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De la Vesle à la Nièvre ou le temps qui fuit

Les Dessous chics


De la Vesle à la Nièvre ou le temps qui fuit
© Pascale Pigny

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Ma Sauvageonne voulait me faire une surprise. Elle m’invita à bord de sa voiture. « Où m’emmènes-tu ? », osai-je. « Tu verras bien ; je ne te le dirai pas. Un lieu merveilleux, magique ! » répondit-elle, enjouée. Je n’insistai pas, me contentant, tel un train, de regarder, au travers des vitres de l’automobile, les vaches paître dans les grasses prairies de l’ouest d’Amiens. Comme à son habitude, elle conduisait avec vivacité, un peu comme la bonne sœur dans un des films de la série Le Gendarmes de Saint-Tropez, avec Louis de Funès. Je la contemplais : élégante, un style année soixante-dix, robe légère, des yeux verts, verts comme les eaux de la plus belle rivière de France : la Vesle. Elle fixait le ruban d’asphalte caressé par la lumière poudrée de cette fin d’après-midi de printemps. Au bout d’une vingtaine de minutes, elle s’arrêta net. Je m’abstins de la remercier d’un « merci monsieur l’abbé », comme le fait de Funès, désappointé, apeuré plutôt par la conduite moniale ; elle eût pu mal le prendre et je n’avais nullement l’intention de repartir à pied à Amiens ; la Sauvageonne ébouriffée, non dénuée de personnalité, possède aussi son caractère.

Le prieuré de Moreaucourt, c’était donc là. Quelle bonne idée ! J’étais déjà passé devant mais jamais je n’avais eu l’occasion de le visiter. Tout en joie, l’idée de lui sauter dessus pour la couvrir de baisers m’effleura ; je me retins. Nos ébats eussent pu nous mettre en retard ; l’heure était déjà avancée. Je craignais de trouver porte close. Heureusement, elle ne l’était pas.

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Nous nous avançâmes le long d’une allée ; au loin, nous aperçûmes un guide de la connaissance. Il devisait en compagnie de visiteurs. Nous décidâmes de procéder, seuls, à la découverte des lieux. Nous ne le regrettâmes point. Vieilles pierres, jardins de buis, végétation luxuriante et fraîche comme une Pelforth dans le bidon de Jacques Anquetil dans l’ascension du Mont Ventoux le 13 juillet 1958 (Je m’en souviens comme si c’était hier ; j’avais deux ans). Le prieuré de Moreaucourt, situé sur le territoire de la commune de L’Etoile, dans la Somme, a été fondé en 1146 par Aléaume d’Amiens, seigneur de Flixecourt, avant son départ pour la croisade avec le roi Louis VII ; il a accueilli pendant quelque 500 ans une communauté de religieuses de l’ordre de Fontevraud. Il fut détruit à plusieurs reprises (en 1455, 1475, 1492, 1522, 1595) mais à chaque fois, il fut reconstruit. En 1636, pour fuir les invasions espagnoles, les religieuses quittèrent les lieux pour se fixer définitivement à Amiens ; elles utilisèrent des matériaux de Moreaucourt pour faire bâtir leur nouveau monastère situé à l’emplacement de l’actuelle bibliothèque Louis-Aragon. Le pauvre prieuré tomba alors dans l’oubli. En 1926, les ruines furent protégées au titre des monuments historiques. Quarante-et-un an plus tard, elles furent redécouvertes par Gérard Cahon, un professeur de l’école de La Salle, à Amiens ; des fouilles archéologiques furent menée jusqu’en 1991. Le lieu, peu à peu, reprit vie. La vie, nous la sentions bouillonner sous nos pieds, alors que nous cheminions, la Sauvageonne et moi. Lieu d’histoire(s) et de fraîcheur qu’elle connaissait déjà ; elle n’hésita pas à me conter quelques souvenirs personnels qui me mirent en joie. Pensif, je m’attardai sur les rives de la Nièvre dont les eaux sauvages (onnes) me faisaient penser à celles de la Vesle juste après la petite écluse située dans le parc du château de Sept-Saulx, dans la Marne, où je passais mes vacances d’enfant et d’adolescent (Mon grand-père maternel y était jardinier.) Plutôt que de me jeter dans l’onde folle, je me jetais dans le regard de ma belle ébouriffée afin de ne plus songer au temps, impitoyable, qui fuit.



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Il a publié une vingtaine de livres dont "Des Petits bals sans importance, HLM (Prix Populiste 2000) et Tendre Rock chez Mille et Une Nuits. Ses deux derniers livres sont : Au Fil de Creil (Castor astral) et Les matins translucides (Ecriture). Journaliste au Courrier Picard et critique à Service littéraire, il vit et écrit à Amiens, en Picardie. En 2018, il est récompensé du prix des Hussards pour "Le Chemin des fugues".

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