Dans son tour de France photographique des « Restos routiers » paru aux éditions Hoëbeke, Guillaume Blot capte les lumières de la route et l’humanité de ces forçats du transport. Un voyage au pays de Johnny et des desserts en farandole…
Sont-ils une espèce en voie de disparition ? Les chiffres annoncés par l’auteur sont alarmants. La France comptait 4 500 restaurants routiers en 1970, ils sont 700 aujourd’hui.
Lieux de réconfort
Guillaume Blot qui a initié ce projet photographique en 2018 a parcouru les routes secondaires de notre pays à la recherche de ces lieux de repos et de réconfort où les chauffeurs s’arrêtent pour se restaurer, pour se laver, pour se raser, pour échanger entre collègues ou pour s’extraire, une heure ou une nuit, de l’enfer de la circulation. Ces endroits-là sont des phares et des refuges. Ils clignotent tels des relais de poste criards et alléchants de l’ancien régime.
Ils sont des appels à lever le pied, à se garer sur un parking poussiéreux et à se confronter à d’autres Hommes autour d’une table ou le coude au zinc. Après des heures à conduire, le regard dans le vague ou l’envie de parler à un copain, ces restaurants accueillent la face cachée de notre société. Dans un monde où les échanges deviennent essentiellement virtuels, où la solitude gangrène les esprits, cette confraternité-là, bruyante parfois, hâbleuse par défoulement, le plus souvent silencieuse par fatigue, fait partie de notre art de vivre. Il y a soixante-dix ans, le cinéma les mettait à l’affiche et louait leur solidarité. Gabin dans « Gas-oil » de Gilles Grangier sorti en 1955 avait tout du camionneur fidèle, sensible et courageux.
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La France qui travaille
Ces Hommes-là, vous ne les verrez pas en ouverture des journaux télévisés, seulement lorsqu’ils bloquent ; alors là, on se souvient enfin d’eux pour les critiquer. Ces travailleurs essentiels, de l’ombre, n’ont pas droit au micro-trottoir et aux éditos emperlousés. Sans eux, l’économie tournerait pourtant au ralenti. Ils savent qu’ils ne sont pas les étendards de la « Start-up Nation ». On ne les montre pas en exemple de réussite dans les écoles. Leurs enfants n’ont pas honte d’eux, ils savent leurs efforts pour ramener un salaire décent à la maison et apporter la dignité à un foyer. On préfère taire leur mission parce qu’on ne connaît rien d’eux. La logistique n’intéresse pas beaucoup nos dirigeants. Et parce qu’ils ne sont pas assez chics et présentables, on les ignore. On les imagine au volant de bahuts antédiluviens, alors que les poids lourds sont à la pointe de la technologie, en avance sur les voitures particulières. Ils représentent tout ce que la société déteste : le travail manuel, la cuisine copieuse, trop de masculin bien que la profession se féminise, un fumet graisseux et les voies abandonnées, en dehors des autoroutes. Ces conducteurs qui traversent l’hexagone, voire l’Europe, ces gros pigeons voyageurs de nos provinces sont souvent éloignés de leur famille durant plusieurs jours. De livraisons en livraisons, d’aventures en aventures, ils quadrillent une France secondaire. Guillaume Blot a visité 120 établissements et flashé cette population si particulière, avec ses codes et ses rites. Et le résultat est joyeusement coloré. Éminemment populaire et sensible. Sans une pointe de misérabilisme.
Poétique
Son travail dessine une carte du tendre, de l’étrange, du kitsch, de l’humanité arrachée au labeur, d’une forme de poésie de l’anodin. Du quotidien qui vire au sympa. De la bonne humeur et des verres de l’amitié. Sans le verre de l’amitié, une nation court à sa perte. Qu’est-ce qu’on voit exactement sur ces clichés brillants, lustrés comme une cagole, un samedi soir ? Des accents, des nationalités différentes qui ne se haïssent pas, une attirance certaine pour les sauces et les desserts « hautement » sucrés. Des gaillards en bermuda et claquettes ; ici, on porte le marcel avec assurance. Des demis de bière et des assiettes de frites à ras bord. Des buffets à volonté. Les portions sont généreuses comme leurs paluches. On y voit un Johnny plus vrai que nature, lunettes d’aviateur et coupe de cheveux à la Patrick Sébastien. Il est fan de western et de John Wayne. On fait la rencontre d’Odile, la cheffe du relais Les Ombrelles dans la Loire qui prépare « sa fameuse tête de veau ». On apprend que Catherine, la cheffe de La Cabane Bambou dans la Somme flambe ses plats au cognac. On se met tout simplement à les regarder vraiment.
Restos routiers de Guillaume Blot – Préfaces de Nora Bouazzouni et Mohamed El Khatib – Hoëbeke – Gallimard 184 pages
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