nombreuses fois à travers les fenêtres, laissant derrière lui 116 cartouches usagées. Le bilan final de ses victimes, qu’il n’a jamais vues, comprend deux enfants morts – un garçon de 8 ans et une fille de 10 ans – et 21 blessés, dont 18 enfants et trois adultes de 80 ans. Le tireur s’est enfin donné la mort d’une balle de fusil. Par la suite, les autorités ont annoncé l’identité de l’assassin. Ce dernier s’appelait Robin Westman, était originaire du coin et, bien que né un garçon prénommé Robert, avait changé de nom légalement en 2020 car, selon les archives du tribunal qui a enregistré le changement, « cet enfant mineur s’identifie comme femelle et veut que son nom reflète cette identification ».

Les auteurs de fusillades dans les écoles – si nombreuses aux États-Unis qu’on les appelle tout simplement « school shooters » (shooter = tireur) – ont des profils différents. Un des premiers, en 1979, était une jeune femme de 16 ans, Brenda Spencer, qui vivait en face d’une école primaire à San Diego, en Californie. Après avoir tué deux adultes et blessé huit enfants et un policier, elle a expliqué son geste, par lequel elle avait commencé la semaine, en disant : « Je n’aime pas les lundis », paroles qui ont inspiré le tube des Boomtown Rats, « I don’t like Mondays ». A l’école secondaire de Columbine, dans le Colorado, en 1999, deux garçons blancs, de 18 et 17 ans, ont tué 13 élèves et un enseignant et blessé 23 personnes, avant de se donner la mort. Ce crime abominable a fourni le sujet d’un documentaire, Bowling for Columbine, du réalisateur progressiste, Michael Moore, et une fiction, Elephant, réalisée par Gus Van Sant. A l’école primaire de Sandy Hook, dans le Connecticut, en 2012, un jeune homme blanc de vingt ans a fait 27 morts, dont 20 enfants âgés de six et sept ans. Ayant préalablement tué sa propre mère à la maison, il s’est donné la mort. L’assassin de Minneapolis doit être rangé dans la nouvelle catégorie des « tueurs trans » (« trans shooters »), catégorie où il, ou « elle », n’est pas seul. Y a-t-il un lien entre le transgenrisme et la violence dans certaines circonstances particulières ? C’est ce que suggère le gouvernement américain. Selon le directeur du FBI, le crime de Westman constitue un acte terroriste et un crime de haine contre les catholiques. Robert Kennedy, l’équivalent de notre ministre de la Santé, a annoncé une enquête pour savoir si les médicaments pris par le tueur auraient pu influencer son équilibre mental. Et le département de la Justice serait en train de réfléchir à des mesures pour limiter l’accès légal des trans aux armes à feu. Jesse Watters, un animateur de la chaîne conservatrice, Fox News, est allé jusqu’à affirmer que la gauche instrumentalise les enfants transgenres, les transformant en guerriers culturels prêts à attaquer églises, écoles et Donald Trump. S’il est facile d’exagérer la force des liens entre transgenrisme et violence, de tels liens existent, tout en demeurant assez complexes.

Trans shooter 1

La motivation de la « tueuse » trans de Minneapolis est difficile à discerner, bien qu’elle ait laissé – ou parce qu’elle a laissé – un journal manuscrit et des notes abondantes. Certaines pages ont été exhibées comme une sorte de manifeste dans une vidéo postée par Westman sur YouTube mais que les autorités ont enlevée après l’attentat. Dans ses écrits, on trouve surtout un individu à la santé mentale très fragile, pour qui la décision de devenir une femme n’a pas vraiment apporté de soulagement. Elle écrit même : « Je suis fatiguée d’être trans et regrette de m’être persuadée par un lavage de mon propre cerveau ». Ailleurs : « Je sais que je ne suis pas une femme, mais je ne me sens certainement pas un homme ». Une amie avec qui elle a rompu toute relation était une « furry », une de ces personnes qui se déguisent en animal ou plutôt en grande peluche. Westman avoue envier ces « furries » car ils peuvent se donner un nouveau corps et un nouveau visage. On devine que cet individu se sentait plus que mal dans sa peau et que sa transition n’était que l’expression de son instabilité mentale et de son inadaptation sociale. Le problème est que l’annonce d’une transition de genre est toujours accueillie dans les milieux progressistes jeunes comme un acte de courage insigne. C’est quelque chose de positif à célébrer plutôt que le symptôme potentiel d’un déséquilibre psychologique.

Robin Westman sur la vidéosurveillance d’une armurerie de Saint Louis Park, Minnesota, le 23 août 2025.

Globalement, les écrits de Westman sont loin de constituer un manifeste structuré. Ce sont plutôt des divagations incohérentes et contradictoires qui expriment sa haine pour des groupes différents – les juifs, les Noirs, les Mexicains, les chrétiens et Donald Trump. Bref, il détestait tout le monde sans aucun véritable programme politique. Pourquoi a-t-il choisi cette école catholique ? En l’occurrence, il y avait été élève et sa mère y avait travaillé. Mais dans ses écrits on ne trouve aucun grief formulé contre l’établissement. Il a sélectionné ce dernier parce qu’il représentait une cible facile. A ses yeux il offrait « une bonne combinaison d’une attaque facile et d’une tragédie dévastatrice ». Dans son esprit instable, il se voyait comme tout puissant face à ces petits chrétiens incapables de se défendre. Il voulait être « le monstre effrayant et terrifiant qui les domine ».

S’il existe donc un lien entre le transgenrisme de Westman et sa fascination pour la violence, c’est dans son cerveau troublé qui brasse de manière chaotique différents éléments appartenant à une contre-culture radicale, à des discours divers de haine politique et à sa propre inadaptation sociale. Un mélange similaire se retrouve chez son précurseur, le premier « trans shooter » qui était déjà passé à l’acte en 2023…

Trans shooter 2

Le 27 mars de cette année-là, peu après 10h30 du matin, Aidan Hale, 28 ans, entre par effraction dans une école primaire attachée à une église presbytérienne située dans une banlieue de la ville de Nashville, dans le Tennessee. Il tue trois enfants de neuf ans et trois adultes, laissant derrière lui 152 cartouches usagées, avant d’être descendu par la police. Hale, né une fille sous le nom d’Audrey, avait fait une transition de genre annoncée sur Facebook l’année précédente. Entre 2020 et 2022, Hale avait acheté en toute légalité plusieurs armes à feu et, comme Westman, avait planifié son attaque longtemps à l’avance. Comme Westman, il a laissé un grand nombre de journaux et de documents écrits : plus de mille pages réparties dans 16 carnets. Les autorités n’ont pas voulu rendre publiques les élucubrations du tueur. Sa famille, qui a hérité de la propriété de ces textes, l’a transférée aux parents des victimes qui se sont toujours opposés à leur publication. Pourtant, suffisamment de pages ont fuité dans les médias pour donner une bonne idée de l’état d’esprit de l’assassin. Hale souffrait de problèmes de santé mentale depuis son enfance. Sa transition était encore une expression de son instabilité, expression rendue possible par la contre-culture ambiante. Comme Westman, Hale avait été élève à l’école qu’il a attaquée et comme ce dernier n’a formulé aucun grief contre l’établissement : elle (car à 10 ans il était encore une fille) y aurait été plutôt heureuse. Comme Westman, il a choisi sa cible pour sa vulnérabilité. Selon ses notes, les petites victimes seraient « dociles et craintives » et leur mort tragique donnerait plus de notoriété à leur tueur.

Si Westman a été inspirée par l’exemple de Sandy Hook, Hale l’a été par celui de Columbine. Ici, se dessine une motivation qui se rapproche clairement du complexe d’Érostrate, du nom de ce berger de la Grèce ancienne qui a incendié le temple d’Artémis à Éphèse uniquement pour se rendre célèbre. Dans le cerveau enfiévré de Hale, il s’agissait d’infliger le plus de mal possible afin d’atteindre à la célébrité. Il imaginait que son acte donnerait lieu à des livres, à des documentaires et même à un musée où seraient exposées ses armes à feu, ainsi que des objets liés à d’autres fusillades. Hale voulait donner un sens à sa vie, avant de mourir, en ôtant la vie à d’autres. Plus le nombre de victimes serait élevé, plus le tueur aurait de notoriété, augmentant ses chances d’atteindre à une forme d’apothéose. Mais les termes dans lesquels il exprimait sa haine de ses futures victimes empruntaient beaucoup au vocabulaire de la justice sociale. Il disait détester ces « petits salauds de Blancs » (en anglais, « crackers », un terme d’opprobre pour les Américains d’origine européenne) avec leurs « privilèges blancs ». Il voulait « tuer ma propre race » et se focalisait uniquement sur des enfants blancs afin de ne pas être accusé de racisme. Ainsi, sa motivation devait être en quelque sorte pure pour justifier l’apothéose espérée.

Grand soir ou jour de vengeance ?

L’exemple glaçant de ces deux cerveaux malades montre qu’ils n’obéissaient pas à quelque programme politique révolutionnaire, mais que leur délire recyclait des fragments et des slogans appartenant à un tel programme qui restait associé, de près ou de loin, à leur transition de genre.

Il est possible de dresser une certaine catégorisation des personnes transgenres en termes de leur engagement – ou non – en faveur d’une cause politique et sociale.

A cet égard, quatre groupes très généraux, aux frontières parfois floues, deviennent visibles : 

  • Il y a les « transsexuels », comme on disait autrefois, c’est-à-dire surtout des hommes qui ont féminisé leur corps, au moins partiellement, afin de servir de prostituées. Il s’agit d’une catégorie de personnes qui sont présentées avec beaucoup de sympathie et de compréhension par notre collègue, Yannis Ezziadi, dans le reportage qu’il a réalisé dans le Bois de Boulogne cet été et qui est publié dans le numéro actuel de Causeur. Ces personnes représentent une tradition qui antédate l’idéologie contemporaine du transgenrisme. Elles exercent aussi une profession très dangereuse : quand on cite les statistiques de transgenres assassinés dans le monde, la vaste majorité ne sont pas des militants ou des bourgeois, mais des prostituées au Brésil ou au Mexique. 
  • Il y a quand même des adultes qui choisissent librement de transitionner pour se sentir pleinement eux-mêmes, et qui transforment leur corps en conséquence. Il s’agit encore une fois d’une tradition qui remonte au moins aux années 1970. Un exemple plus récent serait l’ancien sportif américain de haut niveau, William Bruce Jenner, qui a fait son coming out trans en 2015 comme Caitlyn Jenner. Son transgenrisme ne l’a pas empêché d’être un candidat républicain ou de travailler pour Fox News.
  • Il y a ceux pour qui leur transition de genre est inséparable de leur engagement en faveur de la « justice sociale », autrement dit une lutte contre le capitalisme, le colonialisme, le racisme, le patriarcat et – inévitablement – Israël. Dans certaines circonstances, cette lutte embrasse des formes plus violentes justifiées par le supposé besoin de combattre le « fascisme », c’est-à-dire la société occidentale contemporaine. Ce sont les personnes de cette catégorie qui veulent convertir d’autres personnes, surtout les jeunes, au transgenrisme.
  • Enfin, il y a les personnes qui transitionnent parce qu’elles sont psychologiquement fragiles, mal adaptées à la vie en société ou incapables d’assumer leur sexualité. Étant vulnérables, ces personnes peuvent subir l’influence de celles de la catégorie précédente, les activistes.

Il devrait être évident que, si le transgerisme représente un danger potentiel pour la société, c’est à travers les acteurs des deux dernières catégories, et non ceux des deux premières. Les liens entre le transgenrisme et certains militants ultraradicaux, notamment antifascistes ou « antifa », ont été révélés par les nombreux travaux d’Andy Ngo, l’auteur de Démasqués. Infiltré au cœur du programme antifa de destruction de la démocratie. En 2023, la revue américaine Newsweek a parlé d’un mouvement qu’elle a baptisée du nom de « trantifa » qui combine les militantismes transgenre et antifasciste. De manière régulière, les activistes, particulièrement les femmes trans (auparavant des hommes), menacent de violences voire de mort les féministes qui militent pour la protection des droits des femmes, celles qui, comme Dora Moutot ou Marguerite Stern en France, auteurs de Transmania, sont traitées par les idéologues trans de « TERF » (« Féministes radicales excluant les personnes trans »).

Pourtant, il existe aussi toute une imagerie violente qui entoure certaines expressions de l’activisme trans. En 2010 a été lancé une Journée internationale de visibilité transgenre qui, tous les 31 mars, est censée être l’occasion de célébrer la libération moderne des personnes trans. Depuis, cet événement a été détourné par des groupes anarchistes et anticapitalistes pour en faire, non le « Trans Day of Visibility » mais le « Trans Day of Vengeance », la « Journée de la vengeance trans ». Ce détournement a probablement commencé avec un EP, comportant cinq chansons, sorti aux États-Unis en 2016 et encensé par les critiques spécialistes de la musique contemporaine. Il s’agit de Trans Day of Revenge du groupe G.L.O.S.S. (Girls living outside society’s shit – « Filles qui vivent en dehors de la merde de la société ») qui, par exemple, détourne le titre de John Lennon, « Give peace a chance » pour en faire « Give violence a chance ». Le message de tous les morceaux est clair : face à la transphobie, une attitude pacifiste est inexcusable, il faut que les trans persécutés réagissent à la violence par la violence.

Fin mars 2023, après l’attentat de Nashville, le réseau social X a effacé des milliers de posts parlant de la Journée de la vengeance trans. Une manifestation portant ce titre qui devait avoir lieu le 31 devant la Cour suprême à Washington a été annulée. La proximité dans le temps de l’attentat et de l’imagerie véhiculée par une telle Journée de vengeance était beaucoup trop problématique. Mais depuis, le 31 mars est régulièrement détourné par des activistes radicaux aux États-Unis, au Canada, en Australie ou en France. Par exemple, à Montréal cette année, une foule de manifestants (jusqu’à 700, selon une revue en ligne publiée par des étudiants de l’université de Concordia), portant masques et keffiehs, a bombardé la police de projectiles et de peinture et vandalisé la façade du siège social du groupe de médias, Québecor. Tous les groupes radicaux derrière ce genre d’événement ont les mêmes éléments de langage : il faut lutter contre des « génocides », « la montée du fascisme », « le modèle de famille patriarcal » et la « fascisation de l’Occident ». Leur slogan de base annonce que la solution, ce n’est pas la visibilité mais la violence. Les défenseurs de l’idéologie transgenre prétendent que le terme, Journée de la vengeance trans, a été instrumentalisé par l’extrême-droite pour faire croire que les militants trans sont plus violents qu’ils ne le sont. La violence serait « symbolique », mais il est clair qu’il y a une scission au sein des militants entre ceux qui sont pacifiques et ceux qui croient à la violence, et qui traitent les premiers d’« assimilationnistes » et d’« innocentistes ».

Un culte mortifère

Dans ces milieux radicaux, le transgenrisme offre aux Blancs et surtout aux hommes une opportunité inespérée pour faire partie d’une minorité persécutée. Dans la rhétorique pratiquée par les militants, il y a une supposition implicite selon laquelle les trans constitueraient l’avant-garde même de la lutte contre les capitalistes, les hétéros et tutti quanti.

On objectera que ces milieux sont marginaux, mais ils constituent des réseaux qui sont partout en Occident et leur langage violent, ainsi que leur doctrine transgenre, peuvent toucher et même enflammer les esprits de personnes plus fragiles sur le plan psychologique.

Un exemple préoccupant est celui du groupe des « Zizians », une demi-douzaine de jeunes trans américains responsables d’un certain nombre de morts et d’actes de violence. En novembre 2022, le propriétaire d’un parc de maisons mobiles en Californie a été sérieusement blessé au cours d’un affrontement avec trois locataires. Ces derniers, tous trans ou non-binaire et végans, avaient l’habitude de se promener nus mais armés jusqu’aux dents. En janvier, cette année, le proprio, qui devait témoigner au tribunal, a été assassiné, probablement par un copain d’une des trois. Ils étaient tous disciples d’une sorte de chef de secte, Jack « Ziz » LaSota, un (ou une) trans obsédé par un combat entre le Bien et le Mal qui aurait lieu à l’intérieur de chaque cerveau humain. Fin 2022, à Philadelphie, deux parents ont été tués chacun d’une balle dans la nuque. Leur fille non-binaire, disciple de « Ziz », est accusée des meurtres. Fin janvier, cette année, près de la frontière avec le Canada, deux autres trans disciples de « Ziz » ont tué un policier, avant que les forces de l’ordre n’abattent l’une d’entre elles et arrêtent l’autre. Ici, nous voyons le transgenrisme transformé en culte permettant à un individu charismatique mais perturbé d’exercer une influence néfaste sur d’autres personnes plus fragiles encore. Comme dans les exemples des deux « trans shooters », dont le plus récent de Minneapolis, l’élément de l’idéologie transgenre susceptible de faire le plus de ravages est celui qui prône une opposition irréductible à tout ce qui est « normal ». Cet aspect doit être extirpé du transgenrisme si l’on veut non seulement favoriser l’intégration des personnes trans dans la société, mais aussi prémunir celle-ci contre les dérives violentes d’un militantisme sectaire d’extrême gauche.

Famille je vous aime

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Cécile Guilbert © Jean-Francois Paga/opale.photo

Les chers disparus de Cécile Guilbert sont un frère, un cousin, des grands-parents. Leur destin est étonnant et leur mort parfois tragique. Dans Feux sacrés, elle explore ses secrets de famille, ténébreux et salvateurs. Cette mise à nu au grand style est l’une des pépites de cette rentrée littéraire.


Les lectures qui comptent restent gravées en nous. Je me souviens toujours des lieux où des pages m’ont émerveillé. C’est sur un banc de la place Winston-Churchill, à Neuilly, que j’ai plongé dans Feux sacrés, le dernier livre de Cécile Guilbert : nul doute que je ne l’oublierai pas. Pour son livre le plus intime, elle a opéré un dévoilement, une mise à nu où l’élégance du style est à la fois une pudeur et une quête de vérité. Celle qui semble avoir défait ses chaînes par un gai savoir entreprend ici une généalogie de sa mystique. Née dans une famille peuplée d’êtres rares, où l’extravagance n’est pas un vilain mot, la jeune Cécile est une adolescente aussi obscure que lumineuse. Aux côtés d’un cousin, âme sœur jumelle, elle se forme aux plaisirs, goûte mille ivresses, accélère la vie jusqu’au vertige. Ils partagent leurs découvertes, se conseillent mutuellement les écrivains qui excitent leur esprit : Nietzsche, Lautréamont, Baudelaire sont des éducateurs. Jusqu’au drame, le premier, qui fait germer une métamorphose intérieure chez la jeune fille. Le suicide de ce cousin bien-aimé est un choc fondateur. Inspirée par une tante originale, amatrice de yoga et de croyances hindoues, vivant dans un appartement de la rue Saint-Sulpice parmi les fumées d’encens et les arômes de thé noir, Cécile Guilbert s’approche de ces disciplines pour la première fois. L’ascèse n’est pas encore au rendez-vous, mais elle ne rechigne plus à ouvrir quelques livres conseillés. Ce n’est qu’un début.

Larmes libératrices

Quand je la retrouve sur la terrasse d’un restaurant égaré non loin de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, je connais déjà sa voix étonnante qui mêle les velours graves aux éclats de rire cristallin. Beaucoup de sa nature se trouve dans ces contrastes mélodieux. Son énergie claire est communicative. Instantanément, nous nous égayons en parlant de nos admirations communes, de nos goûts siamois. Sensible aux signes, Cécile Guilbert me rappelle que je porte le même prénom que ce cousin disparu, admiré et dont le souvenir est intact.

La sortie de ses Feux sacrés est appréhendée autrement que ses précédents livres. Jamais elle n’a écrit avec tant de ferveur sur ses secrets intérieurs, ténébreux et salvateurs. Nous suivons ce chemin avec bonheur, au gré de beaux portraits brossés par cet auteur qui a commencé sa carrière littéraire avec un essai sur Saint-Simon. Philippe Sollers, dont la carte postale envoyée de Venise en 1994 trône en bonne place sur sa bibliothèque, est évoqué comme maître et complice ; Malek Abbou, l’ami et auteur du colossal Labyrinthes (Bouquins) est lui aussi convoqué avec une délicate affection ; mais surtout son mari Nicolas, présence essentielle, partenaire de certaines de ses échappées en Inde, allié doux et solide dans les drames qui ponctuent sa vie et cet ouvrage, sans doute le meilleur de la rentrée littéraire.

Le récit de l’agonie de sa grand-mère adorée est un passage central du livre, un moment capital de l’existence de Cécile Guilbert qui accompagnera jusqu’à la fin, main dans la main, cet être dont le corps mourant est scruté avec une curieuse fascination. Il y a là une caractéristique de cet écrivain qui n’ignore jamais la chair, chante ses joies et ne peut négliger sa déchéance. Parmi ces défunts chéris, il y a aussi cet oncle tourné vers l’Inde. En guise d’adieu à la vie matérielle et terrestre, il ira mourir là-bas. Sa nièce, Cécile, sera de ce dernier voyage. Et c’est en croisant le regard profond d’un grand sage (ou guru) dans son ashram que la révélation la frappa, laissant échapper de ses yeux des larmes libératrices. Même si le mot conversion ne la convainc pas, quelque chose de ce genre s’est produit. En tout cas, sa vie en est changée et ce sont ses morts qui ont opéré en elle ce changement. Feux sacrés atteint des sommets de style, fleurissant et baroque, lorsqu’elle conte ses voyages en Inde. Étourdissants portraits de villes, Bénarès en tête. On plonge dans ces vastes forêts de rues où la vie grouille, où les odeurs explosent, où les couleurs dynamitent la vision. Le climax est atteint lors de la description magique et troublante de ces rites mortuaires où un brasier éternel accueille le corps des morts et le consume dans une joie sacrée qui a inspiré le beau titre de ce grand livre – qui est parvenu à enthousiasmer ma nature farouche aux arrière-mondes hindous.

Ciel noir

L’émotion emporte tout quand Cécile Guilbert évoque la fin tragique de son frère, seul, chez lui. Pour la première fois à ce point, le désespoir emporte tout sur son passage. Abîmée par le chagrin, elle ressasse en boucle ce qui a pu causer cette mort mystérieuse, imagine le cadavre en décomposition, massacre sa vie intérieure. Elle s’en sortira, petit à petit, et une nouvelle libération se fera lors d’un autre voyage avec un autre maître spirituel.

Dans son appartement, sorte d’atelier d’artiste qu’elle nomme sa « cabane », Cécile Guilbert bondit d’un fauteuil à l’autre (sa robe noire se fait entendre en frottant les différents tissus), pleine d’énergie, de vivacité d’esprit. Nous parlons de Roberto Calasso, des éditions du Promeneur, des beautés de l’Italie, et divaguons en dilettantes. Comme un point final à cette belle journée, elle s’effondre élégamment dans une marquise et laisse filer son regard vers les fenêtres. Elle tire sur sa cigarette électronique, songeant à nos derniers propos concernant le soin donné au décor de son intérieur : « C’est vrai, j’habite dans un environnement proche de celui de mon oncle et ma tante, dans lequel j’aimais évoluer enfant. Je n’y avais jamais pensé. » Voilà, l’enfant terrible et épris de liberté n’ignore donc plus ses racines et le feu sacré dont elle est issue. Mais espérons désormais que ces Feux sacrés ne soient pas ignorés et resplendissent dans le ciel noir en dessous duquel nous sommes abandonnés.

Feux sacrés, Cécile Guilbert, Grasset, 2025. 400 pages

Feux sacrés

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Ces meutes qui ont pourri l’été

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Paumés, violents, sexuellement frustés : le nouveau péril jeune. Le dossier de septembre du magazine "Causeur" © OpenAI/Causeur

Cet été, des hordes adolescentes ont envahi des piscines, saccagé des marchés et pourri des fêtes de villages. Cette violence sans cause révèle une génération perdue, privée de langage et incapable de réprimer ses instincts.


La modestie ne fait pas partie des (nombreuses) qualités d’Emmanuel Macron. Quand le président reconnaît qu’un problème lui échappe, il faut donc le croire. En juillet, dans l’avion le ramenant du sommet du G7, il faisait cette confidence à Emmanuel Carrère : « Je n’ai jamais été un adolescent. Je n’aime pas les adolescents. Je ne les comprends pas. C’est ma femme qui les comprend[1]. » On peut trouver ce propos étonnant venant d’un homme qui a connu son épouse à 15 ans et qui, à en croire l’écrivain, aime arborer, voire malaxer, les biceps acquis lors des séances de musculation. Mais on ne lui jettera pas la pierre car c’est toute la France qui semble ne plus rien comprendre à sa jeunesse, en tout cas à cette jeunesse qui ne se fait plus entendre que par la violence et le désordre[2]. Des adolescents incapables d’endurer la moindre frustration ne conçoivent pas de sortir sans couteau – ou toute autre arme blanche comme la machette qui a tué le jeune Elias dans le 14e arrondissement à Paris. Les 3 000 jeunes qui se font pincer chaque année pour port d’une lame constituent une infime proportion de malchanceux.

Des émeutes aux meutes

Cet été, des bandes de jeunes hommes, souvent âgés de 14 ou 15 ans, ont été à l’origine de scènes de chaos jusque dans des bourgades de Suisse romande. Pour Gil Mihaely (page 32 de notre magazine en vente), cette explosion de violence sans cause révèle le passage de l’âge des émeutes à celui des meutes. Les ravages qui ont suivi la mort de Nahel avaient au moins un vague alibi politique. Les hordes qui ont envahi des piscines, saccagé des marchés, pourri des fêtes de villages cassent pour casser. Par ennui, suivisme et rage impuissante. Malgré leur attirail de black blocks, pas sûr que ceux qui ont semé l’épouvante au festival de théâtre de rue d’Aurillac échappent à cette spirale nihiliste. Il ne suffit pas de s’affubler d’une cagoule pour être l’avant-garde du prolétariat. En plus de ces dévastations en groupe, on enregistre des meurtres d’impulsion liés à des différends microscopiques, comme celui de Liroye à Orléans, que relate Jean-Baptiste Roques dans notre dossier du mois, d’immondes agressions de personnes âgées, des règlements de compte entre bandes rivales n’ayant pas une traître idée de ce qui les oppose, sans oublier les nombreux crimes liés au narcotrafic.

Cette violence variable dans son intensité et ses formes témoigne d’un climat mental anomique qui, bien au-delà des casseurs, voyous et criminels, dessine une génération « désinsérée, dépourvue d’avenir », selon les mots de Pierre Vermeren. Ce n’est pas toute la jeunesse, mais une partie suffisamment importante pour que cela affecte et inquiète tout le pays.

On aimerait une explication simple – et des coupables à désigner. Dans les bistrots et sur les réseaux, on ne fait pas dans la dentelle. Si dans nos campagnes, nos filles et nos compagnes ont peur, c’est à cause de l’immigration. Ne nous racontons pas d’histoire, une proportion notable des délinquants et criminels impliqués dans les violences en bande sont des descendants de l’immigration africaine et maghrébine qui ont importé sur notre sol la culture du clan et son code d’honneur tordu[3]. Mais d’abord, cette culture se déploie désormais au-delà des quartiers immigrés, dans les classes moyennes et populaires blanches où fonctionne une forme d’assimilation à l’envers. La destruction des cadres traditionnels de la socialisation ne s’est pas arrêtée à la frontière des quartiers. Pour Charles Rozjman, nous avons engendré une génération de mineurs isolés. Ensuite, si on a laissé une partie des immigrés et de leurs descendants constituer une contre-société (et même plusieurs), ils n’en sont pas les seuls ni même les premiers responsables. Une grande partie des élites politiques, économiques et culturelles ont œuvré à l’édification d’une société multiconflictuelle, dénigrant la culture française pour encenser toute identité venue des anciennes colonies.

Agence nationale de la cohésion des territoires: peut mieux faire

Les sociologues excusistes s’ingénient à rhabiller les délinquants en survêtement en victimes – de la pauvreté, du racisme et du colonialisme jamais mort. Pour l’Agence nationale de la cohésion des territoires (qu’on est heureux de financer même si ses résultats en termes de cohésion semblent limités), la violence « se distribue aussi dans les épreuves du lien social et s’exprime à travers le mépris social (injustices, inégalités, discriminations) et dans ce que Pierre Bourdieu nommait la misère de position […]. Dès lors, il peut y avoir, non pas un conflit entre ces deux violences mais un retournement de la violence subie en lien avec l’espace social vers une violence adressée à quelqu’un. » Traduction, parce que je suis sympa : si des racailles brûlent des écoles maternelles, c’est parce que la société est violente avec elles. Cela n’empêche pas les auteurs de pointer, avec une belle incohérence, le prétendu manque d’investissement dans les quartiers défavorisés. Il faut construire plus de médiathèques pour que les jeunes révoltés puissent les détruire.

Les sociologues ont raison sur un point. Des jeunes gens ne peuvent pas être tenus pour les seuls responsables de ce qu’ils sont. S’ils sont incapables de prendre leur place dans ce monde et d’y contribuer, c’est parce que les adultes ont failli à leur mission qui est précisément de les y introduire. On a détruit les enfants à coups de bienveillance, en renonçant à leur enseigner la contrainte, autant dire à en faire des êtres civilisés capables d’éprouver de la honte et de réprimer leurs instincts. « Tout est disponible, rien n’est transmis », résume Rozjman. De sorte que beaucoup sont dépourvus du surmoi qui empêche le passage à l’acte. Conséquence logique, la destruction de l’école au profit de la vie numérique aboutit à ce qu’une masse croissante de jeunes et d’adultes ne possède pas les mots pour penser le monde où elle vit. Faute de langage, on cogne.

On accuse à raison la « génération lyrique[4] » d’avoir destitué la fonction paternelle, mais celles qui ont suivi s’en sont parfaitement accommodées. Aujourd’hui, elles poursuivent le boulot en s’attaquant à la masculinité, décrétée universellement toxique (voir les textes de Jeremy Stubbs et Simon Evans dans notre magazine). Quand on serine à un adolescent accueillant ses premiers émois que la virilité est un crime, rien de très bon ne peut arriver le jour où l’inhibition saute.

Rassurez-vous, l’avenir radieux promis aux générations futures, c’est un monde sans pères ni hommes, peuplé de mamans et de bébés. Il advient déjà avec ces trentenaires qui, dans le monde entier, redécouvrent les joies de la tétine (au grand dam des autorités sanitaires qui ne redoutent pas l’infantilisation, mais les problèmes dentaires). Une mode qui ne serait pas, a-t-on entendu, évidemment sur France Inter, « le signe d’une régression psychique mais d’une protestation sociale ». En attendant, quand les adultes s’adonnent à la tétine, on ne s’étonne pas que les enfants réclament des couteaux.


[1] « The Shining: my trip to the G7 horror show with Emmanuel Macron », Emmanuel Carrère, The Guardian, 15 juillet 2025.

[2] Brigitte Macron est certainement une exception, raison pour laquelle nous l’avons sollicitée et espérons bien qu’elle trouvera le temps dans les prochains moins de nous éclairer sur ce sujet crucial.

[3] Faut-il préciser que cela ne signifie pas qu’une proportion notable des immigrés sont des délinquants, oui sans doute.

[4] Titre d’un puissant essai de l’essayiste canadien François Ricard sur la génération 68.

Des civils et des militaires, à Gaza et ailleurs

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Gaza City, 5 septembre 2025. Tsahal intensifie ses frappes malgré la réprobation internationale © Omar Ashtawy / apaimages/SIPA

Le terrible affrontement entre le Hamas et Israël donne l’impression étrange de transgresser la quasi-totalité des lois écrites ou coutumières d’une guerre. Analyse.


La guerre de Gaza est une guerre étrange à bien des égards. On y voit des preneurs d’otages exiger un cessez-le-feu avec l’appui de plusieurs dirigeants européens, mais sans avoir à relâcher leurs otages. L’Egypte, pays ami des Palestiniens, boucle sa frontière pour les empêcher, par solidarité, de fuir les combats. L’aide internationale est détournée par ce qui tient lieu d’Etat, pour la construction d’un réseau de 500 kms de souterrains militaires, la population civile ne disposant, elle, d’aucun abri. Des infrastructures civiles sont utilisées pour dissimuler les combattants, faisant ainsi des civils le rempart des combattants et non l’inverse comme il était, pensait-on, de règle[1].

Dans le cadre du conflit déclenché par le Hamas le 7 octobre 2023 en pleine connaissance de l’inévitable riposte israélienne, ces transgressions des lois écrites et coutumières de la guerre ont considérablement aggravé le nombre de victimes dans la population civile palestinienne et réduit celle-ci à des conditions de vie de plus en plus précaires. Mais la propagande du Hamas défend avec succès la thèse que c’est Israël qui en est entièrement responsable.

L’inversion des responsabilités

Israël, attaqué sauvagement le 7 octobre, sans distinction de cibles civiles et militaires, et dont 250 ressortissants ont été enlevés, a réagi avec la supériorité militaire qui est la sienne.

Cependant, son armée, seule au monde à le faire, se prive de l’avantage de la surprise en prévenant les populations de l’imminence de ses offensives ou de ses bombardements. Les Israéliens n’en sont pas moins accusés de génocide par une organisation qui, elle-même, a inscrit dans sa charte la destruction d’Israël et l’extermination des Juifs. Et ça marche. Israël peut bien organiser, tant bien que mal dans le chaos de la guerre, le ravitaillement de la population, voire vacciner les enfants, cela n’empêche ni les écervelés de nos universités ni MM. Mélenchon et de Villepin d’entonner l’air du génocide.

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Une telle inversion des responsabilités, une telle confusion morale, ne peut prospérer que sur une fêlure préexistante, qui est évidemment le millénaire antijudaïsme chrétien et musulman. Lequel implique, cerise sur le gâteau et classique du genre, qu’Israël soit tenu responsable de ce regain antisémite. Mais cette dérive ne serait sans doute pas possible à une telle échelle si notre époque n’était celle d’une radicale amnésie historique. L’idée occidentale que des valeurs pacifiques immanentes, codifiées dans le droit, sont les seuls guides légitimes de l’action nous a tout simplement fait oublier ce qu’est la guerre.

Distinction et confusion des civils et des militaires

Longtemps, elle a été une chose aussi horrible que simple : l’affrontement paroxystique de deux groupes humains en vue de soumettre l’autre à sa volonté. A cette fin, des hommes armés cherchaient à s’infliger les uns aux autres le maximum de dommages. Ils ne constituaient pas pour autant à eux seuls l’ennemi. L’ennemi c’était la société adverse dans son ensemble. Jusqu’aux guerres de religion et singulièrement à la Guerre de Trente ans (il semble bien que la France ait alors inventé la guerre terroriste), les civils ne constituaient pas systématiquement une cible des gens d’armes, mais on n’hésitait pas à les faire souffrir par les pillages ou par des sièges qui visaient à affamer une ville jusqu’à sa reddition. Qui aurait eu alors l’idée saugrenue d’une assistance humanitaire aux assiégés ?

La distinction entre gens d’armes et civils a été longtemps plus pratique que théorique. Si l’on combattait le militaire d’en face, c’est parce qu’il était armé et donc directement dangereux. Mais le civil était tout aussi bien l’ennemi. En France pendant presqu’un siècle, tout Allemand a été un Boche, et les Alliés n’ont pas hésité à le rôtir à Hambourg ou à Dresde.

Le XXe siècle, renouant le fil des guerres de religion, a, sur une grande échelle, traité les civils comme des cibles. Les guerres, civiles ou pas, sont devenues prétextes à l’extermination de telle ou telle catégorie de population : les Arméniens, les koulaks, les Juifs. Simultanément, la mécanisation a permis l’industrialisation du meurtre dans les camps nazis, mais aussi les bombardements aériens qui ignorent la distinction entre civils et militaires et permettent de raser des villes entières. Ce sont ces horreurs qui ont conduit à la codification de la protection des civils par la quatrième Convention de Genève en 1949.

Le paradoxe est que cette distinction s’est imposée dans le droit international au moment-même où les insurrections anticoloniales développaient la stratégie des attaques terroristes sur les civils, et celle du poisson dans l’eau, c’est-à-dire de l’invisibilisation des combattants dans la population. On se souvient du débat Sartre-Camus sur la légitimité du terrorisme anti-colonial. Le Hamas n’a rien inventé, il a simplement poussé ces stratégies au degré de férocité qu’autorise la haine religieuse. Le Viet-Cong avait lui aussi construit des réseaux souterrains à Vinh-Moc ou à Cu-Chi mais ils n’étaient pas réservés à ses combattants, toute la population y trouvait refuge.

On peut lire les conflits contemporains au prisme de ces deux visions opposées du rapport militaires/civils.

A une extrémité du tableau figure le conflit russo-ukraininen. La distinction civils/militaires est fortement affirmée de part et d’autre. Les bombardements sont ciblés sur des infrastructures militaires ou stratégiques même si les dommages collatéraux sont fréquents et, malheureusement, de plus en plus. Mais les décomptes de victimes s’énoncent en unités ou en dizaines, très loin des milliers, dizaines de milliers des « bombardements de zone » de la Seconde Guerre mondiale.

A l’autre bout, on trouve les conflits africains. Aucune distinction entre population civile et combattants ; la tribu, le clan, l’ethnie d’en face est l’ennemi, est comme tel une cible légitime dans son ensemble. D’où les massacres, les affamements, dont la presse internationale se fait chichement l’écho.

Le goût des victimes, une pulsion de mort

Le conflit de Gaza est largement déterminé par l’affrontement des deux visions opposées du rapport militaires/civils. C’est une guerre urbaine où l’on combat maison par maison, où chaque infrastructure est un piège potentiel. Dans de tels conflits, seule l’évacuation de la population civile garantit sa sécurité. Là, elle est interdite par l’Egypte et les autres pays arabes, et n’existe que sous la forme d’incessants et insupportables déplacements suite aux préavis israéliens. Pour toutes les raisons énoncées plus haut les pertes civiles sont donc importantes, même si elles sont proportionnellement moindres qu’à Mossoul en 2016 où ceux qui font aujourd’hui la leçon à Israël n’ont pas hésité à raser des quartiers entiers.

Le décompte des victimes est effectué chaque jour avec une étonnante précision par un « ministère de la Santé du Hamas » dont on a à cette occasion appris l’existence[2]. Si dans le conflit russo-ukrainien, les belligérants cherchent à minimiser leurs pertes qui sont des signes d’affaiblissement, le Hamas cherche à les maximiser car le décompte des pertes, toutes qualifiées de « civiles », est le leitmotiv de la mobilisation internationale en sa faveur.

Si le XXe siècle a été celui de l’industrialisation de la guerre, le XXIe est celui de sa médiatisation: les medias internationaux construisent des opinions publiques qui déterminent le soutien matériel et financier des puissances aux belligérants. Les médias et plus encore le cyberespace constituent aujourd’hui un méta-champ de bataille qui interagit avec le théâtre d’opérations.

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Cette guerre symbolique est structurée par l’opposition entre, d’une part, un droit international qui s’efforce de distinguer les militaires et les civils, et, d’autre part, une pratique qui n’a que faire de cette distinction (les civils utilisés comme boucliers des combattants ou considérés comme des cibles légitimes d’attaques terroristes). L’avantage va aux barbares, qui jouent sur les deux tableaux quand leurs adversaires sont sommés par tous les idéalistes de la planète, ou se faisant passer pour tels, de respecter scrupuleusement la distinction.

Nouvelle version du « Viva la muerte ! », l’exposition au regard international des souffrances des enfants offre un tel bénéfice politique qu’il n’est pas question de les limiter, mais qu’elles sont mises en scène par ceux dont le devoir, dans toute société qui se respecte, serait de tout faire pour protéger les enfants et non de les exhiber.

Cette vérité, malgré l’abondance des preuves, n’a pas trouvé sa « fenêtre d’Overton », on n’en veut pas. J’ai évoqué la résurgence des pulsions antisémites, trop heureuses de pouvoir s’ébattre dans les moites effluves du camp du Bien après tant d’années de confinement ignominieux. Mais le « Sud global », hors monde musulman, n’est pas antisémite. Il est attentif au discours décolonialiste qui assigne à Israël le rôle du dernier colonisateur, autrement dit du super-blanc, autre version du salaud ontologique.

Quant à notre Occident, il a la religion des victimes innocentes pour reprendre les mots si justes de Charles Rojzman[3]. Il déteste ceux qui préfèrent le combat à la plainte. Les 1200 morts du 7-Octobre sont effacés par la volonté d’Israël de faire face et d’éliminer l’ennemi. Faire la guerre est une faute de goût, «tu n’auras pas ma haine » est notre mot d’ordre. Ce sont les victimes et non les héros qui nous font vibrer car nous pouvons nous identifier à celles-là et non plus à ceux-ci. Alors, vivent les malheureux Palestiniens et A bas les Juifs – pardon les Israéliens. Cette préférence sans discernement pour les victimes voudrait passer pour un progrès de la civilisation occidentale, elle n’est qu’un aspect de ce que Jean Vioulac a justement repéré comme sa pulsion de mort[4].


[1] Les entrées des tunnels ont été trouvées dans des maisons d’habitation, parfois dans des chambres d’enfants.

[2] La validation de ces décomptes par des agences de l’ONU, que ne manque jamais de souligner la grande presse, ne constitue pas une confirmation crédible tant on sait que depuis des décennies cette organisation manifeste un constant parti-pris anti-israélien.

[3] “Le Palestinisme: invention d’une religion”, Causeur 16 août 2025

[4] Cf Jean Vioulac « La catastrophe qui vient » Le Grand Continent 30 mars 2024.