Notre chroniqueur, grand spécialiste des romans de Ian Fleming depuis son enfance, s’insurge violemment contre la dernière initiative de l’éditeur anglais visant à réécrire tout ce qui, dans la saga de 007, offusque tel ou tel segment du wokisme…
« No doubt about it, James Bond is a racist. Although we’re told in Ian Fleming’s novel Diamonds Are Forever (1956) that “Bond had a natural affection for coloured people”, he speaks in fairly unpleasant terms about nearly every black person he meets. » Et de remplacer systématiquement le N-word (nigger, et même negro) par une périphrase du type « black person ».
C’est ce que nous a appris la semaine dernière le bien informé Telegraph. Les « sensitivity readers » — qui s’apparentent désormais à une censure préalable — imposent à Ian Fleming le même traitement qu’à Roald Dahl, auteur de livres pour enfants inconciliables avec l’eau tiède aujourd’hui dominante. Désormais on ne sera plus « gros » dans Charlie et la chocolaterie, les obèses ayant trouvé préjudice à une telle dénomination. « Le personnage d’Augustus Gloop, nous explique Le Soir, ne sera ainsi plus décrit comme « gros » mais « énorme ». Mais les énormes, les baleines sur pieds et autres gras du bide, qui sont légion désormais, ne vont-ils pas se plaindre à leur tour ?
Notons qu’Edwige Pasquier, directrice générale de Gallimard, a expliqué qu’elle ne changerait rien aux traductions de Roald Dahl proposé en France. Merci à elle.
Et les juifs ?
J’ai lu les aventures de James Bond quand j’avais dix ans — et je les ai relues régulièrement, d’abord dans l’édition Plon d’origine, puis en Bouquins. De temps en temps, je les lis encore en anglais — tous les textes sont disponibles sur Internet.
Et en 1966 — j’avais 13 ans — j’ai dévoré dans la revue Communications n°8 un remarquable article d’Umberto Eco, « James Bond, une combinatoire narrative » : le sémiologue italien futur auteur du Nom de la rose, y explique que « la condamnation raciste frappe particulièrement les Juifs, les Allemands, les Slaves et les Italiens, toujours considérés comme des métèques ». Pas particulièrement les Noirs, qui bénéficient même d’une promotion, par exemple dans ce dialogue[1] « tongue in cheek » extrait de Live and let die, comme on dit là-bas, entre M et son agent préféré :
« – I don’t think I’ve ever heard of a great negro criminal before, said Bond. Chinamen, of course, the men behind the opium trade. There’ve been some big-time Japs, mostly in pearls and drugs. Plenty of negroes mixed up in diamonds and gold in Africa, but always in a small way. They don’t seem to take to big business. Pretty law-abiding chaps I should have thought, except when they’ve drunk too much.
– Our man’s a bit of an exception, said M. He’s not pure negro. Born in Haiti. Good dose of French blood. Trained in Moscow, too, as you’ll see from the file. And the negro races are just beginning to throw up geniuses in all the professions — scientists, doctors, writers. It’s about time they turned out a great criminal. After all, there are 250,000,000 of them in the world. Nearly a third of the white population. They’ve got plenty of brains and ability and guts. And now Moscow’s taught one of them the technique. »
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Ah, cette touche de sang français qui relève le niveau… Perfide albion ! Mais enfin, le fait que « Mister Big » soit un agent du KGB l’emporte sur toutes les considérations raciales.
Au passage, les Juifs (dont la nouvelle censure anglaise ne parle pas) sont bien plus stigmatisés que les « negroes » chez Fleming. Les Etats-Unis, qui adorent donner des leçons de démocratie et d’antiracisme au monde, devraient s’insurger contre cette remarque (dans Goldfinger) d’un directeur d’hôtel de Floride qui précise à Bond : « You’d think he’d be a Jew from the name, but he doesn’t look it. We’re restricted at the Floridiana. Wouldn’t have got in if he had been. »
Vous avez bien lu. Dans un roman sorti en 1959, on stipulait calmement qu’un Juif identifié comme tel n’avait pas sa place dans un établissement de luxe américain. Pour les youpins, l’hôtel borgne !
Et les roux ?
Et je passe sur le fait que conformément au standard médiéval, Fleming décide presque systématiquement que les méchants seront roux : Le Chiffre dans Casino Royal, Goldfinger dans le roman éponyme, Drax dans Moonraker, et dans Diamonds are forever un certain Shady Tree, qui est de surcroît bossu : « Bond didn’t remember having seen a red-haired hunchback before. He could imagine that the combination would be useful for frightening the small fry who worked for the gang. »
Double discrimination. J’entends d’ici les bossus se plaindre. Sans doute n’ont-ils pas lu Notre-Dame de Paris, où Quasimodo est le summum du bossu. Ou le roman de Paul Féval, où le beau Lagardère se grime en bossu d’opérette… Ou…
Quant aux homosexuels, ce sont soit des tueurs psychopathes (Wint et Kidd dans Diamonds are forever), soit des lesbiennes qui ne demandent qu’à être remises sur le droit chemin de l’hétérosexualité par un Bond toujours fringant — Tiffany Case dans ce même roman, Tilly Masterton et Pussy Galore (quel nom ! À traduire par « super chatte ») dans Goldfinger.
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Mais après tout, Gérard de Villiers aussi en a écrit de raides… Peut-être faudrait-il réécrire les aventures de SAS ? Ou passer à la moulinette woke aussi bien Montesquieu (« Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves », écrit-il dans l’Esprit des lois) que Voltaire : « En approchant de la ville, ils rencontrèrent un nègre étendu par terre », écrit innocemment le philosophe au chapitre XIX de Candide.
Ainsi s’exprimait le XVIIIe siècle. Ainsi pensait-on dans les années 1950-1960 en Angleterre — et dans la plupart des pays d’Europe. Un texte fournit toujours une vision de l’époque à laquelle il a été écrit. Mais les nouveaux curés qui veulent nous régenter ignorent ces considérations. Ils sont le Bien, et tout le reste est le Mal.
Savonarole a tenté un coup de ce genre à Florence à la fin du XVe siècle. Sa république théocratique a duré cinq ans, il a fait incendier sur son « bûcher des vanités » des quantités monstrueuses de livres et d’œuvres d’art — en particulier des tableaux sublimes, mais païens, de Botticelli. Puis les Florentins, revenant à la raison, l’ont arrêté, torturé, pendu puis brûlé. On en a fait autant aux Nazis qui avaient largement eux aussi pratiqué l’autodafé. Ainsi devraient finir tous les censeurs.
Mais non, nous vivons une époque moins sanglante, n’est-ce pas… Nous n’allons pas sortir notre vieux Walther PPK, le pistolet emblématique de Bond. Contentons-nous de gifler publiquement ces apôtres de la bêtise quand nous en rencontrerons un. Parce que la limite désormais a été dépassée.
Ian Fleming, James Bond 007 t. 1, Bouquins, Robert Laffont, 896 p.
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Ian Fleming, James Bond 007 t. 2, Bouquins, Robert Laffont, 864 p.
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[1] J’ai cité les extraits des romans en anglais, pour qu’il n’y ait aucune incertitude sur la traduction. Désolé pour ceux qui ne manient pas la langue de Shakespeare et de Ian Fleming.
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