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L’étrange projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage


Créé en 2019, généreusement financé par les pouvoirs publics, cet organisme présidé par l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault snobe délibérément les historiens de l’esclavage comme les associations d’outre-mer qui travaillaient depuis des années sur le sujet. Avec en tête, la préparation de la présidentielle 2022.


 

Issue de la grande bourgeoisie communiste de La Réunion, fille et petite-fille de députés, nièce du célèbre avocat Jacques Vergès, Françoise Vergès est coutumière des sorties spectaculaires, toujours dans le registre décolonial. Elle assurait ainsi au Monde du 7 octobre 2018 que « les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges », dans leur propre intérêt. Plus récemment, le 13 janvier 2021, dans 20 minutes, elle qualifiait la police et la justice d’« institutions sexistes et racistes », et proposait d’abolir l’armée et les prisons. C’est dire si Françoise Vergès assume ouvertement son refus du réel[tooltips content= »« Ce n’est pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction. »](1)[/tooltips].

On peut donc se demander pourquoi elle a accepté de devenir « personnalité qualifiée » de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), organisme créé en 2019 avec le soutien de l’État et de nombreuses collectivités d’outre-mer et de métropole. Hébergée gracieusement dans les nobles locaux de l’hôtel de la Marine, place de la Concorde, la fondation est, d’après le budget prévisionnel 2020, sponsorisée, entre autres, par les ministères de la Défense (40 000 euros en 2020), de la Justice (40 000 euros supplémentaires) et de l’Intérieur (80 000 euros). Contactées pour savoir ce qu’elles pensaient de Françoise Vergès, aucune de ces institutions « sexistes et racistes » n’a souhaité commenter. Officieusement, néanmoins, plusieurs voix confirment que le gouvernement est de plus en plus dubitatif sur la Fondation.

Au sein de cet organisme, Françoise Vergès n’est pas un cas isolé de subversion sous subvention. Responsable des programmes citoyenneté, jeunesse et territoires à la fondation, Aïssata Seck, élue Génération.s à Bondy, a fait d’étranges déclarations au Point Afrique, le 3 août 2020 : « Combien de rues sont dédiées en France à Toussaint Louverture, à Louis Delgrès (…). Combien d’écoles dédiées aux Martiniquaises Jeanne et Paulette Nardal, les marraines du mouvement de la Négritude, ou au Guyanais René Maran, le premier écrivain noir à recevoir le prix Goncourt ? » Réponse : beaucoup. Il y a une place René-Maran à Bordeaux depuis 1966, une rue René-Maran à Cayenne, de nombreuses rues Toussaint-Louverture ou Louis-Delgrès en métropole et outre-mer, une promenade Nardal à Paris (14e) et une école Nardal à Malakoff. Il est assez curieux qu’Aïssata Seck l’oublie. À sa décharge, l’amnésie vient d’en haut. En juin 2020, Jean-Marc Ayrault, président de la fondation, a proposé de débaptiser la salle Colbert de l’Assemblée nationale. Maire de Nantes de 1989 à 2012, a-t-il oublié la rue Colbert de sa ville, dont il s’est accommodé pendant 23 ans[tooltips content= »Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire. »](2)[/tooltips] ?

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Ses déclarations frôlaient l’encouragement au vandalisme, car dans les jours précédents, plusieurs statues de Colbert, dont celle qui se trouve devant le Palais-Bourbon, avaient été dégradées. L’auteur présumé des faits, Franco Lollia, leader de la Brigade anti-négrophobie (BAN), sera jugé le 10 mai 2021. Il cite comme témoin de la défense… Françoise Vergès.

Étrange situation. L’objectif affiché de la fondation est de soutenir des projets de recherche et de vulgarisation en rapport avec l’histoire de l’esclavage. Or, à travers Mme Vergès (et Aïssata Seck sur les réseaux sociaux), elle se retrouve à cautionner une militance qui revendique ni plus ni moins qu’un devoir d’inculture et d’anachronisme, au nom de la cause. La Brigade anti-négrophobie tient Colbert pour responsable du Code noir (promulgué deux ans après sa mort) et le Code noir pour une monstruosité, alors que le texte codifiait les pratiques de son temps. En 2019, déjà, elle avait bloqué la représentation à la Sorbonne d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, sur une accusation burlesque de négrophobie, au motif que des personnages de ce drame antique portaient des masques noirs. Franco Lollia avait expliqué en mars 2020 à Causeur qu’il n’avait pas lu la pièce et qu’il n’avait aucune intention de la lire.

L’autre fondation rejetée dans l’ombre

Triste constat : des membres éminents d’une institution financée par l’État pour améliorer la connaissance de l’esclavage accusent cet État et la France de vouloir occulter ce sujet, cautionnent des attaques contre des monuments historiques et insultent leurs bailleurs de fonds.

Il y a plus regrettable encore. Création très récente, la FME semble ne tenir aucun compte du travail d’une autre fondation, beaucoup plus ancienne, Esclavage et réconciliation (FER). Officiellement née en 2016, elle est en réalité un prolongement de la marche du 23 mai 1998 et du Comité créé dans la foulée (CM98). Ce jour-là, près de 40 000 personnes avaient défilé à Paris pour commémorer les cent cinquante ans de la seconde abolition de l’esclavage. Dans les années qui ont suivi cet événement fondateur, sans tapage, des anonymes ont retrouvé dans les archives de la nation les identités et la généalogie de plus de 130 000 personnes réduites en esclavage. La FER, qui fédère des descendants d’esclaves et des descendants d’esclavagistes des collectivités d’outre-mer, voudrait inscrire les noms de ces esclaves sur un monument aux Tuileries. Minutieuse, à défaut d’être toujours humaine, l’administration française tenait ses registres. En 1848, ils étaient 87 719 en Guadeloupe et 72 859 en Martinique.

Au fil des années, le CM98 s’est rapproché de la Route des abolitions. Créée en 2004 dans l’est de la France, cette route relie plusieurs lieux symboliques, comme le château de Joux, où Toussaint Louverture mourut en détention en 1803, la maison de Victor Schœlcher à Fessenheim (Haut-Rhin) ou encore le village de Champagney (Haute-Saône), dont les habitants demandèrent l’abolition de « l’esclavage des Noirs », dans les cahiers de doléances de 1789. « La ligne directrice du CM98 et de la FER était de sortir de la honte et du ressentiment stérile pour construire une mémoire apaisée, résume un de ses animateurs. Ce n’est pas de l’angélisme. À la Martinique et en Guadeloupe, il est déjà très tard, peut-être trop tard, pour transcender les clivages de couleur de peau, mais on peut au moins essayer de regarder ensemble cette histoire commune. »Il s’agit de sortir de la logique des blocs, Noirs d’un côté, Blancs de l’autre. Autant dire que les deux fondations ne sont pas sur la même ligne. Entre la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et son aînée, la Fondation esclavage et réconciliation, une guerre des mémoires se joue à bas bruit. Les uns veulent réconcilier, les autres font de leur mieux pour cliver.

Conflit de mémoires

Or, la FME considère que l’Esclavage est sa chasse gardée et elle s’efforce de supplanter tous ceux qui ont labouré ce terrain avant elle. En novembre 2020, sur France TV Info, le généticien Serge Romana, ancien président du CM98, appelait la FME à « se remettre en question », soulignant implicitement qu’elle ne faisait rien pour les bénévoles ayant accompli « un travail colossal de recherche pour trouver les noms » de 1848. La FME parle le moins possible de la manifestation fondatrice de 1998.Elle met inlassablement en avant la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre lhumanité », dite loi Taubira, comme si l’esclavage avait été occulté jusque-là.

Elle ignore aussi la Route des abolitions, ce qui ne manque pas d’agacer certains historiens proches de cette dernière. « Jean-Marc Ayrault et son équipe ne connaissent rien à l’histoire de l’esclavage, affirme, cinglant, l’un d’eux. On veut bien les aider, mais il faudrait qu’ils demandent. »

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La situation est déroutante, mais la discrétion des élus et militants d’outre-mer l’est encore davantage, comme en témoigne l’affaire Virginie Chaillou-Atrous. Depuis 2015, la nomination de cette historienne à l’université de Saint-Denis de La Réunion est bloquée. Ses compétences sur l’histoire de l’esclavage ne sont pas contestées. Le problème, c’est qu’elle est nantaise. « Ce n’est pas de nimporte quelle ville, mais de Nantes, port négrier, que l’on veut écrire lhistoire de lesclavage à La Réunion, tonnait en 2017 le réalisateur réunionnais Vincent Fontano. Comment des intellectuels, des universitaires, nont pas vu loutrage, le crachat à la figure ? » Pas un mot en revanche sur Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes et président de la FME. Même silence au Conseil représentatif des associations noires (CRAN), qui voyait pourtant du « néocolonialisme » derrière la nomination de Virginie Chaillou-Atrous.

Machine de guerre hollandiste?

Cette indulgence avec Ayrault serait-elle dictée par l’espoir de subventions ? « Je ne crois pas, analyse un bon connaisseur du dossier, pour la simple raison que la fondation n’en distribue pas énormément. » En 2020, un million d’euros ont été affectés aux « actions », c’est-à-dire au soutien à différentes manifestations. C’est relativement modeste. Surtout en regard du budget de fonctionnement (1,1 million d’euros) et de la masse salariale, qui atteint 772 000 euros pour huit équivalents temps plein ! Moins d’un euro d’action pour un euro de fonctionnement, c’est un ratio désastreux. Interrogée ce sujet, la fondation fait valoir que la crise sanitaire a ralenti tous les projets. Sans aucun doute, mais le budget action initial pour 2020 était seulement de 1,212 million d’euros, ce qui ne change pas fondamentalement le constat : il y a un déséquilibre entre l’importance des projets et l’importance de l’équipe. Sauf, bien entendu, si cette dernière a une seconde mission : préparer la présidentielle 2022. « C’est le cas, assure la même source. La fondation est une écurie socialiste, et le gouvernement actuel l’a compris trop tard. »

Françoise Vergès © IBO/SIPA
Françoise Vergès © IBO/SIPA

Le 27 avril 2018, à l’occasion du 170e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, c’est Emmanuel Macron qui a annoncé la création de la FME. On dirait bien qu’il s’est fait rouler. Le projet était porté depuis 2016 par son ami Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin, brillant économiste, en bons termes avec le CRAN et président du think tank Terra Nova, boîte à idées de l’aile multiculti du PS. La directrice de la fondation, Dominique Taffin, est une authentique spécialiste. Elle a dirigé les archives de la Martinique de 2000 à 2019. Son directeur adjoint, en revanche, est ultrapolitique. Il s’agit de Pierre-Yves Bocquet, énarque, ancienne plume de François Hollande et amateur de rap – on lui doit l’invitation de Black M aux commémorations de Verdun en 2016. Le président du conseil scientifique est Romuald Fonkoua, un universitaire franco-camerounais, sans doute compétent dans son domaine, qui n’est pas l’histoire de l’esclavage. Il enseigne la littérature francophone à la Sorbonne. Inutile de compter sur le commissaire du gouvernement censé représenter l’État au conseil d’administration pour siffler les sorties de route : ancien préfet, Bernard Boucault est proche de Jean-Marc Ayrault et de François Hollande, nommé par ce dernier préfet de police de Paris, de mai 2012 à juillet 2015.

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Mais le plus croustillant, c’est que Christiane Taubira elle-même a été bombardée présidente du comité de soutien de la FME, ce qui signifie qu’elle se retrouve à la tête d’un fan-club de personnalités cooptées. Le poste est apparemment honorifique, mais elle est constamment mise en avant par Jean-Marc Ayrault. Il n’y a pas un entretien où il ne cite son nom, sa loi, son engagement, son apport. Le culte de la personnalité devrait culminer en apothéose le 21 mai 2021, quand la loi Taubira fêtera ses vingt ans.

Chacun pourra le vérifier en deux clics : le nom de domaine taubira2022.fra été déposé le 26 septembre 2019, six semaines exactement avant que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage soit reconnue d’utilité publique.

Taubira présidente ? « Elle a ses partisans qui la suivront aveuglément, mais elle ne peut pas gagner, analyse notre source. Elle est trop clivante. Ayrault et Hollande le savent. Ils comptent sur elle pour aller voler à Jean-Luc Mélenchon et EELV des voix sensibles au discours décolonial et indigéniste. » La fondation y contribuerait en instrumentalisant la question de l’esclavage. Oubliées l’analyse historique, la réconciliation, la plate vérité. Il faut marteler un discours aussi subtil que les coups de pelleteuse de Françoise Vergès dans les jardins de l’histoire : racisme partout, discrimination ailleurs, et gauche réparatrice pour tous. Voilà pour le premier tour. Au second, Mélenchon est éliminé et Christiane Taubira se désiste au profit d’Anne Hidalgo, plus rassembleuse. Le président le sait, mais il est coincé. Il ne peut pas débrancher une institution dédiée à la mémoire de l’esclavage sans déclencher un énorme scandale. D’autant plus qu’il l’a lui-même créée, sans doute aussi dans le but inavoué, voire inconscient, de séduire l’électorat noir. À ce petit jeu du clientélisme, il a trouvé plus malin que lui.

Presence de Anne Hidalgo, maire de Paris et Jean-Marc Ayrault, President de la Fondation pour la memoire de l'esclavage, ancien Premier ministre pour l’inauguration du Jardin Solitude, en rendant hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS. Presence of Anne Hidalgo, mayor and Jean-Marc Ayrault, President of the Foundation for the Memory of Slavery, former Prime Minister of Paris for the inauguration of the Jardin Solitude, paying tribute to an emblematic heroine of the resistance of the slaves of Guadeloupe. She is a woman who fought with her comrades in arms for the Defense of the values of liberty, equality and fraternity. Saturday September 26, 2020. Northern lawns of General Catroux, Paris XVII. Photograph by ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.//ACCORSINIJEANNE_14188/2009261346/Credit:ACCORSINI JEANNE/SIPA/2009261352
Jardin Solitude, en hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.

[1] « Ce nest pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction.

[2] Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire.

Tant qu’il y aura des DVD


La réouverture des salles de cinéma devenant l’Arlésienne de la mélomane ministre de la Culture, il nous reste heureusement des DVD et des Blu-ray pour nous faire notre cinéma quotidien.


C’est de la bombe

Point limite, de Sidney Lumet

Blu-ray édité par Rimini

Qui peut croire sérieusement que deux films exceptionnels ont été produits la même année par le même studio hollywoodien et sur le même sujet ? Le spectateur de 1964, lui, ne s’en est pas étonné, découvrant tour à tour et avec le même ravissement les Docteur Folamour, de Stanley Kubrick, et Point limite, de Sidney Lumet. Seuls diffèrent les traitements : une comédie noire, acide et féroce pour le premier, un drame tendu, haletant et vibrant pour le second. Il serait juste d’ajouter cependant que la Columbia, qui produisait donc simultanément ces deux chefs-d’œuvre, décida bêtement de mettre plutôt l’accent sur le Kubrick au détriment du Lumet. Raison de plus pour se précipiter sur ce Point limite moins connu et pourtant également délectable. Car il faut assurément voir les deux films dans un même mouvement tant les comparaisons sont fructueuses.

© Rimini
© Rimini

À la suite d’une erreur technique, un groupe d’avions de guerre américains est envoyé en mission avec l’ordre de larguer sur Moscou des charges nucléaires. Rien ni personne ne peut plus les arrêter ensuite selon le protocole officiel. Le président des États-Unis va tout faire pour éviter l’apocalypse qu’il a lui-même approuvée… Le synopsis du film de Lumet est, redisons-le, le reflet de celui de Kubrick. Mais on ne cesse de rire chez ce dernier quand on est saisi d’un effroi progressif chez l’autre. D’autant plus que Lumet a choisi l’impeccable Henri Fonda pour incarner un président ultra réaliste. Fonda, l’électeur du Parti démocrate en dehors des studios et qui, bien des années auparavant, incarnait le jeune Lincoln chez John Ford, se coule à merveille dans les habits d’un personnage issu de son propre camp. Plus Kennedy que Nixon, plus Clinton que Bush, bref, plus Biden que Trump, le président selon Fonda et Lumet se veut donc plus colombe que faucon, jusqu’au moment où… Au président en folie que joue et déjoue merveilleusement Peter Sellers chez Kubrick, Fonda répond comme il se doit ici par le portrait d’une conscience en pleine tempête. Or, ce qui pourrait devenir une fable pacifiste absolument dégoûtante tient au contraire la note d’une réflexion à la fois morale, politique et géopolitique implacable. Même les conseillers du président qui professent des opinions radicalement contraires évitent les caricatures dont Kubrick se fait lui une joie, comme de juste : il y a bien un docteur Folamour bis aux côtés du président Fonda mais, joué à la perfection par Walter Matthau, il est l’expression exacte des faucons républicains mus par un anticommunisme d’airain et convaincus d’avoir face à eux un colosse aux pieds d’argile que l’Amérique éternelle renversera d’un souffle atomique sans réplique. Dans les deux films, le grand méchant russe n’existe qu’à travers le téléphone, ou presque. Malgré ce déséquilibre, Lumet évite là aussi l’excès de caricature. Au fil des conversations traduites en direct et qu’il a avec son homologue soviétique, se dessine comme un dialogue métaphysique sur la confiance réciproque. L’art minimaliste de Lumet trouve dans ces moments de solitude extrême une magnifique occasion de s’exprimer : sur le fond neutre et claustrophobe d’un QG souterrain, il isole au maximum et idéalement la figure présidentielle. Le spectateur est littéralement pris dans cette négociation impossible, l’angoisse devenant la règle d’un récit qui avance comme un compte à rebours de l’horreur à venir.

© Rimini
© Rimini

Il va de soi que l’on s’interdira de révéler ici le dénouement du film, ce serait faire injure à Lumet, ce cinéaste décidément aussi talentueux que sous-estimé. Point limite fait l’objet d’une édition en Blu-ray digne de ce nom, avec notamment en supplément un documentaire de Jean-Baptiste Thoret opportunément intitulé Le Style invisible de Lumet et qui décortique l’impeccable brio tout en nuances du réalisateur. Mais le plus passionnant reste évidemment le commentaire du cinéaste lui-même, qui permet de voir le film comme si l’on était à ses côtés dans une salle de cinéma pour recueillir souvenirs et commentaires avisés. Point limite bénéficie ainsi d’un écrin à sa mesure qui permet, et de le découvrir et de le redécouvrir en allant plus loin dans la connaissance d’un film dont les scènes d’introduction et de conclusion sont d’une beauté fulgurante.

C’est de la bagnole

La Belle Américaine, de Robert Dhéry

Coffret Blu-ray édité par LCJ

© LCJ
© LCJ

On ne saurait trop se réjouir qu’une si belle édition soit consacrée à la comédie virevoltante de Robert Dhéry et de ses branquignols. Entre Tati et Oury, La Belle Américaine raconte les tribulations d’une voiture de luxe dans une France banlieusarde et prolétaire aujourd’hui disparue. Ce portrait sans mépris aucun, sans cliché facile, est le premier mérite de cette comédie également sans prétention. Seulement voilà, quand on aligne successivement de Funès (et dans deux rôles différents !), Serrault, Carmet, Jean Richard, entre autres et sans oublier Pierre Dac en colonel d’armée, on se doit d’être à la hauteur, et Dhéry, avec son épouse Colette Brosset, mène bel et bien cette folle équipe tambour battant. Pas un temps mort dans cette accumulation de gags où l’on rend hommage à Chaplin, Keaton et autres figures tutélaires d’un art pour faire rire. En bonus, un bel entretien autour de Gérard Calvi, le génial musicien de cinéma.

C’est du brutal

Le Chat, de Pierre Granier-Deferre

Coffret DVD et Blu-ray édité par Coin de Mire

© Coin de Mire
© Coin de Mire

Puisque l’éditeur Coin de Mire fait le nécessaire, autant voir ou revoir ce film devenu un classique dans les conditions de l’année de sa sortie, en avril 1974. C’est-à-dire en visionnant d’abord actualités et pubs d’époque, tout en prenant soin de se munir d’un esquimau glacé pour parachever l’illusion. On ne présente plus ce duel au sommet entre Signoret et Gabin, adapté du roman de Simenon par Pascal Jardin. Aucun film ne saurait atteindre l’épaisse densité dépressive d’un roman de l’auteur belge, mais cette énième tentative ne démérite pas. En partie grâce aux deux acteurs qui en font des tonnes avec subtilité. En partie grâce à la caméra du cinéaste qui nous enveloppe progressivement dans un décor en forme de chape de plomb.

Covid: une question de justice intergénérationnelle


Face à cette mauvaise et cruelle farce de la nature que représente l’épidémie de coronavirus, notre pays a choisi de calfeutrer tout le monde, sans distinction entre les générations. Quoi qu’il en coute, notamment aux plus jeunes. Marie-Victoire Barthélemy interroge la justice de cette politique.


Mettre la vie au-dessus de tout enjeu économique serait louable et humaniste si cela n’impliquait pas une opposition fallacieuse tant la vie biologique dépend de l’économique à moyen et long terme. Les destructions actuelles du tissu économique liées aux mesures sanitaires engagent une diminution probable de l’espérance de vie des générations futures. On sait en effet combien la précarité influe sur l’espérance de vie. Y faire basculer des centaines de milliers de personnes, ce n’est donc pas faire valoir la vie biologique sur l’économique, mais favoriser celle de certains au détriment d’autres. En l’occurrence, c’est préférer la prolongation de la vie de certains individus à l’assurance que les générations suivantes puissent atteindre un âge au moins aussi honorable. On rétorquera à cela que l’État, par le puits apparemment sans fond de ses aides, prévient au contraire la précarité des Français dont le travail est touché par la crise. Et pourtant, comment ne pas concevoir que cette dette finira bien par être supportée par les contribuables, ceux qui les touchent aujourd’hui et les autres, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain, généralisant ainsi la crise économique et sociale à tous ceux que la cruelle nature a désigné comme les victimes durables des restrictions sanitaires. Il est en effet évident qu’un tissu socio-économique sain est lié à la santé : il la garantit, ne serait-ce que parce qu’il permet d’envisager à long terme le système de solidarité nationale, qui ne pourra être assuré aux générations à venir, lorsqu’exploseront la dette et la part de précaires dans le pays. L’opposition est donc mal posée : elle n’est pas de savoir s’il faut placer la santé au-dessus de l’économique ou l’inverse, mais de qui il faut sauver « coûte que coûte ».

Et si l’espérance de vie reculait?

L’espérance de vie ne concerne jamais que la jeunesse : eux seuls ont en effet à « espérer » vivre au moins aussi longtemps que leurs aînés. Le sacrifice demandé aux jeunes générations excède très largement la frustration des soirées étudiantes et des coups en terrasse, des TD en présentiel ou d’un marché de l’emploi peu offrant, que le président balaie dans sa lettre de réponse à une étudiante comme autant de « rêves » qui seraient seulement remis à plus tard. Il ne s’agit pas seulement de différer mais d’hypothéquer leur vie professionnelle et sociale au profit de personnes qui l’ont déjà eue. Or, voir la qualité de sa vie quotidienne gâchée de la sorte, même pour un ou deux ans, diffère très significativement selon l’âge précisément parce qu’à vingt ans, on n’a aucune garantie de vivre encore cinquante ans. Une année de sacrifice a donc un coût potentiel bien plus important que pour une personne qui a déjà vécu 70 ou 80 ans, pour qui le temps restant ne peut changer le cours drastique de l’existence et dont chaque année passant a moins d’importance ramenée au nombre total d’année déjà vécues. En clair : un an, à 20 ans, c’est un vingtième d’une existence dont on ne peut garantir qu’elle se prolongera. A 80 ans, c’est un quatre-vingtième d’une vie déjà accomplie.

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Sous prétexte d’éviter l’inégalité juridique corollaire d’un confinement par tranche d’âge, le gouvernement tend à créer une inégalité non seulement formelle mais matérielle entre les générations : les étudiants et jeunes d’aujourd’hui pourront-ils prétendre à une vie au moins aussi longue et confortable que celle que l’on cherche aujourd’hui à garantir et prolonger coûte que coûte ? Puisque l’écrasante majorité des décès lié au Covid concerne les personnes âgées de 75 ans et plus, on ne peut éluder cette question de la justice entre les générations.

Une génération sacrifiée pour les soixante-huitards!

Cette justice entre les générations concerne la transmission, notion fondamentale de toute société qui échappe à l’individualisme outrancier. Une génération vieillissante devrait estimer qu’elle doit au moins rendre autant que ce dont elle a été bénéficiaire ; que sa préoccupation principale ne devrait plus concerner ce qui lui reste à vivre, mais ce va laisser derrière elle à ses héritiers. Contrairement à ce que clame Luc Ferry dans un article du Figaro du 27 janvier, nous n’avons pas à choisir entre la liberté et la vie, mais à garantir à la jeunesse une vie au moins aussi libre que celle dont sa génération a profité. Rappelons combien la génération 68 a été gâtée : avec les trente glorieuses, le plein emploi, un tissu économique sain ; ni terrorisme, ni crise écologique, ni crise sociale majeure. Peut-elle réclamer des sacrifices qu’elle-même n’aurait jamais accepté de ses aînés ? Or, n’est-ce pas ici ce qui est en train de se produire ?

Luc Ferry, novembre 2012. ©FAYOLLE PASCAL/SIPA 00647162_000002
Luc Ferry, novembre 2012. ©FAYOLLE PASCAL/SIPA 00647162_000002

La génération que nous protégeons, « quoiqu’il en coûte », à grand renfort d’explosion de la dette et de destruction d’emplois, de précarité économique, sociale, mais aussi d’équilibre psychique et physique, est une génération qui n’a jamais eu à se soumettre au cinquième de ce qu’on exige aujourd’hui des plus jeunes. On arguera peut être qu’ils n’ont jamais rencontré de crise sanitaire équivalente. Pourtant, la fièvre de Hong Kong n’a pas fermé le pays ni atteint leur avenir. Et pour cause : on estimait, en juillet 68, que la mort de personnes âgées restait un phénomène naturel, indépendamment de sa cause, fut-elle épidémique. Deux mois plus tôt, la jeunesse chantait sur les barricades à leurs aînés qu’il est « interdit d’interdire » (et en premier lieu : l’accès aux dortoirs des filles…).

Aujourd’hui eux-mêmes aînés, trouvent-ils légitime que tout soit interdit à leurs successeurs ? Ils ont pourtant fait Mai 68 pour moins que ça.

Causeur: Finkielkraut évincé de LCI, la défaite de la pensée

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Rien de moins qu’une défaite de la pensée. Voilà ce que représente l’éviction d’Alain Finkielkraut de LCI, dernière étape dans la montée apparemment inexorable de cette « cancel culture » qui sévit de toutes parts. Il y a urgence à contre-attaquer. La liste des sujets interdits à la réflexion s’allongeant chaque jour, Elisabeth Lévy affirme que le combat pour la libération de la pensée est devenu une impérieuse nécessité. C’est pour cette raison que Causeur lance un appel « Contre la tyrannie de l’émotion », signé par un large échantillon d’intellectuels contemporains, de la neurologue Laura Bossi à l’historien Pierre Vermeren, du philosophe Marcel Gauchet au professeur émérite de lettres modernes, Claude Habib. Tous voient venir « une dictature de l’émotion qui entend censurer tout ce qui n’est pas elle – et y parvient largement. » En conversation avec notre directrice de rédaction, Alain Finkielkraut revient sur cet épisode. Après quatre décennies de présence médiatique, il ne croit plus à la possibilité d’un discours raisonné et nuancé dans la vidéosphère et la numérosphère. Car la censure la plus stricte ne vient plus de l’État : « Aujourd’hui, confie-t-il, c’est le pouvoir médiatique qui est liberticide. » La philosophe Bérénice Levet nous rappelle que, depuis Socrate, le devoir du penseur n’est pas de répéter la doxa du moment mais de la questionner. Sans cette liberté d’exprimer opinions et pensées, point de démocratie. Dans notre dossier du mois, Cyril Bennasar, Jean-Paul Brighelli, Frédéric Ferney, le psychosociologue Charles Rojzman et le psychiatre Paul Bensussan interrogent les différentes facettes de cette éviction ainsi que le traitement médiatique de l’affaire Duhamel.

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Pour les autres actualités, Erwan Seznec se penche sur l’étrange projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage : pourquoi cet organisme, généreusement financé par les pouvoirs publics et présidé par Jean-Marc Ayrault, snobe-t-il les historiens de l’esclavage et les associations qui travaillent depuis des années sur le sujet ? La réponse est surprenante… Si notre époque voit une prolifération de victimes autoproclamées, Peggy Sastre nous explique comment des chercheurs en psychologie ont révélé l’existence d’un type de personnalité plus fortement prédisposé à se plaindre de son sort. Quant au Moyen Orient, Gil Mihaely revient sur le printemps arabe et conclut que ce mouvement a donné lieu à un chaos politique et économique dont seul Israël est sorti vainqueur. D’autres contributions permettent de dissiper les nuages d’incompréhension entourant les événements récents aux États-Unis. Gerald Oliver révèle comment la victoire de Joe Biden est la conséquence, non de la fraude, mais de la manière dont les Démocrates sont parvenus à modifier et à exploiter légalement les règles électorales dans les différents États. L’éminent journaliste et auteur américain, Christopher Caldwell, se confiant à moi, met à nu les origines de la cancel culture contemporaine. Celle-ci est le fruit, non de quelque idéologie postmoderne, mais du mouvement pour les droits civiques des années 60 : cette grande cause a eu pour conséquence l’affaiblissement de la Constitution et la montée en puissance de juges dont les nombreuses décisions en faveur de différentes minorités ont créé une deuxième constitution. La vague de folie « woke » en est l’aboutissement. Quand même, cela ne pourrait jamais se passer en France… Si ! répond Elisabeth Lévy. La loi de modernisation de la Justice de 2016 permet à des associations anti-discriminations en tout genre de lancer des actions collectives pour obliger le gouvernement à mettre en œuvre telle ou telle politique. Leur campagne la plus récente vise tout simplement la mainmise sur notre politique policière. 

N’oublions pas que la culture peut exister sans le qualificatif « cancel ». Pour Benjamin Olivennes, interviewé par Jonathan Siksou, un autre art est possible en dehors des circuits officiels de l’avant-garde contemporaine, comme le démontre un grand nombre d’artistes qui n’ont pas renoncé à la figuration ou renié les maîtres anciens. Jérôme Leroy nous fait découvrir trois romans qui, quoique appartenant à des genres très différents, explorent des contrées, de la Suède à l’Antarctique en passant par la Sibérie, où le froid est aussi un personnage. Comme l’appétit littéraire vient en lisant, Frédéric Ferney nous parle du dernier roman de Richard Malka où l’attrait du Mal se révèle indissociable de l’amour de l’art.

Enfin, Emmanuel Tresmontant nous rappelle encore une autre forme de culture, celle du thé, dont l’appréciation ne se limite pas à la boisson chaude elle-même, mais comprend tout le rituel sophistiqué qui entoure sa consommation. Finalement, le thé est comme Causeur : il peut être consommé sans modération.

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Réflexions… psychopolitiques

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La raison prendra-t-elle un jour la place des passions collectives? La haine cèdera-t-elle à l’intérêt bien compris? Les élites occidentales qui rêvent d’un monde meilleur parviendront-elles à se libérer de leurs illusions néfastes?


Tout a commencé au Moyen-Orient. Les Palestiniens sont devenus la cause centrale de la révolte contre le monde blanc et ses privilèges. Mein Kampf est devenu un best-seller en Turquie et les Protocoles des Sages de Sion en Egypte et en Iran. Hitler et Goebbels ne sont pas morts. Leur théorie du complot juif refait surface. A Tel Aviv, les juifs auraient créé leur centre de commandement de « la domination talmudique mondiale ».

Mais Hitler revit aussi à travers un nouveau racialisme qui remet au goût du jour, à sa façon, la hiérarchie des races. Les blancs bénéficient de leur privilège blanc, indûment et ce privilège doit leur être arraché. Surtout, ces blancs obéissent à leurs maîtres, ces juifs qui disposent des manettes du pouvoir et sont à l’origine de toutes les guerres qui empêchent l’humanité de connaître enfin la paix. Noirs américains, africains, musulmans sont les victimes d’un impérialisme et d’un racisme qui a mis en esclavage, colonisé, exterminé. La cause palestinienne sert de modèle : des enfants, des vieillards, des femmes sans défense abattus par la soldatesque hébreue et de l’autre côté une armée de misérables qui n’ont que des frondes et des pierres pour livrer un combat désespéré pour leur libération. La police américaine assassine les noirs. L’armée israélienne martyrise les Palestiniens. George Floyd, Adama Traore, Ahed Tamimi deviennent des symboles de l’oppression.

Derrière la diabolisation d’Israël

Depuis toujours, les véritables génocidaires ont eu besoin d’inventer de telles fables : révolutionnaires de la Terreur et leur loi des suspects, Allemands victimes à la fois du capitalisme et du bolchevisme – juifs tous deux -, Hutus du Rwanda et leurs « maîtres » tutsis, communistes staliniens et leurs koulaks, riches propriétaires et affameurs des prolétaires misérables des villes russes, maoïstes de la révolution culturelle et leurs bourgeois, Pol Pot et ses intellectuels… Les activistes qui manipulent les masses savent ce qu’ils font et ce qu’ils veulent : se mettre à la place de ceux qui ont le pouvoir suprême. A cet effet, ils manient les émotions collectives et donnent à voir la réalité des injustices et des inégalités. Ils font rêver à la suppression de tous les privilèges et à l’avènement d’un âge d’or pour les déshérités. Ils jettent en pâture les « dominateurs » à la vindicte des peuples et ceux-là, affolés légitimement par les crises et les changements brutaux qui les broient, abandonnés par des dirigeants corrompus, indifférents ou incompétents, n’écoutent plus la voix de la raison qui pourrait orienter de vraies transformations et, au contraire, se livrent tête baissée à de nouvelles dictatures, à de nouvelles prisons.

Mais la conquête du pouvoir n’épuise pas toutes les significations de cette diabolisation d’Israël et de l’Occident blanc et de l’appétit de repentance de nombreux occidentaux. La maladie actuelle de la relation à l’autorité peut permettre de comprendre certains errements dans l’appréhension des réalités par une partie de la jeunesse des pays occidentaux. L’autorité « démocratique » ne se présente pas comme toute-puissante à la différence du totalitarisme qui s’appuie sur une connaissance révélée par Dieu lui-même et sur un livre sacré qui ne peut être remis en question (l’islam et le Coran), sur des présupposés scientifiques présentés comme indiscutables (le matérialisme dialectique en Union soviétique ou le «Rassenlehre», la science des races dans l’Allemagne nazie). Dans la psychologie individuelle, l’enfant qui fait face à un père tout-puissant qui se prétend parfait, se soumet et pense qu’en aucun cas, il ne sera l’égal de ce père, de ce maître qu’il révère ou qu’il craint. Il se dit qu’il est mauvais, Il se diabolise et il idéalise l’autorité.

Par contre, lorsque l’autorité présente à la fois des aspects de puissance et de faiblesse, lorsqu’elle montre ses faiblesses, lorsqu’on peut facilement dévoiler ses faiblesses sans courir trop de risques, on va projeter sur l’autorité tout le mal qu’on voit en soi-même et ainsi diaboliser l’autorité. La diabolisation de l’Amérique est née juste après la guerre du Vietnam qui a mis en évidence les limites de la démocratie qu’elle prétendait être depuis Jefferson et les Pères fondateurs. La diabolisation d’Israël en Occident même a commencé après 1967 et l’occupation de la Cisjordanie, de Gaza et du Golan et les relations conflictuelles avec une population soumise à une occupation considérée comme illégitime.

Utopie de réconciliation générale

La diabolisation est un processus complexe qui existe dans la vie individuelle comme dans la vie collective. Diaboliser l’adversaire est un procédé courant des propagandes qui veulent dépeindre l’ennemi de façon monstrueuse pour mieux le disqualifier. Ce qui est important en l’occurrence, c’est de voir que la diabolisation est également un processus interne qui empêche le combat nécessaire contre des doctrines qui visent à l’asservissement des êtres humains. Comment s’explique la diabolisation d’Israël par une grande partie de la gauche européenne qui s’accompagne de la diabolisation de notre propre civilisation occidentale ? Comment peut-on comprendre un tel parti pris qui n’est pas fondé sur des causes politiques rationnelles ? On ne tient jamais assez compte des émotions qui sont à l’origine de bon nombre de nos options idéologiques et de nos parti-pris politiques. Ces émotions constituent trop souvent une sorte de filtre qui, d’une part, empêche une perception juste de la réalité qui existe en dehors de nous, et d’autre part, nous rend influençables, soumis aux propagandes qui s’adressent justement aux émotions.

Les blessures reçues dans l’enfance peuvent être à l’origine de certaines visions du monde, en particulier lorsque ces visions du monde sont collectivement assumées dans les sociétés et confortées par des propagandes. Ainsi, le film de Hanecke, Le Ruban blanc, a bien montré comment l’éducation autoritaire du monde germanique au début du XXe siècle a pu être une des causes de l’avènement du nazisme. Je pense qu’il existe des modes d’éducation communs dans certaines époques et certaines classes sociales et que ces modes d’éducation forgent les destinées individuelles et collectives. Au Rwanda, j’ai pu voir les conséquences d’une culture qui prônait fortement l’obéissance à l’autorité et la soumission de l’enfant à ses parents et à son clan familial. Comment comprendre la diabolisation d’Israël par des personnes qu’on ne peut considérer comme des antisémites et qui, d’ailleurs, ont toujours manifesté leur compassion pour les victimes de la Shoah ? Beaucoup d’enfants des classes protégées et éduquées ont reçu l’amour conditionnel d’une mère qui les a gâtés et qui les a manipulés en leur faisant comprendre qu’ils n’en faisaient jamais assez pour elle. Leur violence qui fait écho à cette violence douce de culpabilisation les amène à se créer des images d’ennemis tout-puissants contre lesquels ils se rebellent. Ils ne veulent surtout pas être des esclaves parce qu’en quelque sorte ils l’ont été, dans leur enfance choyée. Ils se rebellent contre toutes les puissances qui peuvent les rendre esclaves : la nation, l’armée, les colonisateurs, les églises installées. Ils prennent systématiquement et aveuglément le parti des opprimés ou de ceux qu’ils imaginent parfois être des opprimés. Ils s’enthousiasment pour toutes les rébellions et haïssent les oppresseurs qui empêchent la réalisation de leur idéal. Leur recherche d’une bonne mère leur donne une nostalgie de l’amour universel et ils rêvent d’une utopie de réconciliation générale, qui effacerait les différences et les conflits, gommerait les appartenances.

Nous avons là en Europe toute une génération qui se sent coupable de ne pas aimer, qui se sent coupable de toute cette haine refoulée qu’elle projette sur des figures parentales détestées, qui ne veut pas reconnaître la violence et la haine qu’elle retourne contre des figures du Mal, une génération qui profite d’un système de privilèges et qui, en même temps, trouve des justifications à la violence de ceux qu’elle considère comme des victimes. Cette génération ne veut plus du racisme. Elle ne veut pas de la guerre. Elle veut la réalisation de cet amour universel qui devrait lier tous les êtres humains, quitte à avaler au passage quelques couleuvres ou plutôt quelques serpents, sans avoir repéré leurs venins : le fanatisme totalitaire de l’islam radical qui lui paraît moins dangereux que la toute-puissance des monopoles de l’Empire occidental, la haine des Blancs et des Juifs qui lui paraît moins haïssable, quand elle la reconnaît, que le racisme à l’encontre des « damnés de la terre ». Pour les Juifs, toute sa compassion va aux victimes du passé écrasées sous la botte nazie mais pas du tout aux Israéliens, ces « colonisateurs » qui occupent injustement une terre qui ne leur appartient pas. Ainsi son amour de la justice et de la liberté mène, paradoxalement cette génération à rejoindre dans leur combat de véritables antisémites paranoïaques qui ne voient dans Israël que le Juif éternel, dominateur et sanguinaire.

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Jeunes palestiniens à la frontière entre Gaza et Israël, 2 avril 2018. Sipa. Numéro de reportage : 00852618_000023.

Victimisation permanente

Du côté arabe par contre, il n’y a pas de repentance ou de culpabilité mais une victimisation qui exclut toute responsabilité collective. Les Allemands ont été chassés en 1945 par millions, après leur défaite de leurs terres ancestrales de Prusse-Orientale et de Silésie. Ils y ont laissé leurs maisons, leurs fermes, leurs chemins de fer, leurs usines. Leurs villes ont changé de noms. Les Polonais ont pris la place des Allemands dans leurs maisons et sur leurs terres. Les hindous et les musulmans de l’Inde ont dû échanger les terres et les villes dans lesquelles ils vivaient depuis les temps les plus anciens. Les Grecs ont dû quitter leurs patries d’Anatolie. Smyrne est devenu Izmir. Seuls les Arabes de 1948 rêvent de retrouver leurs maisons dont ils ont gardé la clé en Israël. Ceux qui ont fui ne sont désormais que quelques milliers mais leurs descendants sont toujours appelés réfugiés et vivent dans des villes qu’on appelle des camps. Un organisme de l’ONU, l’Unrwa leur dispense une bonne part des allocations de réfugiés dans un monde qui compte des millions de vrais réfugiés. Pourquoi cette différence ? Serait-ce parce que jusqu’à présent le monde arabo-musulman n’a jamais pu accepter la présence d’un état souverain pour ces juifs autrefois dhimmis soumis ?

Ceux qu’on appelle aujourd’hui les Palestiniens sont entretenus jour après jour dans le rêve du retour à la place de cet Israël illégitime à leurs yeux, dans ces villages qu’ils n’ont jamais connus et qui parfois n’existent plus, dans ces villes créées par ces Juifs qui auraient dû rester à leur place mais qui triomphent aujourd’hui dans le monde de la science et de la technologie modernes. Quel gâchis d’énergies et de possibilités d’avenir pour une jeunesse arabe qui s’est accommodée plus qu’on ne pense de la présence de cet ennemi qui lui apporte développement et incitation à l’intelligence et qu’en même temps, il jalouse pour sa liberté et son audace. Les check-points et le mur de séparation ont été mis en place depuis les intifadas et le terrorisme quotidien. Mais les villes palestiniennes sont plus florissantes que bien des localités de l’Egypte ou du Maghreb, sans parler du Yémen et de la Syrie exsangues. La raison prendra-t-elle un jour la place des passions collectives ? La haine cèdera-t-elle à l’intérêt bien compris ? Les élites occidentales qui rêvent d’un monde meilleur parviendront-elles à se libérer de leurs illusions néfastes ? On peut l’espérer mais en restant lucidement pessimiste à la vue de l’évolution d’un monde actuel en proie aux luttes de pouvoir des nations et des religions, accompagnées par l’aveuglement des élites du monde occidental qui préparent la décadence et peut-être l’effacement de leurs peuples par une sorte de masochisme véritablement névrotique.

Notre appel contre la tyrannie de l’émotion

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L’éviction d’Alain Finkielkraut de LCI est un signe des temps, et un très mauvais signe. Le 11 janvier, son intervention, consacrée à l’affaire Duhamel, s’est muée en comparution et exécution immédiates. À partir de quelques phrases extraites de leur contexte, et répliquées des milliers de fois par la magie noire des réseaux sociaux, on l’a accusé de complicité avec l’abus sexuel d’un homme sur son beau-fils adolescent. Crime qu’il a très clairement condamné, mais qu’il a eu le tort de vouloir comprendre, en essayant notamment de réfléchir aux délicats problèmes posés par la notion de consentement.

Mais on nous dit désormais que comprendre, c’est justifier, que réfléchir, c’est trahir. Au-delà de cet épisode, nous voyons advenir une dictature de l’émotion qui entend censurer tout ce qui n’est pas elle – et y parvient largement. Face au mal, quel qu’il soit, seules la compassion et l’indignation sont tolérées.

Causeur #87, disponible en kiosque mercredi 3 février 2021
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Ironiquement, l’émission de LCI avait pour titre « Finkielkraut en liberté ». Sa suppression est l’un des multiples signes de l’affaissement de cette liberté de parole qui est aussi celle de penser. On ne pense pas sans prendre le risque de choquer, blesser, incommoder. Et aucun sujet ne devrait être soustrait à la réflexion, au motif qu’il met en jeu des victimes et des souffrances.

La « libre circulation des pensées et des opinions » garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est la condition de la conversation civique et de la controverse civile.

Peu importe que nous partagions ou non les positions d’Alain Finkielkraut. Nous ne voulons pas d’une société terrorisée par quelques escouades numériques, ni d’un débat public rythmé par les dénonciations, exclusions et bannissements.

L’espace public, c’est le lieu où la raison l’emporte sur l’émotion. Nous réclamons donc le droit à l’examen rationnel des choses. Au-delà de la personne d’Alain Finkielkraut, ce qui est en jeu, c’est bien notre civilisation fondée sur la passion de discuter et de questionner.

Signataires

Laura Bossi, neurologue
Rémi Brague, philosophe
Jean Clair, écrivain, membre de l’Académie française
Benoît Duteurtre, écrivain
Marcel Gauchet, philosophe
Patrice Gueniffey, historien
Claude Habib, professeur émérite de lettres modernes
Bérénice Levet, philosophe
Élisabeth Lévy, journaliste
Georges Liébert, éditeur, essayiste
Pierre Manent, philosophe
Pierre Nora, historien, membre de l’Académie française
Mona Ozouf, historienne
Philippe Raynaud, philosophe
Pierre-Henri Tavoillot, philosophe
Pierre Vermeren, historien

Ils veulent retirer Trump de « Maman j’ai raté l’avion 2 »


Des militants peuvent désormais obtenir que les personnages qui les dérangent soient retirés des scènes de certains films.


Une immense vague de révision de notre patrimoine culturel est à l’œuvre. Dernier épisode en date : un mouvement qui entend modifier le film de Chris Columbus Maman, j’ai encore raté l’avion ! de 1992 pour le rendre digeste à notre modernité fragile.

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Des milliers de cinéphiles vigilants entendent en effet expurger ce chef-d’œuvre tout à fait dispensable d’une séquence à proprement parler diabolique: celle où Donald Trump fait une brève apparition pour orienter le personnage du jeune Macaulay Culkin dans le Plaza Hôtel dont le futur président était le propriétaire à cette époque. Le comédien, aujourd’hui quadragénaire, a salué l’initiative prophylactique. Un internaute a même procédé au nettoyage numérique de la séquence.

kevin spacey house cards harcelement
Kevin Spacey à la cérémonie des Tony awards, juin 2017. Sipa.Numéro de reportage : AP22064401_000088.

On se souvient qu’au plus fort de l’hystérie #Metoo, un toilettage similaire avait été apporté au film Tout l’argent du monde, de Ridley Scott, pour que disparaisse à jamais l’image maléfique de Kevin Spacey, qui faisait l’objet de plusieurs accusations d’agressions mais n’a jamais été condamné.

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Avec les nouveaux moyens numériques, on pourra effacer Charlton Heston, ce défenseur du port d’armes, des films dans lesquels il apparaît, ou modifier la « blackface » légendaire de Louis de Funès dans Rabbi Jacob. C’est techniquement possible. Il faudra peut-être aller plus loin et rééquilibrer la balance raciale de tous les grands classiques. Les ordinateurs des grands studios pourront féminiser les héros du passé et, pour éviter l’écueil du validisme, confier rétrospectivement des rôles de brutes à des handicapés. Le dernier espoir est qu’à force d’effacements et de bidouillages du patrimoine culturel, les guerriers de la justice sociale n’aient plus rien à dénoncer… Il ne faut pas désespérer de leur faire alors toucher du doigt la notion d’Histoire.

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Trump et la mutation du Parti républicain: un conservatisme indéfini

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Malgré sa défaite et la procédure d’impeachment lancée contre lui, Donald Trump continue à représenter un courant idéologique significatif dans le Parti républicain, et à fédérer autour de sa personne une partie importante de son électorat


« Je ne prétends pas être un homme du peuple, j’essaie d’être un homme pour le peuple », dit le sénateur Gracchus à son collègue Gaius dans le film Gladiator. Cette citation correspond à ce qu’a été l’affirmation du populisme durant le mandat de Trump. Un mouvement opposé au libéralisme de gauche et au néo-conservatisme, qui a redéfini la vision du Grand Old Party (GOP), le Parti républicain, et fait du milliardaire Trump non pas son chef, mais son champion pour défier les élites, comme l’affirmait Breitbart la veille de la présidentielle. Le départ de Trump de la Maison-Blanche ne sonne pas le glas du populisme, ni de son influence sur le Parti républicain.

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D’une part, les sénateurs Ted Cruz et Josh Hawley pourraient prendre la relève, d’où la volonté des démocrates de les sanctionner pour avoir choisi d’exercer leur droit constitutionnel de s’opposer à la certification des voix dans les États litigieux ; d’autre part, Donald Trump entend mener une campagne pour s’assurer de l’intégrité des élections à venir, d’après son conseiller Jason Miller, afin que le parti soit sûr de remporter la majorité au Congrès. Cet activisme immédiat permet à l’ancien président de ne pas perdre la main en vue de 2024. Après l’invasion du Capitole par quelques centaines de partisans sur les milliers venus l’écouter, la côte de popularité de Trump était passée de 48 à 51% le lendemain, selon l’institut de sondage Rasmussen, ce qui lui permet d’espérer et de veiller à ce que son héritage politique ne soit pas renié.

Le Parti républicain: du centrisme au populisme sui generis

Depuis Eisenhower, qui était de tendance centriste, le parti républicain a connu une mutation conservatrice, dont les exemples les plus marquants ont été les présidences de Reagan et Trump. Les courants républicains diffèrent parfois profondément, ce qui explique l’hostilité des centristes et des néo-conservateurs à l’endroit du 45e président quelque peu paléo-conservateur qui a transformé la base électorale du GOP en mouvement populiste, anti-élites, anti-lobbies, donnant la priorité à l’Amérique, hostile aux expéditions militaires à travers le monde. Par ailleurs, des populistes entretiennent des théories du complot à l’instar du républicain Barry Goldwater dans les années 1960. Sur le plan social, Trump est allé plus loin que Reagan dans l’opposition à l’avortement, et il a fortement amorcé un retour vers le parti républicain de l’électorat afro-américain décrit comme prisonnier de la « plantation démocrate » par des personnalités noires, dont Herman Cain, l’ancien favori du Tea Party pour les primaires républicaines de 2012, ou l’activiste Candace Owens.

Candace Owens Photo D.R.

Le populisme, qui n’a pas la connotation d’extrémisme aux États-Unis, y existe depuis la fin du XIXe siècle, et s’est notamment imposé en politique avec la création du People’s Party en 1891 par les populistes agrariens de gauche dont Bernie Sanders peut être considéré comme l’un des descendants. Depuis, le populisme a traversé aussi bien la gauche que la droite, et, avant Trump, le milliardaire Ross Perot avait créé la surprise à la présidentielle de 1992 avec 19% des voix, avant de fonder le parti de la réforme qu’un certain Donald Trump tenta de prendre en main. Parmi les gains du populisme avant 2016, figure la pratique du recall permettant aux citoyens de révoquer des élus ou des fonctionnaires dans 19 États.

Donald Trump a conquis le GOP en fustigeant à la fois la politique de Barack Obama et celle des néo-conservateurs

Avec George Bush fils, le parti républicain revenait aux fondamentaux de Ronald Reagan qui avait repris et poussé plus à droite le conservatisme de Barry Goldwater, candidat malheureux à la présidentielle de 1964 après avoir battu ses rivaux plus centristes lors des primaires. Une partie de l’électorat républicain avait refusé de voter pour Goldwater, jugé trop à droite, tandis que les démocrates conservateurs du Sud commencèrent à se tourner vers un parti républicain en phase avec eux quant à la baisse des impôts ou aux droits des États. Donald Trump a conquis le GOP en fustigeant à la fois la politique de Barack Obama et celle des néo-conservateurs. L’approche assez paléo-conservatrice du milliardaire a même su séduire l’électorat ouvrier.

Le paléo-conservatisme se concentre sur la défense de la compétence des États, d’une lecture originaliste de la Constitution opposée à une vision progressiste, sur le protectionnisme, l’isolationnisme et les valeurs familiales traditionnelles, ainsi que sur l’opposition à l’immigration. Des idées largement reprises par Trump avec plus ou moins de modulations. Il s’oppose au néo-conservatisme à qui il reproche principalement l’interventionnisme militaire depuis la guerre du Vietnam, à l’instar du journaliste Pat Buchanan qui n’a de mots assez durs pour dénoncer les néo-conservateurs, et qui déclarait dans le Washington Post en 2016 que Donald Trump était l’avenir du Parti républicain.

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En sus de cette approche, le Parti républicain a vu l’essor de théories complotistes, notamment nourries par QAnon et les révélations de Wikileaks, propageant l’idée selon laquelle non seulement les élites méprisent le peuple, mais qu’elles conspirent contre ses intérêts. La présentation de Donald Trump en héros luttant contre l’État profond, parlant de nettoyer le marécage de Washington (drain the swamp), a d’ailleurs contribué à agréger autour de lui des mouvements hétéroclites de la droite alternative, l’alt right, dont certains ne partagent même pas nombre de ses idées mais qui ont en commun avec lui la lutte contre l’État tout puissant (Big Government), l’opposition à l’immigration incontrôlée ou le rejet des revendications LGBT.

Trump avait d’ailleurs fait installer dans le Bureau ovale un portrait du Président Andrew Jackson qui s’opposait aux élites et déclara la guerre à la deuxième banque des États-Unis qui avait trop de pouvoir politique.

« Originalisme » et conspirationnisme

Alors que les démocrates lançaient leur procédure d’impeachment en 2019, l’un des rares commentateurs conservateurs de CNN, Scott Jennings, écrivait : « Donald Trump a été élu pour casser les élites. Bien entendu, elles veulent le destituer », et rappelait que le président n’avait pas été élu pour suivre les politiciens, les professeurs de droit de gauche, les élites globales, mais pour casser leur mainmise sur la société. C’est ce qui explique son impressionnante popularité, surclassant de loin celle de Ronald Reagan, jusque-là figure tutélaire du parti républicain à laquelle il s’était rattaché en reprenant son slogan de 1980, Make America Great Again, tout en se démarquant de son prédécesseur sur le plan du commerce international.

Les meetings de Trump ont rempli les stades, et des dizaines de milliers de personnes les suivaient sur des écrans géants à l’extérieur. Lors de ses discours, le président vantait son bilan et dénonçait la présentation que les médias faisaient de sa politique. D’un côté les puissants, les journalistes, les stars du divertissement ; de l’autre le peuple et son champion qui estiment que leurs droits sont menacés par les démocrates et Big Tech. Car ce qui importe également aux partisans de Trump qui représentent plus de 90% des électeurs républicains, c’est la protection de la Constitution et des droits qu’elle leur offre.

Le président élu Donald Trump invective un journaliste lors d'une conférence de presse à New-York, janvier 2017. SIPA. 00788209_000005
Le président élu Donald Trump invective un journaliste lors d’une conférence de presse à New-York, janvier 2017. SIPA. 00788209_000005

Les soutiens de Trump ont un fort pouvoir sur le parti dont les caciques ne sont pas toujours favorables à leur champion. Ils peuvent en user lors des primaires, et ils ont ainsi envoyé au Congrès des élus partageant leurs idées, jusqu’au conspirationnisme de QAnon comme avec Marjorie Taylor Greene en novembre dernier. Ils ne cessent de se réclamer de certains articles de la Constitution, surtout celui sur la liberté d’expression (premier amendement), celui sur le droit au port d’armes (deuxième amendement) et celui sur le fédéralisme et la protection des droits des États (dixième amendement). Depuis l’avènement du Tea Party, aujourd’hui presque moribond, la conservatrice Heritage Foundation et divers éditeurs fournissent aux citoyens des versions explicatives de la Constitution, article par article, alinéa par alinéa. Ces partisans ont fortement salué les nominations par Trump à la Cour suprême de trois juges conservateurs ayant une lecture originaliste de la Constitution, non adaptable aux modes.

Marjorie Taylor Greene Photo D.R.

Ce lien entre le président et ses électeurs peut ressembler par bien des aspects à un mandat impératif implicite qui n’existe pas dans le droit constitutionnel américain, et que rejetaient les Pères fondateurs par peur des dérives. Mais ce rapport entre Trump et ses électeurs, qu’ils viennent du parti républicain, du parti démocrate, des libertariens ou des indépendants, est considéré par eux comme le moyen de sauver et protéger l’Amérique. Un rapport qui oblige le parti à ne pas s’aliéner Trump pour ne pas perdre son électorat.

Dissoudre Génération Identitaire?

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« Dissolution ! », est-il demandé avec ferveur au sujet des associations ou organisations qui dérangent…


Agiter le spectre de la dissolution d’un groupe factieux, ou qualifié comme tel, est souvent le moyen pour un pouvoir de faire diversion. Ainsi, Gérald Darmanin a-t-il menacé récemment Génération Identitaire de cette sanction. Détermination sincère ou savante opération de communication politique ?

Une loi de 1936

Loi de circonstance pensée en réaction aux évènements du 6 février 1934, la Loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées n’a depuis jamais été remise en question. Et pour cause, elle offre au gouvernement la possibilité de dissoudre « toutes les associations ou groupements de fait » par décret rendu en Conseil des ministres. C’est tout de même pratique. Attentatoire au principe de la liberté d’association consacré par la loi du 1er juillet 1901, la possibilité pour l’exécutif de dissoudre un groupement est donc strictement encadrée, bien que son usage ait pu parfois surprendre au fil des ans, notamment après les évènements de mai 1968. Décidées par un décret présidentiel de Charles de Gaulle inspiré par son nouveau ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, les dissolutions de onze mouvements d’inspiration communistes-révolutionnaires étaient justifiés par ladite loi du 10 janvier 1936 dont les critères imprécis permettent de viser large.

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Ces dissolutions administratives sont des mesures de police administrative qui s’entendent dans une logique préventive. L’exécutif agit contre la liberté d’association dans l’objectif de protéger l’ordre public. Pour ce qui concerne Génération Identitaire, il est autorisé de se demander sur quel article Gérald Darmanin se fonde pour demander cette dissolution administrative, fort peu commune quoique régulièrement envisagée. À telle enseigne qu’il convient de se demander s’il ne s’agit pas d’une diversion, ou, peut-être, d’une opération visant à faire bonne mesure après la dissolution controversée en octobre dernier de l’association musulmane BarakaCity, au motif selon le ministre « qu’elle incitait à la haine, entretenait des relations au sein de la mouvance radicale, se complaisait à justifier des actes terroristes ». Une dissolution qui a conduit le président de BarakaCity à demander l’asile politique en Turquie – prière de ne pas rire -.

Peut-on dire que Génération Identitaire entre dans cette catégorie ? C’est une ordonnance du 12 mars 2012 qui a codifié aux L.212-1 et L.212-2 du Code de la sécurité intérieure que pouvaient notamment être dissous par décret en Conseil des ministres « toutes les associations ou groupements de fait qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourageant cette discrimination, cette haine ou cette violence ». C’est, on le suppose, le reproche fait à Génération Identitaire. Mais le ministre de l’Intérieur a-t-il le degré de réflexion de Cyril Hanouna ?

Autre grief, plus baroque: les doudounes bleues de ses membres lors de patrouilles en montagne… L’un des griefs formulés à l’égard du groupe Génération Identitaire est que ses membres choisissent volontairement de circuler avec des vêtements rappelant ceux des gendarmes. Le 2 de l’article 1 de la loi du 10 janvier 1936 énonce que seront dissous les associations ou groupements de fait qui « en dehors, des en dehors des sociétés de préparation au service militaire agréées par le Gouvernement, des sociétés d’éducation physique et de sport, présenteraient, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privée ».

Darmanin pourrait ne pas mettre à exécution sa menace

Les deux arguments que peut avancer l’exécutif semblent bien hasardeux, quand bien même des associations furent dissoutes sans motifs très sérieux par le passé… se reconstituant un peu plus tard, à l’image de la Ligue Communiste Révolutionnaire qui était une reconstitution d’une ligue dissoute appelée « Jeunesse communiste révolutionnaire » déjà dirigée par Alain Krivine. S’opposer aux politiques migratoires menées par un gouvernement est licite, ne constituant sûrement pas un appel à la haine. De la même manière, circuler en montagne avec une doudoune ne s’apparente pas à une activité de « milice privée », si les membres du groupe en question ne sont pas armés et ne se livrent pas à des manœuvres militaires. Gérald Darmanin ne peut d’ailleurs pas ignorer que Génération Identitaire aurait le droit à un recours juridictionnel non suspensif devant le juge administratif, lequel aurait pour tâche de vérifier la légalité interne du décret. Ce qui serait éventuellement reproché à Génération Identitaire devra donc entrer dans l’une des conditions explicitement prévues par le texte.

De plus, le juge contrôlera la proportionnalité de la mesure. Le trouble potentiel à l’ordre public sera soupesé, évalué, comparé à l’atteinte à la liberté d’association. Un tel décret ne saurait donc être pris à la légère, pour satisfaire l’opinion ou complaire aux belles âmes. Gérald Darmanin, par ses fonctions de ministre de l’Intérieur, devrait comprendre qu’on ne joue pas à la légère avec les libertés fondamentales d’expression et d’association. Elles sont le socle d’une démocratie libérale digne qui ne saurait être effrayée par la diversité idéologique. Ce n’est pas au juge administratif de s’interroger sur l’opportunité d’une décision de dissolution, c’est au pouvoir politique de le faire.

Le non du peuple

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Le variant Blanquer

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Un variant probable du trumpisme, inattendu, s’est greffé sur le macronisme. Une angoisse bien réelle pour les autorités sanitaires.


Comme on le sait, le virus Trump, apparu chez nos amis d’Outre-Atlantique en 2016, a été enfin contrôlé en novembre 2020 malgré une résurgence aussi brève que spectaculaire dans la région de Washington le 6 janvier 2021. 

La France, qui avait mis un cordon sanitaire assez rapidement, a été touchée par l’épidémie de trumpisme dans certains secteurs, ceux du Rassemblement National et des  cercles souverainistes pour l’essentiel. On pensait néanmoins, dans les milieux scientifiques, que l’épidémie de trumpisme serait aisément circonscrite en France puisque notre pays était en proie à une autre épidémie, concurrente et  même opposée, le macronisme. On n’imaginait pas, dans les pires cauchemars des épidémiologistes, une hybridation possible entre macronisme et trumpisme, c’est-à-dire entre le délire libre-échangiste qui pousse le malade à ouvrir les fenêtres en plein hiver et la fièvre populiste qui rend le patient enragé dès qu’on utilise quelques mots-clés comme « féminisme », « bien-pensance », « élite », « vivre-ensemble » et « immigration », quand bien même il se trouve le plus souvent incapable de mettre un sens bien précis derrière.

Déni à toute épreuve

Hélas, ces derniers mois, est apparu le variant Blanquer. Le variant Blanquer se manifeste par les pires symptômes du macronisme et du trumpisme. Pour le macronisme, le patient atteint du variant Blanquer fait preuve classiquement d’une arrogance à toute épreuve et veut donner l’image d’une compétence indépassable qui abuse hélas les personnes crédules. 

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Mais le variant Blanquer, dès qu’on se livre à un séquençage du virus, révèle aussi de fortes mutations trumpistes qui se manifestent par des symptômes aussi caractéristiques que la perte du goût et de l’odorat chez les personnes atteintes par le covid. Parmi ces mutations, signalons, dans le variant Blanquer, un déni à toute épreuve ou la capacité à évoluer dans une réalité parallèle en se référant à des faits alternatifs ainsi la certitude d’avoir une parole performative : quand le variant Blanquer dit quelque chose de la réalité, cela suffit dans son esprit à modifier la réalité. 

Logique imparable

Le variant Blanquer sévissant pour l’essentiel dans l’éducation, on pourra prendre par exemple la façon dont, contrairement aux autres pays, l’ouverture des écoles est présentée comme un exploit grâce à un « protocole sanitaire renforcé ». Ce protocole sanitaire renforcé qui, outre le port du masque, doit permettre une distanciation sociale dans la classe ainsi qu’une aération des locaux et la limitation des brassages est évidemment une pure fiction pour qui a mis un jour un pied dans un lycée ou un collège et connaît la configuration des établissements. 

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Mais ce n’est pas grave, car le protocole sera appliqué « dans la mesure du possible. » Et si ce n’est pas possible dans 95% des cas, ce n’est pas grave non plus car les enfants ne sont pas très contagieux. Mais les lycéens ne sont plus tout à fait des enfants ? Alors, répond le variant Blanquer, raison de plus pour appliquer le protocole sanitaire renforcé. Quand c’est possible. C’est une logique imparable. 

Signalons une lueur d’espoir. Le variant Blanquer ne retire pas totalement sa lucidité au patient. Certains évitent ainsi, prudemment, de se présenter à des élections comme, au hasard, les Régionales en Île-de-France.

L’étrange projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage

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Anne Hidalgo et Jean-Marc Ayrault, qui préside la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, inaugurent le « jardin Solitude » à Paris, en hommage à une héroïne emblématique de la résistance des esclaves de Guadeloupe, 26 septembre 2020. © ACCORSINI JEANNE/SIPA 00983103_000022

Créé en 2019, généreusement financé par les pouvoirs publics, cet organisme présidé par l’ancien Premier ministre Jean-Marc Ayrault snobe délibérément les historiens de l’esclavage comme les associations d’outre-mer qui travaillaient depuis des années sur le sujet. Avec en tête, la préparation de la présidentielle 2022.


 

Issue de la grande bourgeoisie communiste de La Réunion, fille et petite-fille de députés, nièce du célèbre avocat Jacques Vergès, Françoise Vergès est coutumière des sorties spectaculaires, toujours dans le registre décolonial. Elle assurait ainsi au Monde du 7 octobre 2018 que « les Blancs doivent apprendre à renoncer à leurs privilèges », dans leur propre intérêt. Plus récemment, le 13 janvier 2021, dans 20 minutes, elle qualifiait la police et la justice d’« institutions sexistes et racistes », et proposait d’abolir l’armée et les prisons. C’est dire si Françoise Vergès assume ouvertement son refus du réel[tooltips content= »« Ce n’est pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction. »](1)[/tooltips].

On peut donc se demander pourquoi elle a accepté de devenir « personnalité qualifiée » de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME), organisme créé en 2019 avec le soutien de l’État et de nombreuses collectivités d’outre-mer et de métropole. Hébergée gracieusement dans les nobles locaux de l’hôtel de la Marine, place de la Concorde, la fondation est, d’après le budget prévisionnel 2020, sponsorisée, entre autres, par les ministères de la Défense (40 000 euros en 2020), de la Justice (40 000 euros supplémentaires) et de l’Intérieur (80 000 euros). Contactées pour savoir ce qu’elles pensaient de Françoise Vergès, aucune de ces institutions « sexistes et racistes » n’a souhaité commenter. Officieusement, néanmoins, plusieurs voix confirment que le gouvernement est de plus en plus dubitatif sur la Fondation.

Au sein de cet organisme, Françoise Vergès n’est pas un cas isolé de subversion sous subvention. Responsable des programmes citoyenneté, jeunesse et territoires à la fondation, Aïssata Seck, élue Génération.s à Bondy, a fait d’étranges déclarations au Point Afrique, le 3 août 2020 : « Combien de rues sont dédiées en France à Toussaint Louverture, à Louis Delgrès (…). Combien d’écoles dédiées aux Martiniquaises Jeanne et Paulette Nardal, les marraines du mouvement de la Négritude, ou au Guyanais René Maran, le premier écrivain noir à recevoir le prix Goncourt ? » Réponse : beaucoup. Il y a une place René-Maran à Bordeaux depuis 1966, une rue René-Maran à Cayenne, de nombreuses rues Toussaint-Louverture ou Louis-Delgrès en métropole et outre-mer, une promenade Nardal à Paris (14e) et une école Nardal à Malakoff. Il est assez curieux qu’Aïssata Seck l’oublie. À sa décharge, l’amnésie vient d’en haut. En juin 2020, Jean-Marc Ayrault, président de la fondation, a proposé de débaptiser la salle Colbert de l’Assemblée nationale. Maire de Nantes de 1989 à 2012, a-t-il oublié la rue Colbert de sa ville, dont il s’est accommodé pendant 23 ans[tooltips content= »Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire. »](2)[/tooltips] ?

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Ses déclarations frôlaient l’encouragement au vandalisme, car dans les jours précédents, plusieurs statues de Colbert, dont celle qui se trouve devant le Palais-Bourbon, avaient été dégradées. L’auteur présumé des faits, Franco Lollia, leader de la Brigade anti-négrophobie (BAN), sera jugé le 10 mai 2021. Il cite comme témoin de la défense… Françoise Vergès.

Étrange situation. L’objectif affiché de la fondation est de soutenir des projets de recherche et de vulgarisation en rapport avec l’histoire de l’esclavage. Or, à travers Mme Vergès (et Aïssata Seck sur les réseaux sociaux), elle se retrouve à cautionner une militance qui revendique ni plus ni moins qu’un devoir d’inculture et d’anachronisme, au nom de la cause. La Brigade anti-négrophobie tient Colbert pour responsable du Code noir (promulgué deux ans après sa mort) et le Code noir pour une monstruosité, alors que le texte codifiait les pratiques de son temps. En 2019, déjà, elle avait bloqué la représentation à la Sorbonne d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes, sur une accusation burlesque de négrophobie, au motif que des personnages de ce drame antique portaient des masques noirs. Franco Lollia avait expliqué en mars 2020 à Causeur qu’il n’avait pas lu la pièce et qu’il n’avait aucune intention de la lire.

L’autre fondation rejetée dans l’ombre

Triste constat : des membres éminents d’une institution financée par l’État pour améliorer la connaissance de l’esclavage accusent cet État et la France de vouloir occulter ce sujet, cautionnent des attaques contre des monuments historiques et insultent leurs bailleurs de fonds.

Il y a plus regrettable encore. Création très récente, la FME semble ne tenir aucun compte du travail d’une autre fondation, beaucoup plus ancienne, Esclavage et réconciliation (FER). Officiellement née en 2016, elle est en réalité un prolongement de la marche du 23 mai 1998 et du Comité créé dans la foulée (CM98). Ce jour-là, près de 40 000 personnes avaient défilé à Paris pour commémorer les cent cinquante ans de la seconde abolition de l’esclavage. Dans les années qui ont suivi cet événement fondateur, sans tapage, des anonymes ont retrouvé dans les archives de la nation les identités et la généalogie de plus de 130 000 personnes réduites en esclavage. La FER, qui fédère des descendants d’esclaves et des descendants d’esclavagistes des collectivités d’outre-mer, voudrait inscrire les noms de ces esclaves sur un monument aux Tuileries. Minutieuse, à défaut d’être toujours humaine, l’administration française tenait ses registres. En 1848, ils étaient 87 719 en Guadeloupe et 72 859 en Martinique.

Au fil des années, le CM98 s’est rapproché de la Route des abolitions. Créée en 2004 dans l’est de la France, cette route relie plusieurs lieux symboliques, comme le château de Joux, où Toussaint Louverture mourut en détention en 1803, la maison de Victor Schœlcher à Fessenheim (Haut-Rhin) ou encore le village de Champagney (Haute-Saône), dont les habitants demandèrent l’abolition de « l’esclavage des Noirs », dans les cahiers de doléances de 1789. « La ligne directrice du CM98 et de la FER était de sortir de la honte et du ressentiment stérile pour construire une mémoire apaisée, résume un de ses animateurs. Ce n’est pas de l’angélisme. À la Martinique et en Guadeloupe, il est déjà très tard, peut-être trop tard, pour transcender les clivages de couleur de peau, mais on peut au moins essayer de regarder ensemble cette histoire commune. »Il s’agit de sortir de la logique des blocs, Noirs d’un côté, Blancs de l’autre. Autant dire que les deux fondations ne sont pas sur la même ligne. Entre la Fondation pour la mémoire de l’esclavage et son aînée, la Fondation esclavage et réconciliation, une guerre des mémoires se joue à bas bruit. Les uns veulent réconcilier, les autres font de leur mieux pour cliver.

Conflit de mémoires

Or, la FME considère que l’Esclavage est sa chasse gardée et elle s’efforce de supplanter tous ceux qui ont labouré ce terrain avant elle. En novembre 2020, sur France TV Info, le généticien Serge Romana, ancien président du CM98, appelait la FME à « se remettre en question », soulignant implicitement qu’elle ne faisait rien pour les bénévoles ayant accompli « un travail colossal de recherche pour trouver les noms » de 1848. La FME parle le moins possible de la manifestation fondatrice de 1998.Elle met inlassablement en avant la loi du 21 mai 2001 « tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre lhumanité », dite loi Taubira, comme si l’esclavage avait été occulté jusque-là.

Elle ignore aussi la Route des abolitions, ce qui ne manque pas d’agacer certains historiens proches de cette dernière. « Jean-Marc Ayrault et son équipe ne connaissent rien à l’histoire de l’esclavage, affirme, cinglant, l’un d’eux. On veut bien les aider, mais il faudrait qu’ils demandent. »

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La situation est déroutante, mais la discrétion des élus et militants d’outre-mer l’est encore davantage, comme en témoigne l’affaire Virginie Chaillou-Atrous. Depuis 2015, la nomination de cette historienne à l’université de Saint-Denis de La Réunion est bloquée. Ses compétences sur l’histoire de l’esclavage ne sont pas contestées. Le problème, c’est qu’elle est nantaise. « Ce n’est pas de nimporte quelle ville, mais de Nantes, port négrier, que l’on veut écrire lhistoire de lesclavage à La Réunion, tonnait en 2017 le réalisateur réunionnais Vincent Fontano. Comment des intellectuels, des universitaires, nont pas vu loutrage, le crachat à la figure ? » Pas un mot en revanche sur Jean-Marc Ayrault, maire de Nantes et président de la FME. Même silence au Conseil représentatif des associations noires (CRAN), qui voyait pourtant du « néocolonialisme » derrière la nomination de Virginie Chaillou-Atrous.

Machine de guerre hollandiste?

Cette indulgence avec Ayrault serait-elle dictée par l’espoir de subventions ? « Je ne crois pas, analyse un bon connaisseur du dossier, pour la simple raison que la fondation n’en distribue pas énormément. » En 2020, un million d’euros ont été affectés aux « actions », c’est-à-dire au soutien à différentes manifestations. C’est relativement modeste. Surtout en regard du budget de fonctionnement (1,1 million d’euros) et de la masse salariale, qui atteint 772 000 euros pour huit équivalents temps plein ! Moins d’un euro d’action pour un euro de fonctionnement, c’est un ratio désastreux. Interrogée ce sujet, la fondation fait valoir que la crise sanitaire a ralenti tous les projets. Sans aucun doute, mais le budget action initial pour 2020 était seulement de 1,212 million d’euros, ce qui ne change pas fondamentalement le constat : il y a un déséquilibre entre l’importance des projets et l’importance de l’équipe. Sauf, bien entendu, si cette dernière a une seconde mission : préparer la présidentielle 2022. « C’est le cas, assure la même source. La fondation est une écurie socialiste, et le gouvernement actuel l’a compris trop tard. »

Françoise Vergès © IBO/SIPA
Françoise Vergès © IBO/SIPA

Le 27 avril 2018, à l’occasion du 170e anniversaire de l’abolition de l’esclavage, c’est Emmanuel Macron qui a annoncé la création de la FME. On dirait bien qu’il s’est fait rouler. Le projet était porté depuis 2016 par son ami Lionel Zinsou, ancien Premier ministre du Bénin, brillant économiste, en bons termes avec le CRAN et président du think tank Terra Nova, boîte à idées de l’aile multiculti du PS. La directrice de la fondation, Dominique Taffin, est une authentique spécialiste. Elle a dirigé les archives de la Martinique de 2000 à 2019. Son directeur adjoint, en revanche, est ultrapolitique. Il s’agit de Pierre-Yves Bocquet, énarque, ancienne plume de François Hollande et amateur de rap – on lui doit l’invitation de Black M aux commémorations de Verdun en 2016. Le président du conseil scientifique est Romuald Fonkoua, un universitaire franco-camerounais, sans doute compétent dans son domaine, qui n’est pas l’histoire de l’esclavage. Il enseigne la littérature francophone à la Sorbonne. Inutile de compter sur le commissaire du gouvernement censé représenter l’État au conseil d’administration pour siffler les sorties de route : ancien préfet, Bernard Boucault est proche de Jean-Marc Ayrault et de François Hollande, nommé par ce dernier préfet de police de Paris, de mai 2012 à juillet 2015.

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Mais le plus croustillant, c’est que Christiane Taubira elle-même a été bombardée présidente du comité de soutien de la FME, ce qui signifie qu’elle se retrouve à la tête d’un fan-club de personnalités cooptées. Le poste est apparemment honorifique, mais elle est constamment mise en avant par Jean-Marc Ayrault. Il n’y a pas un entretien où il ne cite son nom, sa loi, son engagement, son apport. Le culte de la personnalité devrait culminer en apothéose le 21 mai 2021, quand la loi Taubira fêtera ses vingt ans.

Chacun pourra le vérifier en deux clics : le nom de domaine taubira2022.fra été déposé le 26 septembre 2019, six semaines exactement avant que la Fondation pour la mémoire de l’esclavage soit reconnue d’utilité publique.

Taubira présidente ? « Elle a ses partisans qui la suivront aveuglément, mais elle ne peut pas gagner, analyse notre source. Elle est trop clivante. Ayrault et Hollande le savent. Ils comptent sur elle pour aller voler à Jean-Luc Mélenchon et EELV des voix sensibles au discours décolonial et indigéniste. » La fondation y contribuerait en instrumentalisant la question de l’esclavage. Oubliées l’analyse historique, la réconciliation, la plate vérité. Il faut marteler un discours aussi subtil que les coups de pelleteuse de Françoise Vergès dans les jardins de l’histoire : racisme partout, discrimination ailleurs, et gauche réparatrice pour tous. Voilà pour le premier tour. Au second, Mélenchon est éliminé et Christiane Taubira se désiste au profit d’Anne Hidalgo, plus rassembleuse. Le président le sait, mais il est coincé. Il ne peut pas débrancher une institution dédiée à la mémoire de l’esclavage sans déclencher un énorme scandale. D’autant plus qu’il l’a lui-même créée, sans doute aussi dans le but inavoué, voire inconscient, de séduire l’électorat noir. À ce petit jeu du clientélisme, il a trouvé plus malin que lui.

Presence de Anne Hidalgo, maire de Paris et Jean-Marc Ayrault, President de la Fondation pour la memoire de l'esclavage, ancien Premier ministre pour l’inauguration du Jardin Solitude, en rendant hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS. Presence of Anne Hidalgo, mayor and Jean-Marc Ayrault, President of the Foundation for the Memory of Slavery, former Prime Minister of Paris for the inauguration of the Jardin Solitude, paying tribute to an emblematic heroine of the resistance of the slaves of Guadeloupe. She is a woman who fought with her comrades in arms for the Defense of the values of liberty, equality and fraternity. Saturday September 26, 2020. Northern lawns of General Catroux, Paris XVII. Photograph by ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.//ACCORSINIJEANNE_14188/2009261346/Credit:ACCORSINI JEANNE/SIPA/2009261352
Jardin Solitude, en hommage a une heroine emblematique de la resistance des esclaves de Guadeloupe. C’est une femme qui s’est battue avec ses compagnons d’armes pour la Defense des valeurs de liberte, d’egalite et de fraternite. Samedi 26 septembre, 2020. Pelouses nord du General Catroux, Paris XVII. Photographie de ACCORSINI JEANNE / SIPA PRESS.

[1] « Ce nest pas la crainte d’être taxé-e-s de folie qui nous forcera à abandonner l’utopie », affirmait un manifeste publié en 2017 sous sa direction.

[2] Sans parler des rues et avenues Kervégan, Guillaume-Grou, Guillon et Bourgault-Ducoudray, Nantais enrichis dans le commerce triangulaire.

Tant qu’il y aura des DVD

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Simone Signoret dans "Le Chat" (1971) de Pierre Granier-Deferre. Photo © Coin de Mire

La réouverture des salles de cinéma devenant l’Arlésienne de la mélomane ministre de la Culture, il nous reste heureusement des DVD et des Blu-ray pour nous faire notre cinéma quotidien.


C’est de la bombe

Point limite, de Sidney Lumet

Blu-ray édité par Rimini

Qui peut croire sérieusement que deux films exceptionnels ont été produits la même année par le même studio hollywoodien et sur le même sujet ? Le spectateur de 1964, lui, ne s’en est pas étonné, découvrant tour à tour et avec le même ravissement les Docteur Folamour, de Stanley Kubrick, et Point limite, de Sidney Lumet. Seuls diffèrent les traitements : une comédie noire, acide et féroce pour le premier, un drame tendu, haletant et vibrant pour le second. Il serait juste d’ajouter cependant que la Columbia, qui produisait donc simultanément ces deux chefs-d’œuvre, décida bêtement de mettre plutôt l’accent sur le Kubrick au détriment du Lumet. Raison de plus pour se précipiter sur ce Point limite moins connu et pourtant également délectable. Car il faut assurément voir les deux films dans un même mouvement tant les comparaisons sont fructueuses.

© Rimini
© Rimini

À la suite d’une erreur technique, un groupe d’avions de guerre américains est envoyé en mission avec l’ordre de larguer sur Moscou des charges nucléaires. Rien ni personne ne peut plus les arrêter ensuite selon le protocole officiel. Le président des États-Unis va tout faire pour éviter l’apocalypse qu’il a lui-même approuvée… Le synopsis du film de Lumet est, redisons-le, le reflet de celui de Kubrick. Mais on ne cesse de rire chez ce dernier quand on est saisi d’un effroi progressif chez l’autre. D’autant plus que Lumet a choisi l’impeccable Henri Fonda pour incarner un président ultra réaliste. Fonda, l’électeur du Parti démocrate en dehors des studios et qui, bien des années auparavant, incarnait le jeune Lincoln chez John Ford, se coule à merveille dans les habits d’un personnage issu de son propre camp. Plus Kennedy que Nixon, plus Clinton que Bush, bref, plus Biden que Trump, le président selon Fonda et Lumet se veut donc plus colombe que faucon, jusqu’au moment où… Au président en folie que joue et déjoue merveilleusement Peter Sellers chez Kubrick, Fonda répond comme il se doit ici par le portrait d’une conscience en pleine tempête. Or, ce qui pourrait devenir une fable pacifiste absolument dégoûtante tient au contraire la note d’une réflexion à la fois morale, politique et géopolitique implacable. Même les conseillers du président qui professent des opinions radicalement contraires évitent les caricatures dont Kubrick se fait lui une joie, comme de juste : il y a bien un docteur Folamour bis aux côtés du président Fonda mais, joué à la perfection par Walter Matthau, il est l’expression exacte des faucons républicains mus par un anticommunisme d’airain et convaincus d’avoir face à eux un colosse aux pieds d’argile que l’Amérique éternelle renversera d’un souffle atomique sans réplique. Dans les deux films, le grand méchant russe n’existe qu’à travers le téléphone, ou presque. Malgré ce déséquilibre, Lumet évite là aussi l’excès de caricature. Au fil des conversations traduites en direct et qu’il a avec son homologue soviétique, se dessine comme un dialogue métaphysique sur la confiance réciproque. L’art minimaliste de Lumet trouve dans ces moments de solitude extrême une magnifique occasion de s’exprimer : sur le fond neutre et claustrophobe d’un QG souterrain, il isole au maximum et idéalement la figure présidentielle. Le spectateur est littéralement pris dans cette négociation impossible, l’angoisse devenant la règle d’un récit qui avance comme un compte à rebours de l’horreur à venir.

© Rimini
© Rimini

Il va de soi que l’on s’interdira de révéler ici le dénouement du film, ce serait faire injure à Lumet, ce cinéaste décidément aussi talentueux que sous-estimé. Point limite fait l’objet d’une édition en Blu-ray digne de ce nom, avec notamment en supplément un documentaire de Jean-Baptiste Thoret opportunément intitulé Le Style invisible de Lumet et qui décortique l’impeccable brio tout en nuances du réalisateur. Mais le plus passionnant reste évidemment le commentaire du cinéaste lui-même, qui permet de voir le film comme si l’on était à ses côtés dans une salle de cinéma pour recueillir souvenirs et commentaires avisés. Point limite bénéficie ainsi d’un écrin à sa mesure qui permet, et de le découvrir et de le redécouvrir en allant plus loin dans la connaissance d’un film dont les scènes d’introduction et de conclusion sont d’une beauté fulgurante.

C’est de la bagnole

La Belle Américaine, de Robert Dhéry

Coffret Blu-ray édité par LCJ

© LCJ
© LCJ

On ne saurait trop se réjouir qu’une si belle édition soit consacrée à la comédie virevoltante de Robert Dhéry et de ses branquignols. Entre Tati et Oury, La Belle Américaine raconte les tribulations d’une voiture de luxe dans une France banlieusarde et prolétaire aujourd’hui disparue. Ce portrait sans mépris aucun, sans cliché facile, est le premier mérite de cette comédie également sans prétention. Seulement voilà, quand on aligne successivement de Funès (et dans deux rôles différents !), Serrault, Carmet, Jean Richard, entre autres et sans oublier Pierre Dac en colonel d’armée, on se doit d’être à la hauteur, et Dhéry, avec son épouse Colette Brosset, mène bel et bien cette folle équipe tambour battant. Pas un temps mort dans cette accumulation de gags où l’on rend hommage à Chaplin, Keaton et autres figures tutélaires d’un art pour faire rire. En bonus, un bel entretien autour de Gérard Calvi, le génial musicien de cinéma.

C’est du brutal

Le Chat, de Pierre Granier-Deferre

Coffret DVD et Blu-ray édité par Coin de Mire

© Coin de Mire
© Coin de Mire

Puisque l’éditeur Coin de Mire fait le nécessaire, autant voir ou revoir ce film devenu un classique dans les conditions de l’année de sa sortie, en avril 1974. C’est-à-dire en visionnant d’abord actualités et pubs d’époque, tout en prenant soin de se munir d’un esquimau glacé pour parachever l’illusion. On ne présente plus ce duel au sommet entre Signoret et Gabin, adapté du roman de Simenon par Pascal Jardin. Aucun film ne saurait atteindre l’épaisse densité dépressive d’un roman de l’auteur belge, mais cette énième tentative ne démérite pas. En partie grâce aux deux acteurs qui en font des tonnes avec subtilité. En partie grâce à la caméra du cinéaste qui nous enveloppe progressivement dans un décor en forme de chape de plomb.

Covid: une question de justice intergénérationnelle

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Distribution de colis alimentaires par l'association Cop'1 Solidarité Étudiante, à Paris le 22/01/2021. Numéro de reportage : 01001144_000055

Face à cette mauvaise et cruelle farce de la nature que représente l’épidémie de coronavirus, notre pays a choisi de calfeutrer tout le monde, sans distinction entre les générations. Quoi qu’il en coute, notamment aux plus jeunes. Marie-Victoire Barthélemy interroge la justice de cette politique.


Mettre la vie au-dessus de tout enjeu économique serait louable et humaniste si cela n’impliquait pas une opposition fallacieuse tant la vie biologique dépend de l’économique à moyen et long terme. Les destructions actuelles du tissu économique liées aux mesures sanitaires engagent une diminution probable de l’espérance de vie des générations futures. On sait en effet combien la précarité influe sur l’espérance de vie. Y faire basculer des centaines de milliers de personnes, ce n’est donc pas faire valoir la vie biologique sur l’économique, mais favoriser celle de certains au détriment d’autres. En l’occurrence, c’est préférer la prolongation de la vie de certains individus à l’assurance que les générations suivantes puissent atteindre un âge au moins aussi honorable. On rétorquera à cela que l’État, par le puits apparemment sans fond de ses aides, prévient au contraire la précarité des Français dont le travail est touché par la crise. Et pourtant, comment ne pas concevoir que cette dette finira bien par être supportée par les contribuables, ceux qui les touchent aujourd’hui et les autres, ceux d’aujourd’hui et ceux de demain, généralisant ainsi la crise économique et sociale à tous ceux que la cruelle nature a désigné comme les victimes durables des restrictions sanitaires. Il est en effet évident qu’un tissu socio-économique sain est lié à la santé : il la garantit, ne serait-ce que parce qu’il permet d’envisager à long terme le système de solidarité nationale, qui ne pourra être assuré aux générations à venir, lorsqu’exploseront la dette et la part de précaires dans le pays. L’opposition est donc mal posée : elle n’est pas de savoir s’il faut placer la santé au-dessus de l’économique ou l’inverse, mais de qui il faut sauver « coûte que coûte ».

Et si l’espérance de vie reculait?

L’espérance de vie ne concerne jamais que la jeunesse : eux seuls ont en effet à « espérer » vivre au moins aussi longtemps que leurs aînés. Le sacrifice demandé aux jeunes générations excède très largement la frustration des soirées étudiantes et des coups en terrasse, des TD en présentiel ou d’un marché de l’emploi peu offrant, que le président balaie dans sa lettre de réponse à une étudiante comme autant de « rêves » qui seraient seulement remis à plus tard. Il ne s’agit pas seulement de différer mais d’hypothéquer leur vie professionnelle et sociale au profit de personnes qui l’ont déjà eue. Or, voir la qualité de sa vie quotidienne gâchée de la sorte, même pour un ou deux ans, diffère très significativement selon l’âge précisément parce qu’à vingt ans, on n’a aucune garantie de vivre encore cinquante ans. Une année de sacrifice a donc un coût potentiel bien plus important que pour une personne qui a déjà vécu 70 ou 80 ans, pour qui le temps restant ne peut changer le cours drastique de l’existence et dont chaque année passant a moins d’importance ramenée au nombre total d’année déjà vécues. En clair : un an, à 20 ans, c’est un vingtième d’une existence dont on ne peut garantir qu’elle se prolongera. A 80 ans, c’est un quatre-vingtième d’une vie déjà accomplie.

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Sous prétexte d’éviter l’inégalité juridique corollaire d’un confinement par tranche d’âge, le gouvernement tend à créer une inégalité non seulement formelle mais matérielle entre les générations : les étudiants et jeunes d’aujourd’hui pourront-ils prétendre à une vie au moins aussi longue et confortable que celle que l’on cherche aujourd’hui à garantir et prolonger coûte que coûte ? Puisque l’écrasante majorité des décès lié au Covid concerne les personnes âgées de 75 ans et plus, on ne peut éluder cette question de la justice entre les générations.

Une génération sacrifiée pour les soixante-huitards!

Cette justice entre les générations concerne la transmission, notion fondamentale de toute société qui échappe à l’individualisme outrancier. Une génération vieillissante devrait estimer qu’elle doit au moins rendre autant que ce dont elle a été bénéficiaire ; que sa préoccupation principale ne devrait plus concerner ce qui lui reste à vivre, mais ce va laisser derrière elle à ses héritiers. Contrairement à ce que clame Luc Ferry dans un article du Figaro du 27 janvier, nous n’avons pas à choisir entre la liberté et la vie, mais à garantir à la jeunesse une vie au moins aussi libre que celle dont sa génération a profité. Rappelons combien la génération 68 a été gâtée : avec les trente glorieuses, le plein emploi, un tissu économique sain ; ni terrorisme, ni crise écologique, ni crise sociale majeure. Peut-elle réclamer des sacrifices qu’elle-même n’aurait jamais accepté de ses aînés ? Or, n’est-ce pas ici ce qui est en train de se produire ?

Luc Ferry, novembre 2012. ©FAYOLLE PASCAL/SIPA 00647162_000002
Luc Ferry, novembre 2012. ©FAYOLLE PASCAL/SIPA 00647162_000002

La génération que nous protégeons, « quoiqu’il en coûte », à grand renfort d’explosion de la dette et de destruction d’emplois, de précarité économique, sociale, mais aussi d’équilibre psychique et physique, est une génération qui n’a jamais eu à se soumettre au cinquième de ce qu’on exige aujourd’hui des plus jeunes. On arguera peut être qu’ils n’ont jamais rencontré de crise sanitaire équivalente. Pourtant, la fièvre de Hong Kong n’a pas fermé le pays ni atteint leur avenir. Et pour cause : on estimait, en juillet 68, que la mort de personnes âgées restait un phénomène naturel, indépendamment de sa cause, fut-elle épidémique. Deux mois plus tôt, la jeunesse chantait sur les barricades à leurs aînés qu’il est « interdit d’interdire » (et en premier lieu : l’accès aux dortoirs des filles…).

Aujourd’hui eux-mêmes aînés, trouvent-ils légitime que tout soit interdit à leurs successeurs ? Ils ont pourtant fait Mai 68 pour moins que ça.

Causeur: Finkielkraut évincé de LCI, la défaite de la pensée

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© Causeur 2021

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Rien de moins qu’une défaite de la pensée. Voilà ce que représente l’éviction d’Alain Finkielkraut de LCI, dernière étape dans la montée apparemment inexorable de cette « cancel culture » qui sévit de toutes parts. Il y a urgence à contre-attaquer. La liste des sujets interdits à la réflexion s’allongeant chaque jour, Elisabeth Lévy affirme que le combat pour la libération de la pensée est devenu une impérieuse nécessité. C’est pour cette raison que Causeur lance un appel « Contre la tyrannie de l’émotion », signé par un large échantillon d’intellectuels contemporains, de la neurologue Laura Bossi à l’historien Pierre Vermeren, du philosophe Marcel Gauchet au professeur émérite de lettres modernes, Claude Habib. Tous voient venir « une dictature de l’émotion qui entend censurer tout ce qui n’est pas elle – et y parvient largement. » En conversation avec notre directrice de rédaction, Alain Finkielkraut revient sur cet épisode. Après quatre décennies de présence médiatique, il ne croit plus à la possibilité d’un discours raisonné et nuancé dans la vidéosphère et la numérosphère. Car la censure la plus stricte ne vient plus de l’État : « Aujourd’hui, confie-t-il, c’est le pouvoir médiatique qui est liberticide. » La philosophe Bérénice Levet nous rappelle que, depuis Socrate, le devoir du penseur n’est pas de répéter la doxa du moment mais de la questionner. Sans cette liberté d’exprimer opinions et pensées, point de démocratie. Dans notre dossier du mois, Cyril Bennasar, Jean-Paul Brighelli, Frédéric Ferney, le psychosociologue Charles Rojzman et le psychiatre Paul Bensussan interrogent les différentes facettes de cette éviction ainsi que le traitement médiatique de l’affaire Duhamel.

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Pour les autres actualités, Erwan Seznec se penche sur l’étrange projet de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage : pourquoi cet organisme, généreusement financé par les pouvoirs publics et présidé par Jean-Marc Ayrault, snobe-t-il les historiens de l’esclavage et les associations qui travaillent depuis des années sur le sujet ? La réponse est surprenante… Si notre époque voit une prolifération de victimes autoproclamées, Peggy Sastre nous explique comment des chercheurs en psychologie ont révélé l’existence d’un type de personnalité plus fortement prédisposé à se plaindre de son sort. Quant au Moyen Orient, Gil Mihaely revient sur le printemps arabe et conclut que ce mouvement a donné lieu à un chaos politique et économique dont seul Israël est sorti vainqueur. D’autres contributions permettent de dissiper les nuages d’incompréhension entourant les événements récents aux États-Unis. Gerald Oliver révèle comment la victoire de Joe Biden est la conséquence, non de la fraude, mais de la manière dont les Démocrates sont parvenus à modifier et à exploiter légalement les règles électorales dans les différents États. L’éminent journaliste et auteur américain, Christopher Caldwell, se confiant à moi, met à nu les origines de la cancel culture contemporaine. Celle-ci est le fruit, non de quelque idéologie postmoderne, mais du mouvement pour les droits civiques des années 60 : cette grande cause a eu pour conséquence l’affaiblissement de la Constitution et la montée en puissance de juges dont les nombreuses décisions en faveur de différentes minorités ont créé une deuxième constitution. La vague de folie « woke » en est l’aboutissement. Quand même, cela ne pourrait jamais se passer en France… Si ! répond Elisabeth Lévy. La loi de modernisation de la Justice de 2016 permet à des associations anti-discriminations en tout genre de lancer des actions collectives pour obliger le gouvernement à mettre en œuvre telle ou telle politique. Leur campagne la plus récente vise tout simplement la mainmise sur notre politique policière. 

N’oublions pas que la culture peut exister sans le qualificatif « cancel ». Pour Benjamin Olivennes, interviewé par Jonathan Siksou, un autre art est possible en dehors des circuits officiels de l’avant-garde contemporaine, comme le démontre un grand nombre d’artistes qui n’ont pas renoncé à la figuration ou renié les maîtres anciens. Jérôme Leroy nous fait découvrir trois romans qui, quoique appartenant à des genres très différents, explorent des contrées, de la Suède à l’Antarctique en passant par la Sibérie, où le froid est aussi un personnage. Comme l’appétit littéraire vient en lisant, Frédéric Ferney nous parle du dernier roman de Richard Malka où l’attrait du Mal se révèle indissociable de l’amour de l’art.

Enfin, Emmanuel Tresmontant nous rappelle encore une autre forme de culture, celle du thé, dont l’appréciation ne se limite pas à la boisson chaude elle-même, mais comprend tout le rituel sophistiqué qui entoure sa consommation. Finalement, le thé est comme Causeur : il peut être consommé sans modération.

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Réflexions… psychopolitiques

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Thibault Serie dans "Le ruban blanc" de Michael Haneke © NANA PRODUCTIONS/SIPA Numéro de reportage : 00625701_000004

La raison prendra-t-elle un jour la place des passions collectives? La haine cèdera-t-elle à l’intérêt bien compris? Les élites occidentales qui rêvent d’un monde meilleur parviendront-elles à se libérer de leurs illusions néfastes?


Tout a commencé au Moyen-Orient. Les Palestiniens sont devenus la cause centrale de la révolte contre le monde blanc et ses privilèges. Mein Kampf est devenu un best-seller en Turquie et les Protocoles des Sages de Sion en Egypte et en Iran. Hitler et Goebbels ne sont pas morts. Leur théorie du complot juif refait surface. A Tel Aviv, les juifs auraient créé leur centre de commandement de « la domination talmudique mondiale ».

Mais Hitler revit aussi à travers un nouveau racialisme qui remet au goût du jour, à sa façon, la hiérarchie des races. Les blancs bénéficient de leur privilège blanc, indûment et ce privilège doit leur être arraché. Surtout, ces blancs obéissent à leurs maîtres, ces juifs qui disposent des manettes du pouvoir et sont à l’origine de toutes les guerres qui empêchent l’humanité de connaître enfin la paix. Noirs américains, africains, musulmans sont les victimes d’un impérialisme et d’un racisme qui a mis en esclavage, colonisé, exterminé. La cause palestinienne sert de modèle : des enfants, des vieillards, des femmes sans défense abattus par la soldatesque hébreue et de l’autre côté une armée de misérables qui n’ont que des frondes et des pierres pour livrer un combat désespéré pour leur libération. La police américaine assassine les noirs. L’armée israélienne martyrise les Palestiniens. George Floyd, Adama Traore, Ahed Tamimi deviennent des symboles de l’oppression.

Derrière la diabolisation d’Israël

Depuis toujours, les véritables génocidaires ont eu besoin d’inventer de telles fables : révolutionnaires de la Terreur et leur loi des suspects, Allemands victimes à la fois du capitalisme et du bolchevisme – juifs tous deux -, Hutus du Rwanda et leurs « maîtres » tutsis, communistes staliniens et leurs koulaks, riches propriétaires et affameurs des prolétaires misérables des villes russes, maoïstes de la révolution culturelle et leurs bourgeois, Pol Pot et ses intellectuels… Les activistes qui manipulent les masses savent ce qu’ils font et ce qu’ils veulent : se mettre à la place de ceux qui ont le pouvoir suprême. A cet effet, ils manient les émotions collectives et donnent à voir la réalité des injustices et des inégalités. Ils font rêver à la suppression de tous les privilèges et à l’avènement d’un âge d’or pour les déshérités. Ils jettent en pâture les « dominateurs » à la vindicte des peuples et ceux-là, affolés légitimement par les crises et les changements brutaux qui les broient, abandonnés par des dirigeants corrompus, indifférents ou incompétents, n’écoutent plus la voix de la raison qui pourrait orienter de vraies transformations et, au contraire, se livrent tête baissée à de nouvelles dictatures, à de nouvelles prisons.

Mais la conquête du pouvoir n’épuise pas toutes les significations de cette diabolisation d’Israël et de l’Occident blanc et de l’appétit de repentance de nombreux occidentaux. La maladie actuelle de la relation à l’autorité peut permettre de comprendre certains errements dans l’appréhension des réalités par une partie de la jeunesse des pays occidentaux. L’autorité « démocratique » ne se présente pas comme toute-puissante à la différence du totalitarisme qui s’appuie sur une connaissance révélée par Dieu lui-même et sur un livre sacré qui ne peut être remis en question (l’islam et le Coran), sur des présupposés scientifiques présentés comme indiscutables (le matérialisme dialectique en Union soviétique ou le «Rassenlehre», la science des races dans l’Allemagne nazie). Dans la psychologie individuelle, l’enfant qui fait face à un père tout-puissant qui se prétend parfait, se soumet et pense qu’en aucun cas, il ne sera l’égal de ce père, de ce maître qu’il révère ou qu’il craint. Il se dit qu’il est mauvais, Il se diabolise et il idéalise l’autorité.

Par contre, lorsque l’autorité présente à la fois des aspects de puissance et de faiblesse, lorsqu’elle montre ses faiblesses, lorsqu’on peut facilement dévoiler ses faiblesses sans courir trop de risques, on va projeter sur l’autorité tout le mal qu’on voit en soi-même et ainsi diaboliser l’autorité. La diabolisation de l’Amérique est née juste après la guerre du Vietnam qui a mis en évidence les limites de la démocratie qu’elle prétendait être depuis Jefferson et les Pères fondateurs. La diabolisation d’Israël en Occident même a commencé après 1967 et l’occupation de la Cisjordanie, de Gaza et du Golan et les relations conflictuelles avec une population soumise à une occupation considérée comme illégitime.

Utopie de réconciliation générale

La diabolisation est un processus complexe qui existe dans la vie individuelle comme dans la vie collective. Diaboliser l’adversaire est un procédé courant des propagandes qui veulent dépeindre l’ennemi de façon monstrueuse pour mieux le disqualifier. Ce qui est important en l’occurrence, c’est de voir que la diabolisation est également un processus interne qui empêche le combat nécessaire contre des doctrines qui visent à l’asservissement des êtres humains. Comment s’explique la diabolisation d’Israël par une grande partie de la gauche européenne qui s’accompagne de la diabolisation de notre propre civilisation occidentale ? Comment peut-on comprendre un tel parti pris qui n’est pas fondé sur des causes politiques rationnelles ? On ne tient jamais assez compte des émotions qui sont à l’origine de bon nombre de nos options idéologiques et de nos parti-pris politiques. Ces émotions constituent trop souvent une sorte de filtre qui, d’une part, empêche une perception juste de la réalité qui existe en dehors de nous, et d’autre part, nous rend influençables, soumis aux propagandes qui s’adressent justement aux émotions.

Les blessures reçues dans l’enfance peuvent être à l’origine de certaines visions du monde, en particulier lorsque ces visions du monde sont collectivement assumées dans les sociétés et confortées par des propagandes. Ainsi, le film de Hanecke, Le Ruban blanc, a bien montré comment l’éducation autoritaire du monde germanique au début du XXe siècle a pu être une des causes de l’avènement du nazisme. Je pense qu’il existe des modes d’éducation communs dans certaines époques et certaines classes sociales et que ces modes d’éducation forgent les destinées individuelles et collectives. Au Rwanda, j’ai pu voir les conséquences d’une culture qui prônait fortement l’obéissance à l’autorité et la soumission de l’enfant à ses parents et à son clan familial. Comment comprendre la diabolisation d’Israël par des personnes qu’on ne peut considérer comme des antisémites et qui, d’ailleurs, ont toujours manifesté leur compassion pour les victimes de la Shoah ? Beaucoup d’enfants des classes protégées et éduquées ont reçu l’amour conditionnel d’une mère qui les a gâtés et qui les a manipulés en leur faisant comprendre qu’ils n’en faisaient jamais assez pour elle. Leur violence qui fait écho à cette violence douce de culpabilisation les amène à se créer des images d’ennemis tout-puissants contre lesquels ils se rebellent. Ils ne veulent surtout pas être des esclaves parce qu’en quelque sorte ils l’ont été, dans leur enfance choyée. Ils se rebellent contre toutes les puissances qui peuvent les rendre esclaves : la nation, l’armée, les colonisateurs, les églises installées. Ils prennent systématiquement et aveuglément le parti des opprimés ou de ceux qu’ils imaginent parfois être des opprimés. Ils s’enthousiasment pour toutes les rébellions et haïssent les oppresseurs qui empêchent la réalisation de leur idéal. Leur recherche d’une bonne mère leur donne une nostalgie de l’amour universel et ils rêvent d’une utopie de réconciliation générale, qui effacerait les différences et les conflits, gommerait les appartenances.

Nous avons là en Europe toute une génération qui se sent coupable de ne pas aimer, qui se sent coupable de toute cette haine refoulée qu’elle projette sur des figures parentales détestées, qui ne veut pas reconnaître la violence et la haine qu’elle retourne contre des figures du Mal, une génération qui profite d’un système de privilèges et qui, en même temps, trouve des justifications à la violence de ceux qu’elle considère comme des victimes. Cette génération ne veut plus du racisme. Elle ne veut pas de la guerre. Elle veut la réalisation de cet amour universel qui devrait lier tous les êtres humains, quitte à avaler au passage quelques couleuvres ou plutôt quelques serpents, sans avoir repéré leurs venins : le fanatisme totalitaire de l’islam radical qui lui paraît moins dangereux que la toute-puissance des monopoles de l’Empire occidental, la haine des Blancs et des Juifs qui lui paraît moins haïssable, quand elle la reconnaît, que le racisme à l’encontre des « damnés de la terre ». Pour les Juifs, toute sa compassion va aux victimes du passé écrasées sous la botte nazie mais pas du tout aux Israéliens, ces « colonisateurs » qui occupent injustement une terre qui ne leur appartient pas. Ainsi son amour de la justice et de la liberté mène, paradoxalement cette génération à rejoindre dans leur combat de véritables antisémites paranoïaques qui ne voient dans Israël que le Juif éternel, dominateur et sanguinaire.

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Jeunes palestiniens à la frontière entre Gaza et Israël, 2 avril 2018. Sipa. Numéro de reportage : 00852618_000023.

Victimisation permanente

Du côté arabe par contre, il n’y a pas de repentance ou de culpabilité mais une victimisation qui exclut toute responsabilité collective. Les Allemands ont été chassés en 1945 par millions, après leur défaite de leurs terres ancestrales de Prusse-Orientale et de Silésie. Ils y ont laissé leurs maisons, leurs fermes, leurs chemins de fer, leurs usines. Leurs villes ont changé de noms. Les Polonais ont pris la place des Allemands dans leurs maisons et sur leurs terres. Les hindous et les musulmans de l’Inde ont dû échanger les terres et les villes dans lesquelles ils vivaient depuis les temps les plus anciens. Les Grecs ont dû quitter leurs patries d’Anatolie. Smyrne est devenu Izmir. Seuls les Arabes de 1948 rêvent de retrouver leurs maisons dont ils ont gardé la clé en Israël. Ceux qui ont fui ne sont désormais que quelques milliers mais leurs descendants sont toujours appelés réfugiés et vivent dans des villes qu’on appelle des camps. Un organisme de l’ONU, l’Unrwa leur dispense une bonne part des allocations de réfugiés dans un monde qui compte des millions de vrais réfugiés. Pourquoi cette différence ? Serait-ce parce que jusqu’à présent le monde arabo-musulman n’a jamais pu accepter la présence d’un état souverain pour ces juifs autrefois dhimmis soumis ?

Ceux qu’on appelle aujourd’hui les Palestiniens sont entretenus jour après jour dans le rêve du retour à la place de cet Israël illégitime à leurs yeux, dans ces villages qu’ils n’ont jamais connus et qui parfois n’existent plus, dans ces villes créées par ces Juifs qui auraient dû rester à leur place mais qui triomphent aujourd’hui dans le monde de la science et de la technologie modernes. Quel gâchis d’énergies et de possibilités d’avenir pour une jeunesse arabe qui s’est accommodée plus qu’on ne pense de la présence de cet ennemi qui lui apporte développement et incitation à l’intelligence et qu’en même temps, il jalouse pour sa liberté et son audace. Les check-points et le mur de séparation ont été mis en place depuis les intifadas et le terrorisme quotidien. Mais les villes palestiniennes sont plus florissantes que bien des localités de l’Egypte ou du Maghreb, sans parler du Yémen et de la Syrie exsangues. La raison prendra-t-elle un jour la place des passions collectives ? La haine cèdera-t-elle à l’intérêt bien compris ? Les élites occidentales qui rêvent d’un monde meilleur parviendront-elles à se libérer de leurs illusions néfastes ? On peut l’espérer mais en restant lucidement pessimiste à la vue de l’évolution d’un monde actuel en proie aux luttes de pouvoir des nations et des religions, accompagnées par l’aveuglement des élites du monde occidental qui préparent la décadence et peut-être l’effacement de leurs peuples par une sorte de masochisme véritablement névrotique.

Notre appel contre la tyrannie de l’émotion

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© Hannah Assouline

L’éviction d’Alain Finkielkraut de LCI est un signe des temps, et un très mauvais signe. Le 11 janvier, son intervention, consacrée à l’affaire Duhamel, s’est muée en comparution et exécution immédiates. À partir de quelques phrases extraites de leur contexte, et répliquées des milliers de fois par la magie noire des réseaux sociaux, on l’a accusé de complicité avec l’abus sexuel d’un homme sur son beau-fils adolescent. Crime qu’il a très clairement condamné, mais qu’il a eu le tort de vouloir comprendre, en essayant notamment de réfléchir aux délicats problèmes posés par la notion de consentement.

Mais on nous dit désormais que comprendre, c’est justifier, que réfléchir, c’est trahir. Au-delà de cet épisode, nous voyons advenir une dictature de l’émotion qui entend censurer tout ce qui n’est pas elle – et y parvient largement. Face au mal, quel qu’il soit, seules la compassion et l’indignation sont tolérées.

Causeur #87, disponible en kiosque mercredi 3 février 2021
Causeur #87, disponible en kiosque mercredi 3 février 2021

Ironiquement, l’émission de LCI avait pour titre « Finkielkraut en liberté ». Sa suppression est l’un des multiples signes de l’affaissement de cette liberté de parole qui est aussi celle de penser. On ne pense pas sans prendre le risque de choquer, blesser, incommoder. Et aucun sujet ne devrait être soustrait à la réflexion, au motif qu’il met en jeu des victimes et des souffrances.

La « libre circulation des pensées et des opinions » garantie par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 est la condition de la conversation civique et de la controverse civile.

Peu importe que nous partagions ou non les positions d’Alain Finkielkraut. Nous ne voulons pas d’une société terrorisée par quelques escouades numériques, ni d’un débat public rythmé par les dénonciations, exclusions et bannissements.

L’espace public, c’est le lieu où la raison l’emporte sur l’émotion. Nous réclamons donc le droit à l’examen rationnel des choses. Au-delà de la personne d’Alain Finkielkraut, ce qui est en jeu, c’est bien notre civilisation fondée sur la passion de discuter et de questionner.

Signataires

Laura Bossi, neurologue
Rémi Brague, philosophe
Jean Clair, écrivain, membre de l’Académie française
Benoît Duteurtre, écrivain
Marcel Gauchet, philosophe
Patrice Gueniffey, historien
Claude Habib, professeur émérite de lettres modernes
Bérénice Levet, philosophe
Élisabeth Lévy, journaliste
Georges Liébert, éditeur, essayiste
Pierre Manent, philosophe
Pierre Nora, historien, membre de l’Académie française
Mona Ozouf, historienne
Philippe Raynaud, philosophe
Pierre-Henri Tavoillot, philosophe
Pierre Vermeren, historien

Ils veulent retirer Trump de « Maman j’ai raté l’avion 2 »

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© D.R.

Des militants peuvent désormais obtenir que les personnages qui les dérangent soient retirés des scènes de certains films.


Une immense vague de révision de notre patrimoine culturel est à l’œuvre. Dernier épisode en date : un mouvement qui entend modifier le film de Chris Columbus Maman, j’ai encore raté l’avion ! de 1992 pour le rendre digeste à notre modernité fragile.

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Des milliers de cinéphiles vigilants entendent en effet expurger ce chef-d’œuvre tout à fait dispensable d’une séquence à proprement parler diabolique: celle où Donald Trump fait une brève apparition pour orienter le personnage du jeune Macaulay Culkin dans le Plaza Hôtel dont le futur président était le propriétaire à cette époque. Le comédien, aujourd’hui quadragénaire, a salué l’initiative prophylactique. Un internaute a même procédé au nettoyage numérique de la séquence.

kevin spacey house cards harcelement
Kevin Spacey à la cérémonie des Tony awards, juin 2017. Sipa.Numéro de reportage : AP22064401_000088.

On se souvient qu’au plus fort de l’hystérie #Metoo, un toilettage similaire avait été apporté au film Tout l’argent du monde, de Ridley Scott, pour que disparaisse à jamais l’image maléfique de Kevin Spacey, qui faisait l’objet de plusieurs accusations d’agressions mais n’a jamais été condamné.

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Avec les nouveaux moyens numériques, on pourra effacer Charlton Heston, ce défenseur du port d’armes, des films dans lesquels il apparaît, ou modifier la « blackface » légendaire de Louis de Funès dans Rabbi Jacob. C’est techniquement possible. Il faudra peut-être aller plus loin et rééquilibrer la balance raciale de tous les grands classiques. Les ordinateurs des grands studios pourront féminiser les héros du passé et, pour éviter l’écueil du validisme, confier rétrospectivement des rôles de brutes à des handicapés. Le dernier espoir est qu’à force d’effacements et de bidouillages du patrimoine culturel, les guerriers de la justice sociale n’aient plus rien à dénoncer… Il ne faut pas désespérer de leur faire alors toucher du doigt la notion d’Histoire.

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Trump et la mutation du Parti républicain: un conservatisme indéfini

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SIPAUSA30242010_000001 Dmitry Kirsanov/TASS/Sipa USA/SIPA

Malgré sa défaite et la procédure d’impeachment lancée contre lui, Donald Trump continue à représenter un courant idéologique significatif dans le Parti républicain, et à fédérer autour de sa personne une partie importante de son électorat


« Je ne prétends pas être un homme du peuple, j’essaie d’être un homme pour le peuple », dit le sénateur Gracchus à son collègue Gaius dans le film Gladiator. Cette citation correspond à ce qu’a été l’affirmation du populisme durant le mandat de Trump. Un mouvement opposé au libéralisme de gauche et au néo-conservatisme, qui a redéfini la vision du Grand Old Party (GOP), le Parti républicain, et fait du milliardaire Trump non pas son chef, mais son champion pour défier les élites, comme l’affirmait Breitbart la veille de la présidentielle. Le départ de Trump de la Maison-Blanche ne sonne pas le glas du populisme, ni de son influence sur le Parti républicain.

A lire aussi: La morte du Capitole: ni terroriste, ni martyre

D’une part, les sénateurs Ted Cruz et Josh Hawley pourraient prendre la relève, d’où la volonté des démocrates de les sanctionner pour avoir choisi d’exercer leur droit constitutionnel de s’opposer à la certification des voix dans les États litigieux ; d’autre part, Donald Trump entend mener une campagne pour s’assurer de l’intégrité des élections à venir, d’après son conseiller Jason Miller, afin que le parti soit sûr de remporter la majorité au Congrès. Cet activisme immédiat permet à l’ancien président de ne pas perdre la main en vue de 2024. Après l’invasion du Capitole par quelques centaines de partisans sur les milliers venus l’écouter, la côte de popularité de Trump était passée de 48 à 51% le lendemain, selon l’institut de sondage Rasmussen, ce qui lui permet d’espérer et de veiller à ce que son héritage politique ne soit pas renié.

Le Parti républicain: du centrisme au populisme sui generis

Depuis Eisenhower, qui était de tendance centriste, le parti républicain a connu une mutation conservatrice, dont les exemples les plus marquants ont été les présidences de Reagan et Trump. Les courants républicains diffèrent parfois profondément, ce qui explique l’hostilité des centristes et des néo-conservateurs à l’endroit du 45e président quelque peu paléo-conservateur qui a transformé la base électorale du GOP en mouvement populiste, anti-élites, anti-lobbies, donnant la priorité à l’Amérique, hostile aux expéditions militaires à travers le monde. Par ailleurs, des populistes entretiennent des théories du complot à l’instar du républicain Barry Goldwater dans les années 1960. Sur le plan social, Trump est allé plus loin que Reagan dans l’opposition à l’avortement, et il a fortement amorcé un retour vers le parti républicain de l’électorat afro-américain décrit comme prisonnier de la « plantation démocrate » par des personnalités noires, dont Herman Cain, l’ancien favori du Tea Party pour les primaires républicaines de 2012, ou l’activiste Candace Owens.

Candace Owens Photo D.R.

Le populisme, qui n’a pas la connotation d’extrémisme aux États-Unis, y existe depuis la fin du XIXe siècle, et s’est notamment imposé en politique avec la création du People’s Party en 1891 par les populistes agrariens de gauche dont Bernie Sanders peut être considéré comme l’un des descendants. Depuis, le populisme a traversé aussi bien la gauche que la droite, et, avant Trump, le milliardaire Ross Perot avait créé la surprise à la présidentielle de 1992 avec 19% des voix, avant de fonder le parti de la réforme qu’un certain Donald Trump tenta de prendre en main. Parmi les gains du populisme avant 2016, figure la pratique du recall permettant aux citoyens de révoquer des élus ou des fonctionnaires dans 19 États.

Donald Trump a conquis le GOP en fustigeant à la fois la politique de Barack Obama et celle des néo-conservateurs

Avec George Bush fils, le parti républicain revenait aux fondamentaux de Ronald Reagan qui avait repris et poussé plus à droite le conservatisme de Barry Goldwater, candidat malheureux à la présidentielle de 1964 après avoir battu ses rivaux plus centristes lors des primaires. Une partie de l’électorat républicain avait refusé de voter pour Goldwater, jugé trop à droite, tandis que les démocrates conservateurs du Sud commencèrent à se tourner vers un parti républicain en phase avec eux quant à la baisse des impôts ou aux droits des États. Donald Trump a conquis le GOP en fustigeant à la fois la politique de Barack Obama et celle des néo-conservateurs. L’approche assez paléo-conservatrice du milliardaire a même su séduire l’électorat ouvrier.

Le paléo-conservatisme se concentre sur la défense de la compétence des États, d’une lecture originaliste de la Constitution opposée à une vision progressiste, sur le protectionnisme, l’isolationnisme et les valeurs familiales traditionnelles, ainsi que sur l’opposition à l’immigration. Des idées largement reprises par Trump avec plus ou moins de modulations. Il s’oppose au néo-conservatisme à qui il reproche principalement l’interventionnisme militaire depuis la guerre du Vietnam, à l’instar du journaliste Pat Buchanan qui n’a de mots assez durs pour dénoncer les néo-conservateurs, et qui déclarait dans le Washington Post en 2016 que Donald Trump était l’avenir du Parti républicain.

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En sus de cette approche, le Parti républicain a vu l’essor de théories complotistes, notamment nourries par QAnon et les révélations de Wikileaks, propageant l’idée selon laquelle non seulement les élites méprisent le peuple, mais qu’elles conspirent contre ses intérêts. La présentation de Donald Trump en héros luttant contre l’État profond, parlant de nettoyer le marécage de Washington (drain the swamp), a d’ailleurs contribué à agréger autour de lui des mouvements hétéroclites de la droite alternative, l’alt right, dont certains ne partagent même pas nombre de ses idées mais qui ont en commun avec lui la lutte contre l’État tout puissant (Big Government), l’opposition à l’immigration incontrôlée ou le rejet des revendications LGBT.

Trump avait d’ailleurs fait installer dans le Bureau ovale un portrait du Président Andrew Jackson qui s’opposait aux élites et déclara la guerre à la deuxième banque des États-Unis qui avait trop de pouvoir politique.

« Originalisme » et conspirationnisme

Alors que les démocrates lançaient leur procédure d’impeachment en 2019, l’un des rares commentateurs conservateurs de CNN, Scott Jennings, écrivait : « Donald Trump a été élu pour casser les élites. Bien entendu, elles veulent le destituer », et rappelait que le président n’avait pas été élu pour suivre les politiciens, les professeurs de droit de gauche, les élites globales, mais pour casser leur mainmise sur la société. C’est ce qui explique son impressionnante popularité, surclassant de loin celle de Ronald Reagan, jusque-là figure tutélaire du parti républicain à laquelle il s’était rattaché en reprenant son slogan de 1980, Make America Great Again, tout en se démarquant de son prédécesseur sur le plan du commerce international.

Les meetings de Trump ont rempli les stades, et des dizaines de milliers de personnes les suivaient sur des écrans géants à l’extérieur. Lors de ses discours, le président vantait son bilan et dénonçait la présentation que les médias faisaient de sa politique. D’un côté les puissants, les journalistes, les stars du divertissement ; de l’autre le peuple et son champion qui estiment que leurs droits sont menacés par les démocrates et Big Tech. Car ce qui importe également aux partisans de Trump qui représentent plus de 90% des électeurs républicains, c’est la protection de la Constitution et des droits qu’elle leur offre.

Le président élu Donald Trump invective un journaliste lors d'une conférence de presse à New-York, janvier 2017. SIPA. 00788209_000005
Le président élu Donald Trump invective un journaliste lors d’une conférence de presse à New-York, janvier 2017. SIPA. 00788209_000005

Les soutiens de Trump ont un fort pouvoir sur le parti dont les caciques ne sont pas toujours favorables à leur champion. Ils peuvent en user lors des primaires, et ils ont ainsi envoyé au Congrès des élus partageant leurs idées, jusqu’au conspirationnisme de QAnon comme avec Marjorie Taylor Greene en novembre dernier. Ils ne cessent de se réclamer de certains articles de la Constitution, surtout celui sur la liberté d’expression (premier amendement), celui sur le droit au port d’armes (deuxième amendement) et celui sur le fédéralisme et la protection des droits des États (dixième amendement). Depuis l’avènement du Tea Party, aujourd’hui presque moribond, la conservatrice Heritage Foundation et divers éditeurs fournissent aux citoyens des versions explicatives de la Constitution, article par article, alinéa par alinéa. Ces partisans ont fortement salué les nominations par Trump à la Cour suprême de trois juges conservateurs ayant une lecture originaliste de la Constitution, non adaptable aux modes.

Marjorie Taylor Greene Photo D.R.

Ce lien entre le président et ses électeurs peut ressembler par bien des aspects à un mandat impératif implicite qui n’existe pas dans le droit constitutionnel américain, et que rejetaient les Pères fondateurs par peur des dérives. Mais ce rapport entre Trump et ses électeurs, qu’ils viennent du parti républicain, du parti démocrate, des libertariens ou des indépendants, est considéré par eux comme le moyen de sauver et protéger l’Amérique. Un rapport qui oblige le parti à ne pas s’aliéner Trump pour ne pas perdre son électorat.

Dissoudre Génération Identitaire?

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Paris, juin 2020 © Numéro de reportage : 00967146_000001 Auteurs : SEVGI/SIPA

« Dissolution ! », est-il demandé avec ferveur au sujet des associations ou organisations qui dérangent…


Agiter le spectre de la dissolution d’un groupe factieux, ou qualifié comme tel, est souvent le moyen pour un pouvoir de faire diversion. Ainsi, Gérald Darmanin a-t-il menacé récemment Génération Identitaire de cette sanction. Détermination sincère ou savante opération de communication politique ?

Une loi de 1936

Loi de circonstance pensée en réaction aux évènements du 6 février 1934, la Loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées n’a depuis jamais été remise en question. Et pour cause, elle offre au gouvernement la possibilité de dissoudre « toutes les associations ou groupements de fait » par décret rendu en Conseil des ministres. C’est tout de même pratique. Attentatoire au principe de la liberté d’association consacré par la loi du 1er juillet 1901, la possibilité pour l’exécutif de dissoudre un groupement est donc strictement encadrée, bien que son usage ait pu parfois surprendre au fil des ans, notamment après les évènements de mai 1968. Décidées par un décret présidentiel de Charles de Gaulle inspiré par son nouveau ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin, les dissolutions de onze mouvements d’inspiration communistes-révolutionnaires étaient justifiés par ladite loi du 10 janvier 1936 dont les critères imprécis permettent de viser large.

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Ces dissolutions administratives sont des mesures de police administrative qui s’entendent dans une logique préventive. L’exécutif agit contre la liberté d’association dans l’objectif de protéger l’ordre public. Pour ce qui concerne Génération Identitaire, il est autorisé de se demander sur quel article Gérald Darmanin se fonde pour demander cette dissolution administrative, fort peu commune quoique régulièrement envisagée. À telle enseigne qu’il convient de se demander s’il ne s’agit pas d’une diversion, ou, peut-être, d’une opération visant à faire bonne mesure après la dissolution controversée en octobre dernier de l’association musulmane BarakaCity, au motif selon le ministre « qu’elle incitait à la haine, entretenait des relations au sein de la mouvance radicale, se complaisait à justifier des actes terroristes ». Une dissolution qui a conduit le président de BarakaCity à demander l’asile politique en Turquie – prière de ne pas rire -.

Peut-on dire que Génération Identitaire entre dans cette catégorie ? C’est une ordonnance du 12 mars 2012 qui a codifié aux L.212-1 et L.212-2 du Code de la sécurité intérieure que pouvaient notamment être dissous par décret en Conseil des ministres « toutes les associations ou groupements de fait qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ou propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourageant cette discrimination, cette haine ou cette violence ». C’est, on le suppose, le reproche fait à Génération Identitaire. Mais le ministre de l’Intérieur a-t-il le degré de réflexion de Cyril Hanouna ?

Autre grief, plus baroque: les doudounes bleues de ses membres lors de patrouilles en montagne… L’un des griefs formulés à l’égard du groupe Génération Identitaire est que ses membres choisissent volontairement de circuler avec des vêtements rappelant ceux des gendarmes. Le 2 de l’article 1 de la loi du 10 janvier 1936 énonce que seront dissous les associations ou groupements de fait qui « en dehors, des en dehors des sociétés de préparation au service militaire agréées par le Gouvernement, des sociétés d’éducation physique et de sport, présenteraient, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privée ».

Darmanin pourrait ne pas mettre à exécution sa menace

Les deux arguments que peut avancer l’exécutif semblent bien hasardeux, quand bien même des associations furent dissoutes sans motifs très sérieux par le passé… se reconstituant un peu plus tard, à l’image de la Ligue Communiste Révolutionnaire qui était une reconstitution d’une ligue dissoute appelée « Jeunesse communiste révolutionnaire » déjà dirigée par Alain Krivine. S’opposer aux politiques migratoires menées par un gouvernement est licite, ne constituant sûrement pas un appel à la haine. De la même manière, circuler en montagne avec une doudoune ne s’apparente pas à une activité de « milice privée », si les membres du groupe en question ne sont pas armés et ne se livrent pas à des manœuvres militaires. Gérald Darmanin ne peut d’ailleurs pas ignorer que Génération Identitaire aurait le droit à un recours juridictionnel non suspensif devant le juge administratif, lequel aurait pour tâche de vérifier la légalité interne du décret. Ce qui serait éventuellement reproché à Génération Identitaire devra donc entrer dans l’une des conditions explicitement prévues par le texte.

De plus, le juge contrôlera la proportionnalité de la mesure. Le trouble potentiel à l’ordre public sera soupesé, évalué, comparé à l’atteinte à la liberté d’association. Un tel décret ne saurait donc être pris à la légère, pour satisfaire l’opinion ou complaire aux belles âmes. Gérald Darmanin, par ses fonctions de ministre de l’Intérieur, devrait comprendre qu’on ne joue pas à la légère avec les libertés fondamentales d’expression et d’association. Elles sont le socle d’une démocratie libérale digne qui ne saurait être effrayée par la diversité idéologique. Ce n’est pas au juge administratif de s’interroger sur l’opportunité d’une décision de dissolution, c’est au pouvoir politique de le faire.

Le non du peuple

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Le variant Blanquer

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Jean-Michel Blanquer à l'Assemblée nationae le 26 janvier 2021 Auteurs : Jacques Witt/SIPA Numéro de reportage : 01001698_000035

Un variant probable du trumpisme, inattendu, s’est greffé sur le macronisme. Une angoisse bien réelle pour les autorités sanitaires.


Comme on le sait, le virus Trump, apparu chez nos amis d’Outre-Atlantique en 2016, a été enfin contrôlé en novembre 2020 malgré une résurgence aussi brève que spectaculaire dans la région de Washington le 6 janvier 2021. 

La France, qui avait mis un cordon sanitaire assez rapidement, a été touchée par l’épidémie de trumpisme dans certains secteurs, ceux du Rassemblement National et des  cercles souverainistes pour l’essentiel. On pensait néanmoins, dans les milieux scientifiques, que l’épidémie de trumpisme serait aisément circonscrite en France puisque notre pays était en proie à une autre épidémie, concurrente et  même opposée, le macronisme. On n’imaginait pas, dans les pires cauchemars des épidémiologistes, une hybridation possible entre macronisme et trumpisme, c’est-à-dire entre le délire libre-échangiste qui pousse le malade à ouvrir les fenêtres en plein hiver et la fièvre populiste qui rend le patient enragé dès qu’on utilise quelques mots-clés comme « féminisme », « bien-pensance », « élite », « vivre-ensemble » et « immigration », quand bien même il se trouve le plus souvent incapable de mettre un sens bien précis derrière.

Déni à toute épreuve

Hélas, ces derniers mois, est apparu le variant Blanquer. Le variant Blanquer se manifeste par les pires symptômes du macronisme et du trumpisme. Pour le macronisme, le patient atteint du variant Blanquer fait preuve classiquement d’une arrogance à toute épreuve et veut donner l’image d’une compétence indépassable qui abuse hélas les personnes crédules. 

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Mais le variant Blanquer, dès qu’on se livre à un séquençage du virus, révèle aussi de fortes mutations trumpistes qui se manifestent par des symptômes aussi caractéristiques que la perte du goût et de l’odorat chez les personnes atteintes par le covid. Parmi ces mutations, signalons, dans le variant Blanquer, un déni à toute épreuve ou la capacité à évoluer dans une réalité parallèle en se référant à des faits alternatifs ainsi la certitude d’avoir une parole performative : quand le variant Blanquer dit quelque chose de la réalité, cela suffit dans son esprit à modifier la réalité. 

Logique imparable

Le variant Blanquer sévissant pour l’essentiel dans l’éducation, on pourra prendre par exemple la façon dont, contrairement aux autres pays, l’ouverture des écoles est présentée comme un exploit grâce à un « protocole sanitaire renforcé ». Ce protocole sanitaire renforcé qui, outre le port du masque, doit permettre une distanciation sociale dans la classe ainsi qu’une aération des locaux et la limitation des brassages est évidemment une pure fiction pour qui a mis un jour un pied dans un lycée ou un collège et connaît la configuration des établissements. 

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Mais ce n’est pas grave, car le protocole sera appliqué « dans la mesure du possible. » Et si ce n’est pas possible dans 95% des cas, ce n’est pas grave non plus car les enfants ne sont pas très contagieux. Mais les lycéens ne sont plus tout à fait des enfants ? Alors, répond le variant Blanquer, raison de plus pour appliquer le protocole sanitaire renforcé. Quand c’est possible. C’est une logique imparable. 

Signalons une lueur d’espoir. Le variant Blanquer ne retire pas totalement sa lucidité au patient. Certains évitent ainsi, prudemment, de se présenter à des élections comme, au hasard, les Régionales en Île-de-France.