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Ardisson, Gaza, la pensée mondaine et ses effets débilitants

Le conformisme médiatique nazifie la démocratie israélienne, abandonne Boualem Sansal et nie l’entrisme islamiste. Des marches de Cannes aux plateaux du service public, c’est un festival d’«engagements» lâches et bien-pensants


Thierry Ardisson a cru bien dire : « Gaza, c’est Auschwitz, voilà, c’est tout ce qu’il y a à dire. » (10 mai, France 2) L’homme de télévision, baromètre de l’air du temps, réagissait au témoignage d’un médecin humanitaire comparant le sort des enfants gazaouis à ceux des camps de la mort. Sur le plateau de Léa Salamé, l’outrance n’a pas été relevée. La séquence, préenregistrée, n’a pas été coupée. Pour la pensée mondaine, qui tient salon sur la chaîne publique, rien n’est plus banal que de nazifier la démocratie israélienne : la gauche antisioniste le martèle, l’Élysée l’euphémise. Il n’est venu à l’idée de personne de rappeler les liens entre le Hamas et le nazislamisme du grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, qui rejoignit Hitler pour créer en 1943 la division SS Handschar, composée de musulmans bosniaques. Conscient par la suite de la bêtise de son cliché, Ardisson a présenté ses excuses à ses « amis juifs ». Il a été le seul.

L’anecdote dit les effets débilitants du conformisme médiatique, ce prêt-à-penser à l’usage des arrivistes et des paresseux. Il a porté la réflexion sous son étiage. Marcel Aymé moqua, dans Le Confort intellectuel (1949), l’attrait du bourgeois progressiste pour les idéologies les plus démentes, les arts abstraits les plus fumeux, les postures hermétiques les plus verbeuses. Ce que le chercheur Bob Henderson nomme aujourd’hui les « croyances de luxe[1] » désigne ce même désir, de la part d’« élites » déculturées, d’exhiber leur supériorité en récitant des dogmes manichéens, signes clinquants d’une reconnaissance sociale. Le wokisme est le dernier avatar totalitaire promu par ce beau monde aux pensées floues qui a perdu le sens des mots et des faits.

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La caste snobinarde n’a d’obsession que de marquer sa distance avec ces ploucs qui pestent contre l’insécurité, l’immigration, l’islam radical. Le choix de Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur et nouveau président des LR, d’éventer le 21 mai un rapport sur l’emprise des Frères musulmans, a brisé le silence d’État sur l’invasion islamiste vue comme un fantasme complotiste. Dans les dîners germanopratins, abrités de sas et de digicodes, il est séant de critiquer CNews plutôt que Jean-Luc Mélenchon, de hausser les yeux à l’évocation de Marine Le Pen ou Donald Trump. Plutôt que de défendre un écrivain ciblé par les islamistes, Libération a dénoncé chez Kamel Daoud sa « proximité idéologique avec le bloc réactionnaire ». Boualem Sansal, qui avait parlé à des journalistes conservateurs avant son arrestation en Algérie, n’a pas été cité par Emmanuel Macron, le 13 mai, dans ses plus de trois heures de paroles sur TF1. Le président a parlé de « honte », mais il visait Israël.

En mai, le Festival de Cannes a mis en scène la platitude satisfaite des privilégiés. La présidente du jury, Juliette Binoche, a inauguré le raout la tête à moitié couverte d’un voile Dior, en déplorant le réchauffement climatique. Mathieu Kassovitz a dit : « Il n’y a plus de Français de souche et j’espère qu’on pourra continuer à se mélanger. » Ainsi parle l’intelligence artificielle du show-biz, de la presse vertueuse, des philosophes de coquetels. Cette gauche prétentieuse est vide. Alain Finkielkraut en a fait l’aveu (15 mai, Figaro TV) : « C’était glorieux d’être de gauche ; cela devient presque insultant. […] Je veux bien me dire de droite, cela ne me dérange pas. » Le vent tourne, vous dis-je.


[1] Cité par Samuel Fitoussi dans Pourquoi les intellectuels se trompent, L’Observatoire, 2025.

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Thierry Marignac en immersion dans la Russie en guerre

L’écrivain publie Vu de Russie. Chroniques de guerre dans le camp ennemi (Manufacture des livres, 2025)


Thierry Marignac est traducteur et écrivain, mais aussi journaliste de terrain dans le Moscou périlleux des années 90, le Kiev survolté de la révolution orange (2004) et celui d’après le Maïdan de 2014, bref, l’exact contraire du pseudo-expert de plateau ânonnant les éléments de langage d’officines gouvernementales.

Pas russophobe

Il l’a prouvé naguère dans La Guerre avant la guerre. Chronique ukrainienne, un essai truffé d’informations exclusives, en décrivant, le premier, l’importance des clans mafieux qui se moquent des frontières, ukrainiennes ou russes, et mettent l’Ukraine, ce scandale géologique, au pillage. Il montrait bien que cette guerre a commencé dès 2004, et sans doute bien plus tôt, dans le cadre non seulement de luttes entre mafias mais aussi d’une volonté stratégique des thalassocraties anglo-saxonnes d’affaiblir à tout prix la Russie (thèse de Zbigniew Brzeziński sur l’indispensable rupture entre Moscou et Kiev, déjà pensée à Vienne avant 1914, puis à Berlin jusqu’en 1945).

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Exaspéré par les propagandes, il a décidé de passer quelques mois dans la Russie en guerre, et d’utiliser son vaste réseau, notamment littéraire (il est connu en Russie pour sa longue amitié avec Limonov) pour voir de près comment ce pays vit depuis les débuts de « l’Opération spéciale ». Ce russophone, qui n’est pas russophobe, a ainsi rencontré, dans le désordre, des opposants, des vétérans, des cinéastes, des reporters de guerre (liés ou non aux Organes), des toubibs et même des politiciens locaux, et ce à Moscou, à Saint-Pétersbourg, mais aussi à Kronstadt ou dans des villes reculées de l’Oural. L’image kaléidoscopique qu’il donne, par le biais de courts chapitres tous axés sur une rencontre (et donc bien vivants), ne correspond en rien à celle véhiculée dans la presse mainstream.

Les langues se délient

Parmi ses observations, toujours originales et sans rien de convenu, d’une société « déconcertante », il faut pointer le caractère lointain de cette guerre, la mondialisation progressive de l’espace slave, qui connaît des fléaux tels que la drogue, omniprésente comme à l’Ouest : «Le diable russe souffre des mêmes maux que la vertueuse Euro-Amérique ». Supermarchés bourrés de denrées occidentales acheminées par des trafiquants de Turquie ou d’Asie centrale, boutiques de sport, centres commerciaux, le même « système de cupidité » s’impose pas à pas. Concernant la guerre elle-même, les langues se délient : nulle terreur de type stalinien, mais une séculaire prudence (une loi récente punit la critique de l’armée de lourdes amendes), et pas mal de franc-parler : «La guerre est soutenue en dehors du régime, voire contre lui, par un véritable sentiment populaire ». L’union ancienne de l’Ukraine et de la Russie, les innombrables familles mixtes, font que certains vétérans disent « se battre contre leur miroir », même si la solidarité avec les russophones d’Ukraine prend encore le dessus. Le tableau : une guerre fratricide attisée par des apprentis sorciers au nom d’intérêts sordides et qu’absout notre jacassante bonne conscience – ce que Marignac surnomme l’esprit ONG.

Thierry Marignac, Vu de Russie. Chroniques de guerre dans le camp ennemi, La Manufacture des livres, 250 pages

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Bienvenue chez les Routiers!

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Dans son tour de France photographique des « Restos routiers » paru aux éditions Hoëbeke, Guillaume Blot capte les lumières de la route et l’humanité de ces forçats du transport. Un voyage au pays de Johnny et des desserts en farandole…


Sont-ils une espèce en voie de disparition ? Les chiffres annoncés par l’auteur sont alarmants. La France comptait 4 500 restaurants routiers en 1970, ils sont 700 aujourd’hui.

Lieux de réconfort

Guillaume Blot qui a initié ce projet photographique en 2018 a parcouru les routes secondaires de notre pays à la recherche de ces lieux de repos et de réconfort où les chauffeurs s’arrêtent pour se restaurer, pour se laver, pour se raser, pour échanger entre collègues ou pour s’extraire, une heure ou une nuit, de l’enfer de la circulation. Ces endroits-là sont des phares et des refuges. Ils clignotent tels des relais de poste criards et alléchants de l’ancien régime.

Ils sont des appels à lever le pied, à se garer sur un parking poussiéreux et à se confronter à d’autres Hommes autour d’une table ou le coude au zinc. Après des heures à conduire, le regard dans le vague ou l’envie de parler à un copain, ces restaurants accueillent la face cachée de notre société. Dans un monde où les échanges deviennent essentiellement virtuels, où la solitude gangrène les esprits, cette confraternité-là, bruyante parfois, hâbleuse par défoulement, le plus souvent silencieuse par fatigue, fait partie de notre art de vivre. Il y a soixante-dix ans, le cinéma les mettait à l’affiche et louait leur solidarité. Gabin dans « Gas-oil » de Gilles Grangier sorti en 1955 avait tout du camionneur fidèle, sensible et courageux.

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La France qui travaille

Ces Hommes-là, vous ne les verrez pas en ouverture des journaux télévisés, seulement lorsqu’ils bloquent ; alors là, on se souvient enfin d’eux pour les critiquer. Ces travailleurs essentiels, de l’ombre, n’ont pas droit au micro-trottoir et aux éditos emperlousés. Sans eux, l’économie tournerait pourtant au ralenti. Ils savent qu’ils ne sont pas les étendards de la « Start-up Nation ». On ne les montre pas en exemple de réussite dans les écoles. Leurs enfants n’ont pas honte d’eux, ils savent leurs efforts pour ramener un salaire décent à la maison et apporter la dignité à un foyer. On préfère taire leur mission parce qu’on ne connaît rien d’eux. La logistique n’intéresse pas beaucoup nos dirigeants. Et parce qu’ils ne sont pas assez chics et présentables, on les ignore. On les imagine au volant de bahuts antédiluviens, alors que les poids lourds sont à la pointe de la technologie, en avance sur les voitures particulières. Ils représentent tout ce que la société déteste : le travail manuel, la cuisine copieuse, trop de masculin bien que la profession se féminise, un fumet graisseux et les voies abandonnées, en dehors des autoroutes. Ces conducteurs qui traversent l’hexagone, voire l’Europe, ces gros pigeons voyageurs de nos provinces sont souvent éloignés de leur famille durant plusieurs jours. De livraisons en livraisons, d’aventures en aventures, ils quadrillent une France secondaire. Guillaume Blot a visité 120 établissements et flashé cette population si particulière, avec ses codes et ses rites. Et le résultat est joyeusement coloré. Éminemment populaire et sensible. Sans une pointe de misérabilisme.

Poétique

Son travail dessine une carte du tendre, de l’étrange, du kitsch, de l’humanité arrachée au labeur, d’une forme de poésie de l’anodin. Du quotidien qui vire au sympa. De la bonne humeur et des verres de l’amitié. Sans le verre de l’amitié, une nation court à sa perte. Qu’est-ce qu’on voit exactement sur ces clichés brillants, lustrés comme une cagole, un samedi soir ? Des accents, des nationalités différentes qui ne se haïssent pas, une attirance certaine pour les sauces et les desserts « hautement » sucrés. Des gaillards en bermuda et claquettes ; ici, on porte le marcel avec assurance. Des demis de bière et des assiettes de frites à ras bord. Des buffets à volonté. Les portions sont généreuses comme leurs paluches. On y voit un Johnny plus vrai que nature, lunettes d’aviateur et coupe de cheveux à la Patrick Sébastien. Il est fan de western et de John Wayne. On fait la rencontre d’Odile, la cheffe du relais Les Ombrelles dans la Loire qui prépare « sa fameuse tête de veau ». On apprend que Catherine, la cheffe de La Cabane Bambou dans la Somme flambe ses plats au cognac. On se met tout simplement à les regarder vraiment.

Restos routiers de Guillaume Blot – Préfaces de Nora Bouazzouni et Mohamed El Khatib – Hoëbeke – Gallimard 184 pages

Tendre est la province

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Des vacances comme à la télé


La touristification du monde ne connaît pas la crise : le groupe hôtelier de luxe Four Seasons, en partenariat avec la chaîne de télévision HBO, a annoncé l’organisation d’un tour du monde en jet privé à destination des lieux phares de la série The White Lotus1.

The White Lotus Saison 3, disponible en France sur la plateforme Max (c) HBO

Vingt jours d’escapade premium, durant lesquels 48 globe-trotters fortunés (180 000 euros par tête de pipe) pourront rejouer les vacances des ultra-riches dépeints dans la fiction à succès de Mike White. Le World of Wellness Journey, « une expérience immersive centrée sur le bien-être physique et mental », s’inscrit dans une tendance qui fait florès, celle du set-jetting : choisir sa destination de voyage sous l’influence d’un film ou d’une série. « Chaque étape est pensée pour offrir une expérience unique et sur mesure », précise avec gourmandise Marc Speichert, directeur commercial de Four Seasons.

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Les happy few pourront ainsi barboter dans les eaux turquoise de Maui (Hawaï, saison 1), s’enivrer de capiteux cépages siciliens à Taormina (Italie, saison 2) avant de s’adonner au yoga sur un ponton de Ko Samui (Thaïlande, saison 3). Le hic ? Ce prospectus de papier glacé est l’exact opposé de la critique sociale – quasi marxiste – exposée par le créateur de The White Lotus à Télérama : « Ces gens aisés sont sur la défensive. Cette classe sociale se sent menacée dans sa culture, dans son existence même. La série examine tous les arguments qu’ils utilisent pour justifier leur façon de vivre, et leur volonté de ne surtout pas en changer. »

De fait, la satire mordante des nantismondialisés (leurs petites névroses et leurs grandes hypocrisies, leur vacuité existentielle et leur culpabilité postcoloniale) contraste pour le moins avec le projet réel de fastueuse robinsonnade en Airbus A321 privatisé. Si on ne s’étonne pas que la morale fictionnelle capitule face au principe de réalité économique, on est néanmoins en droit de s’en amuser. « L’Occident meurt en bermuda », écrivait en son temps Philippe Muray. Son revers devra être cousu d’or pour se payer le luxe de trépasser de l’autre côté du petit écran.


  1. https://www.max.com/fr/en/shows/white-lotus/14f9834d-bc23-41a8-ab61-5c8abdbea505 ↩︎

De la Vesle à la Nièvre ou le temps qui fuit

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Ma Sauvageonne voulait me faire une surprise. Elle m’invita à bord de sa voiture. « Où m’emmènes-tu ? », osai-je. « Tu verras bien ; je ne te le dirai pas. Un lieu merveilleux, magique ! » répondit-elle, enjouée. Je n’insistai pas, me contentant, tel un train, de regarder, au travers des vitres de l’automobile, les vaches paître dans les grasses prairies de l’ouest d’Amiens. Comme à son habitude, elle conduisait avec vivacité, un peu comme la bonne sœur dans un des films de la série Le Gendarmes de Saint-Tropez, avec Louis de Funès. Je la contemplais : élégante, un style année soixante-dix, robe légère, des yeux verts, verts comme les eaux de la plus belle rivière de France : la Vesle. Elle fixait le ruban d’asphalte caressé par la lumière poudrée de cette fin d’après-midi de printemps. Au bout d’une vingtaine de minutes, elle s’arrêta net. Je m’abstins de la remercier d’un « merci monsieur l’abbé », comme le fait de Funès, désappointé, apeuré plutôt par la conduite moniale ; elle eût pu mal le prendre et je n’avais nullement l’intention de repartir à pied à Amiens ; la Sauvageonne ébouriffée, non dénuée de personnalité, possède aussi son caractère.

Le prieuré de Moreaucourt, c’était donc là. Quelle bonne idée ! J’étais déjà passé devant mais jamais je n’avais eu l’occasion de le visiter. Tout en joie, l’idée de lui sauter dessus pour la couvrir de baisers m’effleura ; je me retins. Nos ébats eussent pu nous mettre en retard ; l’heure était déjà avancée. Je craignais de trouver porte close. Heureusement, elle ne l’était pas.

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Nous nous avançâmes le long d’une allée ; au loin, nous aperçûmes un guide de la connaissance. Il devisait en compagnie de visiteurs. Nous décidâmes de procéder, seuls, à la découverte des lieux. Nous ne le regrettâmes point. Vieilles pierres, jardins de buis, végétation luxuriante et fraîche comme une Pelforth dans le bidon de Jacques Anquetil dans l’ascension du Mont Ventoux le 13 juillet 1958 (Je m’en souviens comme si c’était hier ; j’avais deux ans). Le prieuré de Moreaucourt, situé sur le territoire de la commune de L’Etoile, dans la Somme, a été fondé en 1146 par Aléaume d’Amiens, seigneur de Flixecourt, avant son départ pour la croisade avec le roi Louis VII ; il a accueilli pendant quelque 500 ans une communauté de religieuses de l’ordre de Fontevraud. Il fut détruit à plusieurs reprises (en 1455, 1475, 1492, 1522, 1595) mais à chaque fois, il fut reconstruit. En 1636, pour fuir les invasions espagnoles, les religieuses quittèrent les lieux pour se fixer définitivement à Amiens ; elles utilisèrent des matériaux de Moreaucourt pour faire bâtir leur nouveau monastère situé à l’emplacement de l’actuelle bibliothèque Louis-Aragon. Le pauvre prieuré tomba alors dans l’oubli. En 1926, les ruines furent protégées au titre des monuments historiques. Quarante-et-un an plus tard, elles furent redécouvertes par Gérard Cahon, un professeur de l’école de La Salle, à Amiens ; des fouilles archéologiques furent menée jusqu’en 1991. Le lieu, peu à peu, reprit vie. La vie, nous la sentions bouillonner sous nos pieds, alors que nous cheminions, la Sauvageonne et moi. Lieu d’histoire(s) et de fraîcheur qu’elle connaissait déjà ; elle n’hésita pas à me conter quelques souvenirs personnels qui me mirent en joie. Pensif, je m’attardai sur les rives de la Nièvre dont les eaux sauvages (onnes) me faisaient penser à celles de la Vesle juste après la petite écluse située dans le parc du château de Sept-Saulx, dans la Marne, où je passais mes vacances d’enfant et d’adolescent (Mon grand-père maternel y était jardinier.) Plutôt que de me jeter dans l’onde folle, je me jetais dans le regard de ma belle ébouriffée afin de ne plus songer au temps, impitoyable, qui fuit.

Mourir légalement assisté? Plutôt crever!

Rien n’arrête le progressisme. La mort souffrait d’un vide juridique, la loi euthanasie l’a comblé. Le monde flou du privé, de l’intime et du discret a vécu, le droit et la transparence s’imposent. On mourra désormais dans le cadre prévu pour, assisté et couvert légalement.


En ce moment, quand j’entends le mot, la chanson des Olivensteins me revient.

Vite vite vite y’a encore une fuite
Que le médecin colmate…
Euthanasie papy euthanasie mamy
Votre calvaire est fini.

Je ne les écoutais pas en 1979. J’aurais pu, j’avais 15 ans. À l’époque, c’est par les grands frères de mes copines que je me suis branché, et les grands frères de mes copines n’écoutaient que des trucs de hippies. J’ai envie de dire que je leur dois tout. C’est mon côté modeste. En fait non, il a quand même fallu que j’aille y jeter un coup d’œil à leurs disques, que je trouve l’audace de leur demander de m’en prêter, que j’écoute, que j’insiste avec ce qui ne me plaisait pas tout de suite. Le goût pour la nouveauté, pour l’étrangeté, la curiosité, tout ça, on ne l’avait pas tous. Pour la plupart des mecs, c’était « Allez les Verts ! ». Il y avait beaucoup de « Pascal Praud » dans les classes. Des fans de Platini, de Rocheteau et des autres. Y avait-il un Noir dans l’équipe ? Je ne sais plus. Aujourd’hui, on se demande s’il y aura un Blanc dans la prochaine sélection. Enfin moi je me demande. Mais passons, aujourd’hui, je ne parlerai pas de tiers-mondisation, je parlerai d’euthanasie.

Un accessoire de la panoplie progressiste

Je ne peux pas dire que le sujet me passionne, je dirais même qu’il ne m’intéresse pas. Voilà c’est très simple. Absence d’intérêt. C’est le genre de thème qui m’éloigne aussi sûrement de mes contemporains qu’une finale de Coupe du monde. Ces soirs-là, je regarde un western, comme un juif dans un film de Desplechin qui le soir de Noël mange des pâtes.

Je suis juste effaré que tant de gens s’activent jusqu’au militantisme pour ça. Des gens veulent mourir quand ils veulent et comme ils veulent. Grand bien leur fasse, mais qui les en empêche ? Personne, mais ce n’est pas dans la loi. Alors voilà, on réclame un cadre légal pour mourir. Le droit qui s’est emparé de tout sur terre convoite le monde des ténèbres. Il ne suffisait pas qu’il régente la vie, le voici appelé à contrôler la mort. Chez La Fontaine, les grenouilles réclament un roi. Chez nous, les citoyens braillent : Une loi, une loi !

Je vois bien qu’il y a deux camps et toutes les nuances qu’il faut entre les deux, mais déjà que le thème m’ennuie, alors les nuances… Le seul truc un peu drôle, c’est l’affrontement. Un peu Don Camillo. L’autre soir, à un dîner, une fille à qui je disais que je m’en foutais me répond donc tu es contre et me demande si je suis aussi pour la peine de mort parce qu’en général, ça va ensemble. Je n’ai pas eu le réflexe de lui demander puisqu’elle était pour l’euthanasie, si elle était aussi pour la légalisation du cannabis, le mariage gay et la régularisation des « sans-papiers » parce qu’en général, ça va ensemble. Ça ne m’est pas venu, c’est comme ça chez les introvertis, ça arrive avec deux métros de retard alors je vous le sers dans le journal. Rien ne se perd.

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Elle a raison la patronne, le droit de mourir « dans la dignité » comme ils disent est un accessoire de la panoplie progressiste. Et puisque c’est un accessoire qui contrarie le catho réac, à gauche on ne s’en prive pas. Même ceux qui n’y ont pas réfléchi savent qu’il faut pencher de ce côté-là puisqu’il suffit d’être contre la droite pour être dans le bon sens.

Un Dieu jaloux

Et qu’avons-nous en face ? Les cathos. Eux sont farouchement contre pour des raisons aussi peu originales et personnelles que les autres. Ils n’ont simplement pas le droit. C’est Dieu qui leur a dit. Tu ne te feras pas sauter le caisson, même assisté, je suis le seul à pouvoir le faire, à te rappeler quand ça me chante, n’oublie pas que je suis un Dieu jaloux.

Voilà, c’est dans la Bible, pas comme ça, mais vous avez compris. Et c’est pour ça qu’ils sont contre. Que disent-ils à leur grand-mère qui les a assez vus, qui se tord de douleur et qui se chie dessus ? Allez mémé, un peu de courage, il ne vous a pas rappelée, et priez au lieu de gémir. Évidemment, ils ne la ramènent pas avec leur bondieuserie à la télé, ils invoquent la protection des plus faibles, les dérives, les abus, le basculement civilisationnel, et la toute vieille qu’en finit pas d’vibrer et qu’on attend qu’elle crève vu qu’c’est elle qu’a l’oseille, de la chanson de Brel.

Là, ils marquent un point. L’insistance malsaine et intéressée d’une famille impatiente pour qu’on cesse de « s’acharner », pour « qu’on en finisse », c’est un argument. Mais que faire ? Je crois que dans cette situation, je déshériterais les petits vautours pour échapper aux pressions. Enfin je ne m’inquiète pas, je n’aurai rien à léguer qui mérite qu’on se conduise mal.

Liberté encadrée, très peu pour moi…

Pour le reste, le changement de civilisation, je ne vois pas trop. Le médecin qui a juré de sauver la vie et qui donnerait la mort, une rupture anthropologique ? Il faudrait qu’on m’explique mieux. Il me semble qu’on peut être multicarte. L’alcool, ça sert à désinfecter ou à se bourrer la gueule ? Les deux. On trahirait le serment d’Hippocrate en accordant une dernière volonté au condamné ? J’ai des doutes.

D’ailleurs, on en débat mais tout ça existe déjà. Les soignants le disent, l’euthanasie ou le suicide assisté se pratiquent couramment à la demande d’un patient et dans la discrétion d’une famille et d’une équipe médicale. Et c’est peut-être ça qui dérange : la discrétion. Il s’agit donc sans tarder d’aller jusqu’au seuil de la mort poser un cadre légal et imposer plus de transparence. Olivier Falorni le dit très bien, la loi permettra « d’accéder à une nouvelle liberté, mais une liberté strictement encadrée sur la base de critères rigoureusement établis ».

Une liberté strictement encadrée, ce n’est pas le genre que je préfère. Des critères rigoureusement établis pour mourir. Plutôt crever ! Mais de grâce, sans être encadré ni assisté, seul et par mes propres moyens. Dans la dignité, comme ils disent, enfin dans l’idée que je m’en fais. Et là il y en a toujours un qui me répond : Et si tu ne peux pas, mon vieux ? Pas de bras, pas de trépas. J’y ai pensé. Je cherche depuis à me faire un ami sûr ou un ennemi solide pour me faire passer de l’autre côté en cas de besoin. Et si à l’agonie, je n’ai trouvé personne, j’en conclurai que j’ai raté ma vie. Alors, je pourrai bien rater ma mort.

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Laure Murat: la défense des œuvres contre les ravages du «wokisme»

Quand la gauche est quasiment sur le point de dire que le wokisme et les « sensibility readers » vont trop loin…


Professeur d’université à Los Angeles, Laure Murat, née en 1967, a publié des ouvrages dans lesquels elle fait preuve d’une approche originale de la littérature. Ainsi, nous avions beaucoup aimé Relire : une enquête sur une passion littéraire, en 2015, consacré à la relecture incessante des mêmes ouvrages, si possible des classiques. Laure Murat est également une « proustienne » confirmée, ce que nous démontrait récemment son Proust, roman familial, prix Médicis 2023, où elle décrivait comment elle s’intégrait, de par ses origines familiales, au petit monde très fermé de l’auteur de La Recherche. Après cela, nous ne l’attendions pas sur un sujet plus terre à terre, mais crucial : la réécriture de certains textes célébrissimes, afin de les adapter au politiquement correct de l’époque. Sincèrement passionnée par la littérature, Laure Murat s’inquiète du non-respect de l’intégrité des œuvres, dans le climat intellectuel d’aujourd’hui obsédé parun « wokisme » patenté, qui gagne de plus en plus de terrain. Dans ce petit livre qui paraît chez Verdier, Toutes les époques sont dégueulasses, Laure Murat déplore ces nouvelles mœurs qui touchent l’édition de best-sellers, comme Dix petits nègres d’Agatha Christie ou les James Bond de Ian Fleming, et d’autres encore.

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La confusion du débat actuel

Laure Murat note la « confusion du débat actuel ». Ce qui l’amène à distinguer entre « réécrire », où l’on réinvente une forme nouvelle, comme Racine avec ses pièces de théâtre, et « récrire », où l’on remanie un texte jusqu’à plus soif, pour lui redonner tel ou tel vernis. Le premier est un acte artistique, alors que le second s’apparente à un travail de correction, pour ainsi dire : de « rewriting ». Ainsi, le roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres, devient Ils étaient dix, avec au passage la suppression du mot « nègre » qui pose problème désormais. Laure Murat se demande si le sens du livre n’en est pas changé, question très délicate. Elle ajoute aussi : « Gommer le racisme de l’auteur ou de l’autrice c’est une chose. Mais celui des personnages ? » Il se trouve que le détective des romans d’Agatha Christie, Hercule Poirot, est très probablement antisémite (il s’exclame quelque part : « Un Juif, bien sûr ! »). C’est insupportable, mais Laure Murat observe : « En tant que lectrice, n’est-ce pas utile que je connaisse les préjugés antisémites du détective belge ? » La remarque me semble pertinente. Effacer un terme ou une expression ne changera pas grand-chose, de toute façon. Le ver est dans le fruit : « Extirper d’un texte, écrit Laure Murat, ici un mot insultant, là un adjectif désobligeant revient à sortir des poissons crevés d’une eau qui, de toute façon, est empoisonnée. »On corrige la lettre, mais pas l’esprit…

Cynisme marchand

Récrire des classiques apparaît dès lors comme une chose inutile et même nuisible, cela nous semblera presque évident. Mais Laure Murat n’en reste pas là. Elle met en question le véritable motif de cette destruction programmée des textes originaux, revendiquée au nom des plus hauts principes moraux. Là encore, on est loin du compte. Laure Murat rectifie ce faux-semblant, en avançant une autre explication, bien plus prosaïque : « Dans la plupart des cas, la visée n’est pas prioritairement la morale, l’antiracisme ou la lutte contre les violences sexistes, comme on essaie de nous le faire croire, mais plus simplement l’argent. » Les livres d’Agatha Christie avec Miss Marple, ceux de Ian Fleming avec James Bond, etc., deviennent « ringards », et il faut les remettre au goût du jour. Les récrire est une volonté des éditeurs, angoissés de voir les ventes baisser. En réalité, réactualiser un vieux livre est uniquement motivé par le cynisme marchand de l’économie libérale, et non plus par une authentique nécessité idéologique.

À ne pas manquer, notre nouveau numéro en vente: Causeur #135: A-t-on le droit de défendre Israël?

Faire disparaître les traces

Laure Murat, c’est une qualité qu’il faut lui reconnaître, fait passer son honnêteté intellectuelle avant ses propres convictions politiques. Elle pointe ainsi sans hésiter ce qu’elle appelle « l’erreur de la gauche », qui serait de « faire passer pour des améliorations, voire une modernisation de la lecture, de vulgaires trucages intéressés, motivés par l’appât du gain ». D’ailleurs, dirons-nous, une véritable position de gauche ne consisterait-elle pas à laisser les textes intacts, pour mieux dénoncer les situations qu’ils relatent ? Il ne faut pas « priver les opprimés de l’histoire de leur oppression », avertit Laure Murat. Il ne faut pas faire disparaître les preuves.

Dans ce livre extrêmement efficace (dont le titre Toutes les époques sont dégueulasses est puisé chezAntoninArtaud), Laure Murat accomplit, avec une grande pertinence, le tour de la question. Elle n’hésite pas à polémiquer, estimant que la pensée wokiste va souvent trop loin. Néanmoins, et ce point me chiffonne un peu, elle ne croit pas qu’il faut parler de censure lorsqu’on récrit des classiques. Car, au fond, pense-t-elle, c’est au lecteur de juger, et il peut choisir, au lieu de la version modernisée, de lire le texte original — du moins tant que celui-ci est encore disponible en librairie…

Il y a certes un danger dans la culture, qui est déjà là, et que Laure Murat décrit avec intelligence et profondeur.

Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, « Ré(é)crire, sensibiliser, contextualiser ». Éd. Verdier, 77 pages.

Toutes les époques sont dégueulasses

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Les répercussions de la victoire de Nawrocki en Pologne

La Pologne semble prête à replonger dans le conservatisme, ou, diront certains à Bruxelles, l’illibéralisme. Un vote de confiance, prévu le 11 juin, apparait comme un quitte ou double pour un Donald Tusk en sursis.


L’élection de Karol Nawrocki, conservateur et pro-Trump, le 1er juin dernier à la présidence polonaise ne bouleverse pas l’équilibre institutionnel du pays. Mais elle marque un retour des conservateurs dans un pays bien plus puissant qu’il ne l’était à la fin des années du parti Droit et Justice (PiS). 

Son élection remet en cause l’élan pro-européen enclenché depuis 2023 par Donald Tusk, ce qui pourrait provoquer une recomposition politique de grande ampleur et déstabiliser l’ensemble du flanc est de l’Union européenne.

Une Pologne redevenue « fréquentable »

La Pologne oscille entre tentations communautaires autour du projet européen et révolution conservatrice d’un peuple qui ne veut pas mourir. 

De 2015 à 2023, le parti Droit et Justice (PiS) a gouverné le pays, portant parfois atteintes à l’indépendance de la justice, à la liberté de la presse et aux droits fondamentaux. En opposition constante avec Bruxelles, Varsovie s’était rapprochée de Budapest, formant avec Viktor Orban un bloc illibéral hostile aux ingérences de Bruxelles. Dans ce duo, la Pologne apparaissait plus puissante, mais aussi plus isolée. Une Europe à deux vitesses entre celle des libéraux et des conservateurs se dessinait alors.

Mais, avec la victoire de Donald Tusk en 2023, qui fut saluée comme un retour de la Pologne au cœur de l’Europe, cette époque semblait révolue. L’ancien président du Conseil européen incarne une Pologne ouverte, libérale, déterminée à restaurer l’État de droit et à réengager un dialogue constructif avec Bruxelles. Ses premiers mois au pouvoir ont permis de débloquer les fonds européens gelés, de relancer la coopération en matière de défense, et de redonner à Varsovie un rôle central dans le soutien à l’Ukraine. La Pologne était redevenue fréquentable, mieux : elle était redevenue stratégique.

Une onde de choc aux conséquences importantes

Karol Nawrocki n’a pas les clés du gouvernement, mais il a celles du blocage. En tant que président, il dispose d’un droit de veto législatif qu’il faut une majorité qualifiée (trois cinquièmes des voix) pour surmonter. Or, la coalition de Tusk ne dispose que d’une majorité simple. En d’autres termes, toutes les grandes réformes (de la justice aux médias publics en passant par l’éducation) risquent désormais de se heurter à une opposition présidentielle déterminée.

A lire aussi: Lula: un anti-trumpisme d’opérette

Pour réagir, Donald Tusk a convoqué un vote de confiance, prévu le 11 juin. L’objectif : tester la solidité de sa majorité, donner un signal de fermeté, mais aussi, peut-être, provoquer un électrochoc politique. Car sa coalition est fragile, fondée sur des équilibres instables. Si le vote tourne à l’échec, la perspective d’élections législatives anticipées deviendra réelle. Et dans le climat actuel, les sondages indiquent une dynamique en faveur du PiS, qui pourrait reprendre le pouvoir, cette fois avec l’appui de forces encore plus radicales. Le court épisode libéral de 2023-2025 serait alors effacé par une vague conservatrice assumée. 

Le pire scénario pour Bruxelles

À Bruxelles, cette perspective inquiète. Premièrement, la Pologne pourrait être un nouveau pays politiquement paralysé après la situation de blocage en France, en Espagne et en Allemagne. Si Donald Tusk perd son vote de confiance, le pays pourrait entrer dans une période d’instabilité prolongée avec une future campagne électorale dure. Si, au contraire, sa majorité résiste, il devra composer avec un président hostile, forçant des compromis ou condamnant certaines réformes à l’enlisement. Or, la Pologne, pays dépensant le plus pour sa défense désormais, avait retrouvé ces derniers mois une place centrale dans l’équation européenne, au moment même où l’Union fait face à des défis inédits : la guerre en Ukraine et l’élection de Donald Trump. 

Deuxième crainte, le retour de la vague populiste et néoconservatrice. Karol Nawrocki défend une lecture conservatrice, religieuse et nationaliste de l’histoire polonaise. Très proche des milieux catholiques traditionnalistes, il a, dès son discours de victoire, mis en avant les « racines chrétiennes » de la nation et dénoncé « les tentations idéologiques venues de l’Ouest ». Après la défaite de l’AUR en Roumanie, l’Europe avait cru avoir contenu la contagion populiste, mais la séquence polonaise pourrait relancer l’offensive des droites illibérales avec la Hongrie d’Orban, la Slovaquie de Fico, et peut-être bientôt la Tchéquie (avec des élections en octobre), pour constituer un nouvel axe de blocage. Ces pays, bien que parfois isolés, savent s’allier pour neutraliser les projets communautaires : conditionnalité des fonds européens, sanctions contre la Russie, réforme institutionnelle, etc. Autant de chantiers qui pourraient être bloqués par un axe de refus assumé.

Troisième crainte, au moment où l’Union européenne cherche à s’affirmer comme puissance géopolitique, à renforcer son autonomie de défense et à préparer son élargissement vers les Balkans et l’Est, toute division interne est un coup porté à sa crédibilité. Une Pologne qui bloque, qui réactive ses vieux contentieux juridiques et qui s’isole à nouveau serait une entrave majeure à ces ambitions. D’autant plus que Varsovie est un acteur central de la politique de soutien à l’Ukraine. Si elle change de ligne, ou si elle s’enlise dans une crise institutionnelle, l’impact pourrait être régional.

L’élection de Karol Nawrocki à la présidence polonaise ne doit pas être sous-estimée. Ce n’est pas un simple changement de visage à la tête de l’État : c’est un signal, une alerte, un réveil. Elle montre que le reflux populiste n’est pas acquis, que les équilibres libéraux restent fragiles. Les élections polonaises ont montré que le pays reste divisé entre deux franges que tout oppose. Ce clivage, à l’image de ce qu’on peut observer dans d’autres pays, ne constitue pas une exception polonaise, mais une tendance de fond qu’il ne faut pas prendre à la légère. 

Pierre Clairé, Directeur adjoint des Etudes du think-tank gaulliste et indépendant Le Millénaire, spécialiste des questions internationales 

Marine Audinette, Analyste au Millénaire

Le Soudan entre médiations en échec et conflit complexe: une paix otage de calculs internes et d’ingérences étrangères

Le conflit au Soudan oppose les Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, soutenues par des islamistes et attachées à un pouvoir central autoritaire, aux Forces de soutien rapide (FSR) du général Hemedti, qui se présentent comme favorables à une transition civile et à un État fédéral. Après plus de deux ans de guerre, le conflit est enlisé, les médiations internationales ont échoué, et le pays est plongé dans une crise humanitaire majeure aggravée par des tensions ethniques. Analyse.


Plus de deux ans et deux mois après le déclenchement de la guerre entre les Forces armées soudanaises, dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, et les Forces de soutien rapide, menées par le général Mohamed Hamdan Dagalo (Hemedti), le paysage soudanais s’enlise dans une crise multidimensionnelle, où s’entrelacent les intérêts régionaux et les dynamiques locales, tandis que les tentatives de médiation internationale échouent face à une réalité politique et sécuritaire d’une extrême complexité.

Selon les estimations des Nations Unies, la guerre a engendré plus de 15 millions de déplacés internes et de réfugiés, tandis que des milliers de personnes ont été tuées dans le cadre d’opérations militaires incontrôlées. Le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés a qualifié la situation de « l’une des pires catastrophes humanitaires actuelles », avertissant que « le conflit menace de déchirer entièrement le Soudan et d’entraîner toute la région dans une instabilité durable ».

Des médiations piégées : échec récurrent ou absence de volonté ?

En mai 2023, l’Arabie Saoudite et les États-Unis ont lancé l’initiative de Djeddah pour établir un dialogue direct entre les deux parties belligérantes. Bien qu’un accord de principes ait été signé, engageant les parties au respect du droit humanitaire et à faciliter l’acheminement de l’aide, celui-ci est resté lettre morte. Un rapport de l’International Crisis Group (ICG) publié en décembre 2024 souligne que « l’initiative de Djeddah manque de mécanismes de suivi concrets, les engagements reposant uniquement sur la bonne foi des parties ».

Par ailleurs, les efforts de médiation régionaux menés notamment par l’Union africaine et l’organisation IGAD ont échoué, en raison des divisions internes au sein des instances régionales et des ingérences divergentes d’acteurs internationaux aux intérêts contradictoires.

La souffrance des civils : tragédie continue et accusations croisées

Au Darfour, l’une des régions les plus touchées, les populations font face à des menaces répétées de massacres et de déplacements forcés. Le 4 juin 2025, Human Rights Watch a publié un rapport documentant l’utilisation par l’armée soudanaise de bombes non guidées lors de bombardements sur des quartiers résidentiels de la ville de Nyala, causant des dizaines de morts un acte qualifié par l’organisation de « violation flagrante du droit de la guerre ».

Un précédent rapport publié le 25 février 2025 avait révélé un massacre dans le village de Tayba, dans l’État d’Al Jazira, perpétré par des milices islamistes alliées à l’armée. Ce massacre a coûté la vie à 26 civils, majoritairement des femmes et des enfants, et a été qualifié de « crime pouvant relever du nettoyage ethnique ».

Conflit d’intérêts : coup d’arrêt à la transition civile et retour des ambitions islamistes

La crise dépasse désormais le cadre militaire pour refléter un conflit politique interne exacerbé. Depuis le coup d’État d’octobre 2021, au cours duquel l’armée dirigée par Al-Burhan a renversé le gouvernement civil de transition, toutes les tentatives de former un gouvernement consensuel ont échoué. Les islamistes cherchent à rétablir leur influence historique sur l’État, notamment au sein de l’armée et des services de sécurité.

Selon Rosalind Marsden, spécialiste de la Corne de l’Afrique au sein du think tank Chatham House : « L’armée soudanaise n’a jamais réellement rompu avec son alliance avec les islamistes, malgré ses prétentions de neutralité. Des alliances discrètes entre hauts gradés de l’armée et les réseaux de l’ancien régime entravent tout véritable processus de démocratisation ».

Cette collusion suscite l’inquiétude des mouvements civils armés, tels que le Mouvement pour la justice et l’égalité et l’Armée de libération du Soudan – branche Minni Minawi, qui réclament un rééquilibrage politique fondé sur l’Accord de paix de Juba signé en 2020. Cependant, les rivalités autour du partage du pouvoir et des ressources ont paralysé la transition et rendu toute médiation internationale otage de ces divisions internes.

Tensions ethniques et tribales : le Darfour comme miroir des fractures

Au cœur de la crise, le Darfour subit une intensification des tensions ethniques, notamment contre des groupes non arabes tels que les Zaghawas. Un rapport publié par le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) en mai 2025 indique que le déplacement forcé des populations zaghawas a dépassé les 220 000 personnes en un an, en raison d’attaques menées par des groupes paramilitaires soutenus par l’armée.

Des analystes estiment que cette marginalisation systématique exacerbe le sentiment d’exclusion parmi plusieurs communautés africaines du Soudan, risquant de transformer le conflit politique en guerre ethnique à grande échelle, difficilement maîtrisable.

Entre idéologie et terrain : polarisation extrême sans issue

Les Forces de soutien rapide ont tenté de se repositionner comme un acteur ouvert au dialogue avec les civils. Elles ont exprimé leur disposition à accepter des revendications politiques liées à un État fédéral, à la justice transitionnelle et à un cessez-le-feu une attitude qui leur a valu un certain soutien parmi la jeunesse, les mouvements civils et les courants laïques.

De leur côté, les forces armées s’appuient sur le soutien des islamistes, qui considèrent les revendications civiles comme une menace à « l’identité islamique de l’État ». Le pays se retrouve ainsi face à deux visions opposées : soit un retour à un pouvoir central dominé par une alliance militaro-islamiste, soit une transition vers un État civil pour tous les Soudanais.

Une paix conditionnelle et des paris risqués

Entre initiatives internationales avortées, ingérences régionales ambiguës et divisions locales profondes, l’avenir du Soudan reste suspendu à une équation difficile à résoudre. Sans consensus interne réel ni pression internationale efficace pour imposer des mécanismes de reddition de comptes et stopper l’afflux d’armes, toute tentative d’apaisement restera une solution de façade.

C’est dans ce contexte que l’appel du Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, lancé en mai, résonne comme un avertissement stratégique : « Le Soudan n’a pas seulement besoin d’une trêve, mais d’une volonté politique collective capable de reconstruire l’État sur les ruines de la guerre et des divisions. Sans cela, la paix restera un mirage poursuivi par une nation en lente désintégration ».

Musk versus Trump: testostérone et idéologie

Entre Trump et Musk, c’est la fin de la bromance ! Après avoir décoré Musk et loué ses « services incroyables » au sein du DOGE, le président américain propose une loi qui ferait exploser la dette. Musk s’étrangle, insulte le projet, et rêve d’un nouveau parti centriste. Quant à Steve Bannon, il propose désormais d’expulser ce travailleur immigré pas assez docile qui croit qu’un pays se gère comme une startup ! Jeremy Stubbs raconte et analyse.


« On vous l’avait bien dit ! » Tous ceux qui prédisaient que la « bromance » entre Donald Trump et Elon Musk ne pouvait pas durer sont en train de se féliciter. « D’ailleurs, ce qui était surprenant, c’est que leur alliance ait duré si longtemps », ajoutent-ils. Mais, la surprise générale face à cette longévité a été éclipsée par celle inspirée par la rapidité et l’acrimonie de leur rupture. Ces deux hommes, investis d’un pouvoir sans égal (que ce soit un pouvoir politique ou financier), possèdent chacun un égo démesuré, ont à leur disposition un haut-parleur à leur taille (X ou Truth Social) et ont rarement la langue dans leur poche. Ils se sont déjà querellés au cours des dix dernières années, mais jamais avec une pareille violence verbale et émotionnelle. 

Services incroyables

Tout s’est passé en moins d’une semaine. Vendredi 30 mai a lieu une cérémonie dans le Bureau ovale pour marquer la fin du mandat de Musk en tant que conseiller fédéral non-rémunéré, mandat qui a une limite statutaire de 130 jours. Trump remet à son futur ex-collaborateur et ami une clé d’or donnant accès symboliquement à la Maison Blanche, en déclarant : « Elon a rendu des services incroyables. Il n’y a personne comme lui ». A la différence de beaucoup d’autres conseillers de Trump, Musk peut donc partir avec toute sa dignité et les bonnes grâces du Donald. Mais mardi 3 juin, Musk attaque sur X le grand projet de loi que Trump veut faire approuver par le Congrès, projet de loi qui risque fort d’augmenter la dette fédérale. Tous les efforts de Musk au Département d’efficacité gouvernementale ou « DOGE » avaient eu pour objectif de réduire les dépenses de l’État. Non sans une certaine suite dans les idées mais sans aucune retenue dans son langage, Musk qualifie le projet de loi d’« abomination dégoûtante » (« disgusting abomination »), en ajoutant : « Honte à ceux qui ont voté pour lui ».

Deux jours plus tard, jeudi 5 juin, Trump, qui est dans le Bureau ovale où il reçoit le chancelier allemand Friedrich Merz, se dit « très déçu » par les propos de Musk et prétend que ce dernier savait depuis longtemps ce qu’il y avait dans le projet de loi. Musk répond par un post où il demande à ses suiveurs si c’est le moment de créer un nouveau parti politique aux États-Unis qui « représente vraiment les 80% des citoyens du centre » de l’échiquier politique. Il rappelle aussi, comme un avertissement pour les élus Républicains qui soutiennent ou qui sont tentés de soutenir le projet de loi, qu’il ne reste à Trump que trois ans et demi comme président, mais que lui a encore au moins 40 ans de vie devant lui…

Trump riposte sur Truth Social, en insistant sur le fait qu’il avait demandé à Musk de quitter son rôle fédéral, et en attribuant le chagrin de ce dernier au fait que le projet de loi annule beaucoup des crédits qui, jusqu’à présent, encourageaient les automobilistes à acheter des véhicules électriques comme celles que fabrique Tesla. Il ajoute que la façon la plus facile de réduire le budget fédéral est d’annuler les contrats et subventions accordés par l’État aux entreprises de Musk. Il suggère aussi qu’une autre des raisons de la désaffection de Musk, c’est son refus de nommer à la tête de la NASA le candidat préféré du patron de SpaceX.

Musk réplique en affirmant que Trump figure dans les dossiers du milliardaire pédophile, Jeffrey Epstein, et que c’est pour cette raison que ces dossiers n’ont pas encore été rendu publics. Une heure plus tard, il fait semblant d’annoncer que SpaceX va désaffecter son vaisseau Dragon, utilisé pour transporter des astronautes aux stations spatiales et les redescendre sur Terre. Devant l’énormité d’une telle décision, il recule peu de temps après. Trump semble garder son sang-froid : « Ça m’est égal qu’Elon se retourne contre moi, mais il aurait dû le faire il y a des mois ». Musk ne se retient plus, en accusant le président d’« ingratitude », car il n’aurait pas été élu sans lui. Il est vrai que Musk a investi pas loin de 300 millions de dollars dans l’élection de Trump et d’autres campagnes républicaines. Il renchérit en repostant un message d’un partisan qui appelle à destituer Donald Trump et à le remplacer par le vice-président J.D. Vance. Musk finit par prédire que le projet de loi provoquera une récession dans la deuxième moitié de l’année. Plus tard, Trump révèle qu’il pense vendre sa Tesla, qui est restée garée devant la Maison Blanche depuis des semaines. Selon lui, Musk aurait « perdu la raison » (« lost his mind »).

Corones

Sans surprise, les médias et les internautes se déchaînent, en se moquant de la fin de cette « bromance », comme le fait le New York Post :

En revanche, certains célèbrent le machisme de ces échanges musclés et virils, comme le fervent partisan du mouvement MAGA, Joey Mannarino : « Vous regardez deux hommes avec des couilles grosses comme la lune débattre d’une question. C’est ça, la masculinité ». Selon lui, dans ces conditions, une réconciliation est toujours possible entre deux hommes aussi masculins.

Il se peut bien qu’il y ait des raisons personnelles derrière cette brouille et aussi que des événements se passant dans les coulisses, que le public ignore, aient précipité la rupture. Mais il y a aussi des raisons idéologiques profondes qu’on ne peut pas ignorer.

Un Département de l’efficacité gouvernementale inefficace ?

En acceptant sa mission au sein du DOGE nouvellement créé en janvier, Musk avait fixé pour objectif d’éliminer les dépenses excessives et de réduire le budget fédéral de deux mille milliards de dollars – le terme américain est plus simple : deux trillions de dollars. Devant la difficulté extrême de la tâche, il a réduit le chiffre à un trillion. Depuis le mois d’avril, différents chiffres ont été cités par le gouvernement dans différents contextes : 170 milliards, 160, 150… Même ces chiffres seraient exagérés, selon certains commentateurs. Au moins un expert pense que le total des économies réalisées par le DOGE jusqu’à présent se situerait entre 10 et 30 milliards de dollars. Et même ce chiffre pourrait être réduit par les coûts induits par l’opération, car la réduction des effectifs du Trésor public pourrait rendre plus difficile la collecte des impôts. D’autres spécialistes prétendent quand même que la culture de la parcimonie promue par le DOGE aura des conséquences bénéfiques. Quoi qu’il en soit, l’action de Musk consistant à sabrer les budgets des agences fédérales de manière apparemment aléatoire se révèle moins efficace que prévue. Trump lui-même a compris que cette activité fébrile et mal contrôlée n’était pas adaptée à la situation réelle. Quand Musk apparaît sur une scène avec une tronçonneuse, Trump affirme qu’il faut y avec une « bistouri » plutôt qu’avec une « hache ».

L’échec, qu’il soit partiel ou total, de Musk résulte du fait que le gouvernement exécutif ne fonctionne pas comme une entreprise. Musk n’avait pas sur les agences fédérales le contrôle quasi-total qu’il a sur ses propres entreprises. Même son père, Errol, a déclaré qu’on ne gère pas un pays comme on gère une usine. En politique, il faut trouver des alliés et agir à travers eux, ce que Musk n’a pas fait. Il a reconnu lui-même qu’il ne s’est pas fait que des amis. Cette approche qui marche mieux dans le secteur privé que dans les institutions de l’État, est encore moins bien adaptée quand il s’agit d’un entrepreneur de la Silicon Valley. Les innovateurs du monde de la tech ont l’habitude, selon l’expression consacrée, de « bouger vite et casser des choses » (« move fast and break things »). Peu importe si une start-up échoue et perd de l’argent, il y aura une autre qui marchera ; un mauvais projet sera suivi d’un autre qui réussit. Au niveau fédéral, Musk n’a pas trouvé les victoires faciles qu’il espérait. Le gaspillage gouvernemental s’est révélé plus diffus et intangible qu’il ne croyait. Pour lui, la bureaucratie d’État était trop rigide pour accepter ses mesures ; mais en même temps, lui n’avait pas vraiment compris les rouages du gouvernement.

Cette collision avec la réalité politique s’est exprimée aussi à travers des confrontations acrimonieuses avec des figures-clés de l’administration, comme Marco Rubio, le secrétaire d’État, et Scott Bessent, le secrétaire au Trésor. Musk a eu aussi des mots durs pour Peter Navarro, le Conseiller du président sur des questions de commerce. C’est ainsi que, après s’être comporté un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, Musk a fini sa mission sur une déception et en partant avec le sentiment que les mondes du fonctionnariat et de la politique étaient rangés contre lui. Et à travers son projet de loi « grand et beau » – qu’il a surnommé son « Big, Beautiful Bill » ou « BBB » – Trump, aux yeux de Musk, a fini par être du côté des politiciens et des gratte-papiers de Washington.

L’État criblé de dettes

En même temps que Musk se sépare du monde politique, une scission commence à se dessiner au sein du mouvement MAGA. Steve Bannon, qui prétend incarner le versant le plus populiste du mouvement MAGA, n’a jamais caché sa détestation de Musk et a profité de la brouille entre lui et Trump pour appeler à ce que Musk, né en Afrique du Sud, soit expulsé des États-Unis en tant qu’immigré. La distance entre les positions de MM. Musk et Bannon représente deux attitudes différentes qui cohabitent non sans difficulté à l’intérieur de l’alliance relativement fragile qu’est le mouvement MAGA. Si les deux ont des points de vue similaires sur les effets négatifs de l’immigration de masse et de la culture wokiste, ils diffèrent sur le protectionnisme. Musk était mal à l’aise sur la question des tarifs, car Tesla a besoin de la Chine comme marché et comme source de matières premières. Il était contre l’idée de limiter le nombre de visas accordés à des immigrés hautement qualifiés dont ont besoin les entreprises du secteur de la tech mais que Bannon considère comme occupant des postes qui devraient revenir aux citoyens américains. Trump fait grand cas de la nécessité de réindustrialiser l’Amérique, mais les besoins de l’industrie lourde et de la Silicon Valley ne sont pas nécessairement les mêmes.

Musk incarne aussi, dans une certaine mesure, l’esprit libertarien des entrepreneurs de la tech qui rejettent toute intervention excessive de l’État dans leurs affaires et insistent sur le fait que le gouvernement fédéral devrait gérer ses dépenses comme le fait une entreprise. Ils sont, comme le président Reagan, contre le « big government ». Le DOGE était censé être l’expression ultime de cette ambition de réduire à la fois la dette du gouvernement et sa capacité de nuisance. C’est ainsi que le « Big, Beautiful Bill » de Trump apparaît, aux yeux de Musk, comme le contraire de son opération DOGE et le fossoyeur définitif de ses propres ambitions en termes de politique. La dette fédérale des États-Unis s’élève actuellement à 36 trillions de dollars (36 mille milliards). Le projet de loi, qui comporte des réductions d’impôts importantes, mais des réductions de dépenses de l’État très modestes, risque d’augmenter cette dette de 2,4 trillions sur dix ans. Le raisonnement de Musk est assez cohérent : comment Trump peut-il se prétendre contre l’État dépensier et lancer un tel projet de loi ? A moins qu’il ne soit hypocrite ?

Le « Big, Beautiful Bill » a été approuvé par la Chambre des représentants mais doit être approuvé par le Sénat où non seulement tous les démocrates s’y opposent, mais aussi un certain nombre de sénateurs républicains. Ces derniers sont soit des conservateurs sur le plan fiscal (« fiscally conservative ») soit des populistes voulant protéger les prestations sociales pour leurs électeurs des classes ouvrières. Musk menace les sénateurs républicains qui soutiennent le projet de loi de faire campagne contre eux à l’avenir, en laissant entendre qu’il pourrait sortir son chéquier pour aider leurs adversaires.

La brouille entre Musk et Trump a des conséquences graves pour chacun d’eux. Musk se retrouve sans allié à la Maison Blanche et même, potentiellement, sans allié politique de quelque bord que ce soit. Ses entreprises ont toujours eu besoin d’amis haut placés, et ce besoin va s’accentuer. Jeudi, le prix de l’action de Tesla chuté de 14%, réduisant la capitalisation boursière de l’entreprise de plus de 150 milliards de dollars et la fortune personnelle de Musk de 24 milliards. Certes, tout n’est pas fini. Si la compagnie a perdu 25% de sa valeur depuis le début de l’année, elle a gagné 60% au cours des 12 derniers mois, et elle reste très profitable. Mais, les tendances actuelles du marché ne lui sont pas favorables et Musk se trouve isolé, du moins pour le moment.

De son côté, Trump a perdu un soutien au portefeuille bien garni, un soutien qui risque maintenant de se transformer en un adversaire capable de saborder non seulement son beau projet de loi au Sénat, mais aussi la campagne des Républicains lors des élections de mi-mandat de 2026… Des rumeurs ont circulé, hier vendredi, selon lesquelles les deux ex-amis allaient se parler au téléphone, mais Trump les a finalement démenties. Son ancien grand ami s’était toujours présenté, non comme un partisan « MAGA », mais comme « Dark MAGA », le MAGA de l’ombre. Un titre désormais approprié pour un frère ennemi…

Ardisson, Gaza, la pensée mondaine et ses effets débilitants

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Thierry Ardisson sur France 2 © D.R.

Le conformisme médiatique nazifie la démocratie israélienne, abandonne Boualem Sansal et nie l’entrisme islamiste. Des marches de Cannes aux plateaux du service public, c’est un festival d’«engagements» lâches et bien-pensants


Thierry Ardisson a cru bien dire : « Gaza, c’est Auschwitz, voilà, c’est tout ce qu’il y a à dire. » (10 mai, France 2) L’homme de télévision, baromètre de l’air du temps, réagissait au témoignage d’un médecin humanitaire comparant le sort des enfants gazaouis à ceux des camps de la mort. Sur le plateau de Léa Salamé, l’outrance n’a pas été relevée. La séquence, préenregistrée, n’a pas été coupée. Pour la pensée mondaine, qui tient salon sur la chaîne publique, rien n’est plus banal que de nazifier la démocratie israélienne : la gauche antisioniste le martèle, l’Élysée l’euphémise. Il n’est venu à l’idée de personne de rappeler les liens entre le Hamas et le nazislamisme du grand mufti de Jérusalem, Hadj Amin al-Husseini, qui rejoignit Hitler pour créer en 1943 la division SS Handschar, composée de musulmans bosniaques. Conscient par la suite de la bêtise de son cliché, Ardisson a présenté ses excuses à ses « amis juifs ». Il a été le seul.

L’anecdote dit les effets débilitants du conformisme médiatique, ce prêt-à-penser à l’usage des arrivistes et des paresseux. Il a porté la réflexion sous son étiage. Marcel Aymé moqua, dans Le Confort intellectuel (1949), l’attrait du bourgeois progressiste pour les idéologies les plus démentes, les arts abstraits les plus fumeux, les postures hermétiques les plus verbeuses. Ce que le chercheur Bob Henderson nomme aujourd’hui les « croyances de luxe[1] » désigne ce même désir, de la part d’« élites » déculturées, d’exhiber leur supériorité en récitant des dogmes manichéens, signes clinquants d’une reconnaissance sociale. Le wokisme est le dernier avatar totalitaire promu par ce beau monde aux pensées floues qui a perdu le sens des mots et des faits.

À lire aussi, Richard Prasquier : Des mensonges avec de bonnes intentions

La caste snobinarde n’a d’obsession que de marquer sa distance avec ces ploucs qui pestent contre l’insécurité, l’immigration, l’islam radical. Le choix de Bruno Retailleau, ministre de l’Intérieur et nouveau président des LR, d’éventer le 21 mai un rapport sur l’emprise des Frères musulmans, a brisé le silence d’État sur l’invasion islamiste vue comme un fantasme complotiste. Dans les dîners germanopratins, abrités de sas et de digicodes, il est séant de critiquer CNews plutôt que Jean-Luc Mélenchon, de hausser les yeux à l’évocation de Marine Le Pen ou Donald Trump. Plutôt que de défendre un écrivain ciblé par les islamistes, Libération a dénoncé chez Kamel Daoud sa « proximité idéologique avec le bloc réactionnaire ». Boualem Sansal, qui avait parlé à des journalistes conservateurs avant son arrestation en Algérie, n’a pas été cité par Emmanuel Macron, le 13 mai, dans ses plus de trois heures de paroles sur TF1. Le président a parlé de « honte », mais il visait Israël.

En mai, le Festival de Cannes a mis en scène la platitude satisfaite des privilégiés. La présidente du jury, Juliette Binoche, a inauguré le raout la tête à moitié couverte d’un voile Dior, en déplorant le réchauffement climatique. Mathieu Kassovitz a dit : « Il n’y a plus de Français de souche et j’espère qu’on pourra continuer à se mélanger. » Ainsi parle l’intelligence artificielle du show-biz, de la presse vertueuse, des philosophes de coquetels. Cette gauche prétentieuse est vide. Alain Finkielkraut en a fait l’aveu (15 mai, Figaro TV) : « C’était glorieux d’être de gauche ; cela devient presque insultant. […] Je veux bien me dire de droite, cela ne me dérange pas. » Le vent tourne, vous dis-je.


[1] Cité par Samuel Fitoussi dans Pourquoi les intellectuels se trompent, L’Observatoire, 2025.

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Thierry Marignac en immersion dans la Russie en guerre

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Thierry Marignac © Hannah Assouline.

L’écrivain publie Vu de Russie. Chroniques de guerre dans le camp ennemi (Manufacture des livres, 2025)


Thierry Marignac est traducteur et écrivain, mais aussi journaliste de terrain dans le Moscou périlleux des années 90, le Kiev survolté de la révolution orange (2004) et celui d’après le Maïdan de 2014, bref, l’exact contraire du pseudo-expert de plateau ânonnant les éléments de langage d’officines gouvernementales.

Pas russophobe

Il l’a prouvé naguère dans La Guerre avant la guerre. Chronique ukrainienne, un essai truffé d’informations exclusives, en décrivant, le premier, l’importance des clans mafieux qui se moquent des frontières, ukrainiennes ou russes, et mettent l’Ukraine, ce scandale géologique, au pillage. Il montrait bien que cette guerre a commencé dès 2004, et sans doute bien plus tôt, dans le cadre non seulement de luttes entre mafias mais aussi d’une volonté stratégique des thalassocraties anglo-saxonnes d’affaiblir à tout prix la Russie (thèse de Zbigniew Brzeziński sur l’indispensable rupture entre Moscou et Kiev, déjà pensée à Vienne avant 1914, puis à Berlin jusqu’en 1945).

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Exaspéré par les propagandes, il a décidé de passer quelques mois dans la Russie en guerre, et d’utiliser son vaste réseau, notamment littéraire (il est connu en Russie pour sa longue amitié avec Limonov) pour voir de près comment ce pays vit depuis les débuts de « l’Opération spéciale ». Ce russophone, qui n’est pas russophobe, a ainsi rencontré, dans le désordre, des opposants, des vétérans, des cinéastes, des reporters de guerre (liés ou non aux Organes), des toubibs et même des politiciens locaux, et ce à Moscou, à Saint-Pétersbourg, mais aussi à Kronstadt ou dans des villes reculées de l’Oural. L’image kaléidoscopique qu’il donne, par le biais de courts chapitres tous axés sur une rencontre (et donc bien vivants), ne correspond en rien à celle véhiculée dans la presse mainstream.

Les langues se délient

Parmi ses observations, toujours originales et sans rien de convenu, d’une société « déconcertante », il faut pointer le caractère lointain de cette guerre, la mondialisation progressive de l’espace slave, qui connaît des fléaux tels que la drogue, omniprésente comme à l’Ouest : «Le diable russe souffre des mêmes maux que la vertueuse Euro-Amérique ». Supermarchés bourrés de denrées occidentales acheminées par des trafiquants de Turquie ou d’Asie centrale, boutiques de sport, centres commerciaux, le même « système de cupidité » s’impose pas à pas. Concernant la guerre elle-même, les langues se délient : nulle terreur de type stalinien, mais une séculaire prudence (une loi récente punit la critique de l’armée de lourdes amendes), et pas mal de franc-parler : «La guerre est soutenue en dehors du régime, voire contre lui, par un véritable sentiment populaire ». L’union ancienne de l’Ukraine et de la Russie, les innombrables familles mixtes, font que certains vétérans disent « se battre contre leur miroir », même si la solidarité avec les russophones d’Ukraine prend encore le dessus. Le tableau : une guerre fratricide attisée par des apprentis sorciers au nom d’intérêts sordides et qu’absout notre jacassante bonne conscience – ce que Marignac surnomme l’esprit ONG.

Thierry Marignac, Vu de Russie. Chroniques de guerre dans le camp ennemi, La Manufacture des livres, 250 pages

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Bienvenue chez les Routiers!

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Photo: Guillaume Blot

Dans son tour de France photographique des « Restos routiers » paru aux éditions Hoëbeke, Guillaume Blot capte les lumières de la route et l’humanité de ces forçats du transport. Un voyage au pays de Johnny et des desserts en farandole…


Sont-ils une espèce en voie de disparition ? Les chiffres annoncés par l’auteur sont alarmants. La France comptait 4 500 restaurants routiers en 1970, ils sont 700 aujourd’hui.

Lieux de réconfort

Guillaume Blot qui a initié ce projet photographique en 2018 a parcouru les routes secondaires de notre pays à la recherche de ces lieux de repos et de réconfort où les chauffeurs s’arrêtent pour se restaurer, pour se laver, pour se raser, pour échanger entre collègues ou pour s’extraire, une heure ou une nuit, de l’enfer de la circulation. Ces endroits-là sont des phares et des refuges. Ils clignotent tels des relais de poste criards et alléchants de l’ancien régime.

Ils sont des appels à lever le pied, à se garer sur un parking poussiéreux et à se confronter à d’autres Hommes autour d’une table ou le coude au zinc. Après des heures à conduire, le regard dans le vague ou l’envie de parler à un copain, ces restaurants accueillent la face cachée de notre société. Dans un monde où les échanges deviennent essentiellement virtuels, où la solitude gangrène les esprits, cette confraternité-là, bruyante parfois, hâbleuse par défoulement, le plus souvent silencieuse par fatigue, fait partie de notre art de vivre. Il y a soixante-dix ans, le cinéma les mettait à l’affiche et louait leur solidarité. Gabin dans « Gas-oil » de Gilles Grangier sorti en 1955 avait tout du camionneur fidèle, sensible et courageux.

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La France qui travaille

Ces Hommes-là, vous ne les verrez pas en ouverture des journaux télévisés, seulement lorsqu’ils bloquent ; alors là, on se souvient enfin d’eux pour les critiquer. Ces travailleurs essentiels, de l’ombre, n’ont pas droit au micro-trottoir et aux éditos emperlousés. Sans eux, l’économie tournerait pourtant au ralenti. Ils savent qu’ils ne sont pas les étendards de la « Start-up Nation ». On ne les montre pas en exemple de réussite dans les écoles. Leurs enfants n’ont pas honte d’eux, ils savent leurs efforts pour ramener un salaire décent à la maison et apporter la dignité à un foyer. On préfère taire leur mission parce qu’on ne connaît rien d’eux. La logistique n’intéresse pas beaucoup nos dirigeants. Et parce qu’ils ne sont pas assez chics et présentables, on les ignore. On les imagine au volant de bahuts antédiluviens, alors que les poids lourds sont à la pointe de la technologie, en avance sur les voitures particulières. Ils représentent tout ce que la société déteste : le travail manuel, la cuisine copieuse, trop de masculin bien que la profession se féminise, un fumet graisseux et les voies abandonnées, en dehors des autoroutes. Ces conducteurs qui traversent l’hexagone, voire l’Europe, ces gros pigeons voyageurs de nos provinces sont souvent éloignés de leur famille durant plusieurs jours. De livraisons en livraisons, d’aventures en aventures, ils quadrillent une France secondaire. Guillaume Blot a visité 120 établissements et flashé cette population si particulière, avec ses codes et ses rites. Et le résultat est joyeusement coloré. Éminemment populaire et sensible. Sans une pointe de misérabilisme.

Poétique

Son travail dessine une carte du tendre, de l’étrange, du kitsch, de l’humanité arrachée au labeur, d’une forme de poésie de l’anodin. Du quotidien qui vire au sympa. De la bonne humeur et des verres de l’amitié. Sans le verre de l’amitié, une nation court à sa perte. Qu’est-ce qu’on voit exactement sur ces clichés brillants, lustrés comme une cagole, un samedi soir ? Des accents, des nationalités différentes qui ne se haïssent pas, une attirance certaine pour les sauces et les desserts « hautement » sucrés. Des gaillards en bermuda et claquettes ; ici, on porte le marcel avec assurance. Des demis de bière et des assiettes de frites à ras bord. Des buffets à volonté. Les portions sont généreuses comme leurs paluches. On y voit un Johnny plus vrai que nature, lunettes d’aviateur et coupe de cheveux à la Patrick Sébastien. Il est fan de western et de John Wayne. On fait la rencontre d’Odile, la cheffe du relais Les Ombrelles dans la Loire qui prépare « sa fameuse tête de veau ». On apprend que Catherine, la cheffe de La Cabane Bambou dans la Somme flambe ses plats au cognac. On se met tout simplement à les regarder vraiment.

Restos routiers de Guillaume Blot – Préfaces de Nora Bouazzouni et Mohamed El Khatib – Hoëbeke – Gallimard 184 pages

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Des vacances comme à la télé

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© HBO

La touristification du monde ne connaît pas la crise : le groupe hôtelier de luxe Four Seasons, en partenariat avec la chaîne de télévision HBO, a annoncé l’organisation d’un tour du monde en jet privé à destination des lieux phares de la série The White Lotus1.

The White Lotus Saison 3, disponible en France sur la plateforme Max (c) HBO

Vingt jours d’escapade premium, durant lesquels 48 globe-trotters fortunés (180 000 euros par tête de pipe) pourront rejouer les vacances des ultra-riches dépeints dans la fiction à succès de Mike White. Le World of Wellness Journey, « une expérience immersive centrée sur le bien-être physique et mental », s’inscrit dans une tendance qui fait florès, celle du set-jetting : choisir sa destination de voyage sous l’influence d’un film ou d’une série. « Chaque étape est pensée pour offrir une expérience unique et sur mesure », précise avec gourmandise Marc Speichert, directeur commercial de Four Seasons.

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Les happy few pourront ainsi barboter dans les eaux turquoise de Maui (Hawaï, saison 1), s’enivrer de capiteux cépages siciliens à Taormina (Italie, saison 2) avant de s’adonner au yoga sur un ponton de Ko Samui (Thaïlande, saison 3). Le hic ? Ce prospectus de papier glacé est l’exact opposé de la critique sociale – quasi marxiste – exposée par le créateur de The White Lotus à Télérama : « Ces gens aisés sont sur la défensive. Cette classe sociale se sent menacée dans sa culture, dans son existence même. La série examine tous les arguments qu’ils utilisent pour justifier leur façon de vivre, et leur volonté de ne surtout pas en changer. »

De fait, la satire mordante des nantismondialisés (leurs petites névroses et leurs grandes hypocrisies, leur vacuité existentielle et leur culpabilité postcoloniale) contraste pour le moins avec le projet réel de fastueuse robinsonnade en Airbus A321 privatisé. Si on ne s’étonne pas que la morale fictionnelle capitule face au principe de réalité économique, on est néanmoins en droit de s’en amuser. « L’Occident meurt en bermuda », écrivait en son temps Philippe Muray. Son revers devra être cousu d’or pour se payer le luxe de trépasser de l’autre côté du petit écran.


  1. https://www.max.com/fr/en/shows/white-lotus/14f9834d-bc23-41a8-ab61-5c8abdbea505 ↩︎

De la Vesle à la Nièvre ou le temps qui fuit

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© Pascale Pigny

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Ma Sauvageonne voulait me faire une surprise. Elle m’invita à bord de sa voiture. « Où m’emmènes-tu ? », osai-je. « Tu verras bien ; je ne te le dirai pas. Un lieu merveilleux, magique ! » répondit-elle, enjouée. Je n’insistai pas, me contentant, tel un train, de regarder, au travers des vitres de l’automobile, les vaches paître dans les grasses prairies de l’ouest d’Amiens. Comme à son habitude, elle conduisait avec vivacité, un peu comme la bonne sœur dans un des films de la série Le Gendarmes de Saint-Tropez, avec Louis de Funès. Je la contemplais : élégante, un style année soixante-dix, robe légère, des yeux verts, verts comme les eaux de la plus belle rivière de France : la Vesle. Elle fixait le ruban d’asphalte caressé par la lumière poudrée de cette fin d’après-midi de printemps. Au bout d’une vingtaine de minutes, elle s’arrêta net. Je m’abstins de la remercier d’un « merci monsieur l’abbé », comme le fait de Funès, désappointé, apeuré plutôt par la conduite moniale ; elle eût pu mal le prendre et je n’avais nullement l’intention de repartir à pied à Amiens ; la Sauvageonne ébouriffée, non dénuée de personnalité, possède aussi son caractère.

Le prieuré de Moreaucourt, c’était donc là. Quelle bonne idée ! J’étais déjà passé devant mais jamais je n’avais eu l’occasion de le visiter. Tout en joie, l’idée de lui sauter dessus pour la couvrir de baisers m’effleura ; je me retins. Nos ébats eussent pu nous mettre en retard ; l’heure était déjà avancée. Je craignais de trouver porte close. Heureusement, elle ne l’était pas.

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Nous nous avançâmes le long d’une allée ; au loin, nous aperçûmes un guide de la connaissance. Il devisait en compagnie de visiteurs. Nous décidâmes de procéder, seuls, à la découverte des lieux. Nous ne le regrettâmes point. Vieilles pierres, jardins de buis, végétation luxuriante et fraîche comme une Pelforth dans le bidon de Jacques Anquetil dans l’ascension du Mont Ventoux le 13 juillet 1958 (Je m’en souviens comme si c’était hier ; j’avais deux ans). Le prieuré de Moreaucourt, situé sur le territoire de la commune de L’Etoile, dans la Somme, a été fondé en 1146 par Aléaume d’Amiens, seigneur de Flixecourt, avant son départ pour la croisade avec le roi Louis VII ; il a accueilli pendant quelque 500 ans une communauté de religieuses de l’ordre de Fontevraud. Il fut détruit à plusieurs reprises (en 1455, 1475, 1492, 1522, 1595) mais à chaque fois, il fut reconstruit. En 1636, pour fuir les invasions espagnoles, les religieuses quittèrent les lieux pour se fixer définitivement à Amiens ; elles utilisèrent des matériaux de Moreaucourt pour faire bâtir leur nouveau monastère situé à l’emplacement de l’actuelle bibliothèque Louis-Aragon. Le pauvre prieuré tomba alors dans l’oubli. En 1926, les ruines furent protégées au titre des monuments historiques. Quarante-et-un an plus tard, elles furent redécouvertes par Gérard Cahon, un professeur de l’école de La Salle, à Amiens ; des fouilles archéologiques furent menée jusqu’en 1991. Le lieu, peu à peu, reprit vie. La vie, nous la sentions bouillonner sous nos pieds, alors que nous cheminions, la Sauvageonne et moi. Lieu d’histoire(s) et de fraîcheur qu’elle connaissait déjà ; elle n’hésita pas à me conter quelques souvenirs personnels qui me mirent en joie. Pensif, je m’attardai sur les rives de la Nièvre dont les eaux sauvages (onnes) me faisaient penser à celles de la Vesle juste après la petite écluse située dans le parc du château de Sept-Saulx, dans la Marne, où je passais mes vacances d’enfant et d’adolescent (Mon grand-père maternel y était jardinier.) Plutôt que de me jeter dans l’onde folle, je me jetais dans le regard de ma belle ébouriffée afin de ne plus songer au temps, impitoyable, qui fuit.

Mourir légalement assisté? Plutôt crever!

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Marche annuelle contre l’avortement et l’euthanasie, à l’approche du débat parlementaire sur la fin de vie, Lyon, 6 avril 2025 © KONRAD K./SIPA

Rien n’arrête le progressisme. La mort souffrait d’un vide juridique, la loi euthanasie l’a comblé. Le monde flou du privé, de l’intime et du discret a vécu, le droit et la transparence s’imposent. On mourra désormais dans le cadre prévu pour, assisté et couvert légalement.


En ce moment, quand j’entends le mot, la chanson des Olivensteins me revient.

Vite vite vite y’a encore une fuite
Que le médecin colmate…
Euthanasie papy euthanasie mamy
Votre calvaire est fini.

Je ne les écoutais pas en 1979. J’aurais pu, j’avais 15 ans. À l’époque, c’est par les grands frères de mes copines que je me suis branché, et les grands frères de mes copines n’écoutaient que des trucs de hippies. J’ai envie de dire que je leur dois tout. C’est mon côté modeste. En fait non, il a quand même fallu que j’aille y jeter un coup d’œil à leurs disques, que je trouve l’audace de leur demander de m’en prêter, que j’écoute, que j’insiste avec ce qui ne me plaisait pas tout de suite. Le goût pour la nouveauté, pour l’étrangeté, la curiosité, tout ça, on ne l’avait pas tous. Pour la plupart des mecs, c’était « Allez les Verts ! ». Il y avait beaucoup de « Pascal Praud » dans les classes. Des fans de Platini, de Rocheteau et des autres. Y avait-il un Noir dans l’équipe ? Je ne sais plus. Aujourd’hui, on se demande s’il y aura un Blanc dans la prochaine sélection. Enfin moi je me demande. Mais passons, aujourd’hui, je ne parlerai pas de tiers-mondisation, je parlerai d’euthanasie.

Un accessoire de la panoplie progressiste

Je ne peux pas dire que le sujet me passionne, je dirais même qu’il ne m’intéresse pas. Voilà c’est très simple. Absence d’intérêt. C’est le genre de thème qui m’éloigne aussi sûrement de mes contemporains qu’une finale de Coupe du monde. Ces soirs-là, je regarde un western, comme un juif dans un film de Desplechin qui le soir de Noël mange des pâtes.

Je suis juste effaré que tant de gens s’activent jusqu’au militantisme pour ça. Des gens veulent mourir quand ils veulent et comme ils veulent. Grand bien leur fasse, mais qui les en empêche ? Personne, mais ce n’est pas dans la loi. Alors voilà, on réclame un cadre légal pour mourir. Le droit qui s’est emparé de tout sur terre convoite le monde des ténèbres. Il ne suffisait pas qu’il régente la vie, le voici appelé à contrôler la mort. Chez La Fontaine, les grenouilles réclament un roi. Chez nous, les citoyens braillent : Une loi, une loi !

Je vois bien qu’il y a deux camps et toutes les nuances qu’il faut entre les deux, mais déjà que le thème m’ennuie, alors les nuances… Le seul truc un peu drôle, c’est l’affrontement. Un peu Don Camillo. L’autre soir, à un dîner, une fille à qui je disais que je m’en foutais me répond donc tu es contre et me demande si je suis aussi pour la peine de mort parce qu’en général, ça va ensemble. Je n’ai pas eu le réflexe de lui demander puisqu’elle était pour l’euthanasie, si elle était aussi pour la légalisation du cannabis, le mariage gay et la régularisation des « sans-papiers » parce qu’en général, ça va ensemble. Ça ne m’est pas venu, c’est comme ça chez les introvertis, ça arrive avec deux métros de retard alors je vous le sers dans le journal. Rien ne se perd.

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Elle a raison la patronne, le droit de mourir « dans la dignité » comme ils disent est un accessoire de la panoplie progressiste. Et puisque c’est un accessoire qui contrarie le catho réac, à gauche on ne s’en prive pas. Même ceux qui n’y ont pas réfléchi savent qu’il faut pencher de ce côté-là puisqu’il suffit d’être contre la droite pour être dans le bon sens.

Un Dieu jaloux

Et qu’avons-nous en face ? Les cathos. Eux sont farouchement contre pour des raisons aussi peu originales et personnelles que les autres. Ils n’ont simplement pas le droit. C’est Dieu qui leur a dit. Tu ne te feras pas sauter le caisson, même assisté, je suis le seul à pouvoir le faire, à te rappeler quand ça me chante, n’oublie pas que je suis un Dieu jaloux.

Voilà, c’est dans la Bible, pas comme ça, mais vous avez compris. Et c’est pour ça qu’ils sont contre. Que disent-ils à leur grand-mère qui les a assez vus, qui se tord de douleur et qui se chie dessus ? Allez mémé, un peu de courage, il ne vous a pas rappelée, et priez au lieu de gémir. Évidemment, ils ne la ramènent pas avec leur bondieuserie à la télé, ils invoquent la protection des plus faibles, les dérives, les abus, le basculement civilisationnel, et la toute vieille qu’en finit pas d’vibrer et qu’on attend qu’elle crève vu qu’c’est elle qu’a l’oseille, de la chanson de Brel.

Là, ils marquent un point. L’insistance malsaine et intéressée d’une famille impatiente pour qu’on cesse de « s’acharner », pour « qu’on en finisse », c’est un argument. Mais que faire ? Je crois que dans cette situation, je déshériterais les petits vautours pour échapper aux pressions. Enfin je ne m’inquiète pas, je n’aurai rien à léguer qui mérite qu’on se conduise mal.

Liberté encadrée, très peu pour moi…

Pour le reste, le changement de civilisation, je ne vois pas trop. Le médecin qui a juré de sauver la vie et qui donnerait la mort, une rupture anthropologique ? Il faudrait qu’on m’explique mieux. Il me semble qu’on peut être multicarte. L’alcool, ça sert à désinfecter ou à se bourrer la gueule ? Les deux. On trahirait le serment d’Hippocrate en accordant une dernière volonté au condamné ? J’ai des doutes.

D’ailleurs, on en débat mais tout ça existe déjà. Les soignants le disent, l’euthanasie ou le suicide assisté se pratiquent couramment à la demande d’un patient et dans la discrétion d’une famille et d’une équipe médicale. Et c’est peut-être ça qui dérange : la discrétion. Il s’agit donc sans tarder d’aller jusqu’au seuil de la mort poser un cadre légal et imposer plus de transparence. Olivier Falorni le dit très bien, la loi permettra « d’accéder à une nouvelle liberté, mais une liberté strictement encadrée sur la base de critères rigoureusement établis ».

Une liberté strictement encadrée, ce n’est pas le genre que je préfère. Des critères rigoureusement établis pour mourir. Plutôt crever ! Mais de grâce, sans être encadré ni assisté, seul et par mes propres moyens. Dans la dignité, comme ils disent, enfin dans l’idée que je m’en fais. Et là il y en a toujours un qui me répond : Et si tu ne peux pas, mon vieux ? Pas de bras, pas de trépas. J’y ai pensé. Je cherche depuis à me faire un ami sûr ou un ennemi solide pour me faire passer de l’autre côté en cas de besoin. Et si à l’agonie, je n’ai trouvé personne, j’en conclurai que j’ai raté ma vie. Alors, je pourrai bien rater ma mort.

L'arnaque antiraciste expliquée à ma soeur

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Laure Murat: la défense des œuvres contre les ravages du «wokisme»

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Laure Murat © Philippe Matsas

Quand la gauche est quasiment sur le point de dire que le wokisme et les « sensibility readers » vont trop loin…


Professeur d’université à Los Angeles, Laure Murat, née en 1967, a publié des ouvrages dans lesquels elle fait preuve d’une approche originale de la littérature. Ainsi, nous avions beaucoup aimé Relire : une enquête sur une passion littéraire, en 2015, consacré à la relecture incessante des mêmes ouvrages, si possible des classiques. Laure Murat est également une « proustienne » confirmée, ce que nous démontrait récemment son Proust, roman familial, prix Médicis 2023, où elle décrivait comment elle s’intégrait, de par ses origines familiales, au petit monde très fermé de l’auteur de La Recherche. Après cela, nous ne l’attendions pas sur un sujet plus terre à terre, mais crucial : la réécriture de certains textes célébrissimes, afin de les adapter au politiquement correct de l’époque. Sincèrement passionnée par la littérature, Laure Murat s’inquiète du non-respect de l’intégrité des œuvres, dans le climat intellectuel d’aujourd’hui obsédé parun « wokisme » patenté, qui gagne de plus en plus de terrain. Dans ce petit livre qui paraît chez Verdier, Toutes les époques sont dégueulasses, Laure Murat déplore ces nouvelles mœurs qui touchent l’édition de best-sellers, comme Dix petits nègres d’Agatha Christie ou les James Bond de Ian Fleming, et d’autres encore.

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La confusion du débat actuel

Laure Murat note la « confusion du débat actuel ». Ce qui l’amène à distinguer entre « réécrire », où l’on réinvente une forme nouvelle, comme Racine avec ses pièces de théâtre, et « récrire », où l’on remanie un texte jusqu’à plus soif, pour lui redonner tel ou tel vernis. Le premier est un acte artistique, alors que le second s’apparente à un travail de correction, pour ainsi dire : de « rewriting ». Ainsi, le roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres, devient Ils étaient dix, avec au passage la suppression du mot « nègre » qui pose problème désormais. Laure Murat se demande si le sens du livre n’en est pas changé, question très délicate. Elle ajoute aussi : « Gommer le racisme de l’auteur ou de l’autrice c’est une chose. Mais celui des personnages ? » Il se trouve que le détective des romans d’Agatha Christie, Hercule Poirot, est très probablement antisémite (il s’exclame quelque part : « Un Juif, bien sûr ! »). C’est insupportable, mais Laure Murat observe : « En tant que lectrice, n’est-ce pas utile que je connaisse les préjugés antisémites du détective belge ? » La remarque me semble pertinente. Effacer un terme ou une expression ne changera pas grand-chose, de toute façon. Le ver est dans le fruit : « Extirper d’un texte, écrit Laure Murat, ici un mot insultant, là un adjectif désobligeant revient à sortir des poissons crevés d’une eau qui, de toute façon, est empoisonnée. »On corrige la lettre, mais pas l’esprit…

Cynisme marchand

Récrire des classiques apparaît dès lors comme une chose inutile et même nuisible, cela nous semblera presque évident. Mais Laure Murat n’en reste pas là. Elle met en question le véritable motif de cette destruction programmée des textes originaux, revendiquée au nom des plus hauts principes moraux. Là encore, on est loin du compte. Laure Murat rectifie ce faux-semblant, en avançant une autre explication, bien plus prosaïque : « Dans la plupart des cas, la visée n’est pas prioritairement la morale, l’antiracisme ou la lutte contre les violences sexistes, comme on essaie de nous le faire croire, mais plus simplement l’argent. » Les livres d’Agatha Christie avec Miss Marple, ceux de Ian Fleming avec James Bond, etc., deviennent « ringards », et il faut les remettre au goût du jour. Les récrire est une volonté des éditeurs, angoissés de voir les ventes baisser. En réalité, réactualiser un vieux livre est uniquement motivé par le cynisme marchand de l’économie libérale, et non plus par une authentique nécessité idéologique.

À ne pas manquer, notre nouveau numéro en vente: Causeur #135: A-t-on le droit de défendre Israël?

Faire disparaître les traces

Laure Murat, c’est une qualité qu’il faut lui reconnaître, fait passer son honnêteté intellectuelle avant ses propres convictions politiques. Elle pointe ainsi sans hésiter ce qu’elle appelle « l’erreur de la gauche », qui serait de « faire passer pour des améliorations, voire une modernisation de la lecture, de vulgaires trucages intéressés, motivés par l’appât du gain ». D’ailleurs, dirons-nous, une véritable position de gauche ne consisterait-elle pas à laisser les textes intacts, pour mieux dénoncer les situations qu’ils relatent ? Il ne faut pas « priver les opprimés de l’histoire de leur oppression », avertit Laure Murat. Il ne faut pas faire disparaître les preuves.

Dans ce livre extrêmement efficace (dont le titre Toutes les époques sont dégueulasses est puisé chezAntoninArtaud), Laure Murat accomplit, avec une grande pertinence, le tour de la question. Elle n’hésite pas à polémiquer, estimant que la pensée wokiste va souvent trop loin. Néanmoins, et ce point me chiffonne un peu, elle ne croit pas qu’il faut parler de censure lorsqu’on récrit des classiques. Car, au fond, pense-t-elle, c’est au lecteur de juger, et il peut choisir, au lieu de la version modernisée, de lire le texte original — du moins tant que celui-ci est encore disponible en librairie…

Il y a certes un danger dans la culture, qui est déjà là, et que Laure Murat décrit avec intelligence et profondeur.

Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, « Ré(é)crire, sensibiliser, contextualiser ». Éd. Verdier, 77 pages.

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Les répercussions de la victoire de Nawrocki en Pologne

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L’historien Karol Nawrocki, soutenu par le PiS, a été élu nouveau président de la Pologne. Nawrocki a obtenu 50,9 % des voix, devançant le maire libéral de Varsovie, Rafal Trzaskowski, qui a recueilli 49,1 %. Varsovie, 1er juin 2025 © Jaap Arriens/Sipa USA/SIPA

La Pologne semble prête à replonger dans le conservatisme, ou, diront certains à Bruxelles, l’illibéralisme. Un vote de confiance, prévu le 11 juin, apparait comme un quitte ou double pour un Donald Tusk en sursis.


L’élection de Karol Nawrocki, conservateur et pro-Trump, le 1er juin dernier à la présidence polonaise ne bouleverse pas l’équilibre institutionnel du pays. Mais elle marque un retour des conservateurs dans un pays bien plus puissant qu’il ne l’était à la fin des années du parti Droit et Justice (PiS). 

Son élection remet en cause l’élan pro-européen enclenché depuis 2023 par Donald Tusk, ce qui pourrait provoquer une recomposition politique de grande ampleur et déstabiliser l’ensemble du flanc est de l’Union européenne.

Une Pologne redevenue « fréquentable »

La Pologne oscille entre tentations communautaires autour du projet européen et révolution conservatrice d’un peuple qui ne veut pas mourir. 

De 2015 à 2023, le parti Droit et Justice (PiS) a gouverné le pays, portant parfois atteintes à l’indépendance de la justice, à la liberté de la presse et aux droits fondamentaux. En opposition constante avec Bruxelles, Varsovie s’était rapprochée de Budapest, formant avec Viktor Orban un bloc illibéral hostile aux ingérences de Bruxelles. Dans ce duo, la Pologne apparaissait plus puissante, mais aussi plus isolée. Une Europe à deux vitesses entre celle des libéraux et des conservateurs se dessinait alors.

Mais, avec la victoire de Donald Tusk en 2023, qui fut saluée comme un retour de la Pologne au cœur de l’Europe, cette époque semblait révolue. L’ancien président du Conseil européen incarne une Pologne ouverte, libérale, déterminée à restaurer l’État de droit et à réengager un dialogue constructif avec Bruxelles. Ses premiers mois au pouvoir ont permis de débloquer les fonds européens gelés, de relancer la coopération en matière de défense, et de redonner à Varsovie un rôle central dans le soutien à l’Ukraine. La Pologne était redevenue fréquentable, mieux : elle était redevenue stratégique.

Une onde de choc aux conséquences importantes

Karol Nawrocki n’a pas les clés du gouvernement, mais il a celles du blocage. En tant que président, il dispose d’un droit de veto législatif qu’il faut une majorité qualifiée (trois cinquièmes des voix) pour surmonter. Or, la coalition de Tusk ne dispose que d’une majorité simple. En d’autres termes, toutes les grandes réformes (de la justice aux médias publics en passant par l’éducation) risquent désormais de se heurter à une opposition présidentielle déterminée.

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Pour réagir, Donald Tusk a convoqué un vote de confiance, prévu le 11 juin. L’objectif : tester la solidité de sa majorité, donner un signal de fermeté, mais aussi, peut-être, provoquer un électrochoc politique. Car sa coalition est fragile, fondée sur des équilibres instables. Si le vote tourne à l’échec, la perspective d’élections législatives anticipées deviendra réelle. Et dans le climat actuel, les sondages indiquent une dynamique en faveur du PiS, qui pourrait reprendre le pouvoir, cette fois avec l’appui de forces encore plus radicales. Le court épisode libéral de 2023-2025 serait alors effacé par une vague conservatrice assumée. 

Le pire scénario pour Bruxelles

À Bruxelles, cette perspective inquiète. Premièrement, la Pologne pourrait être un nouveau pays politiquement paralysé après la situation de blocage en France, en Espagne et en Allemagne. Si Donald Tusk perd son vote de confiance, le pays pourrait entrer dans une période d’instabilité prolongée avec une future campagne électorale dure. Si, au contraire, sa majorité résiste, il devra composer avec un président hostile, forçant des compromis ou condamnant certaines réformes à l’enlisement. Or, la Pologne, pays dépensant le plus pour sa défense désormais, avait retrouvé ces derniers mois une place centrale dans l’équation européenne, au moment même où l’Union fait face à des défis inédits : la guerre en Ukraine et l’élection de Donald Trump. 

Deuxième crainte, le retour de la vague populiste et néoconservatrice. Karol Nawrocki défend une lecture conservatrice, religieuse et nationaliste de l’histoire polonaise. Très proche des milieux catholiques traditionnalistes, il a, dès son discours de victoire, mis en avant les « racines chrétiennes » de la nation et dénoncé « les tentations idéologiques venues de l’Ouest ». Après la défaite de l’AUR en Roumanie, l’Europe avait cru avoir contenu la contagion populiste, mais la séquence polonaise pourrait relancer l’offensive des droites illibérales avec la Hongrie d’Orban, la Slovaquie de Fico, et peut-être bientôt la Tchéquie (avec des élections en octobre), pour constituer un nouvel axe de blocage. Ces pays, bien que parfois isolés, savent s’allier pour neutraliser les projets communautaires : conditionnalité des fonds européens, sanctions contre la Russie, réforme institutionnelle, etc. Autant de chantiers qui pourraient être bloqués par un axe de refus assumé.

Troisième crainte, au moment où l’Union européenne cherche à s’affirmer comme puissance géopolitique, à renforcer son autonomie de défense et à préparer son élargissement vers les Balkans et l’Est, toute division interne est un coup porté à sa crédibilité. Une Pologne qui bloque, qui réactive ses vieux contentieux juridiques et qui s’isole à nouveau serait une entrave majeure à ces ambitions. D’autant plus que Varsovie est un acteur central de la politique de soutien à l’Ukraine. Si elle change de ligne, ou si elle s’enlise dans une crise institutionnelle, l’impact pourrait être régional.

L’élection de Karol Nawrocki à la présidence polonaise ne doit pas être sous-estimée. Ce n’est pas un simple changement de visage à la tête de l’État : c’est un signal, une alerte, un réveil. Elle montre que le reflux populiste n’est pas acquis, que les équilibres libéraux restent fragiles. Les élections polonaises ont montré que le pays reste divisé entre deux franges que tout oppose. Ce clivage, à l’image de ce qu’on peut observer dans d’autres pays, ne constitue pas une exception polonaise, mais une tendance de fond qu’il ne faut pas prendre à la légère. 

Pierre Clairé, Directeur adjoint des Etudes du think-tank gaulliste et indépendant Le Millénaire, spécialiste des questions internationales 

Marine Audinette, Analyste au Millénaire

Le Soudan entre médiations en échec et conflit complexe: une paix otage de calculs internes et d’ingérences étrangères

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Al Kalalah, 40 kilomètres au sud de Khartoum, 27 mars 2025 © Sipa

Le conflit au Soudan oppose les Forces armées soudanaises (FAS), dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, soutenues par des islamistes et attachées à un pouvoir central autoritaire, aux Forces de soutien rapide (FSR) du général Hemedti, qui se présentent comme favorables à une transition civile et à un État fédéral. Après plus de deux ans de guerre, le conflit est enlisé, les médiations internationales ont échoué, et le pays est plongé dans une crise humanitaire majeure aggravée par des tensions ethniques. Analyse.


Plus de deux ans et deux mois après le déclenchement de la guerre entre les Forces armées soudanaises, dirigées par le général Abdel Fattah al-Burhan, et les Forces de soutien rapide, menées par le général Mohamed Hamdan Dagalo (Hemedti), le paysage soudanais s’enlise dans une crise multidimensionnelle, où s’entrelacent les intérêts régionaux et les dynamiques locales, tandis que les tentatives de médiation internationale échouent face à une réalité politique et sécuritaire d’une extrême complexité.

Selon les estimations des Nations Unies, la guerre a engendré plus de 15 millions de déplacés internes et de réfugiés, tandis que des milliers de personnes ont été tuées dans le cadre d’opérations militaires incontrôlées. Le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés a qualifié la situation de « l’une des pires catastrophes humanitaires actuelles », avertissant que « le conflit menace de déchirer entièrement le Soudan et d’entraîner toute la région dans une instabilité durable ».

Des médiations piégées : échec récurrent ou absence de volonté ?

En mai 2023, l’Arabie Saoudite et les États-Unis ont lancé l’initiative de Djeddah pour établir un dialogue direct entre les deux parties belligérantes. Bien qu’un accord de principes ait été signé, engageant les parties au respect du droit humanitaire et à faciliter l’acheminement de l’aide, celui-ci est resté lettre morte. Un rapport de l’International Crisis Group (ICG) publié en décembre 2024 souligne que « l’initiative de Djeddah manque de mécanismes de suivi concrets, les engagements reposant uniquement sur la bonne foi des parties ».

Par ailleurs, les efforts de médiation régionaux menés notamment par l’Union africaine et l’organisation IGAD ont échoué, en raison des divisions internes au sein des instances régionales et des ingérences divergentes d’acteurs internationaux aux intérêts contradictoires.

La souffrance des civils : tragédie continue et accusations croisées

Au Darfour, l’une des régions les plus touchées, les populations font face à des menaces répétées de massacres et de déplacements forcés. Le 4 juin 2025, Human Rights Watch a publié un rapport documentant l’utilisation par l’armée soudanaise de bombes non guidées lors de bombardements sur des quartiers résidentiels de la ville de Nyala, causant des dizaines de morts un acte qualifié par l’organisation de « violation flagrante du droit de la guerre ».

Un précédent rapport publié le 25 février 2025 avait révélé un massacre dans le village de Tayba, dans l’État d’Al Jazira, perpétré par des milices islamistes alliées à l’armée. Ce massacre a coûté la vie à 26 civils, majoritairement des femmes et des enfants, et a été qualifié de « crime pouvant relever du nettoyage ethnique ».

Conflit d’intérêts : coup d’arrêt à la transition civile et retour des ambitions islamistes

La crise dépasse désormais le cadre militaire pour refléter un conflit politique interne exacerbé. Depuis le coup d’État d’octobre 2021, au cours duquel l’armée dirigée par Al-Burhan a renversé le gouvernement civil de transition, toutes les tentatives de former un gouvernement consensuel ont échoué. Les islamistes cherchent à rétablir leur influence historique sur l’État, notamment au sein de l’armée et des services de sécurité.

Selon Rosalind Marsden, spécialiste de la Corne de l’Afrique au sein du think tank Chatham House : « L’armée soudanaise n’a jamais réellement rompu avec son alliance avec les islamistes, malgré ses prétentions de neutralité. Des alliances discrètes entre hauts gradés de l’armée et les réseaux de l’ancien régime entravent tout véritable processus de démocratisation ».

Cette collusion suscite l’inquiétude des mouvements civils armés, tels que le Mouvement pour la justice et l’égalité et l’Armée de libération du Soudan – branche Minni Minawi, qui réclament un rééquilibrage politique fondé sur l’Accord de paix de Juba signé en 2020. Cependant, les rivalités autour du partage du pouvoir et des ressources ont paralysé la transition et rendu toute médiation internationale otage de ces divisions internes.

Tensions ethniques et tribales : le Darfour comme miroir des fractures

Au cœur de la crise, le Darfour subit une intensification des tensions ethniques, notamment contre des groupes non arabes tels que les Zaghawas. Un rapport publié par le Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA) en mai 2025 indique que le déplacement forcé des populations zaghawas a dépassé les 220 000 personnes en un an, en raison d’attaques menées par des groupes paramilitaires soutenus par l’armée.

Des analystes estiment que cette marginalisation systématique exacerbe le sentiment d’exclusion parmi plusieurs communautés africaines du Soudan, risquant de transformer le conflit politique en guerre ethnique à grande échelle, difficilement maîtrisable.

Entre idéologie et terrain : polarisation extrême sans issue

Les Forces de soutien rapide ont tenté de se repositionner comme un acteur ouvert au dialogue avec les civils. Elles ont exprimé leur disposition à accepter des revendications politiques liées à un État fédéral, à la justice transitionnelle et à un cessez-le-feu une attitude qui leur a valu un certain soutien parmi la jeunesse, les mouvements civils et les courants laïques.

De leur côté, les forces armées s’appuient sur le soutien des islamistes, qui considèrent les revendications civiles comme une menace à « l’identité islamique de l’État ». Le pays se retrouve ainsi face à deux visions opposées : soit un retour à un pouvoir central dominé par une alliance militaro-islamiste, soit une transition vers un État civil pour tous les Soudanais.

Une paix conditionnelle et des paris risqués

Entre initiatives internationales avortées, ingérences régionales ambiguës et divisions locales profondes, l’avenir du Soudan reste suspendu à une équation difficile à résoudre. Sans consensus interne réel ni pression internationale efficace pour imposer des mécanismes de reddition de comptes et stopper l’afflux d’armes, toute tentative d’apaisement restera une solution de façade.

C’est dans ce contexte que l’appel du Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, lancé en mai, résonne comme un avertissement stratégique : « Le Soudan n’a pas seulement besoin d’une trêve, mais d’une volonté politique collective capable de reconstruire l’État sur les ruines de la guerre et des divisions. Sans cela, la paix restera un mirage poursuivi par une nation en lente désintégration ».

Musk versus Trump: testostérone et idéologie

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Washington, 11 mars 2025 © Sipa USA/SIPA

Entre Trump et Musk, c’est la fin de la bromance ! Après avoir décoré Musk et loué ses « services incroyables » au sein du DOGE, le président américain propose une loi qui ferait exploser la dette. Musk s’étrangle, insulte le projet, et rêve d’un nouveau parti centriste. Quant à Steve Bannon, il propose désormais d’expulser ce travailleur immigré pas assez docile qui croit qu’un pays se gère comme une startup ! Jeremy Stubbs raconte et analyse.


« On vous l’avait bien dit ! » Tous ceux qui prédisaient que la « bromance » entre Donald Trump et Elon Musk ne pouvait pas durer sont en train de se féliciter. « D’ailleurs, ce qui était surprenant, c’est que leur alliance ait duré si longtemps », ajoutent-ils. Mais, la surprise générale face à cette longévité a été éclipsée par celle inspirée par la rapidité et l’acrimonie de leur rupture. Ces deux hommes, investis d’un pouvoir sans égal (que ce soit un pouvoir politique ou financier), possèdent chacun un égo démesuré, ont à leur disposition un haut-parleur à leur taille (X ou Truth Social) et ont rarement la langue dans leur poche. Ils se sont déjà querellés au cours des dix dernières années, mais jamais avec une pareille violence verbale et émotionnelle. 

Services incroyables

Tout s’est passé en moins d’une semaine. Vendredi 30 mai a lieu une cérémonie dans le Bureau ovale pour marquer la fin du mandat de Musk en tant que conseiller fédéral non-rémunéré, mandat qui a une limite statutaire de 130 jours. Trump remet à son futur ex-collaborateur et ami une clé d’or donnant accès symboliquement à la Maison Blanche, en déclarant : « Elon a rendu des services incroyables. Il n’y a personne comme lui ». A la différence de beaucoup d’autres conseillers de Trump, Musk peut donc partir avec toute sa dignité et les bonnes grâces du Donald. Mais mardi 3 juin, Musk attaque sur X le grand projet de loi que Trump veut faire approuver par le Congrès, projet de loi qui risque fort d’augmenter la dette fédérale. Tous les efforts de Musk au Département d’efficacité gouvernementale ou « DOGE » avaient eu pour objectif de réduire les dépenses de l’État. Non sans une certaine suite dans les idées mais sans aucune retenue dans son langage, Musk qualifie le projet de loi d’« abomination dégoûtante » (« disgusting abomination »), en ajoutant : « Honte à ceux qui ont voté pour lui ».

Deux jours plus tard, jeudi 5 juin, Trump, qui est dans le Bureau ovale où il reçoit le chancelier allemand Friedrich Merz, se dit « très déçu » par les propos de Musk et prétend que ce dernier savait depuis longtemps ce qu’il y avait dans le projet de loi. Musk répond par un post où il demande à ses suiveurs si c’est le moment de créer un nouveau parti politique aux États-Unis qui « représente vraiment les 80% des citoyens du centre » de l’échiquier politique. Il rappelle aussi, comme un avertissement pour les élus Républicains qui soutiennent ou qui sont tentés de soutenir le projet de loi, qu’il ne reste à Trump que trois ans et demi comme président, mais que lui a encore au moins 40 ans de vie devant lui…

Trump riposte sur Truth Social, en insistant sur le fait qu’il avait demandé à Musk de quitter son rôle fédéral, et en attribuant le chagrin de ce dernier au fait que le projet de loi annule beaucoup des crédits qui, jusqu’à présent, encourageaient les automobilistes à acheter des véhicules électriques comme celles que fabrique Tesla. Il ajoute que la façon la plus facile de réduire le budget fédéral est d’annuler les contrats et subventions accordés par l’État aux entreprises de Musk. Il suggère aussi qu’une autre des raisons de la désaffection de Musk, c’est son refus de nommer à la tête de la NASA le candidat préféré du patron de SpaceX.

Musk réplique en affirmant que Trump figure dans les dossiers du milliardaire pédophile, Jeffrey Epstein, et que c’est pour cette raison que ces dossiers n’ont pas encore été rendu publics. Une heure plus tard, il fait semblant d’annoncer que SpaceX va désaffecter son vaisseau Dragon, utilisé pour transporter des astronautes aux stations spatiales et les redescendre sur Terre. Devant l’énormité d’une telle décision, il recule peu de temps après. Trump semble garder son sang-froid : « Ça m’est égal qu’Elon se retourne contre moi, mais il aurait dû le faire il y a des mois ». Musk ne se retient plus, en accusant le président d’« ingratitude », car il n’aurait pas été élu sans lui. Il est vrai que Musk a investi pas loin de 300 millions de dollars dans l’élection de Trump et d’autres campagnes républicaines. Il renchérit en repostant un message d’un partisan qui appelle à destituer Donald Trump et à le remplacer par le vice-président J.D. Vance. Musk finit par prédire que le projet de loi provoquera une récession dans la deuxième moitié de l’année. Plus tard, Trump révèle qu’il pense vendre sa Tesla, qui est restée garée devant la Maison Blanche depuis des semaines. Selon lui, Musk aurait « perdu la raison » (« lost his mind »).

Corones

Sans surprise, les médias et les internautes se déchaînent, en se moquant de la fin de cette « bromance », comme le fait le New York Post :

En revanche, certains célèbrent le machisme de ces échanges musclés et virils, comme le fervent partisan du mouvement MAGA, Joey Mannarino : « Vous regardez deux hommes avec des couilles grosses comme la lune débattre d’une question. C’est ça, la masculinité ». Selon lui, dans ces conditions, une réconciliation est toujours possible entre deux hommes aussi masculins.

Il se peut bien qu’il y ait des raisons personnelles derrière cette brouille et aussi que des événements se passant dans les coulisses, que le public ignore, aient précipité la rupture. Mais il y a aussi des raisons idéologiques profondes qu’on ne peut pas ignorer.

Un Département de l’efficacité gouvernementale inefficace ?

En acceptant sa mission au sein du DOGE nouvellement créé en janvier, Musk avait fixé pour objectif d’éliminer les dépenses excessives et de réduire le budget fédéral de deux mille milliards de dollars – le terme américain est plus simple : deux trillions de dollars. Devant la difficulté extrême de la tâche, il a réduit le chiffre à un trillion. Depuis le mois d’avril, différents chiffres ont été cités par le gouvernement dans différents contextes : 170 milliards, 160, 150… Même ces chiffres seraient exagérés, selon certains commentateurs. Au moins un expert pense que le total des économies réalisées par le DOGE jusqu’à présent se situerait entre 10 et 30 milliards de dollars. Et même ce chiffre pourrait être réduit par les coûts induits par l’opération, car la réduction des effectifs du Trésor public pourrait rendre plus difficile la collecte des impôts. D’autres spécialistes prétendent quand même que la culture de la parcimonie promue par le DOGE aura des conséquences bénéfiques. Quoi qu’il en soit, l’action de Musk consistant à sabrer les budgets des agences fédérales de manière apparemment aléatoire se révèle moins efficace que prévue. Trump lui-même a compris que cette activité fébrile et mal contrôlée n’était pas adaptée à la situation réelle. Quand Musk apparaît sur une scène avec une tronçonneuse, Trump affirme qu’il faut y avec une « bistouri » plutôt qu’avec une « hache ».

L’échec, qu’il soit partiel ou total, de Musk résulte du fait que le gouvernement exécutif ne fonctionne pas comme une entreprise. Musk n’avait pas sur les agences fédérales le contrôle quasi-total qu’il a sur ses propres entreprises. Même son père, Errol, a déclaré qu’on ne gère pas un pays comme on gère une usine. En politique, il faut trouver des alliés et agir à travers eux, ce que Musk n’a pas fait. Il a reconnu lui-même qu’il ne s’est pas fait que des amis. Cette approche qui marche mieux dans le secteur privé que dans les institutions de l’État, est encore moins bien adaptée quand il s’agit d’un entrepreneur de la Silicon Valley. Les innovateurs du monde de la tech ont l’habitude, selon l’expression consacrée, de « bouger vite et casser des choses » (« move fast and break things »). Peu importe si une start-up échoue et perd de l’argent, il y aura une autre qui marchera ; un mauvais projet sera suivi d’un autre qui réussit. Au niveau fédéral, Musk n’a pas trouvé les victoires faciles qu’il espérait. Le gaspillage gouvernemental s’est révélé plus diffus et intangible qu’il ne croyait. Pour lui, la bureaucratie d’État était trop rigide pour accepter ses mesures ; mais en même temps, lui n’avait pas vraiment compris les rouages du gouvernement.

Cette collision avec la réalité politique s’est exprimée aussi à travers des confrontations acrimonieuses avec des figures-clés de l’administration, comme Marco Rubio, le secrétaire d’État, et Scott Bessent, le secrétaire au Trésor. Musk a eu aussi des mots durs pour Peter Navarro, le Conseiller du président sur des questions de commerce. C’est ainsi que, après s’être comporté un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, Musk a fini sa mission sur une déception et en partant avec le sentiment que les mondes du fonctionnariat et de la politique étaient rangés contre lui. Et à travers son projet de loi « grand et beau » – qu’il a surnommé son « Big, Beautiful Bill » ou « BBB » – Trump, aux yeux de Musk, a fini par être du côté des politiciens et des gratte-papiers de Washington.

L’État criblé de dettes

En même temps que Musk se sépare du monde politique, une scission commence à se dessiner au sein du mouvement MAGA. Steve Bannon, qui prétend incarner le versant le plus populiste du mouvement MAGA, n’a jamais caché sa détestation de Musk et a profité de la brouille entre lui et Trump pour appeler à ce que Musk, né en Afrique du Sud, soit expulsé des États-Unis en tant qu’immigré. La distance entre les positions de MM. Musk et Bannon représente deux attitudes différentes qui cohabitent non sans difficulté à l’intérieur de l’alliance relativement fragile qu’est le mouvement MAGA. Si les deux ont des points de vue similaires sur les effets négatifs de l’immigration de masse et de la culture wokiste, ils diffèrent sur le protectionnisme. Musk était mal à l’aise sur la question des tarifs, car Tesla a besoin de la Chine comme marché et comme source de matières premières. Il était contre l’idée de limiter le nombre de visas accordés à des immigrés hautement qualifiés dont ont besoin les entreprises du secteur de la tech mais que Bannon considère comme occupant des postes qui devraient revenir aux citoyens américains. Trump fait grand cas de la nécessité de réindustrialiser l’Amérique, mais les besoins de l’industrie lourde et de la Silicon Valley ne sont pas nécessairement les mêmes.

Musk incarne aussi, dans une certaine mesure, l’esprit libertarien des entrepreneurs de la tech qui rejettent toute intervention excessive de l’État dans leurs affaires et insistent sur le fait que le gouvernement fédéral devrait gérer ses dépenses comme le fait une entreprise. Ils sont, comme le président Reagan, contre le « big government ». Le DOGE était censé être l’expression ultime de cette ambition de réduire à la fois la dette du gouvernement et sa capacité de nuisance. C’est ainsi que le « Big, Beautiful Bill » de Trump apparaît, aux yeux de Musk, comme le contraire de son opération DOGE et le fossoyeur définitif de ses propres ambitions en termes de politique. La dette fédérale des États-Unis s’élève actuellement à 36 trillions de dollars (36 mille milliards). Le projet de loi, qui comporte des réductions d’impôts importantes, mais des réductions de dépenses de l’État très modestes, risque d’augmenter cette dette de 2,4 trillions sur dix ans. Le raisonnement de Musk est assez cohérent : comment Trump peut-il se prétendre contre l’État dépensier et lancer un tel projet de loi ? A moins qu’il ne soit hypocrite ?

Le « Big, Beautiful Bill » a été approuvé par la Chambre des représentants mais doit être approuvé par le Sénat où non seulement tous les démocrates s’y opposent, mais aussi un certain nombre de sénateurs républicains. Ces derniers sont soit des conservateurs sur le plan fiscal (« fiscally conservative ») soit des populistes voulant protéger les prestations sociales pour leurs électeurs des classes ouvrières. Musk menace les sénateurs républicains qui soutiennent le projet de loi de faire campagne contre eux à l’avenir, en laissant entendre qu’il pourrait sortir son chéquier pour aider leurs adversaires.

La brouille entre Musk et Trump a des conséquences graves pour chacun d’eux. Musk se retrouve sans allié à la Maison Blanche et même, potentiellement, sans allié politique de quelque bord que ce soit. Ses entreprises ont toujours eu besoin d’amis haut placés, et ce besoin va s’accentuer. Jeudi, le prix de l’action de Tesla chuté de 14%, réduisant la capitalisation boursière de l’entreprise de plus de 150 milliards de dollars et la fortune personnelle de Musk de 24 milliards. Certes, tout n’est pas fini. Si la compagnie a perdu 25% de sa valeur depuis le début de l’année, elle a gagné 60% au cours des 12 derniers mois, et elle reste très profitable. Mais, les tendances actuelles du marché ne lui sont pas favorables et Musk se trouve isolé, du moins pour le moment.

De son côté, Trump a perdu un soutien au portefeuille bien garni, un soutien qui risque maintenant de se transformer en un adversaire capable de saborder non seulement son beau projet de loi au Sénat, mais aussi la campagne des Républicains lors des élections de mi-mandat de 2026… Des rumeurs ont circulé, hier vendredi, selon lesquelles les deux ex-amis allaient se parler au téléphone, mais Trump les a finalement démenties. Son ancien grand ami s’était toujours présenté, non comme un partisan « MAGA », mais comme « Dark MAGA », le MAGA de l’ombre. Un titre désormais approprié pour un frère ennemi…