Quand la gauche est quasiment sur le point de dire que le wokisme et les « sensibility readers » vont trop loin…
Professeur d’université à Los Angeles, Laure Murat, née en 1967, a publié des ouvrages dans lesquels elle fait preuve d’une approche originale de la littérature. Ainsi, nous avions beaucoup aimé Relire : une enquête sur une passion littéraire, en 2015, consacré à la relecture incessante des mêmes ouvrages, si possible des classiques. Laure Murat est également une « proustienne » confirmée, ce que nous démontrait récemment son Proust, roman familial, prix Médicis 2023, où elle décrivait comment elle s’intégrait, de par ses origines familiales, au petit monde très fermé de l’auteur de La Recherche. Après cela, nous ne l’attendions pas sur un sujet plus terre à terre, mais crucial : la réécriture de certains textes célébrissimes, afin de les adapter au politiquement correct de l’époque. Sincèrement passionnée par la littérature, Laure Murat s’inquiète du non-respect de l’intégrité des œuvres, dans le climat intellectuel d’aujourd’hui obsédé parun « wokisme » patenté, qui gagne de plus en plus de terrain. Dans ce petit livre qui paraît chez Verdier, Toutes les époques sont dégueulasses, Laure Murat déplore ces nouvelles mœurs qui touchent l’édition de best-sellers, comme Dix petits nègres d’Agatha Christie ou les James Bond de Ian Fleming, et d’autres encore.
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La confusion du débat actuel
Laure Murat note la « confusion du débat actuel ». Ce qui l’amène à distinguer entre « réécrire », où l’on réinvente une forme nouvelle, comme Racine avec ses pièces de théâtre, et « récrire », où l’on remanie un texte jusqu’à plus soif, pour lui redonner tel ou tel vernis. Le premier est un acte artistique, alors que le second s’apparente à un travail de correction, pour ainsi dire : de « rewriting ». Ainsi, le roman d’Agatha Christie, Dix petits nègres, devient Ils étaient dix, avec au passage la suppression du mot « nègre » qui pose problème désormais. Laure Murat se demande si le sens du livre n’en est pas changé, question très délicate. Elle ajoute aussi : « Gommer le racisme de l’auteur ou de l’autrice c’est une chose. Mais celui des personnages ? » Il se trouve que le détective des romans d’Agatha Christie, Hercule Poirot, est très probablement antisémite (il s’exclame quelque part : « Un Juif, bien sûr ! »). C’est insupportable, mais Laure Murat observe : « En tant que lectrice, n’est-ce pas utile que je connaisse les préjugés antisémites du détective belge ? » La remarque me semble pertinente. Effacer un terme ou une expression ne changera pas grand-chose, de toute façon. Le ver est dans le fruit : « Extirper d’un texte, écrit Laure Murat, ici un mot insultant, là un adjectif désobligeant revient à sortir des poissons crevés d’une eau qui, de toute façon, est empoisonnée. »On corrige la lettre, mais pas l’esprit…
Cynisme marchand
Récrire des classiques apparaît dès lors comme une chose inutile et même nuisible, cela nous semblera presque évident. Mais Laure Murat n’en reste pas là. Elle met en question le véritable motif de cette destruction programmée des textes originaux, revendiquée au nom des plus hauts principes moraux. Là encore, on est loin du compte. Laure Murat rectifie ce faux-semblant, en avançant une autre explication, bien plus prosaïque : « Dans la plupart des cas, la visée n’est pas prioritairement la morale, l’antiracisme ou la lutte contre les violences sexistes, comme on essaie de nous le faire croire, mais plus simplement l’argent. » Les livres d’Agatha Christie avec Miss Marple, ceux de Ian Fleming avec James Bond, etc., deviennent « ringards », et il faut les remettre au goût du jour. Les récrire est une volonté des éditeurs, angoissés de voir les ventes baisser. En réalité, réactualiser un vieux livre est uniquement motivé par le cynisme marchand de l’économie libérale, et non plus par une authentique nécessité idéologique.
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Faire disparaître les traces
Laure Murat, c’est une qualité qu’il faut lui reconnaître, fait passer son honnêteté intellectuelle avant ses propres convictions politiques. Elle pointe ainsi sans hésiter ce qu’elle appelle « l’erreur de la gauche », qui serait de « faire passer pour des améliorations, voire une modernisation de la lecture, de vulgaires trucages intéressés, motivés par l’appât du gain ». D’ailleurs, dirons-nous, une véritable position de gauche ne consisterait-elle pas à laisser les textes intacts, pour mieux dénoncer les situations qu’ils relatent ? Il ne faut pas « priver les opprimés de l’histoire de leur oppression », avertit Laure Murat. Il ne faut pas faire disparaître les preuves.
Dans ce livre extrêmement efficace (dont le titre Toutes les époques sont dégueulasses est puisé chezAntoninArtaud), Laure Murat accomplit, avec une grande pertinence, le tour de la question. Elle n’hésite pas à polémiquer, estimant que la pensée wokiste va souvent trop loin. Néanmoins, et ce point me chiffonne un peu, elle ne croit pas qu’il faut parler de censure lorsqu’on récrit des classiques. Car, au fond, pense-t-elle, c’est au lecteur de juger, et il peut choisir, au lieu de la version modernisée, de lire le texte original — du moins tant que celui-ci est encore disponible en librairie…
Il y a certes un danger dans la culture, qui est déjà là, et que Laure Murat décrit avec intelligence et profondeur.
Laure Murat, Toutes les époques sont dégueulasses, « Ré(é)crire, sensibiliser, contextualiser ». Éd. Verdier, 77 pages.
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