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Musk versus Trump: testostérone et idéologie

L’amour dure trois tweets...


Musk versus Trump: testostérone et idéologie
Washington, 11 mars 2025 © Sipa USA/SIPA

Entre Trump et Musk, c’est la fin de la bromance ! Après avoir décoré Musk et loué ses « services incroyables » au sein du DOGE, le président américain propose une loi qui ferait exploser la dette. Musk s’étrangle, insulte le projet, et rêve d’un nouveau parti centriste. Quant à Steve Bannon, il propose désormais d’expulser ce travailleur immigré pas assez docile qui croit qu’un pays se gère comme une startup ! Jeremy Stubbs raconte et analyse.


« On vous l’avait bien dit ! » Tous ceux qui prédisaient que la « bromance » entre Donald Trump et Elon Musk ne pouvait pas durer sont en train de se féliciter. « D’ailleurs, ce qui était surprenant, c’est que leur alliance ait duré si longtemps », ajoutent-ils. Mais, la surprise générale face à cette longévité a été éclipsée par celle inspirée par la rapidité et l’acrimonie de leur rupture. Ces deux hommes, investis d’un pouvoir sans égal (que ce soit un pouvoir politique ou financier), possèdent chacun un égo démesuré, ont à leur disposition un haut-parleur à leur taille (X ou Truth Social) et ont rarement la langue dans leur poche. Ils se sont déjà querellés au cours des dix dernières années, mais jamais avec une pareille violence verbale et émotionnelle. 

Services incroyables

Tout s’est passé en moins d’une semaine. Vendredi 30 mai a lieu une cérémonie dans le Bureau ovale pour marquer la fin du mandat de Musk en tant que conseiller fédéral non-rémunéré, mandat qui a une limite statutaire de 130 jours. Trump remet à son futur ex-collaborateur et ami une clé d’or donnant accès symboliquement à la Maison Blanche, en déclarant : « Elon a rendu des services incroyables. Il n’y a personne comme lui ». A la différence de beaucoup d’autres conseillers de Trump, Musk peut donc partir avec toute sa dignité et les bonnes grâces du Donald. Mais mardi 3 juin, Musk attaque sur X le grand projet de loi que Trump veut faire approuver par le Congrès, projet de loi qui risque fort d’augmenter la dette fédérale. Tous les efforts de Musk au Département d’efficacité gouvernementale ou « DOGE » avaient eu pour objectif de réduire les dépenses de l’État. Non sans une certaine suite dans les idées mais sans aucune retenue dans son langage, Musk qualifie le projet de loi d’« abomination dégoûtante » (« disgusting abomination »), en ajoutant : « Honte à ceux qui ont voté pour lui ».

Deux jours plus tard, jeudi 5 juin, Trump, qui est dans le Bureau ovale où il reçoit le chancelier allemand Friedrich Merz, se dit « très déçu » par les propos de Musk et prétend que ce dernier savait depuis longtemps ce qu’il y avait dans le projet de loi. Musk répond par un post où il demande à ses suiveurs si c’est le moment de créer un nouveau parti politique aux États-Unis qui « représente vraiment les 80% des citoyens du centre » de l’échiquier politique. Il rappelle aussi, comme un avertissement pour les élus Républicains qui soutiennent ou qui sont tentés de soutenir le projet de loi, qu’il ne reste à Trump que trois ans et demi comme président, mais que lui a encore au moins 40 ans de vie devant lui…

Trump riposte sur Truth Social, en insistant sur le fait qu’il avait demandé à Musk de quitter son rôle fédéral, et en attribuant le chagrin de ce dernier au fait que le projet de loi annule beaucoup des crédits qui, jusqu’à présent, encourageaient les automobilistes à acheter des véhicules électriques comme celles que fabrique Tesla. Il ajoute que la façon la plus facile de réduire le budget fédéral est d’annuler les contrats et subventions accordés par l’État aux entreprises de Musk. Il suggère aussi qu’une autre des raisons de la désaffection de Musk, c’est son refus de nommer à la tête de la NASA le candidat préféré du patron de SpaceX.

Musk réplique en affirmant que Trump figure dans les dossiers du milliardaire pédophile, Jeffrey Epstein, et que c’est pour cette raison que ces dossiers n’ont pas encore été rendu publics. Une heure plus tard, il fait semblant d’annoncer que SpaceX va désaffecter son vaisseau Dragon, utilisé pour transporter des astronautes aux stations spatiales et les redescendre sur Terre. Devant l’énormité d’une telle décision, il recule peu de temps après. Trump semble garder son sang-froid : « Ça m’est égal qu’Elon se retourne contre moi, mais il aurait dû le faire il y a des mois ». Musk ne se retient plus, en accusant le président d’« ingratitude », car il n’aurait pas été élu sans lui. Il est vrai que Musk a investi pas loin de 300 millions de dollars dans l’élection de Trump et d’autres campagnes républicaines. Il renchérit en repostant un message d’un partisan qui appelle à destituer Donald Trump et à le remplacer par le vice-président J.D. Vance. Musk finit par prédire que le projet de loi provoquera une récession dans la deuxième moitié de l’année. Plus tard, Trump révèle qu’il pense vendre sa Tesla, qui est restée garée devant la Maison Blanche depuis des semaines. Selon lui, Musk aurait « perdu la raison » (« lost his mind »).

Corones

Sans surprise, les médias et les internautes se déchaînent, en se moquant de la fin de cette « bromance », comme le fait le New York Post :

En revanche, certains célèbrent le machisme de ces échanges musclés et virils, comme le fervent partisan du mouvement MAGA, Joey Mannarino : « Vous regardez deux hommes avec des couilles grosses comme la lune débattre d’une question. C’est ça, la masculinité ». Selon lui, dans ces conditions, une réconciliation est toujours possible entre deux hommes aussi masculins.

Il se peut bien qu’il y ait des raisons personnelles derrière cette brouille et aussi que des événements se passant dans les coulisses, que le public ignore, aient précipité la rupture. Mais il y a aussi des raisons idéologiques profondes qu’on ne peut pas ignorer.

Un Département de l’efficacité gouvernementale inefficace ?

En acceptant sa mission au sein du DOGE nouvellement créé en janvier, Musk avait fixé pour objectif d’éliminer les dépenses excessives et de réduire le budget fédéral de deux mille milliards de dollars – le terme américain est plus simple : deux trillions de dollars. Devant la difficulté extrême de la tâche, il a réduit le chiffre à un trillion. Depuis le mois d’avril, différents chiffres ont été cités par le gouvernement dans différents contextes : 170 milliards, 160, 150… Même ces chiffres seraient exagérés, selon certains commentateurs. Au moins un expert pense que le total des économies réalisées par le DOGE jusqu’à présent se situerait entre 10 et 30 milliards de dollars. Et même ce chiffre pourrait être réduit par les coûts induits par l’opération, car la réduction des effectifs du Trésor public pourrait rendre plus difficile la collecte des impôts. D’autres spécialistes prétendent quand même que la culture de la parcimonie promue par le DOGE aura des conséquences bénéfiques. Quoi qu’il en soit, l’action de Musk consistant à sabrer les budgets des agences fédérales de manière apparemment aléatoire se révèle moins efficace que prévue. Trump lui-même a compris que cette activité fébrile et mal contrôlée n’était pas adaptée à la situation réelle. Quand Musk apparaît sur une scène avec une tronçonneuse, Trump affirme qu’il faut y avec une « bistouri » plutôt qu’avec une « hache ».

L’échec, qu’il soit partiel ou total, de Musk résulte du fait que le gouvernement exécutif ne fonctionne pas comme une entreprise. Musk n’avait pas sur les agences fédérales le contrôle quasi-total qu’il a sur ses propres entreprises. Même son père, Errol, a déclaré qu’on ne gère pas un pays comme on gère une usine. En politique, il faut trouver des alliés et agir à travers eux, ce que Musk n’a pas fait. Il a reconnu lui-même qu’il ne s’est pas fait que des amis. Cette approche qui marche mieux dans le secteur privé que dans les institutions de l’État, est encore moins bien adaptée quand il s’agit d’un entrepreneur de la Silicon Valley. Les innovateurs du monde de la tech ont l’habitude, selon l’expression consacrée, de « bouger vite et casser des choses » (« move fast and break things »). Peu importe si une start-up échoue et perd de l’argent, il y aura une autre qui marchera ; un mauvais projet sera suivi d’un autre qui réussit. Au niveau fédéral, Musk n’a pas trouvé les victoires faciles qu’il espérait. Le gaspillage gouvernemental s’est révélé plus diffus et intangible qu’il ne croyait. Pour lui, la bureaucratie d’État était trop rigide pour accepter ses mesures ; mais en même temps, lui n’avait pas vraiment compris les rouages du gouvernement.

Cette collision avec la réalité politique s’est exprimée aussi à travers des confrontations acrimonieuses avec des figures-clés de l’administration, comme Marco Rubio, le secrétaire d’État, et Scott Bessent, le secrétaire au Trésor. Musk a eu aussi des mots durs pour Peter Navarro, le Conseiller du président sur des questions de commerce. C’est ainsi que, après s’être comporté un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, Musk a fini sa mission sur une déception et en partant avec le sentiment que les mondes du fonctionnariat et de la politique étaient rangés contre lui. Et à travers son projet de loi « grand et beau » – qu’il a surnommé son « Big, Beautiful Bill » ou « BBB » – Trump, aux yeux de Musk, a fini par être du côté des politiciens et des gratte-papiers de Washington.

L’État criblé de dettes

En même temps que Musk se sépare du monde politique, une scission commence à se dessiner au sein du mouvement MAGA. Steve Bannon, qui prétend incarner le versant le plus populiste du mouvement MAGA, n’a jamais caché sa détestation de Musk et a profité de la brouille entre lui et Trump pour appeler à ce que Musk, né en Afrique du Sud, soit expulsé des États-Unis en tant qu’immigré. La distance entre les positions de MM. Musk et Bannon représente deux attitudes différentes qui cohabitent non sans difficulté à l’intérieur de l’alliance relativement fragile qu’est le mouvement MAGA. Si les deux ont des points de vue similaires sur les effets négatifs de l’immigration de masse et de la culture wokiste, ils diffèrent sur le protectionnisme. Musk était mal à l’aise sur la question des tarifs, car Tesla a besoin de la Chine comme marché et comme source de matières premières. Il était contre l’idée de limiter le nombre de visas accordés à des immigrés hautement qualifiés dont ont besoin les entreprises du secteur de la tech mais que Bannon considère comme occupant des postes qui devraient revenir aux citoyens américains. Trump fait grand cas de la nécessité de réindustrialiser l’Amérique, mais les besoins de l’industrie lourde et de la Silicon Valley ne sont pas nécessairement les mêmes.

Musk incarne aussi, dans une certaine mesure, l’esprit libertarien des entrepreneurs de la tech qui rejettent toute intervention excessive de l’État dans leurs affaires et insistent sur le fait que le gouvernement fédéral devrait gérer ses dépenses comme le fait une entreprise. Ils sont, comme le président Reagan, contre le « big government ». Le DOGE était censé être l’expression ultime de cette ambition de réduire à la fois la dette du gouvernement et sa capacité de nuisance. C’est ainsi que le « Big, Beautiful Bill » de Trump apparaît, aux yeux de Musk, comme le contraire de son opération DOGE et le fossoyeur définitif de ses propres ambitions en termes de politique. La dette fédérale des États-Unis s’élève actuellement à 36 trillions de dollars (36 mille milliards). Le projet de loi, qui comporte des réductions d’impôts importantes, mais des réductions de dépenses de l’État très modestes, risque d’augmenter cette dette de 2,4 trillions sur dix ans. Le raisonnement de Musk est assez cohérent : comment Trump peut-il se prétendre contre l’État dépensier et lancer un tel projet de loi ? A moins qu’il ne soit hypocrite ?

Le « Big, Beautiful Bill » a été approuvé par la Chambre des représentants mais doit être approuvé par le Sénat où non seulement tous les démocrates s’y opposent, mais aussi un certain nombre de sénateurs républicains. Ces derniers sont soit des conservateurs sur le plan fiscal (« fiscally conservative ») soit des populistes voulant protéger les prestations sociales pour leurs électeurs des classes ouvrières. Musk menace les sénateurs républicains qui soutiennent le projet de loi de faire campagne contre eux à l’avenir, en laissant entendre qu’il pourrait sortir son chéquier pour aider leurs adversaires.

La brouille entre Musk et Trump a des conséquences graves pour chacun d’eux. Musk se retrouve sans allié à la Maison Blanche et même, potentiellement, sans allié politique de quelque bord que ce soit. Ses entreprises ont toujours eu besoin d’amis haut placés, et ce besoin va s’accentuer. Jeudi, le prix de l’action de Tesla chuté de 14%, réduisant la capitalisation boursière de l’entreprise de plus de 150 milliards de dollars et la fortune personnelle de Musk de 24 milliards. Certes, tout n’est pas fini. Si la compagnie a perdu 25% de sa valeur depuis le début de l’année, elle a gagné 60% au cours des 12 derniers mois, et elle reste très profitable. Mais, les tendances actuelles du marché ne lui sont pas favorables et Musk se trouve isolé, du moins pour le moment.

De son côté, Trump a perdu un soutien au portefeuille bien garni, un soutien qui risque maintenant de se transformer en un adversaire capable de saborder non seulement son beau projet de loi au Sénat, mais aussi la campagne des Républicains lors des élections de mi-mandat de 2026… Des rumeurs ont circulé, hier vendredi, selon lesquelles les deux ex-amis allaient se parler au téléphone, mais Trump les a finalement démenties. Son ancien grand ami s’était toujours présenté, non comme un partisan « MAGA », mais comme « Dark MAGA », le MAGA de l’ombre. Un titre désormais approprié pour un frère ennemi…




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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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