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Samuel Fitoussi: pourquoi on a raison d’avoir tort

Entretien avec l’auteur de « Pourquoi les intellectuels se trompent » (L’Observatoire, 2025)


Samuel Fitoussi: pourquoi on a raison d’avoir tort
Samuel Fitoussi © Hannah Assouline

Dans un essai appelé à devenir un classique, Samuel Fitoussi montre comment le monde intellectuel se trompe si souvent et si doctement. Selon lui, les milieux sur-éduqués sont devenus des citadelles ultra-conformistes et déconnectées de la réalité, où règnent l’endogamie sociale, le sentiment d’impunité et la peur d’être excommunié.


Causeur. Les sciences du cerveau affirment que nos sentiments sont dictés par la chimie. Et voilà que, selon vous, nos idées sont déterminées par leur valeur sociale dans notre milieu. Qu’est-ce qui nous appartient, si nous sommes le produit de notre biologie et de notre sociologie ?

Samuel Fitoussi. Nous sommes biologiquement prédisposés par l’évolution à adorer le sucre, mais cela n’est pas une fatalité : nous pouvons, au prix d’un effort sur nous-mêmes, résister à une part de gâteau au chocolat. De même, nous sommes prédisposés à adhérer à certaines croyances (notamment celles qui nous confèrent un statut social) mais il est possible, au prix d’un effort intellectuel, d’examiner ces croyances avec rigueur.

Heureusement, votre règle selon laquelle une vérité ne s’impose que si elle est socialement valorisante n’est pas universelle : sinon point de Galilée. Si des hommes n’avaient pas cherché la vérité plus que les honneurs, ils n’auraient jamais tué Dieu ni inventé la démocratie. Cette destitution de la vérité est-elle une spécificité de notre époque ?

Je ne crois pas qu’il existe une spécificité de notre époque dans le rapport à la vérité. Il est fréquent d’entendre que nous vivons dans un monde de « post-vérité », où plus personne n’accorderait d’importance aux faits. En réalité, toutes les factions idéologiques tiennent à la vérité, c’est pourquoi elles projettent leurs certitudes quant à ce qu’elles croient être la vérité sur l’actualité, discréditent certaines informations et pas d’autres. Orwell raconte que pendant la guerre civile espagnole, tout le monde croyait aux rumeurs faisant état d’atrocités commises par l’ennemi, mais jamais aux rumeurs inverses. Non pas car nul n’accordait de valeur à la vérité, mais plutôt car tous utilisaient leurs certitudes (la nature vertueuse de leurs camarades, la dépravation morale de l’ennemi) pour évaluer la fiabilité des rumeurs. Gardons par ailleurs en tête que lorsqu’une vérité est impopulaire, elle est souvent considérée comme un mensonge dans le référentiel de son époque. C’est pour cela qu’en voulant interdire la désinformation, on risque d’interdire certaines vérités. D’une certaine manière, c’est le droit de propager des informations considérées fausses dans le référentiel de leur époque qui permet le progrès : sans cette liberté, aucun consensus, jamais, ne pourrait être bousculé.

Donc, l’erreur n’est pas la preuve de la mauvaise foi. Les intellectuels qui défendaient le paradis communiste étaient plutôt l’objet de croyances inconscientes qu’on appelle idéologies ? Après tout, nous sommes tous enclins à des degrés divers à choisir dans le réel ce qui confirme notre vision du monde et à préférer les idées qui augmentent notre estime de nous-mêmes.

Je suis d’accord avec vous. Ma thèse n’est pas que ces intellectuels-là sont des menteurs ou des cyniques. Je décris les mécanismes mentaux qui les prédisposent à l’erreur, qui font obstacle à un bon usage de la raison. Et vous avez raison, l’idéologie y est pour beaucoup. L’idéologie, c’est ce qui pense à notre place, disait Revel. Plus largement, il serait illusoire de penser qu’il y a d’un côté ceux qui mentent ou qui cherchent les honneurs et, de l’autre, ceux qui sont mus par la recherche de la vérité. Nous nous pensons tous être honnêtes intellectuellement, mais nos cerveaux nous interdisent d’étudier impartialement certaines idées. Or cela est inconscient : nous sommes aveugles aux objectifs évolutifs que poursuit notre cerveau. Pourquoi souhaitons-nous manger du sucre ? Car nous aimons le sucre. Mais pourquoi aimons-nous le sucre ? Car dans le passé, les individus qui n’aiment pas le sucre ne constituaient pas de stock calorique les protégeant des périodes de privation – et survivaient peu. Pourquoi adhérons-nous facilement aux idées socialement valorisées ? Car nous les jugeons valides. Mais pourquoi les jugeons-nous valides ? Car dans le passé, ceux qui examinaient trop attentivement les croyances consensuelles au sein de leur communauté risquaient l’ostracisation sociale – et survivaient peu.

Du reste, ce n’est pas parce qu’une idée est socialement valorisante qu’elle est fausse. Quand Delphine Horvilleur critique violemment Israël, elle est sincère. Personne ne peut prouver que c’est parce qu’elle va en tirer un bénéfice social.

Évidemment, ce n’est pas parce qu’une idée est socialement valorisante qu’elle est fausse. La raison humaine est tiraillée entre la rationalité sociale (qui nous pousse à chercher la reconnaissance) et la rationalité épistémique (qui nous pousse à rechercher le vrai). Des institutions bien conçues peuvent parvenir à aligner ces deux types de motivation. Le libre marché, par exemple, y parvient bien : l’inventeur d’une technologie utile ou l’entrepreneur satisfaisant des clients sont récompensés ; ainsi sont-ils incités à raisonner rigoureusement. Le désir de reconnaissance ne les éloigne pas de la vérité, il les y conduit. À l’inverse, certaines institutions échouent à créer cet alignement. C’est sans doute le cas de l’université aujourd’hui, en tout cas des départements de sciences sociales, où il n’existe pas de critère de vérification empirique des idées. Une idée est jugée valide lorsque d’autres la jugent valide (le mécanisme de validation par les pairs institutionnalise cette logique). Cela peut aboutir à la création d’un monde clos, autoréférentiel, déconnecté de la réalité. Et cela incite chacun à choisir ses croyances pour leur valeur sociale plutôt que pour leur valeur épistémique.

Vous décrivez donc le primat de la croyance sur la raison chez ceux qui sont censés être les porte-parole de la raison. Je vois ce que je crois, phénomène qui connaît son acmé avec l’aveuglement sur le stalinisme. Est-ce une réaction au désenchantement du monde, le besoin d’inventer de nouvelles religions du salut (Marcel Gauchet) ?

L’être humain a sans doute besoin de croyances irrationnelles. Pourquoi ? Parce que ce type de croyances permettent de souder un groupe. En effet, l’adhésion à des idées fausses permet d’envoyer un signal : je suis plus fidèle au groupe qu’à la réalité. Autrement dit, plus une croyance est irrationnelle, plus chacun est tenté d’y renoncer, et plus ceux qui n’y renoncent pas prouvent efficacement leur fidélité au groupe. Et plus une croyance est coûteuse pour l’individu, plus il indique qu’il place la collectivité avant son bien-être personnel. Certaines normes religieuses peuvent être analysées sous ce prisme (interdits alimentaires, pèlerinages, etc.), mais aussi certains phénomènes idéologiques, comme celui des changements de sexe chez les adolescents. Prendre des hormones, subir une opération chirurgicale irréversible, c’est montrer que l’on est prêt à aller loin par fidélité aux codes du groupe. On peut imaginer que le christianisme apportait une réponse saine et morale à ce besoin humain de croyances fédératrices. Avec la déchristianisation, ce sont peut-être d’autres croyances, idéologiques et néfastes cette fois, qui occupent l’espace laissé vacant.

L’un des alibis pour ne pas voir est que la fin justifie les moyens. Il arrive que ce soit vrai, non – ou alors il ne fallait pas bombarder Dresde et Le Havre ?

Le problème, c’est que nous sommes enclins à estimer que les conséquences de nos propres actes – quels qu’ils soient – seront positives. « Un homme qui désire agir d’une certaine manière, écrit Bertrand Russell, se persuade lui-même qu’en agissant ainsi il accomplira une chose bonne. Et sa manière de juger les faits et les probabilités sera tout à fait différente de celle d’un homme qui aurait le désir contraire. » Accepter que la fin puisse justifier les moyens, c’est donc donner un blanc-seing à tous ceux qui parviendront à élaborer des raisonnements sophistiqués pour justifier un acte immoral. L’autre problème de la logique conséquentialiste, c’est qu’on peut être très mauvais dans le calcul des conséquences de certains actes, comme l’était par exemple Simone de Beauvoir. L’assassinat d’opposants politiques par Staline, écrivait-elle, « est sûrement un scandale, mais il se peut qu’il ait un sens, une raison, s’il s’agit de maintenir un régime qui apporte à une immense masse d’hommes une amélioration de leur sort ».

Romain Rolland et son épouse Maria Koudacheva reçus par Staline et le directeur de la VOKS, organisme généré par l’URSS pour promouvoir les échanges culturels avec l’étranger, Moscou, 28 juin 1935. D.R.

La grande supériorité du mensonge, c’est sa simplicité. L’une des légitimations les plus solides des idéologies les plus délirantes est qu’elles sont une réponse à l’injustice – contre les riches qui volent les pauvres, les hommes qui battent les femmes, les Blancs qui oppriment les Noirs, l’Occident qui agresse les musulmans. Qui peut s’opposer à la réparation des injustices ?

Le mal est toujours commis au nom du bien, et en effet, ce type de discours permet de légitimer l’exercice de toutes nos passions mauvaises, jusqu’aux plus délirantes. Pour l’historien Robert Conquest, le marxisme s’est imposé car il détenait une utilité psychologique majeure : il donnait un habillage scientifique à l’idée simple que les riches volent les pauvres – légitimant donc la persécution des bourgeois. Plus largement, le ressentiment et la jalousie sont justifiés si ceux qui réussissent exploitent les autres. La haine d’un groupe devient vertueuse si celui-ci tire les ficelles à son avantage. La violence physique est acte de résistance si le statu quo est oppressif. Le pillage est louable s’il est un cri d’alerte contre l’injustice. La lâcheté est valeureuse si elle se déguise en pacifisme. L’invasion d’une nation souveraine est une forme d’autodéfense si la guerre est dépeinte comme une opération de dénazification. Jusqu’aux derniers instants de son existence, Otto Ohlendorf, l’un des chefs des Einsatzgruppen a fait passer ses horreurs pour… de la légitime défense : « L’Union soviétique avait l’intention de nous attaquer. Il fallait que nous agissions pour prévenir cette attaque. […] Or tout le monde savait que les Juifs étaient favorables aux bolcheviks. Nous avons donc dû les tuer. »

Beaucoup de gens nous vendent le bon sens du peuple contre l’aveuglement des élites, mais que les intellectuels se trompent ne signifie pas que les bistrots aient raison, surtout quand les réseaux sociaux amplifient une version dégradée de toute production intellectuelle, amenant des millions de gogos numériques à tenir pour une vérité toute opinion qu’ils partagent (cf. génocide à Gaza ) ?

Ma thèse n’est pas que l’homme ordinaire ne se trompe jamais, mais que l’élite intellectuelle se trompe autant (voire davantage, car elle fonde son identité sociale sur ses opinons, ce qui l’empêche de changer d’avis), et que ses égarements sont plus dangereux. Aujourd’hui, il est de bon ton de dénoncer les théories de la Terre plate mais à travers l’histoire, l’idiot du village a rarement généré de catastrophes majeures, contrairement à ceux qui se moquaient de lui. Surtout, comme le remarque le philosophe Thomas Sowell, on se trompe plus facilement lorsqu’on ne subit pas soi-même les conséquences de ses erreurs. Or c’est précisément le cas des tiers (intellectuels, mais aussi bureaucrates ou politiciens dirigistes) qui prétendent décider pour l’homme ordinaire à sa place (par exemple en imposant des interdictions, en subventionnant avec son argent ce qu’il devrait vouloir consommer, ou en façonnant ses préférences en le rééduquant). Non seulement ces tiers vivent souvent à l’abri des conséquences de ce qu’ils prônent mais en plus, en raison du désintérêt collectif pour l’évaluation des politiques publiques, ils sont jugés non pas selon l’efficacité de leur action, mais selon leur degré d’adhésion au conformisme du moment.

Dans le monde universitaire, culturel et dans une partie du monde médiatique, le progressisme n’est pas seulement un moyen d’ascension plus rapide, il est la condition de l’existence sociale. Faire du cinéma aujourd’hui si vous n’affichez pas votre palestinisme et votre féminisme est quasiment impossible. Est-ce la preuve de l’hégémonie culturelle de la gauche ? Et dès lors que celle-ci est cumulative par le jeu des recrutements/cooptations/financements, est-elle indétrônable – serait-elle très minoritaire dans le public ?

Ces milieux, parfois faussement subversifs, sont en réalité ceux où l’uniformité idéologique est la plus étouffante, où le coût de la dissidence est si élevé qu’il empêche la libre-pensée. Thierry Frémeaux a par exemple avoué l’an dernier avoir « veillé à faire un Festival de Cannes sans polémiques », sous-entendant qu’une réalisatrice comme Maïwenn (qui déplaît à la gauche) ne serait pas réinvitée (elle l’avait été en 2023). Il envoyait un message : un artiste qui s’exprimera en dehors des cadres imposés par l’idéologie dominante en pâtira professionnellement. Or, puisque notre cerveau a beaucoup de mal à examiner les idées qui peuvent nous coûter socialement, ces milieux ne permettent pas l’exercice de la rationalité.

Le camp conservateur n’est évidemment pas épargné. Ainsi, il est de bon ton de vomir l’euthanasie (devenue un élément de l’attirail progressiste).

Vous avez raison. Personne n’est magiquement protégé de l’irrationalité. Trop souvent, le raisonnement est postérieur à l’adoption d’une croyance (adoptée par tribalisme politique ou idéologique), et ce quel que soit notre bord politique. Il est crucial de se demander si c’est le raisonnement qui découle de la conclusion ou la conclusion qui découle du raisonnement, et de préférer la seconde option. Ajoutons qu’il faut veiller à raisonner sujet par sujet, sans adhérer au « paquet » d’idées que l’on approuverait automatiquement, car elles correspondraient à celles de « notre » camp.

La plupart des gens qui braillent « génocide à Gaza » le croient. En revanche, il y a un domaine où la bienséance a totalement effacé la vérité, c’est le féminisme. Une majorité des défenseurs de MeToo savent qu’ils disent n’importe quoi. D’ailleurs, en privé, ils disent le contraire. Comment expliquer qu’une opinion que tout le monde sait fausse soit devenue une norme ?

Les psychologues sociaux parlent d’« ignorance pluraliste » pour désigner une situation où la majorité des individus rejette une idée, mais croit à tort que la majorité y adhère. Par crainte du jugement social, chacun se conforme à l’opinion qu’il croit dominante (allant jusqu’à sermonner ceux qui en dévient, pour prouver leur fidélité à l’orthodoxie). Un consensus absurde peut ainsi se perpétuer longtemps.

Ces phénomènes d’aveuglement sont aggravés par le fonctionnement en silos du débat public. Chacun s’expose le moins possible aux idées contraires. La vérité sera-t-elle la première victime de la civilisation de la connaissance ?

Il est de bon ton de dénoncer les « chambres d’écho » qui enfermeraient les individus dans des bulles d’opinion et expliqueraient le populisme, le Brexit, le trumpisme et les égarements supposés du peuple… Le paradoxe, c’est que ce sont aujourd’hui les diplômés qui, même après leurs études, sont le moins confrontés à des opinons divergentes. Les chercheurs Anchrit Wille et Mark Bovens montrent qu’en Occident, plus on est diplômé, plus la probabilité d’homogamie éducative (le fait de ne côtoyer que des gens aussi diplômés que soi) augmente. Aux Pays-Bas, par exemple, 85 % des mariages unissent des conjoints au niveau d’éducation presque semblable, et seuls deux mariages sur mille lient le titulaire d’un diplôme universitaire et un partenaire n’ayant que des qualifications primaires. La société civile, elle, n’est plus un espace de brassage social : si, dans le passé, les syndicats, l’Église et les partis attiraient des membres de tous les segments de la société, les nouvelles associations, centrées surtout sur des enjeux idéologiques, recrutent exclusivement parmi la classe moyenne et supérieure. Les ultra-diplômés sont donc ceux qui évoluent dans les conditions les moins favorables au développement d’une pensée rationnelle. Évidemment, si les diplômés ne fréquentent plus de non-diplômés, la réciproque est vraie. Mais les non-diplômés sont exposés aux idées et arguments des diplômés (dont les croyances constituent le bruit de fond culturel de notre société), alors que l’inverse n’est pas vrai.

Septembre 2025 – #137

Article extrait du Magazine Causeur




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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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