Est-on crédible pour briguer la fonction suprême, quand l’électorat ne voit plus en vous qu’une victime d’agression sexuelle?
Restés longtemps orphelins d’une voix courageuse, de nombreux électeurs ne manqueront pas de lui exprimer toute leur reconnaissance. Sandrine Rousseau, l’ancienne numéro deux d’Europe Écologie Les Verts (EELV) est de retour. À 48 ans, l’ex porte-parole est candidate à la primaire pour la présidentielle 2022. Aux côtés du député européen Yannick Jadot et du brillant maire de Grenoble Éric Piolle, il fallait au moins une femme. Pour un parti à la pointe du féminisme contemporain[tooltips content= »et alors que dans un autre parti qu’il estime être de droite on se félicite ouvertement d’être une femme quota… »](1)[/tooltips], c’est le sens de la grande Histoire.
Sandrine Rousseau est essentiellement connue pour ses déboires sexuels avec Denis Baupin, le mari d’Emmanuelle Cosse, mais l’intéressée affirme être certaine de gagner.
Les dubitatifs et les “virilistes” priés de se taire
M le Magazine de Monde lui demande – on ne sait jamais – si elle pourrait se présenter en solo à la présidentielle en cas d’échec en interne. Elle jette un regard à notre confrère Laurent Telo qu’il qualifie de “glacial” et lui répond crânement: “Je serai investie”.
Denis Baupin et Emmanuelle Cosse. Sipa. Numéro de reportage : 00670591_000066.
Certains estiment que Sandrine Rousseau n’aurait pas les épaules pour occuper la fonction suprême. La candidate ne tolère plus leurs critiques: “Ceux qui disent ça n’ont pas vécu le quart de ce que j’ai vécu dans ma vie. Qu’on ne me donne plus de leçons de force ou de courage!” Le roc Sandrine Rousseau n’aurait pas la poigne pour diriger la France, selon tous ces calomniateurs? L’écoféministe s’enflamme: “Poutine ? Mais qu’il vienne: je suis prête à affronter le dirigeant le plus viriliste de la planète!”
Selon Coralie Miller, l’autrice / documentariste / metteuse en scène qui a pris la tête de la campagne de Sandrine Rousseau, l’ancienne élue régionale du Nord Pas-de-Calais n’est pas une femme politique comme les autres: “Sandrine n’est pas une candidate traditionnelle, car elle n’engage pas que sa parole ou ses convictions, mais, après ce qu’elle a vécu, sa propre personne.” Rousseau confirme auprès du Monde cette singularité: elle a libéré sa parole avant toutes les autres, avant Balancetonporc, #Metoo et compagnie. “On peut dire que j’ai un peu de clairvoyance politique, non?” affirme-t-elle amusée.
Une figure politique surtout connue pour son affaire d’agression
Petit retour quelques années en arrière.
Le grand public connait Sandrine Rousseau pour son mémorable clash télévisuel chez Laurent Ruquier en septembre 2017. Alors qu’elle y présentait un livre[tooltips content= »Parler, Flammarion »](2)[/tooltips] dans lequel elle s’attaque aux violences sexuelles et raconte que Denis Baupin l’a forcée à l’embrasser dans un couloir, Christine Angot n’avait fait rien que de la malmener: “On ne fait pas dans un parti politique la question des agressions sexuelles! On se débrouille!” Rousseau avait fondu en larmes.
Chez EELV, on lui fait alors comprendre qu’elle est devenue ingérable. Partie, elle crée une association d’entraide entre victimes, qui compte plusieurs antennes. On le voit, celle qui pense que la libération de la parole peut être douloureuse au début mais permet d’être plus forte ensuite, revient de très loin… Désormais, Sandrine Rousseau ne se teint plus les cheveux qu’elle porte gris. Elle doit toute la vérité aux électeurs. Plus de faux semblants, y compris capillaires !
C’est la présence de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur qui l’aurait convaincue de revenir. “Insupportable. La ligne rouge a été franchie” lâche-t-elle, sentencieuse. Mais la femme de gauche ne va pas faire campagne uniquement sur ce féminisme à la mode, soyons rassurés. Elle dit au Monde ne pas vouloir “porter exclusivement le combat contre les violences sexistes et sexuelles” mais porter un “projet de renversement de la domination au sens large”, lequel s’étend de l’urgence climatique à une refonte de la Ve République.
La partie est cependant loin d’être gagnée. Non seulement Sandrine Rousseau est éloignée des écolos depuis surement trop longtemps, mais sa candidature de niche n’inspire que de la pitié chez d’anciens camarades qui la voient désormais comme une “victime”. Enfin, la presse qui pourrait lui être favorable ne l’aide pas. Quand on a fait du néoféminisme victimaire son principal cheval de bataille, plutôt que d’apparaitre dans les pages politiques d’un grand quotidien de gauche, on se retrouve relégué dans le magazine sociétal du weekend…
La menace islamiste demeure élevée, et la sécession culturelle saute aux yeux dans de très nombreuses villes françaises. Les débats parlementaires sur la loi « renforçant les principes républicains » débutent aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Pour contrer cette menace, il ne faudra pas trop compter sur la gauche. Une tribune de 19 présidents de conseils départementaux en apporte la preuve.
Le 9 décembre, anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l’État, 19 présidents de conseils départementaux de gauche ont publié une « alerte républicaine » en soutien à « l’une des plus belles lois ».
L’aveuglement obstiné de la gauche
Las ! Belle intention vite gâchée par un aveuglement obstiné: ne pas stigmatiser, autre nom de l’incapacité à regarder la réalité en face.
Elle commence bien, pourtant, cette tribune (que l’on peut trouver sur le site du Journal du dimanche) : « Parce que nous n’avons pas été assez offensifs sur la laïcité nous avons laissé des brèches se former. » Aussi dénonce-t-elle « l’accroissement des revendications communautaires » et l’emprise d’un « relativisme culturel mortifère pour nos libertés ».
La gauche entend ne pas hiérarchiser les croyances
Seulement, trois lignes plus bas, changement de ton. « Toutes les convictions religieuses méritent le même respect, la même attention », assertion suivie d’une charge contre « ces recalés de l’histoire [qui] voudraient désormais hiérarchiser les croyances. En défendant l’idée que certaines religions sont incompatibles avec la République, ils opposent, classent, hiérarchisent. Ils ne supportent pas l’égalité. » L’égalité de droits entre les citoyens serait-elle devenue une égalité de valeur entre les croyances, même les plus immorales et les plus absurdes ?
La gauche voudrait-elle donc dire que les sacrifices humains ne sont pas incompatibles avec la République ? Ou qu’il serait antilaïque de distinguer les religions des sectes ? Si on les suit, pour ne pas heurter la susceptibilité des musulmans, on doit s’interdire tout jugement sur la seule croyance religieuse au monde au nom de laquelle des États criminalisent l’apostasie. Au passage, on s’interdirait de juger les suicides collectifs de l’Ordre du temple solaire, un gourou enseignant « l’orgasme cosmique » à des adolescentes ou un télévangéliste prétendant exorciser le Covid-19.
L’humoriste décédé en 88 ne serait pas interdit. Mais il ne serait plus compris
Initialement j’étais décidé à traiter ce thème qui m’intéresse depuis quelques jours: le refus de donner le nom de Samuel Paty à un collège d’Ollioules et, au lycée la Martinière-Duchère dans le 9e arrondissement de Lyon, le scandale d’un professeur insulté, par certains en langue étrangère, et agressé avec des pierres. Je voulais en tirer la conclusion que pour le pouvoir il est plus facile de donner des noms de victimes du terrorisme islamique que de faire régner l’ordre et l’autorité dans les écoles. Mais j’ai écouté Sud Radio qui, à son tour, dans l’excellente matinale du week-end animée par Philippe David, a organisé un débat sur la liberté d’expression en confrontant le dessinateur et caricaturiste Olivier Ranson et l’humoriste Tex.
Fini de rire
Depuis plusieurs semaines on compare hier avec aujourd’hui sur le plan du rire et généralement on convient que Coluche et Pierre Desproges, par exemple, dans le climat politique et médiatique actuel, seraient interdits et en tout cas feraient scandale. Je n’en suis pas sûr. Ou, plus exactement, ils susciteraient l’émoi pour tout autre chose que leurs transgressions affichées.
Aujourd’hui, Pierre Desproges ne serait plus compris parce que le second degré fin, subtil, cultivé et intelligent a quasiment disparu. J’ai déjà écrit que le principal problème des humoristes de maintenant – trop partisans pour ce qu’ils veulent avoir de drôle – est de ne plus savoir nous faire rire.
Quand on écoute le fameux sketch de Pierre Desproges sur les Juifs qui, en substance, « se seraient glissés dans la salle » mais qui peuvent rester, qui « manifestent une certaine hostilité à l’égard du nazisme qui, il est vrai, a manqué d’empathie à leur égard »… on perçoit à quel point placer l’esprit de ces années sur le même plan que les saillies de maintenant n’a aucun sens. Il ne faut pas se demander si de nos jours Pierre Desproges pourrait faire rire mais plutôt pourquoi, sur certains de ses sujets, il ne le pourrait plus. Trop au-dessus de la ceinture quand on abuse du sous la ceinture !
Nous sommes devenus plus bêtes
Parce que notre monde, dans le registre du divertissement, est devenu plus bête, plus lourd, plus grossier, plus immédiat ; inapte à une compréhension qui saurait chercher derrière les mots la dénonciation qu’ils cachent et la dérision sarcastique.
Il paraît qu’une part non négligeable de ceux qui écoutent ce morceau d’anthologie manifestant le gouffre entre Desproges et nos histrions d’aujourd’hui considèrent qu’il charrie de l’antisémitisme ! Desproges ne brandit pas une pancarte, ne donne pas une leçon d’humanisme ostensible mais, parce qu’il est aux antipodes du racisme et de l’antisémitisme, fait rire, sans la moindre ambiguïté, de l’horreur sous-jacente à son humeur souriante et désinvolte. À supposer que Dieudonné ait prononcé les mêmes mots, il n’aurait pas eu ce second degré qui fait toute la différence !
La politisation constante des comiques d’aujourd’hui, peu ou prou « progressiste », teintée de gauche convenue, avec une implacable bonne conscience, toute d’hostilité univoque, permet de douter de leur authentique humanisme. Il y a trop de conformisme dégoulinant et prêcheur pour convaincre d’un noyau dur de convictions éthiques fortes. Trop d’abandons à la conjoncture, pas assez de structure !
Mais on n’en doutait pas avec Desproges qui ne se campait pas sans cesse en pédagogue partisan. Aussi, qu’on ne dise plus que celui-ci serait interdit aujourd’hui, mais qu’il ne serait plus compris : c’est pire.
Une tribune libre de Farhat Mehenni, du mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie.
Le « rapport Stora » sur l’histoire de la colonisation française de l’Algérie, suscite des polémiques davantage sur ses recommandations que sur son contenu. Bien sûr, conformément à la lettre de commande du président Emmanuel Macron, il a pour mission non pas de réécrire l’histoire mais de trouver des solutions pour une normalisation des relations entre les deux pays.
Du côté français, on pense que ces relations sont empoisonnées par des « effets de mémoire » contre lesquels il y a lieu d’allumer des contre-feux que Stora a résumés en 21 propositions pour le moins controversées.
En réalité, un postulat de base erroné a entrainé une erreur de casting.
Ce postulat suppose que c’est la mémoire de la guerre d’Algérie qui serait à l’origine de l’incapacité des deux pays à stabiliser leurs relations. Cela relève davantage de l’intuition que de l’analyse politique. La France a eu, avec ses voisins européens, des guerres autrement plus douloureuses et plus meurtrières que celle menée en Algérie, sans pour autant que cela pèse négativement sur leurs cordiaux rapports actuels.
Complexe d’Œdipe
Cette idée de base reflète la méconnaissance du type d’État mis sur pied en Algérie, à partir de 1839. Un État d’essence coloniale, en charge d’un territoire, tracé à l’équerre et trois fois plus grand que sa métropole, devait fatalement se détacher d’elle à un moment ou un autre de son histoire. C’est comme les cas de l’Australie, des États-Unis, du Canada ou de la Nouvelle-Zélande par rapport au Royaume Uni, pour ne citer que ceux-là. Par ailleurs, basé sur des discriminations à l’encontre des autochtones, il assumait une forme d’Apartheid qui devait entrer en conflit avec les valeurs de la République. C’est dire que les velléités d’indépendance n’étaient pas que du côté des « indigènes ». Cela s’était vérifié lors de la tentative de putsch des généraux en 1961, quand ceux-ci comprirent que De Gaulle les lâchait. Si l’OAS avait remporté la guerre, ses partisans auraient de toute façon proclamé leur indépendance vis-à-vis de la France. C’est le complexe d’Œdipe à l’échelle des États.
Cette volonté de défier la métropole a été exacerbée au lendemain de la passation de pouvoirs, en 1962, entre Paris et Alger, non pas à cause des douleurs de la guerre, ceux qui ont pris le pouvoir n’y avaient pas participé (c’étaient des « planqués » au Maroc et en Tunisie), mais à cause de ses multiples fragilités fondamentales. Depuis sa naissance à ce jour, l’État algérien est un État sans nation, chargé de gouverner des nations sans État (Kabyles, Touaregs, Chawis, Mozabites, Hartanis, …). C’est un État illégitime car aucune de ses nombreuses constitutions n’est issue d’une assemblée constituante. Il ne peut donc survivre que sous forme d’une dictature qui, pour se donner un minimum d’assise sociale, se doit de verser dans une forme de populisme. C’est ce populisme qu’il doit nourrir en permanence par des défiances et des bravades contre la France (la cible évidente), mais aussi contre Israël, le Maroc et les États-Unis. Et quand il trouve un terrain sensible à son chantage, il pousse indéfiniment son avantage. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas prendre au sérieux les récurrentes demandes de repentance émanant des officiels algériens, car destinées à une consommation interne. L’un des mérites du « rapport-Stora » est justement d’y opposer une fin de non-recevoir.
Quant à l’erreur de casting, elle réside dans le fait de demander à un historien d’apporter des solutions politiques qui ne relèvent pas de son domaine. Quand le politique a besoin de convoquer l’affect, il aurait été plus judicieux de s’adresser à un « psy ». L’historien n’est pas un bricoleur d’éteignoirs de « mémoires enflammées ».
Toutefois, quand bien même ce rapport n’avait pas à réécrire l’histoire, il n’avait pas à faire l’impasse sur la Kabylie qui, de bout en bout de la colonisation, était l’acteur principal de la résistance, puis de la guerre d’Algérie. Il prolonge scandaleusement, à son tour, un déni et une sanction historique officiels. La France a pardonné à l’Allemagne ses guerres les plus meurtrières mais refuse de passer l’éponge sur la résistance kabyle contre sa domination coloniale.
La Kabylie, d’essence démocratique, est la mère de la liberté et de la dignité face à tous ceux qui ont essayé de coloniser la région. Elle a combattu la domination turque, puis française et, aujourd’hui, elle se bat encore contre la domination algérienne.
Ce rapport, en refusant de lui restituer sa place dans l’histoire liée à l’Algérie coloniale, loin de l’enterrer, lui fait juste constater que l’Histoire est un champ de batailles aussi impitoyables qu’interminables et dans laquelle elle se donne le droit de reprendre ce qui lui appartient. Et qu’on se le dise : tant qu’elle n’aura pas recouvré la plénitude de sa souveraineté, elle restera un facteur aggravant de l’instabilité régionale.
Cependant, il faut écouter Stora dont le rapport ne doit pas être réduit à ses propositions mal accueillies. Il dit des vérités simples qu’il serait bon de prendre au pied de la lettre, telle que celle-ci : « Les polémiques sur le passé, de la conquête coloniale française au XIXe siècle à la guerre d’Algérie des années 1950, ne cessent de rebondir. Dans ces querelles incessantes, il est possible de voir la panne de projets d’avenir entre les deux pays ». Il n’y a pas que « panne » mais faillite de tout projet d’avenir entre la France et l’Algérie. Il serait temps que la France change de vision sur ses anciennes colonies. Il y a lieu de réaliser que le fait d’avoir fracturé délibérément des peuples par des frontières aux fonctions de rideau de fer, d’avoir fait des États-pays comme des centres de concentration des peuples, est un grand crime. Il ne s’agit pas de s’en laver les mains au prétexte que « celles et ceux qui détiennent entre leurs mains l’avenir de l’Algérie et de la France n’ont aucune responsabilité dans les affrontements d’hier » (dixit Emmanuel Macron). Soutenir, de nos jours, les dictateurs africains contre les aspirations des peuples à la liberté est du même ordre que le fait colonial ainsi dénoncé.
La Kabylie comme des centaines de peuples, en Afrique et en Asie, demandent réparation non pas matérielle ou symbolique mais politique : revenir, conformément aux conventions internationales, à l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Réhabiliter ce droit pour le peuple kabyle et pour tous ceux qui le demandent, participerait incontestablement à la reconstruction d’un monde et d’une humanité apaisés et réconciliés.
Cette jeunesse qui sort dans la rue le samedi m’agace…
Il y eut la révolution pour qu’enfin les hommes puissent naître et demeurer libres et égaux en droit. Il y eut des révoltes, des grèves et des combats pour défendre la cause des travailleurs et pour les conquêtes sociales. Il y eut des guerres civiles et des guerres pour défendre notre pays. Il y eut la résistance contre les nazis où il fallait risquer sa peau.
Se mettre sur la gueule, une tradition française
De tout temps des Français se sont battus pour défendre ce qui leur semblait juste. Au XIVème siècle, Étienne Marcel, à la tête du tiers état, essaya de réformer la monarchie, et le paya de sa vie. Armagnacs et Bourguignons s’entretuèrent au siècle suivant, et Jeanne d’Arc mourut de s’être battue contre l’Anglais.
Protestants contre catholiques, frondeurs contre Mazarin, Vendéens contre républicains, communards contre Versaillais…
Les Français sont querelleurs et parfois violents, mais parce qu’ils sont gens de passion dans leurs opinions. Prêts à se jeter dans la bataille et à tout risquer pour défendre ce qui leur semble un grand idéal. Il y eut ainsi beaucoup de luttes et de combats où chacun, parce qu’il était de bonne foi, osait risquer sa vie pour une cause qu’il sentait dépasser son simple destin individuel. Pour construire une nation peu à peu apaisée, il a fallu vider beaucoup de grandes querelles, qui correspondaient à autant de grandes questions.
Et ce n’est pas fini. Il est aujourd’hui des gens qui descendent dans la rue malgré l’épidémie, qui bravent courageusement la pluie, qui sacrifient sans hésiter leur samedi, et qui pour certains, avec une témérité insensée brandissent la pancarte « vivre libre ou mourir », pour défendre la cause la plus vitale et la plus noble de notre France contemporaine : la Teuf.
“Quand les moyens sont là, avec une bonne qualité de service et la bonne offre commerciale, il y a une clientèle pour les trains de nuit. Avec les enjeux écologiques, le «flygskam» et la pandémie qui redessine notre manière de voyager, le train de nuit a tout pour séduire. Regardez en Autriche, ils ont 28 lignes de nuit !” a déclaré M. Djebbari au Parisien avant de dévoiler ses ambitions pour la France en la matière.
Faire appel au transport aérien c’est, comme dans le temps, aller au bordel. C’était nécessaire (et souvent agréable). Mais on rentrait chez soi la tête basse. Puis, mu par des désirs inavouables, on revenait au bordel. Et on avait de nouveau honte.
Vieille revendication écolo
Chaque année des centaines de millions de passagers prennent l’avion. C’est nécessaire (et souvent agréable). Mais ils en ont honte. Ils savent en effet que le kérosène est un poison et que le CO2 qu’il dégage tue la planète.
Ce sentiment pénible porte un nom: flygskam. C’est du suédois et pour vous, misérables incultes, nous traduisons: la honte de prendre l’avion. On le francise parfois en avihonte. Considérant que ce phénomène prenait de l’ampleur, M. Djebbari, chargé des Transports, a annoncé qu’il y aurait bientôt des trains de nuit. Il met ainsi en œuvre une vieille revendication des écologistes qui trouvent scandaleux qu’on puisse prendre l’avion pour aller à Bordeaux, Nice, Brest.
La nuit est une fête
Les écologistes ne raffolent pas non plus des TGV : vu le cout des billets, ils prétendent que c’est un moyen de transport réservés aux riches et, étant de gauche, ils se soucient des pauvres. Dans la pratique, réaliser le merveilleux projet des trains de nuit va coûter des centaines de millions.
Il faudra construire de milliers de kilomètres de nouvelles lignes. Et acheter des centaines de wagons équipés de lits et de couchettes. Pour sauver la nature, selon les désirs des écologistes et de M. Djebbari, ces trains devront être propulsés par l’électricité photovoltaïque. Certes ils iront très lentement et le voyage se prolongera sur plusieurs nuits. Mais si vous prenez la précaution d’emmener avec vous une charmante personne chaque nuit sera une fête…
Encore quelques efforts, assassins!
Ainsi nous allons avancer sur la route du retour vers le passé. Pour les hommes seuls la SNCF veillera à ce qu’il y ait dans ces trains d’attirantes madones des sleeping. M. Djebbari ne doit pas s’arrêter en si bon chemin : il lui faut regarder encore en direction de notre passé non polluant.
Nous sauterons évidemment l’étape des locomotives à vapeur : le charbon tout comme le kérosène est mauvais pour la planète. En remontant encore plus vers le passé, on pourrait envisager des diligences tirées par des chevaux. Mais les écologistes sont très sensibles à la souffrance animale. Reste donc le pousse-pousse tracté par des êtres humains. Voilà qui serait bien et juste car l’homme est, par définition, un assassin de la planète…
Avant le prochain reconfinement, évadez-vous en emportant le coffret collector « Voyage à deux » de Stanley Donen
J’ai fait un rêve. Impossible et étrange. Nous étions dans un pays où les routes étaient accessibles du Nord au Sud, sans autorisation gouvernementale préalablement signée par nous-même. Un permis de conduire valide ouvrait la voie aux déplacements motorisés. Le mouvement était libre comme les élans du cœur. La distance séparant un homme et une femme n’excédait pas la largeur d’une boîte de vitesses mécaniques. Les garçons chaussaient des Clark’s à semelle en crêpe et les filles enfilaient des pulls en shetland sur leur poitrine nue. On roulait en Combi VW ou en p’tite MG, plus tard en Mercedes Pagode quand nos finances s’améliorèrent. Parfois, des soucis de carburation nous imposaient de faire de l’auto-stop. Il n’était pas rare de monter à l’arrière d’une bétaillère ou de se balancer sur la remorque d’un tracteur. La campagne défilait plus lentement, le paysage était prétexte aux baisers volés et au rhume des foins. D’année en année, nos bords de mer se transformèrent, à coups de pelleteuses, en zones pavillonnaires. Et la ruralité devint le symptôme des nouveaux espaces abandonnés.
Le monde d’avant en cabriolet
Avant les crises identitaires et les dévaluations monétaires, on buvait du vin rouge en avalant des œufs durs pour supporter l’incandescence d’un amour naissant. Puis les restaurants gastronomiques et la tyrannie des guides ne suffirent même plus à raviver la flamme d’une union désordonnée, ni à apaiser notre appétit. Le couple était l’avenir de l’Homme avec tout ce que ça comporte de désillusions sincères et de faux emballements. On s’y accrochait, faute de mieux, comme nos parents avant nous l’avaient fait. Nous étions en 1967 dans « Voyage à deux » en compagnie d’Audrey Hepburn et d’Albert Finney.
Stanley Donen (1924-2019) nous faisait la visite d’un pays en proie aux changements, sur le mode de la déliquescence douce et de la curiosité champêtre. C’était bien de nous, du royaume de France, que le réalisateur américain, cet autre roi de la comédie musicale, parlait en sous-texte. Notre nation était le décor d’un road-movie sentimental, sorte de puzzle désarticulé couvrant dix ans d’une relation tempétueuse entre une brunette terrible et un blondinet agaçant.
Une édition collector pour découvrir un chef-d’oeuvre
Avec Henry Mancini à la baguette, Donen décryptait les incertitudes du couple en brouillant la chronologie. Au-delà de la prouesse technique et de la maîtrise du scénario, on voyait se faire et se défaire devant nos yeux, ce couple parfaitement désaccordé et puis, sous l’effet d’un regard, se solidifier par miracle. Cette fois-ci, après les raffinés Fred Astaire et Cary Grant, Donen avait décidé de mettre son actrice vedette dans les bras d’un héros plus ordinaire, la mauvaise humeur de l’ouvrier anglais et les manières rustres de l’américain ambitieux. Signe des temps, la démocratisation était passée par là. Audrey s’amouracherait donc d’un type en sac à dos et bonnet à pompon.
Il y a tant de raisons de s’offrir le coffret de luxe collector « Voyage à deux » (limité à 2 000 exemplaires) qui comprend entre autres, la version du film en DVD et Blu-Ray, des cartes postales exclusives, un guide illustré sur la genèse et le tournage par les historiens du cinéma Adrienne Boutang et Marc Frelin ainsi que des bonus vraiment délicieux comme le scénariste Frederic Raphael racontant dans un français divin l’écriture du film. Faisons durer Noël jusqu’à la fin janvier ! Avec toutes les tuiles qui nous tombent sur la tête, nous y avons pleinement droit.
Audrey Hepburn, pour toujours
Et puis « Voyage à deux » permet de revoir Georges Descrières en playboy de la Côté d’Azur, Claude Dauphin en milliardaire moustachu ou encore Jacqueline Bisset en étudiante-scout à chemise vichy. Mais le principal attrait de ce voyage demeure Audrey en marinière, en espadrilles, jouant au ping-pong, nageant dans la Méditerranée, en robe de soirée ou en trench-coat, cheveux courts ou longs, fidèle ou infidèle, rieuse ou boudeuse, jamais vulgaire, jamais banale. Comment se lasser de cette intensité-là que les gens appellent communément la beauté ?
Coffret DVD + Blu-Ray « Voyage à deux » de Stanley Donen avec Audrey Hepburn et Albert Finney – Wild Side Video
La parution d’un recueil de romans d’Octave Mirbeau et d’une nouvelle traduction d’un chef-d’oeuvre de Chesterton permet de lire ou relire ces deux écrivains qui, entre la fin du xixe siècle et le début du xxe, s’attaquent frontalement à leur époque et, dans un rire inquiet et salvateur, en dénoncent la dangereuse folie.
Octave Mirbeau (1848-1917) a commencé sa carrière journalistico-politique à droite, voire très à droite pour devenir un romancier franchement libertaire, la quarantaine venue. Le sens commun veut des évolutions contraires, en oubliant pourtant que Victor Hugo lui aussi a été un jeune romantique monarchiste et légitimiste avant de mourir en père de la République sociale, auréolé de ses combats contre la misère, le travail des enfants, la peine de mort.
On peut chercher dans la vie de Mirbeau une explication biographique à cette évolution brutale qui a fait de l’antisémite un ardent dreyfusard et du polémiste bonapartiste le défenseur de l’anarchiste Ravachol.
Cette explication biographique a un nom : Judith Vinmer. Elle est à Mirbeau ce qu’a été l’Odette de Crécy au Swann de Proust, une demi-mondaine « qui n’est même pas son genre ». Quatre ans entre 1880 et 1884 dont il ressort moralement épuisé. Pourtant, rien ne vaut un chagrin d’amour pour vous décider à écrire enfin un roman. En 1886, le brillant journaliste, de retour de la campagne où il était allé lécher ses plaies de grand fauve, publie Le Calvaire. Ce roman-cauchemar tient de l’exorcisme. C’est à partir du prisme de la pulsion de mort que contient toute passion amoureuse que Mirbeau a l’intuition d’un monde conçu comme un abattoir grandeur nature. La maîtresse cruelle, voire franchement sadique, conduit dans Le Calvaire Jules Mintié, le narrateur, écrivain raté et qui le sait, à la limite du meurtre et de la folie. Il préfère disparaître, habillé en ouvrier, au fin fond de la Bretagne.
Mirbeau, lui, ne disparaît pas, mais devient au contraire un écrivain de premier plan, une voix unique, inclassable dans ce qu’il a été convenu d’appeler la littérature fin-de-siècle. C’est un Bloy athée et anticlérical, mais qui partage avec le catholique inspiré une verve pamphlétaire redoutable et une aptitude rageuse aux chocs frontaux avec son époque. À défaut d’être amis, d’ailleurs, Bloy et Mirbeau s’estimaient et estimaient mutuellement leurs œuvres respectives, ce qui n’allait pas de soi quand on connaît l’exigence et la férocité de ces deux-là en matière de critique littéraire.
On ne retrouve pas la noirceur désespérée du Calvaire dans le volume Mirbeau publié dans la collection « Bouquins » et édité par Pierre Glaudes qui préfère nous donner ce qu’il appelle « quatre romans de la maturité ». Ils se caractérisent, d’après Glaudes, par le ton nouveau de Mirbeau, celui du satiriste d’une société qu’il autopsie avec une colère intacte. On pourra ainsi lire ou relire, dans l’ordre chronologique, Le Jardin des supplices (1899), Le Journal d’une femme de chambre (1900), La 628-E8 (1907) et Dingo (1913), dernier roman que Mirbeau publie de son vivant, achevé par un autre que lui, Léon Werth, et qui met en scène un écrivain et son chien. C’est un roman « cynique » au sens étymologique du terme puisque le chien se révèle infiniment plus moral que son maître et démystifie les fausses valeurs d’une société qui est pourtant bonne fille avec Mirbeau qui mourra millionnaire.
Un réalisme carnavalesque
Si Mirbeau dit encore quelque chose à nos contemporains, c’est grâce au Journal d’une femme de chambre, best-seller à sa parution, transfiguré par une adaptation cinématographique de haut-vol, celle de Buñuel en 1964 avec Jeanne Moreau. Ce roman est novateur, notamment dans ses caractéristiques formelles. L’héroïne et narratrice, Célestine, une jeune bonne, très séduisante, est embauchée par un couple de petits-bourgeois, quelque part en Normandie, la terre natale de Mirbeau. Le peu de temps libre que lui laissent ses patrons, elle l’occupe à la rédaction d’un journal intime. Si le journal fictif a parfois été employé en littérature, Mirbeau est le premier à lui conférer un réalisme cru, profondément inscrit dans son époque puisque les dates correspondent à celle de l’affaire Dreyfus. Le journal commence le 14 septembre 1898, alors que le colonel Henry, convaincu d’avoir falsifié les preuves incriminant l’officier juif, se suicide dans sa cellule, et il se termine moins d’un an plus tard, en juillet 1899, alors que Dreyfus va rentrer en France, libéré de sa prison de l’île du Diable.
Mais ce réalisme, Mirbeau le fait dériver vers une forme carnavalesque qui provoque le rire. La violence sociale des rapports entre les maîtres et les domestiques n’est plus qu’une toile de fond pour une Célestine qui prend un plaisir évident à colliger toutes les perversions imaginables de la bourgeoisie, petite et grande, mais aussi des domestiques eux-mêmes. La sexualité déréglée de la plupart des protagonistes est pour Mirbeau l’indice le plus sûr d’une décomposition du système social.
Un « en dehors »
Mirbeau, à cette époque, a clairement choisi son camp. Il se définit comme un « en dehors » comme se désignaient eux-mêmes les libertaires de la fin du siècle. C’est-à-dire « en dehors » des règles, des préjugés, des lois. Ce mouvement s’accomplissant dans le fracas salvateur d’un rire nietzschéen accompagné de celui des bombes jetées ici et là contre les symboles de l’ordre établi.
Cette vision de l’anarchie, Mirbeau l’a déjà expérimentée, sur un plan formel, dans le très sadien Jardin des supplices, car l’anarchie veut faire table rase de tout, y compris de la forme romanesque classique. Un diplomate en mission en Inde rencontre Clara, une aristocrate anglaise aux goûts pour le moins spéciaux. Elle l’entraîne en Chine où elle prend son plaisir en observant des bagnards torturés en fonction de leur condition sociale : « Je t’apprendrai des choses terribles… des choses divines… tu sauras enfin ce que c’est que l’amour !… Je te promets que tu descendras, avec moi, tout au fond du mystère de l’amour… et de la mort !… » C’est Freud avant Freud, Éros et Thanatos habillés avec les oripeaux du décadentisme fin-de-siècle. On laissera le lecteur découvrir le supplice de la cloche, de la caresse ou encore du rat. Pour le reste, dans ce roman qui est en fait une récupération de chroniques et de contes précédemment parus, le satiriste s’en donne à cœur joie, au travers de personnages réduits à des caricatures « hénaurmes ».
Ce que certains critiques reprochaient à Mirbeau, les coutures trop visibles, le grossissement du trait, l’impression de bric et de broc, sont pour le lecteur moderne une troublante esthétique de l’inquiétude. Zola ne s’y était pas trompé. Il trouvait du génie à Mirbeau alors que celui-ci n’a eu de cesse, pourtant, de rompre avec les canons du naturalisme qu’il jugeait démodé parce que Zola et ses disciples voulaient faire du roman une branche des sciences sociales.
Mirbeau pousse d’ailleurs cette déconstruction du roman jusqu’au bout dans La 628-E8. Le titre est celui de la plaque d’immatriculation de la Charron-Girardot-Voigt, la CGV, une automobile de luxe. Dans ce livre, qui tient du récit de voyage et de la chronique, Mirbeau donne un génial fourre-tout, assez joyeux comme si la vitesse le libérait d’un poids, en précurseur anar de Morand. Longues conversations à bâtons rompus, souvenirs qui surgissent par association d’idées, le Mirbeau peint par Jules Renard, « un homme qui se réveillait en colère et se couchait furieux », devient infiniment plus léger, presque rieur.
Un homme qu’on appelait Chesterton
À l’époque où Mirbeau roulait entre Bruxelles, Anvers et Rotterdam avant d’obliquer sur Düsseldorf et « Berlin-Sodome », un certain G. K. Chesterton (1874-1936) publiait, de l’autre côté de la Manche, en 1908, un roman tout aussi inclassable, tout aussi drôle et terrifiant qu’un roman de Mirbeau. Il vient d’être retraduit par Marie Berne aux éditions de L’Arbre vengeur sous le titre L’homme qu’on appelait Jeudi – un cauchemar. Marx disait qu’un spectre hantait l’Europe et qu’il s’agissait du communisme, il semble plutôt en ce début de xxe siècle qu’il se soit agi de l’anarchie, sujet central du roman de Chesterton.
Il s’agit d’un roman protéiforme et inclassable, comme l’était le génie de Gilbert K. Chesterton, auteur d’une œuvre monumentale où l’on trouve des essais, des romans, de la poésie, des nouvelles et des recueils d’articles. Comme Mirbeau, il est un polémiste virulent qui prend part à toutes les querelles idéologiques et littéraires de son temps. Il fait partie, à la sauce anglaise, de ceux qu’Antoine Compagnon a appelé chez nous « les antimodernes ». Il n’est pas, à proprement parler un réactionnaire, plutôt un éternel minoritaire qui se méfie du progrès technique alors que le monde se désenchante dans un véritable effondrement spirituel. La Première Guerre mondiale, où il perd son frère, en est pour lui l’illustration monstrueuse. Il en tient pour responsable le protestantisme, ce qui, en 1922, pousse cet anglican à se convertir au catholicisme et à s’en faire l’ardent défenseur, notamment parce que cette religion est aussi un espoir, à travers la Révélation, de contredire la folie de la science et les deux grandes idéologies qui en sont les rejetons : le capitalisme et le socialisme.
Mais il ne faudrait pas oublier le tempérament de Chesterton. Il a, comme Mirbeau, le sens joyeux de la satire et de l’humour noir, du paradoxe et de la provocation. Ses ennemis voyaient en lui un polygraphe désordonné alors que son génie sera célébré par son « meilleur ennemi » George Bernard Shaw, mais aussi par des écrivains de tempéraments aussi différents qu’Hemingway, Kafka ou Borges.
L’homme qu’on appelait Jeudi est une porte d’entrée idéale dans son œuvre pour le lecteur français qui goûtera l’étrange allure de thriller métaphysique de ce roman où un poète, Syme, appartenant à la police secrète, s’infiltre grâce à un autre poète, Gregory, dans un groupe anarchiste, tout aussi secret, qui désire faire tout sauter et dont les membres dirigeants portent chacun le nom d’un jour de la semaine et sont commandés par un mystérieux et invisible Dimanche.
Leur projet est simple, détruire l’humanité. Syme parvient à se faire élire par le groupe qui doit remplacer Jeudi. Le roman a des allures de Fantômas ou de Rocambole et on n’oubliera pas que Chesterton devait quelques années plus tard investir avec succès, entre 1910 et 1935, le « mauvais genre » en créant le Père Brown, un curé-détective de l’Essex qui, le temps de 50 nouvelles, résoudra les affaires les plus alambiquées sans jamais chercher à punir les coupables, car c’est l’affaire de Dieu. Dans L’homme qu’on appelait Jeudi, une table de pub s’enfonce dans le sol pour amener les membres aux réunions dans des pièces qui sont de véritables arsenaux. On se bat en duel, on essuie des fusillades, on passe d’un lieu à l’autre avec cette aisance des rêves ou, pour reprendre le sous-titre du roman, du cauchemar.
Étrangement, le roman pourra rappeler la série « télévisionnaire » anglaise culte de Patrick McGoohan, Le Prisonnier qui repose sur une identique structure, aimablement paranoïaque. En effet, assez rapidement Syme s’aperçoit que tous les membres du groupe sont comme lui des policiers qui ont été recrutés par la voix mystérieuse de Dimanche dans une chambre obscure. Dimanche les envoie en France, la Mecque du terrorisme anarchiste, à la poursuite de l’Anarchiste avec un grand A, qui se révèle être… Dimanche lui-même.
Contre le confort intellectuel
Ce n’est donc pas, ou pas seulement, un roman sur l’anarchie contre l’ordre, mais sur la difficulté à les distinguer et sur la question, combien angoissante, de leur caractère interchangeable, voire de leur indispensable complémentarité comme dans cet épisode où les deux poètes s’affrontent à propos d’un arbre et d’un réverbère. L’arbre représente le merveilleux et effrayant désordre de la vie, comme le pense Gregory, contrairement à la banalité du réverbère qui incarne l’ordre. Ce à quoi Syme répond qu’on ne verrait pas l’arbre sans le réverbère.
C’est le paradoxe ultime, qui est chez Chesterton, comme chez Mirbeau, le refus intempestif et joyeux de ce poison qui nous corrode lentement, mais sûrement : le confort intellectuel.
Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices et autres romans (éd. Pierre Glaudes), « Bouquins », Robert Laffont, 2020.
Dans son dernier roman La poursuite de l’idéal, Patrice Jean suit la dérive de son personnage dans une époque festive et triste. Une réussite!
Le dernier roman de Patrice Jean, La poursuite de l’idéal (Gallimard), est une fiction qui parle de notre époque, de nos contemporains, et d’un jeune homme qui poursuit, dans les dédales d’une vie sociale chaotique, son idéal, devenir poète. « La littérature est un acte asocial », fait dire Patrice Jean à un de ses personnages ; elle n’a « rien de collectif », elle est un plaisir solitaire qui toujours contrecarre l’esprit du temps. Contrecarrer l’esprit du temps, Patrice Jean s’en fait un devoir depuis longtemps, à travers des livres remarquables. Son dernier roman est une étude minutieuse de notre époque.
Nous découvrons Cyrille Bertrand, le héros de La poursuite de l’idéal, à l’âge de trois ans, sur une piste de danse où il tombe, rit, se relève, se cogne à nouveau et pleure. Les pleurs s’estompent, « ne reste bientôt plus qu’un reniflement régulier, une poitrine soulevée par l’écœurement, des yeux embués et une tristesse infinie ; la musique, elle, ne s’est pas tue, la fête continue, insouciante et implacable. » Ce petit évènement est prédictif de la vie du jeune homme qui se cognera bientôt à la réalité du monde, aux bouleversements et aux hasards décisifs de la vie.
Migrants, hétéronormativité, gauchistes en troupeau…
Fils d’un plombier et d’une mère au foyer, le très jeune Cyrille Bertrand, admirateur de Valery Larbaud, de Rimbaud et des seins des femmes, veut devenir poète. De rencontre en rencontre, il devine dans les existences singulières de ses prochains les traits caractériels de notre époque : Fleur, future agrégée de lettres modernes, trouve Musset « hyper chiant » mais adore le travail d’un metteur en scène qui « sublime un texte vieillot » en le modifiant et en incluant des réflexions modernes sur les migrants. Elle a une chaîne YouTube sur laquelle elle partage avec ses « followers » ses croyances en un monde meilleur. Maelys est bisexuelle et veut que « les gens comprennent que l’hétéronormativité, ça suffit. » Olga et Constance sont de belles jeunes femmes qui brûlent l’imagination de Cyrille. Quant à ce dernier, rien n’est encore décidé hormis le fait qu’il désire « trahir sa classe sociale ». Les « airs de belle âme, les allures de rebelle » de ces camarades de fac, gauchistes en troupeau, le rebutent. Il lit Stendhal. Il écrit des poèmes, quand ses amis élaborent déjà des plans professionnels. Il lit des livres, quand tout le monde ne lit plus que son smartphone. Balloté par la vie, il poursuit son idéal en zigzagant, peu sûr de lui, encore ouvert à toutes les possibilités que lui offrent ses nombreuses rencontres.
Les années passent. Cyrille n’a toujours rien écrit qui le satisfasse totalement. Il croise d’autres destins, d’autres vies. Il vivote grâce à de petits boulots. Il dérive, et Patrice Jean décrit simplement cette dérive, dans une langue précise et subtile. Un trait, dit-il, caractérise son héros, l’irrésolution. Cyrille arpente des chemins étranges, qui sont ceux de la vie ; il ne décide de rien mais la vie décide pour lui et le fait rencontrer d’autres hommes, tout aussi irrésolus, tout aussi perdus.
Patrice Jean ne caricature pas: il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole
Certains, toutefois, semblent plus déterminés : Raphaël est catholique et libertin. Ambroise, fils de “bonne famille”, écrit dans Le Monde – mais aurait pu écrire pour Le Figaro s’il ne craignait pas d’être « marqué à droite » – Le Monde, « ça ouvre des portes. » Baudouin, sympathique cadre commercial, mate le fessier des filles et voit dans la théorie du genre une « pulsion de mort ». Le « réac » Jean Trezenik – personnage dont on imagine qu’il est une sorte de porte-parole de l’auteur – est l’anti-moderne par excellence, un homme cultivé qui tape sur tous les « branquignols de la culture », et qui abhorre ce temps progressiste. Son contraire absolu est un “théoricien de la gauche radicale”, Pierre Beauséjour. Ce dernier, adepte de la novlangue, crée des mots et des concepts qu’il croit vertigineux : le devenir-monde, le dominant-soi, et d’autres encore, tous aussi bêtes et creux. Beauséjour, penseur de « la complexité des processus réflexifs », esprit des Lumières adoubé par l’intelligentsia journalistique, est un mélange solide de bêtise et de contentement de soi, imperméable à l’intelligence et à la beauté du monde dont regorgent les grandes œuvres littéraires ; il est le noyau atomique de toutes les crasseries intellectuelles que cette époque charrie. Patrice Jean ne rate pas son portrait, qu’il teinte de la « couleur de moisissure de l’existence des cloportes » (Flaubert). Beauséjour, c’est du Homais puissance dix, un être médiocre et fat qui se prend pour un penseur et qui n’est qu’un faussaire doublé d’un agent policier de la pensée, un esprit blet comme il en tombe à la pelle quand on secoue certaines branches universitaires.
Visite au musée de Littérature globale
Mais revenons à notre héros qui dérive toujours, de boulot en boulot, d’amour déçu en amour défait, de famille recomposée en famille éclatée, d’insatisfaction en intranquillité. Au milieu des méandres biographiques de son héros, Patrice Jean pointe les absurdités culturelles, journalistiques, médiatiques de notre temps. Il décrit, sourire en coin, la transformation d’un musée de la Littérature française (française ? Quelle horreur !) en un musée de Littérature globale (le MuLG), « futur institut de la littérature-monde » – dixit Beauséjour, le penseur radical et complexe qui est à la littérature ce que Patrick Boucheron est à l’Histoire de France. Profitant des aléas de la vie de Cyrille, le romancier décrit la perfidie du monde actuel et de ses laudateurs, sociologues déconstructivistes ou théoriciens du genre, artistes vertueux, “penseurs” progressistes qui ne jouissent que de « leur position politique, leur conscience morale immaculée », journalistes inculturés, bourgeois écolos qui s’épatent de manger bio et de « sauver la planète », etc. En portraitiste implacable et drôle, Patrice Jean ne caricature pas : il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole. Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert se voit ainsi augmenté des âneries les plus récentes et les plus modernes.
Que deviendra Cyrille, après avoir participé à la conception d’une série télévisée pour la chaîne Universal&Joy, connu le succès médiatique, été très à l’aise financièrement ? « Il arrive toujours un moment de la vie, où une âme sensible rompt avec son temps, c’est douloureux, mais il n’y a pas d’autre façon de naître à la vie de l’esprit », dira Trezenik à son ami traversé à nouveau par le doute et l’insatisfaction d’une vie qui ressemble à son époque, festive et triste, artificielle et bruyante, machine à transformer les hommes en spectres. Que deviendra Cyrille, qui a maintenant trente ans, qui sait qu’il n’est plus de son époque, que « le divorce est consommé », et qui poursuit son idéal d’écriture en pressentant que les deux devoirs de l’écrivain sont de haïr son époque et d’être haï d’elle ? Nous laissons au lecteur le bonheur de le découvrir. Nous l’abandonnons à sa joie de lecteur solitaire, heureux de s’extraire d’un « monde damné et insignifiant, damné parce que insignifiant », le temps des quelques heures nécessaires à la lecture de ce roman ambitieux, de ce que nous n’hésitons pas à appeler un chef-d’œuvre littéraire.
« La vie de Brian Jones », documentaire de 52 minutes réalisé par Patrick Boudet, est diffusé en replay sur Arte jusqu’au 21 février.
Ce film aurait pu s’intituler « La disparition de Brian Jones. » En effet, il se focalise sur l’ange noir et lumineux qu’était Brian Jones, et montre comment la figure devenue mythique a été progressivement écartée du plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Jusqu’à se noyer dans sa piscine le 3 juillet 1969. Mort qui donna lieu bien sûr à de nombreuses élucubrations, il s’est murmuré que les autres membres du groupe auraient précipité sa chute.
Un enfant terrible
S’ils cherchent une analyse musicale de la période Brian des Stones, les gardiens du temple rock’n’roll en seront pour leur frais. Le documentaire tourne autour de l’astre Brian, chasse ses sourires, sa mélancolie, et vers la fin son regard embrumé par la drogue.
Dès le début, la messe est dite. Bill Wyman, le bassiste des Stones, déclare : « Brian c’était les Stones, le groupe n’aurait pas existé sans lui, Mick et Keith auraient peut-être fondé un autre groupe, mais pas les Rolling Stones.»
Né à Cheltenham, ville plutôt chic du Gloucestershire, issu de la classe moyenne – sa mère était professeur de piano et son père ingénieur-, prisonnier d’une éducation stricte typiquement britannique, Brian Jones fut très vite un enfant terrible. Les filles et le blues étaient ses principales préoccupations. Les filles il les collectionnait (il essaima même des enfants un peu partout). Et la musique l’obsédait. Adolescent, il est un fouineur insatiable, sans arrêt à la recherche de nouveaux sons, de nouveaux instruments. Et le blues changea sa vie. On ne formulait pas encore d’accusations d’appropriation culturelle.
Il a fondé les Stones, Keith Richards lui vole sa femme et sa musique
Il fut un des premiers à jouer de la slide guitar en open tuning, vieille technique des bluesmen. Plus tard, au sein des Stones, il colorait les morceaux avec des instruments exotiques: le sitar sur « Paint in black », la marimba sur « Under my thumb ». Que seraient ces deux morceaux cultes sans les illuminations de Brian?
Lorsqu’il a fondé les Stones en 62, lui qui fut par la suite si nonchalant et velléitaire, se comportait en véritable manager. Il recrutait les musiciens, choisissait les morceaux, il s’occupait de l’organisation des concerts et de la négociation des cachets. « La plupart du temps, il les gardait pour lui » dira Bill Wyman avec tendresse.
Et puis Andrew Loo Oldham, qui fut le manager historique du groupe entre 63 et 67 intervient dans la légende en signant un pacte faustien avec Brian qui lui a vendu son âme en échange de la gloire. Il propulsa les Stones plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Pour Brian ce fut le début de la fin, il se retire à petits pas, embrumé par les substances de plus en plus illicites, et envoûté par les groupies de plus en plus mannequins, qui signeront peut-être sa perte. Du sexe, de la drogue mais plus beaucoup de rock’n’roll.
Sa chute, nous la voyons s’accomplir dans le documentaire « One + One » de Jean-Luc Godard en 1968. Il a filmé les Stones pendant l’enregistrement de « Sympathy for the devil », chanson qui pour Godard symbolisait l’époque, à la fois sataniste et révolutionnaire. Brian apparaît totalement défait, pouvant à peine jouer, piquant du nez sur sa guitare. Mick, devenu le véritable leader du groupe est à son zénith.
À l’inverse, dans un extrait d’une émission de télévision en 1962, où le groupe interprète le standard garage « Shout » Brian est à son apogée, il bouge avec grâce, un sourire enfantin aux lèvres, alors que Mick, qui n’a pas encore mis au point son fameux déhanché apparaît plus en retrait.
Mais les derniers feux ne sont encore complètement éteints. En effet, il rencontre en 1965 le mannequin très en vue Anita Pallenberg, issue d’un milieu intellectuel et artistique (sa Marianne Faithfull à lui) qui viendra parfaire la légende. Elle le quittera cependant pour Keith Richards, fatale ironie. L’alter ego de Jagger lui aura pris sa femme et sa musique.
Lointain et désabusé, avec cette allure de dandy mi-hippie mi-Oscar Wilde, Brian Jones était un aristocrate à la chevelure de ménestrel et un métèque, tel que les décrit Abnousse Shalmani dans son bel essai Eloge du Métèque. À la lisière du monde et de la société. À jamais à la lisière des Stones.
Naissance d’un mythe
Lors de ses obsèques où se pressent groupies en larmes et personnalités, Keith, Mick et Anita ne sont pas présents, les parents de Brian s’y opposèrent. Trois jours après sa mort, les Stones se sont produits à Hyde Park, Mick tout de blanc vêtu lui rendra hommage avec un poème de Shelley « Peace, peace, is not dead He doth not sleep, he hath awakened from the dream of life ».[tooltips content= »« Paix paix, il n’est pas mort, il ne dort pas. Il s’est réveillé du rêve de la vie ». »]*[/tooltips]
Brian Jones rêva à la fois sa vie et la vécut trop intensément, si cela est possible. Comme tous ceux du club des 27 qu’il inaugura. Jagger eu une prémotion en récitant ce poème, car les mythes ne meurent jamais. Brian veille pour toujours sur tous ceux dont le rock’n’roll a changé la vie.
La vie de Brian Jones. Réalisation : Patrick Boudet, France 2020. Sur arte.
Est-on crédible pour briguer la fonction suprême, quand l’électorat ne voit plus en vous qu’une victime d’agression sexuelle?
Restés longtemps orphelins d’une voix courageuse, de nombreux électeurs ne manqueront pas de lui exprimer toute leur reconnaissance. Sandrine Rousseau, l’ancienne numéro deux d’Europe Écologie Les Verts (EELV) est de retour. À 48 ans, l’ex porte-parole est candidate à la primaire pour la présidentielle 2022. Aux côtés du député européen Yannick Jadot et du brillant maire de Grenoble Éric Piolle, il fallait au moins une femme. Pour un parti à la pointe du féminisme contemporain[tooltips content= »et alors que dans un autre parti qu’il estime être de droite on se félicite ouvertement d’être une femme quota… »](1)[/tooltips], c’est le sens de la grande Histoire.
Sandrine Rousseau est essentiellement connue pour ses déboires sexuels avec Denis Baupin, le mari d’Emmanuelle Cosse, mais l’intéressée affirme être certaine de gagner.
Les dubitatifs et les “virilistes” priés de se taire
M le Magazine de Monde lui demande – on ne sait jamais – si elle pourrait se présenter en solo à la présidentielle en cas d’échec en interne. Elle jette un regard à notre confrère Laurent Telo qu’il qualifie de “glacial” et lui répond crânement: “Je serai investie”.
Denis Baupin et Emmanuelle Cosse. Sipa. Numéro de reportage : 00670591_000066.
Certains estiment que Sandrine Rousseau n’aurait pas les épaules pour occuper la fonction suprême. La candidate ne tolère plus leurs critiques: “Ceux qui disent ça n’ont pas vécu le quart de ce que j’ai vécu dans ma vie. Qu’on ne me donne plus de leçons de force ou de courage!” Le roc Sandrine Rousseau n’aurait pas la poigne pour diriger la France, selon tous ces calomniateurs? L’écoféministe s’enflamme: “Poutine ? Mais qu’il vienne: je suis prête à affronter le dirigeant le plus viriliste de la planète!”
Selon Coralie Miller, l’autrice / documentariste / metteuse en scène qui a pris la tête de la campagne de Sandrine Rousseau, l’ancienne élue régionale du Nord Pas-de-Calais n’est pas une femme politique comme les autres: “Sandrine n’est pas une candidate traditionnelle, car elle n’engage pas que sa parole ou ses convictions, mais, après ce qu’elle a vécu, sa propre personne.” Rousseau confirme auprès du Monde cette singularité: elle a libéré sa parole avant toutes les autres, avant Balancetonporc, #Metoo et compagnie. “On peut dire que j’ai un peu de clairvoyance politique, non?” affirme-t-elle amusée.
Une figure politique surtout connue pour son affaire d’agression
Petit retour quelques années en arrière.
Le grand public connait Sandrine Rousseau pour son mémorable clash télévisuel chez Laurent Ruquier en septembre 2017. Alors qu’elle y présentait un livre[tooltips content= »Parler, Flammarion »](2)[/tooltips] dans lequel elle s’attaque aux violences sexuelles et raconte que Denis Baupin l’a forcée à l’embrasser dans un couloir, Christine Angot n’avait fait rien que de la malmener: “On ne fait pas dans un parti politique la question des agressions sexuelles! On se débrouille!” Rousseau avait fondu en larmes.
Chez EELV, on lui fait alors comprendre qu’elle est devenue ingérable. Partie, elle crée une association d’entraide entre victimes, qui compte plusieurs antennes. On le voit, celle qui pense que la libération de la parole peut être douloureuse au début mais permet d’être plus forte ensuite, revient de très loin… Désormais, Sandrine Rousseau ne se teint plus les cheveux qu’elle porte gris. Elle doit toute la vérité aux électeurs. Plus de faux semblants, y compris capillaires !
C’est la présence de Gérald Darmanin au ministère de l’Intérieur qui l’aurait convaincue de revenir. “Insupportable. La ligne rouge a été franchie” lâche-t-elle, sentencieuse. Mais la femme de gauche ne va pas faire campagne uniquement sur ce féminisme à la mode, soyons rassurés. Elle dit au Monde ne pas vouloir “porter exclusivement le combat contre les violences sexistes et sexuelles” mais porter un “projet de renversement de la domination au sens large”, lequel s’étend de l’urgence climatique à une refonte de la Ve République.
La partie est cependant loin d’être gagnée. Non seulement Sandrine Rousseau est éloignée des écolos depuis surement trop longtemps, mais sa candidature de niche n’inspire que de la pitié chez d’anciens camarades qui la voient désormais comme une “victime”. Enfin, la presse qui pourrait lui être favorable ne l’aide pas. Quand on a fait du néoféminisme victimaire son principal cheval de bataille, plutôt que d’apparaitre dans les pages politiques d’un grand quotidien de gauche, on se retrouve relégué dans le magazine sociétal du weekend…
La menace islamiste demeure élevée, et la sécession culturelle saute aux yeux dans de très nombreuses villes françaises. Les débats parlementaires sur la loi « renforçant les principes républicains » débutent aujourd’hui à l’Assemblée nationale. Pour contrer cette menace, il ne faudra pas trop compter sur la gauche. Une tribune de 19 présidents de conseils départementaux en apporte la preuve.
Le 9 décembre, anniversaire de la loi de séparation des Églises et de l’État, 19 présidents de conseils départementaux de gauche ont publié une « alerte républicaine » en soutien à « l’une des plus belles lois ».
L’aveuglement obstiné de la gauche
Las ! Belle intention vite gâchée par un aveuglement obstiné: ne pas stigmatiser, autre nom de l’incapacité à regarder la réalité en face.
Elle commence bien, pourtant, cette tribune (que l’on peut trouver sur le site du Journal du dimanche) : « Parce que nous n’avons pas été assez offensifs sur la laïcité nous avons laissé des brèches se former. » Aussi dénonce-t-elle « l’accroissement des revendications communautaires » et l’emprise d’un « relativisme culturel mortifère pour nos libertés ».
La gauche entend ne pas hiérarchiser les croyances
Seulement, trois lignes plus bas, changement de ton. « Toutes les convictions religieuses méritent le même respect, la même attention », assertion suivie d’une charge contre « ces recalés de l’histoire [qui] voudraient désormais hiérarchiser les croyances. En défendant l’idée que certaines religions sont incompatibles avec la République, ils opposent, classent, hiérarchisent. Ils ne supportent pas l’égalité. » L’égalité de droits entre les citoyens serait-elle devenue une égalité de valeur entre les croyances, même les plus immorales et les plus absurdes ?
La gauche voudrait-elle donc dire que les sacrifices humains ne sont pas incompatibles avec la République ? Ou qu’il serait antilaïque de distinguer les religions des sectes ? Si on les suit, pour ne pas heurter la susceptibilité des musulmans, on doit s’interdire tout jugement sur la seule croyance religieuse au monde au nom de laquelle des États criminalisent l’apostasie. Au passage, on s’interdirait de juger les suicides collectifs de l’Ordre du temple solaire, un gourou enseignant « l’orgasme cosmique » à des adolescentes ou un télévangéliste prétendant exorciser le Covid-19.
L’humoriste décédé en 88 ne serait pas interdit. Mais il ne serait plus compris
Initialement j’étais décidé à traiter ce thème qui m’intéresse depuis quelques jours: le refus de donner le nom de Samuel Paty à un collège d’Ollioules et, au lycée la Martinière-Duchère dans le 9e arrondissement de Lyon, le scandale d’un professeur insulté, par certains en langue étrangère, et agressé avec des pierres. Je voulais en tirer la conclusion que pour le pouvoir il est plus facile de donner des noms de victimes du terrorisme islamique que de faire régner l’ordre et l’autorité dans les écoles. Mais j’ai écouté Sud Radio qui, à son tour, dans l’excellente matinale du week-end animée par Philippe David, a organisé un débat sur la liberté d’expression en confrontant le dessinateur et caricaturiste Olivier Ranson et l’humoriste Tex.
Fini de rire
Depuis plusieurs semaines on compare hier avec aujourd’hui sur le plan du rire et généralement on convient que Coluche et Pierre Desproges, par exemple, dans le climat politique et médiatique actuel, seraient interdits et en tout cas feraient scandale. Je n’en suis pas sûr. Ou, plus exactement, ils susciteraient l’émoi pour tout autre chose que leurs transgressions affichées.
Aujourd’hui, Pierre Desproges ne serait plus compris parce que le second degré fin, subtil, cultivé et intelligent a quasiment disparu. J’ai déjà écrit que le principal problème des humoristes de maintenant – trop partisans pour ce qu’ils veulent avoir de drôle – est de ne plus savoir nous faire rire.
Quand on écoute le fameux sketch de Pierre Desproges sur les Juifs qui, en substance, « se seraient glissés dans la salle » mais qui peuvent rester, qui « manifestent une certaine hostilité à l’égard du nazisme qui, il est vrai, a manqué d’empathie à leur égard »… on perçoit à quel point placer l’esprit de ces années sur le même plan que les saillies de maintenant n’a aucun sens. Il ne faut pas se demander si de nos jours Pierre Desproges pourrait faire rire mais plutôt pourquoi, sur certains de ses sujets, il ne le pourrait plus. Trop au-dessus de la ceinture quand on abuse du sous la ceinture !
Nous sommes devenus plus bêtes
Parce que notre monde, dans le registre du divertissement, est devenu plus bête, plus lourd, plus grossier, plus immédiat ; inapte à une compréhension qui saurait chercher derrière les mots la dénonciation qu’ils cachent et la dérision sarcastique.
Il paraît qu’une part non négligeable de ceux qui écoutent ce morceau d’anthologie manifestant le gouffre entre Desproges et nos histrions d’aujourd’hui considèrent qu’il charrie de l’antisémitisme ! Desproges ne brandit pas une pancarte, ne donne pas une leçon d’humanisme ostensible mais, parce qu’il est aux antipodes du racisme et de l’antisémitisme, fait rire, sans la moindre ambiguïté, de l’horreur sous-jacente à son humeur souriante et désinvolte. À supposer que Dieudonné ait prononcé les mêmes mots, il n’aurait pas eu ce second degré qui fait toute la différence !
La politisation constante des comiques d’aujourd’hui, peu ou prou « progressiste », teintée de gauche convenue, avec une implacable bonne conscience, toute d’hostilité univoque, permet de douter de leur authentique humanisme. Il y a trop de conformisme dégoulinant et prêcheur pour convaincre d’un noyau dur de convictions éthiques fortes. Trop d’abandons à la conjoncture, pas assez de structure !
Mais on n’en doutait pas avec Desproges qui ne se campait pas sans cesse en pédagogue partisan. Aussi, qu’on ne dise plus que celui-ci serait interdit aujourd’hui, mais qu’il ne serait plus compris : c’est pire.
Une tribune libre de Farhat Mehenni, du mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie.
Le « rapport Stora » sur l’histoire de la colonisation française de l’Algérie, suscite des polémiques davantage sur ses recommandations que sur son contenu. Bien sûr, conformément à la lettre de commande du président Emmanuel Macron, il a pour mission non pas de réécrire l’histoire mais de trouver des solutions pour une normalisation des relations entre les deux pays.
Du côté français, on pense que ces relations sont empoisonnées par des « effets de mémoire » contre lesquels il y a lieu d’allumer des contre-feux que Stora a résumés en 21 propositions pour le moins controversées.
En réalité, un postulat de base erroné a entrainé une erreur de casting.
Ce postulat suppose que c’est la mémoire de la guerre d’Algérie qui serait à l’origine de l’incapacité des deux pays à stabiliser leurs relations. Cela relève davantage de l’intuition que de l’analyse politique. La France a eu, avec ses voisins européens, des guerres autrement plus douloureuses et plus meurtrières que celle menée en Algérie, sans pour autant que cela pèse négativement sur leurs cordiaux rapports actuels.
Complexe d’Œdipe
Cette idée de base reflète la méconnaissance du type d’État mis sur pied en Algérie, à partir de 1839. Un État d’essence coloniale, en charge d’un territoire, tracé à l’équerre et trois fois plus grand que sa métropole, devait fatalement se détacher d’elle à un moment ou un autre de son histoire. C’est comme les cas de l’Australie, des États-Unis, du Canada ou de la Nouvelle-Zélande par rapport au Royaume Uni, pour ne citer que ceux-là. Par ailleurs, basé sur des discriminations à l’encontre des autochtones, il assumait une forme d’Apartheid qui devait entrer en conflit avec les valeurs de la République. C’est dire que les velléités d’indépendance n’étaient pas que du côté des « indigènes ». Cela s’était vérifié lors de la tentative de putsch des généraux en 1961, quand ceux-ci comprirent que De Gaulle les lâchait. Si l’OAS avait remporté la guerre, ses partisans auraient de toute façon proclamé leur indépendance vis-à-vis de la France. C’est le complexe d’Œdipe à l’échelle des États.
Cette volonté de défier la métropole a été exacerbée au lendemain de la passation de pouvoirs, en 1962, entre Paris et Alger, non pas à cause des douleurs de la guerre, ceux qui ont pris le pouvoir n’y avaient pas participé (c’étaient des « planqués » au Maroc et en Tunisie), mais à cause de ses multiples fragilités fondamentales. Depuis sa naissance à ce jour, l’État algérien est un État sans nation, chargé de gouverner des nations sans État (Kabyles, Touaregs, Chawis, Mozabites, Hartanis, …). C’est un État illégitime car aucune de ses nombreuses constitutions n’est issue d’une assemblée constituante. Il ne peut donc survivre que sous forme d’une dictature qui, pour se donner un minimum d’assise sociale, se doit de verser dans une forme de populisme. C’est ce populisme qu’il doit nourrir en permanence par des défiances et des bravades contre la France (la cible évidente), mais aussi contre Israël, le Maroc et les États-Unis. Et quand il trouve un terrain sensible à son chantage, il pousse indéfiniment son avantage. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas prendre au sérieux les récurrentes demandes de repentance émanant des officiels algériens, car destinées à une consommation interne. L’un des mérites du « rapport-Stora » est justement d’y opposer une fin de non-recevoir.
Quant à l’erreur de casting, elle réside dans le fait de demander à un historien d’apporter des solutions politiques qui ne relèvent pas de son domaine. Quand le politique a besoin de convoquer l’affect, il aurait été plus judicieux de s’adresser à un « psy ». L’historien n’est pas un bricoleur d’éteignoirs de « mémoires enflammées ».
Toutefois, quand bien même ce rapport n’avait pas à réécrire l’histoire, il n’avait pas à faire l’impasse sur la Kabylie qui, de bout en bout de la colonisation, était l’acteur principal de la résistance, puis de la guerre d’Algérie. Il prolonge scandaleusement, à son tour, un déni et une sanction historique officiels. La France a pardonné à l’Allemagne ses guerres les plus meurtrières mais refuse de passer l’éponge sur la résistance kabyle contre sa domination coloniale.
La Kabylie, d’essence démocratique, est la mère de la liberté et de la dignité face à tous ceux qui ont essayé de coloniser la région. Elle a combattu la domination turque, puis française et, aujourd’hui, elle se bat encore contre la domination algérienne.
Ce rapport, en refusant de lui restituer sa place dans l’histoire liée à l’Algérie coloniale, loin de l’enterrer, lui fait juste constater que l’Histoire est un champ de batailles aussi impitoyables qu’interminables et dans laquelle elle se donne le droit de reprendre ce qui lui appartient. Et qu’on se le dise : tant qu’elle n’aura pas recouvré la plénitude de sa souveraineté, elle restera un facteur aggravant de l’instabilité régionale.
Cependant, il faut écouter Stora dont le rapport ne doit pas être réduit à ses propositions mal accueillies. Il dit des vérités simples qu’il serait bon de prendre au pied de la lettre, telle que celle-ci : « Les polémiques sur le passé, de la conquête coloniale française au XIXe siècle à la guerre d’Algérie des années 1950, ne cessent de rebondir. Dans ces querelles incessantes, il est possible de voir la panne de projets d’avenir entre les deux pays ». Il n’y a pas que « panne » mais faillite de tout projet d’avenir entre la France et l’Algérie. Il serait temps que la France change de vision sur ses anciennes colonies. Il y a lieu de réaliser que le fait d’avoir fracturé délibérément des peuples par des frontières aux fonctions de rideau de fer, d’avoir fait des États-pays comme des centres de concentration des peuples, est un grand crime. Il ne s’agit pas de s’en laver les mains au prétexte que « celles et ceux qui détiennent entre leurs mains l’avenir de l’Algérie et de la France n’ont aucune responsabilité dans les affrontements d’hier » (dixit Emmanuel Macron). Soutenir, de nos jours, les dictateurs africains contre les aspirations des peuples à la liberté est du même ordre que le fait colonial ainsi dénoncé.
La Kabylie comme des centaines de peuples, en Afrique et en Asie, demandent réparation non pas matérielle ou symbolique mais politique : revenir, conformément aux conventions internationales, à l’exercice du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Réhabiliter ce droit pour le peuple kabyle et pour tous ceux qui le demandent, participerait incontestablement à la reconstruction d’un monde et d’une humanité apaisés et réconciliés.
Cette jeunesse qui sort dans la rue le samedi m’agace…
Il y eut la révolution pour qu’enfin les hommes puissent naître et demeurer libres et égaux en droit. Il y eut des révoltes, des grèves et des combats pour défendre la cause des travailleurs et pour les conquêtes sociales. Il y eut des guerres civiles et des guerres pour défendre notre pays. Il y eut la résistance contre les nazis où il fallait risquer sa peau.
Se mettre sur la gueule, une tradition française
De tout temps des Français se sont battus pour défendre ce qui leur semblait juste. Au XIVème siècle, Étienne Marcel, à la tête du tiers état, essaya de réformer la monarchie, et le paya de sa vie. Armagnacs et Bourguignons s’entretuèrent au siècle suivant, et Jeanne d’Arc mourut de s’être battue contre l’Anglais.
Protestants contre catholiques, frondeurs contre Mazarin, Vendéens contre républicains, communards contre Versaillais…
Les Français sont querelleurs et parfois violents, mais parce qu’ils sont gens de passion dans leurs opinions. Prêts à se jeter dans la bataille et à tout risquer pour défendre ce qui leur semble un grand idéal. Il y eut ainsi beaucoup de luttes et de combats où chacun, parce qu’il était de bonne foi, osait risquer sa vie pour une cause qu’il sentait dépasser son simple destin individuel. Pour construire une nation peu à peu apaisée, il a fallu vider beaucoup de grandes querelles, qui correspondaient à autant de grandes questions.
Et ce n’est pas fini. Il est aujourd’hui des gens qui descendent dans la rue malgré l’épidémie, qui bravent courageusement la pluie, qui sacrifient sans hésiter leur samedi, et qui pour certains, avec une témérité insensée brandissent la pancarte « vivre libre ou mourir », pour défendre la cause la plus vitale et la plus noble de notre France contemporaine : la Teuf.
“Quand les moyens sont là, avec une bonne qualité de service et la bonne offre commerciale, il y a une clientèle pour les trains de nuit. Avec les enjeux écologiques, le «flygskam» et la pandémie qui redessine notre manière de voyager, le train de nuit a tout pour séduire. Regardez en Autriche, ils ont 28 lignes de nuit !” a déclaré M. Djebbari au Parisien avant de dévoiler ses ambitions pour la France en la matière.
Faire appel au transport aérien c’est, comme dans le temps, aller au bordel. C’était nécessaire (et souvent agréable). Mais on rentrait chez soi la tête basse. Puis, mu par des désirs inavouables, on revenait au bordel. Et on avait de nouveau honte.
Vieille revendication écolo
Chaque année des centaines de millions de passagers prennent l’avion. C’est nécessaire (et souvent agréable). Mais ils en ont honte. Ils savent en effet que le kérosène est un poison et que le CO2 qu’il dégage tue la planète.
Ce sentiment pénible porte un nom: flygskam. C’est du suédois et pour vous, misérables incultes, nous traduisons: la honte de prendre l’avion. On le francise parfois en avihonte. Considérant que ce phénomène prenait de l’ampleur, M. Djebbari, chargé des Transports, a annoncé qu’il y aurait bientôt des trains de nuit. Il met ainsi en œuvre une vieille revendication des écologistes qui trouvent scandaleux qu’on puisse prendre l’avion pour aller à Bordeaux, Nice, Brest.
La nuit est une fête
Les écologistes ne raffolent pas non plus des TGV : vu le cout des billets, ils prétendent que c’est un moyen de transport réservés aux riches et, étant de gauche, ils se soucient des pauvres. Dans la pratique, réaliser le merveilleux projet des trains de nuit va coûter des centaines de millions.
Il faudra construire de milliers de kilomètres de nouvelles lignes. Et acheter des centaines de wagons équipés de lits et de couchettes. Pour sauver la nature, selon les désirs des écologistes et de M. Djebbari, ces trains devront être propulsés par l’électricité photovoltaïque. Certes ils iront très lentement et le voyage se prolongera sur plusieurs nuits. Mais si vous prenez la précaution d’emmener avec vous une charmante personne chaque nuit sera une fête…
Encore quelques efforts, assassins!
Ainsi nous allons avancer sur la route du retour vers le passé. Pour les hommes seuls la SNCF veillera à ce qu’il y ait dans ces trains d’attirantes madones des sleeping. M. Djebbari ne doit pas s’arrêter en si bon chemin : il lui faut regarder encore en direction de notre passé non polluant.
Nous sauterons évidemment l’étape des locomotives à vapeur : le charbon tout comme le kérosène est mauvais pour la planète. En remontant encore plus vers le passé, on pourrait envisager des diligences tirées par des chevaux. Mais les écologistes sont très sensibles à la souffrance animale. Reste donc le pousse-pousse tracté par des êtres humains. Voilà qui serait bien et juste car l’homme est, par définition, un assassin de la planète…
Avant le prochain reconfinement, évadez-vous en emportant le coffret collector « Voyage à deux » de Stanley Donen
J’ai fait un rêve. Impossible et étrange. Nous étions dans un pays où les routes étaient accessibles du Nord au Sud, sans autorisation gouvernementale préalablement signée par nous-même. Un permis de conduire valide ouvrait la voie aux déplacements motorisés. Le mouvement était libre comme les élans du cœur. La distance séparant un homme et une femme n’excédait pas la largeur d’une boîte de vitesses mécaniques. Les garçons chaussaient des Clark’s à semelle en crêpe et les filles enfilaient des pulls en shetland sur leur poitrine nue. On roulait en Combi VW ou en p’tite MG, plus tard en Mercedes Pagode quand nos finances s’améliorèrent. Parfois, des soucis de carburation nous imposaient de faire de l’auto-stop. Il n’était pas rare de monter à l’arrière d’une bétaillère ou de se balancer sur la remorque d’un tracteur. La campagne défilait plus lentement, le paysage était prétexte aux baisers volés et au rhume des foins. D’année en année, nos bords de mer se transformèrent, à coups de pelleteuses, en zones pavillonnaires. Et la ruralité devint le symptôme des nouveaux espaces abandonnés.
Le monde d’avant en cabriolet
Avant les crises identitaires et les dévaluations monétaires, on buvait du vin rouge en avalant des œufs durs pour supporter l’incandescence d’un amour naissant. Puis les restaurants gastronomiques et la tyrannie des guides ne suffirent même plus à raviver la flamme d’une union désordonnée, ni à apaiser notre appétit. Le couple était l’avenir de l’Homme avec tout ce que ça comporte de désillusions sincères et de faux emballements. On s’y accrochait, faute de mieux, comme nos parents avant nous l’avaient fait. Nous étions en 1967 dans « Voyage à deux » en compagnie d’Audrey Hepburn et d’Albert Finney.
Stanley Donen (1924-2019) nous faisait la visite d’un pays en proie aux changements, sur le mode de la déliquescence douce et de la curiosité champêtre. C’était bien de nous, du royaume de France, que le réalisateur américain, cet autre roi de la comédie musicale, parlait en sous-texte. Notre nation était le décor d’un road-movie sentimental, sorte de puzzle désarticulé couvrant dix ans d’une relation tempétueuse entre une brunette terrible et un blondinet agaçant.
Une édition collector pour découvrir un chef-d’oeuvre
Avec Henry Mancini à la baguette, Donen décryptait les incertitudes du couple en brouillant la chronologie. Au-delà de la prouesse technique et de la maîtrise du scénario, on voyait se faire et se défaire devant nos yeux, ce couple parfaitement désaccordé et puis, sous l’effet d’un regard, se solidifier par miracle. Cette fois-ci, après les raffinés Fred Astaire et Cary Grant, Donen avait décidé de mettre son actrice vedette dans les bras d’un héros plus ordinaire, la mauvaise humeur de l’ouvrier anglais et les manières rustres de l’américain ambitieux. Signe des temps, la démocratisation était passée par là. Audrey s’amouracherait donc d’un type en sac à dos et bonnet à pompon.
Il y a tant de raisons de s’offrir le coffret de luxe collector « Voyage à deux » (limité à 2 000 exemplaires) qui comprend entre autres, la version du film en DVD et Blu-Ray, des cartes postales exclusives, un guide illustré sur la genèse et le tournage par les historiens du cinéma Adrienne Boutang et Marc Frelin ainsi que des bonus vraiment délicieux comme le scénariste Frederic Raphael racontant dans un français divin l’écriture du film. Faisons durer Noël jusqu’à la fin janvier ! Avec toutes les tuiles qui nous tombent sur la tête, nous y avons pleinement droit.
Audrey Hepburn, pour toujours
Et puis « Voyage à deux » permet de revoir Georges Descrières en playboy de la Côté d’Azur, Claude Dauphin en milliardaire moustachu ou encore Jacqueline Bisset en étudiante-scout à chemise vichy. Mais le principal attrait de ce voyage demeure Audrey en marinière, en espadrilles, jouant au ping-pong, nageant dans la Méditerranée, en robe de soirée ou en trench-coat, cheveux courts ou longs, fidèle ou infidèle, rieuse ou boudeuse, jamais vulgaire, jamais banale. Comment se lasser de cette intensité-là que les gens appellent communément la beauté ?
Coffret DVD + Blu-Ray « Voyage à deux » de Stanley Donen avec Audrey Hepburn et Albert Finney – Wild Side Video
La parution d’un recueil de romans d’Octave Mirbeau et d’une nouvelle traduction d’un chef-d’oeuvre de Chesterton permet de lire ou relire ces deux écrivains qui, entre la fin du xixe siècle et le début du xxe, s’attaquent frontalement à leur époque et, dans un rire inquiet et salvateur, en dénoncent la dangereuse folie.
Octave Mirbeau (1848-1917) a commencé sa carrière journalistico-politique à droite, voire très à droite pour devenir un romancier franchement libertaire, la quarantaine venue. Le sens commun veut des évolutions contraires, en oubliant pourtant que Victor Hugo lui aussi a été un jeune romantique monarchiste et légitimiste avant de mourir en père de la République sociale, auréolé de ses combats contre la misère, le travail des enfants, la peine de mort.
On peut chercher dans la vie de Mirbeau une explication biographique à cette évolution brutale qui a fait de l’antisémite un ardent dreyfusard et du polémiste bonapartiste le défenseur de l’anarchiste Ravachol.
Cette explication biographique a un nom : Judith Vinmer. Elle est à Mirbeau ce qu’a été l’Odette de Crécy au Swann de Proust, une demi-mondaine « qui n’est même pas son genre ». Quatre ans entre 1880 et 1884 dont il ressort moralement épuisé. Pourtant, rien ne vaut un chagrin d’amour pour vous décider à écrire enfin un roman. En 1886, le brillant journaliste, de retour de la campagne où il était allé lécher ses plaies de grand fauve, publie Le Calvaire. Ce roman-cauchemar tient de l’exorcisme. C’est à partir du prisme de la pulsion de mort que contient toute passion amoureuse que Mirbeau a l’intuition d’un monde conçu comme un abattoir grandeur nature. La maîtresse cruelle, voire franchement sadique, conduit dans Le Calvaire Jules Mintié, le narrateur, écrivain raté et qui le sait, à la limite du meurtre et de la folie. Il préfère disparaître, habillé en ouvrier, au fin fond de la Bretagne.
Mirbeau, lui, ne disparaît pas, mais devient au contraire un écrivain de premier plan, une voix unique, inclassable dans ce qu’il a été convenu d’appeler la littérature fin-de-siècle. C’est un Bloy athée et anticlérical, mais qui partage avec le catholique inspiré une verve pamphlétaire redoutable et une aptitude rageuse aux chocs frontaux avec son époque. À défaut d’être amis, d’ailleurs, Bloy et Mirbeau s’estimaient et estimaient mutuellement leurs œuvres respectives, ce qui n’allait pas de soi quand on connaît l’exigence et la férocité de ces deux-là en matière de critique littéraire.
On ne retrouve pas la noirceur désespérée du Calvaire dans le volume Mirbeau publié dans la collection « Bouquins » et édité par Pierre Glaudes qui préfère nous donner ce qu’il appelle « quatre romans de la maturité ». Ils se caractérisent, d’après Glaudes, par le ton nouveau de Mirbeau, celui du satiriste d’une société qu’il autopsie avec une colère intacte. On pourra ainsi lire ou relire, dans l’ordre chronologique, Le Jardin des supplices (1899), Le Journal d’une femme de chambre (1900), La 628-E8 (1907) et Dingo (1913), dernier roman que Mirbeau publie de son vivant, achevé par un autre que lui, Léon Werth, et qui met en scène un écrivain et son chien. C’est un roman « cynique » au sens étymologique du terme puisque le chien se révèle infiniment plus moral que son maître et démystifie les fausses valeurs d’une société qui est pourtant bonne fille avec Mirbeau qui mourra millionnaire.
Un réalisme carnavalesque
Si Mirbeau dit encore quelque chose à nos contemporains, c’est grâce au Journal d’une femme de chambre, best-seller à sa parution, transfiguré par une adaptation cinématographique de haut-vol, celle de Buñuel en 1964 avec Jeanne Moreau. Ce roman est novateur, notamment dans ses caractéristiques formelles. L’héroïne et narratrice, Célestine, une jeune bonne, très séduisante, est embauchée par un couple de petits-bourgeois, quelque part en Normandie, la terre natale de Mirbeau. Le peu de temps libre que lui laissent ses patrons, elle l’occupe à la rédaction d’un journal intime. Si le journal fictif a parfois été employé en littérature, Mirbeau est le premier à lui conférer un réalisme cru, profondément inscrit dans son époque puisque les dates correspondent à celle de l’affaire Dreyfus. Le journal commence le 14 septembre 1898, alors que le colonel Henry, convaincu d’avoir falsifié les preuves incriminant l’officier juif, se suicide dans sa cellule, et il se termine moins d’un an plus tard, en juillet 1899, alors que Dreyfus va rentrer en France, libéré de sa prison de l’île du Diable.
Mais ce réalisme, Mirbeau le fait dériver vers une forme carnavalesque qui provoque le rire. La violence sociale des rapports entre les maîtres et les domestiques n’est plus qu’une toile de fond pour une Célestine qui prend un plaisir évident à colliger toutes les perversions imaginables de la bourgeoisie, petite et grande, mais aussi des domestiques eux-mêmes. La sexualité déréglée de la plupart des protagonistes est pour Mirbeau l’indice le plus sûr d’une décomposition du système social.
Un « en dehors »
Mirbeau, à cette époque, a clairement choisi son camp. Il se définit comme un « en dehors » comme se désignaient eux-mêmes les libertaires de la fin du siècle. C’est-à-dire « en dehors » des règles, des préjugés, des lois. Ce mouvement s’accomplissant dans le fracas salvateur d’un rire nietzschéen accompagné de celui des bombes jetées ici et là contre les symboles de l’ordre établi.
Cette vision de l’anarchie, Mirbeau l’a déjà expérimentée, sur un plan formel, dans le très sadien Jardin des supplices, car l’anarchie veut faire table rase de tout, y compris de la forme romanesque classique. Un diplomate en mission en Inde rencontre Clara, une aristocrate anglaise aux goûts pour le moins spéciaux. Elle l’entraîne en Chine où elle prend son plaisir en observant des bagnards torturés en fonction de leur condition sociale : « Je t’apprendrai des choses terribles… des choses divines… tu sauras enfin ce que c’est que l’amour !… Je te promets que tu descendras, avec moi, tout au fond du mystère de l’amour… et de la mort !… » C’est Freud avant Freud, Éros et Thanatos habillés avec les oripeaux du décadentisme fin-de-siècle. On laissera le lecteur découvrir le supplice de la cloche, de la caresse ou encore du rat. Pour le reste, dans ce roman qui est en fait une récupération de chroniques et de contes précédemment parus, le satiriste s’en donne à cœur joie, au travers de personnages réduits à des caricatures « hénaurmes ».
Ce que certains critiques reprochaient à Mirbeau, les coutures trop visibles, le grossissement du trait, l’impression de bric et de broc, sont pour le lecteur moderne une troublante esthétique de l’inquiétude. Zola ne s’y était pas trompé. Il trouvait du génie à Mirbeau alors que celui-ci n’a eu de cesse, pourtant, de rompre avec les canons du naturalisme qu’il jugeait démodé parce que Zola et ses disciples voulaient faire du roman une branche des sciences sociales.
Mirbeau pousse d’ailleurs cette déconstruction du roman jusqu’au bout dans La 628-E8. Le titre est celui de la plaque d’immatriculation de la Charron-Girardot-Voigt, la CGV, une automobile de luxe. Dans ce livre, qui tient du récit de voyage et de la chronique, Mirbeau donne un génial fourre-tout, assez joyeux comme si la vitesse le libérait d’un poids, en précurseur anar de Morand. Longues conversations à bâtons rompus, souvenirs qui surgissent par association d’idées, le Mirbeau peint par Jules Renard, « un homme qui se réveillait en colère et se couchait furieux », devient infiniment plus léger, presque rieur.
Un homme qu’on appelait Chesterton
À l’époque où Mirbeau roulait entre Bruxelles, Anvers et Rotterdam avant d’obliquer sur Düsseldorf et « Berlin-Sodome », un certain G. K. Chesterton (1874-1936) publiait, de l’autre côté de la Manche, en 1908, un roman tout aussi inclassable, tout aussi drôle et terrifiant qu’un roman de Mirbeau. Il vient d’être retraduit par Marie Berne aux éditions de L’Arbre vengeur sous le titre L’homme qu’on appelait Jeudi – un cauchemar. Marx disait qu’un spectre hantait l’Europe et qu’il s’agissait du communisme, il semble plutôt en ce début de xxe siècle qu’il se soit agi de l’anarchie, sujet central du roman de Chesterton.
Il s’agit d’un roman protéiforme et inclassable, comme l’était le génie de Gilbert K. Chesterton, auteur d’une œuvre monumentale où l’on trouve des essais, des romans, de la poésie, des nouvelles et des recueils d’articles. Comme Mirbeau, il est un polémiste virulent qui prend part à toutes les querelles idéologiques et littéraires de son temps. Il fait partie, à la sauce anglaise, de ceux qu’Antoine Compagnon a appelé chez nous « les antimodernes ». Il n’est pas, à proprement parler un réactionnaire, plutôt un éternel minoritaire qui se méfie du progrès technique alors que le monde se désenchante dans un véritable effondrement spirituel. La Première Guerre mondiale, où il perd son frère, en est pour lui l’illustration monstrueuse. Il en tient pour responsable le protestantisme, ce qui, en 1922, pousse cet anglican à se convertir au catholicisme et à s’en faire l’ardent défenseur, notamment parce que cette religion est aussi un espoir, à travers la Révélation, de contredire la folie de la science et les deux grandes idéologies qui en sont les rejetons : le capitalisme et le socialisme.
Mais il ne faudrait pas oublier le tempérament de Chesterton. Il a, comme Mirbeau, le sens joyeux de la satire et de l’humour noir, du paradoxe et de la provocation. Ses ennemis voyaient en lui un polygraphe désordonné alors que son génie sera célébré par son « meilleur ennemi » George Bernard Shaw, mais aussi par des écrivains de tempéraments aussi différents qu’Hemingway, Kafka ou Borges.
L’homme qu’on appelait Jeudi est une porte d’entrée idéale dans son œuvre pour le lecteur français qui goûtera l’étrange allure de thriller métaphysique de ce roman où un poète, Syme, appartenant à la police secrète, s’infiltre grâce à un autre poète, Gregory, dans un groupe anarchiste, tout aussi secret, qui désire faire tout sauter et dont les membres dirigeants portent chacun le nom d’un jour de la semaine et sont commandés par un mystérieux et invisible Dimanche.
Leur projet est simple, détruire l’humanité. Syme parvient à se faire élire par le groupe qui doit remplacer Jeudi. Le roman a des allures de Fantômas ou de Rocambole et on n’oubliera pas que Chesterton devait quelques années plus tard investir avec succès, entre 1910 et 1935, le « mauvais genre » en créant le Père Brown, un curé-détective de l’Essex qui, le temps de 50 nouvelles, résoudra les affaires les plus alambiquées sans jamais chercher à punir les coupables, car c’est l’affaire de Dieu. Dans L’homme qu’on appelait Jeudi, une table de pub s’enfonce dans le sol pour amener les membres aux réunions dans des pièces qui sont de véritables arsenaux. On se bat en duel, on essuie des fusillades, on passe d’un lieu à l’autre avec cette aisance des rêves ou, pour reprendre le sous-titre du roman, du cauchemar.
Étrangement, le roman pourra rappeler la série « télévisionnaire » anglaise culte de Patrick McGoohan, Le Prisonnier qui repose sur une identique structure, aimablement paranoïaque. En effet, assez rapidement Syme s’aperçoit que tous les membres du groupe sont comme lui des policiers qui ont été recrutés par la voix mystérieuse de Dimanche dans une chambre obscure. Dimanche les envoie en France, la Mecque du terrorisme anarchiste, à la poursuite de l’Anarchiste avec un grand A, qui se révèle être… Dimanche lui-même.
Contre le confort intellectuel
Ce n’est donc pas, ou pas seulement, un roman sur l’anarchie contre l’ordre, mais sur la difficulté à les distinguer et sur la question, combien angoissante, de leur caractère interchangeable, voire de leur indispensable complémentarité comme dans cet épisode où les deux poètes s’affrontent à propos d’un arbre et d’un réverbère. L’arbre représente le merveilleux et effrayant désordre de la vie, comme le pense Gregory, contrairement à la banalité du réverbère qui incarne l’ordre. Ce à quoi Syme répond qu’on ne verrait pas l’arbre sans le réverbère.
C’est le paradoxe ultime, qui est chez Chesterton, comme chez Mirbeau, le refus intempestif et joyeux de ce poison qui nous corrode lentement, mais sûrement : le confort intellectuel.
Octave Mirbeau, Le Jardin des supplices et autres romans (éd. Pierre Glaudes), « Bouquins », Robert Laffont, 2020.
Dans son dernier roman La poursuite de l’idéal, Patrice Jean suit la dérive de son personnage dans une époque festive et triste. Une réussite!
Le dernier roman de Patrice Jean, La poursuite de l’idéal (Gallimard), est une fiction qui parle de notre époque, de nos contemporains, et d’un jeune homme qui poursuit, dans les dédales d’une vie sociale chaotique, son idéal, devenir poète. « La littérature est un acte asocial », fait dire Patrice Jean à un de ses personnages ; elle n’a « rien de collectif », elle est un plaisir solitaire qui toujours contrecarre l’esprit du temps. Contrecarrer l’esprit du temps, Patrice Jean s’en fait un devoir depuis longtemps, à travers des livres remarquables. Son dernier roman est une étude minutieuse de notre époque.
Nous découvrons Cyrille Bertrand, le héros de La poursuite de l’idéal, à l’âge de trois ans, sur une piste de danse où il tombe, rit, se relève, se cogne à nouveau et pleure. Les pleurs s’estompent, « ne reste bientôt plus qu’un reniflement régulier, une poitrine soulevée par l’écœurement, des yeux embués et une tristesse infinie ; la musique, elle, ne s’est pas tue, la fête continue, insouciante et implacable. » Ce petit évènement est prédictif de la vie du jeune homme qui se cognera bientôt à la réalité du monde, aux bouleversements et aux hasards décisifs de la vie.
Migrants, hétéronormativité, gauchistes en troupeau…
Fils d’un plombier et d’une mère au foyer, le très jeune Cyrille Bertrand, admirateur de Valery Larbaud, de Rimbaud et des seins des femmes, veut devenir poète. De rencontre en rencontre, il devine dans les existences singulières de ses prochains les traits caractériels de notre époque : Fleur, future agrégée de lettres modernes, trouve Musset « hyper chiant » mais adore le travail d’un metteur en scène qui « sublime un texte vieillot » en le modifiant et en incluant des réflexions modernes sur les migrants. Elle a une chaîne YouTube sur laquelle elle partage avec ses « followers » ses croyances en un monde meilleur. Maelys est bisexuelle et veut que « les gens comprennent que l’hétéronormativité, ça suffit. » Olga et Constance sont de belles jeunes femmes qui brûlent l’imagination de Cyrille. Quant à ce dernier, rien n’est encore décidé hormis le fait qu’il désire « trahir sa classe sociale ». Les « airs de belle âme, les allures de rebelle » de ces camarades de fac, gauchistes en troupeau, le rebutent. Il lit Stendhal. Il écrit des poèmes, quand ses amis élaborent déjà des plans professionnels. Il lit des livres, quand tout le monde ne lit plus que son smartphone. Balloté par la vie, il poursuit son idéal en zigzagant, peu sûr de lui, encore ouvert à toutes les possibilités que lui offrent ses nombreuses rencontres.
Les années passent. Cyrille n’a toujours rien écrit qui le satisfasse totalement. Il croise d’autres destins, d’autres vies. Il vivote grâce à de petits boulots. Il dérive, et Patrice Jean décrit simplement cette dérive, dans une langue précise et subtile. Un trait, dit-il, caractérise son héros, l’irrésolution. Cyrille arpente des chemins étranges, qui sont ceux de la vie ; il ne décide de rien mais la vie décide pour lui et le fait rencontrer d’autres hommes, tout aussi irrésolus, tout aussi perdus.
Patrice Jean ne caricature pas: il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole
Certains, toutefois, semblent plus déterminés : Raphaël est catholique et libertin. Ambroise, fils de “bonne famille”, écrit dans Le Monde – mais aurait pu écrire pour Le Figaro s’il ne craignait pas d’être « marqué à droite » – Le Monde, « ça ouvre des portes. » Baudouin, sympathique cadre commercial, mate le fessier des filles et voit dans la théorie du genre une « pulsion de mort ». Le « réac » Jean Trezenik – personnage dont on imagine qu’il est une sorte de porte-parole de l’auteur – est l’anti-moderne par excellence, un homme cultivé qui tape sur tous les « branquignols de la culture », et qui abhorre ce temps progressiste. Son contraire absolu est un “théoricien de la gauche radicale”, Pierre Beauséjour. Ce dernier, adepte de la novlangue, crée des mots et des concepts qu’il croit vertigineux : le devenir-monde, le dominant-soi, et d’autres encore, tous aussi bêtes et creux. Beauséjour, penseur de « la complexité des processus réflexifs », esprit des Lumières adoubé par l’intelligentsia journalistique, est un mélange solide de bêtise et de contentement de soi, imperméable à l’intelligence et à la beauté du monde dont regorgent les grandes œuvres littéraires ; il est le noyau atomique de toutes les crasseries intellectuelles que cette époque charrie. Patrice Jean ne rate pas son portrait, qu’il teinte de la « couleur de moisissure de l’existence des cloportes » (Flaubert). Beauséjour, c’est du Homais puissance dix, un être médiocre et fat qui se prend pour un penseur et qui n’est qu’un faussaire doublé d’un agent policier de la pensée, un esprit blet comme il en tombe à la pelle quand on secoue certaines branches universitaires.
Visite au musée de Littérature globale
Mais revenons à notre héros qui dérive toujours, de boulot en boulot, d’amour déçu en amour défait, de famille recomposée en famille éclatée, d’insatisfaction en intranquillité. Au milieu des méandres biographiques de son héros, Patrice Jean pointe les absurdités culturelles, journalistiques, médiatiques de notre temps. Il décrit, sourire en coin, la transformation d’un musée de la Littérature française (française ? Quelle horreur !) en un musée de Littérature globale (le MuLG), « futur institut de la littérature-monde » – dixit Beauséjour, le penseur radical et complexe qui est à la littérature ce que Patrick Boucheron est à l’Histoire de France. Profitant des aléas de la vie de Cyrille, le romancier décrit la perfidie du monde actuel et de ses laudateurs, sociologues déconstructivistes ou théoriciens du genre, artistes vertueux, “penseurs” progressistes qui ne jouissent que de « leur position politique, leur conscience morale immaculée », journalistes inculturés, bourgeois écolos qui s’épatent de manger bio et de « sauver la planète », etc. En portraitiste implacable et drôle, Patrice Jean ne caricature pas : il pioche, dans le stock illimité des imbécillités que distillent certains de nos contemporains, les propos péremptoires et les thèses dégénérées dont notre début de siècle raffole. Le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert se voit ainsi augmenté des âneries les plus récentes et les plus modernes.
Que deviendra Cyrille, après avoir participé à la conception d’une série télévisée pour la chaîne Universal&Joy, connu le succès médiatique, été très à l’aise financièrement ? « Il arrive toujours un moment de la vie, où une âme sensible rompt avec son temps, c’est douloureux, mais il n’y a pas d’autre façon de naître à la vie de l’esprit », dira Trezenik à son ami traversé à nouveau par le doute et l’insatisfaction d’une vie qui ressemble à son époque, festive et triste, artificielle et bruyante, machine à transformer les hommes en spectres. Que deviendra Cyrille, qui a maintenant trente ans, qui sait qu’il n’est plus de son époque, que « le divorce est consommé », et qui poursuit son idéal d’écriture en pressentant que les deux devoirs de l’écrivain sont de haïr son époque et d’être haï d’elle ? Nous laissons au lecteur le bonheur de le découvrir. Nous l’abandonnons à sa joie de lecteur solitaire, heureux de s’extraire d’un « monde damné et insignifiant, damné parce que insignifiant », le temps des quelques heures nécessaires à la lecture de ce roman ambitieux, de ce que nous n’hésitons pas à appeler un chef-d’œuvre littéraire.
« La vie de Brian Jones », documentaire de 52 minutes réalisé par Patrick Boudet, est diffusé en replay sur Arte jusqu’au 21 février.
Ce film aurait pu s’intituler « La disparition de Brian Jones. » En effet, il se focalise sur l’ange noir et lumineux qu’était Brian Jones, et montre comment la figure devenue mythique a été progressivement écartée du plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Jusqu’à se noyer dans sa piscine le 3 juillet 1969. Mort qui donna lieu bien sûr à de nombreuses élucubrations, il s’est murmuré que les autres membres du groupe auraient précipité sa chute.
Un enfant terrible
S’ils cherchent une analyse musicale de la période Brian des Stones, les gardiens du temple rock’n’roll en seront pour leur frais. Le documentaire tourne autour de l’astre Brian, chasse ses sourires, sa mélancolie, et vers la fin son regard embrumé par la drogue.
Dès le début, la messe est dite. Bill Wyman, le bassiste des Stones, déclare : « Brian c’était les Stones, le groupe n’aurait pas existé sans lui, Mick et Keith auraient peut-être fondé un autre groupe, mais pas les Rolling Stones.»
Né à Cheltenham, ville plutôt chic du Gloucestershire, issu de la classe moyenne – sa mère était professeur de piano et son père ingénieur-, prisonnier d’une éducation stricte typiquement britannique, Brian Jones fut très vite un enfant terrible. Les filles et le blues étaient ses principales préoccupations. Les filles il les collectionnait (il essaima même des enfants un peu partout). Et la musique l’obsédait. Adolescent, il est un fouineur insatiable, sans arrêt à la recherche de nouveaux sons, de nouveaux instruments. Et le blues changea sa vie. On ne formulait pas encore d’accusations d’appropriation culturelle.
Il a fondé les Stones, Keith Richards lui vole sa femme et sa musique
Il fut un des premiers à jouer de la slide guitar en open tuning, vieille technique des bluesmen. Plus tard, au sein des Stones, il colorait les morceaux avec des instruments exotiques: le sitar sur « Paint in black », la marimba sur « Under my thumb ». Que seraient ces deux morceaux cultes sans les illuminations de Brian?
Lorsqu’il a fondé les Stones en 62, lui qui fut par la suite si nonchalant et velléitaire, se comportait en véritable manager. Il recrutait les musiciens, choisissait les morceaux, il s’occupait de l’organisation des concerts et de la négociation des cachets. « La plupart du temps, il les gardait pour lui » dira Bill Wyman avec tendresse.
Et puis Andrew Loo Oldham, qui fut le manager historique du groupe entre 63 et 67 intervient dans la légende en signant un pacte faustien avec Brian qui lui a vendu son âme en échange de la gloire. Il propulsa les Stones plus grand groupe de rock’n’roll du monde. Pour Brian ce fut le début de la fin, il se retire à petits pas, embrumé par les substances de plus en plus illicites, et envoûté par les groupies de plus en plus mannequins, qui signeront peut-être sa perte. Du sexe, de la drogue mais plus beaucoup de rock’n’roll.
Sa chute, nous la voyons s’accomplir dans le documentaire « One + One » de Jean-Luc Godard en 1968. Il a filmé les Stones pendant l’enregistrement de « Sympathy for the devil », chanson qui pour Godard symbolisait l’époque, à la fois sataniste et révolutionnaire. Brian apparaît totalement défait, pouvant à peine jouer, piquant du nez sur sa guitare. Mick, devenu le véritable leader du groupe est à son zénith.
À l’inverse, dans un extrait d’une émission de télévision en 1962, où le groupe interprète le standard garage « Shout » Brian est à son apogée, il bouge avec grâce, un sourire enfantin aux lèvres, alors que Mick, qui n’a pas encore mis au point son fameux déhanché apparaît plus en retrait.
Mais les derniers feux ne sont encore complètement éteints. En effet, il rencontre en 1965 le mannequin très en vue Anita Pallenberg, issue d’un milieu intellectuel et artistique (sa Marianne Faithfull à lui) qui viendra parfaire la légende. Elle le quittera cependant pour Keith Richards, fatale ironie. L’alter ego de Jagger lui aura pris sa femme et sa musique.
Lointain et désabusé, avec cette allure de dandy mi-hippie mi-Oscar Wilde, Brian Jones était un aristocrate à la chevelure de ménestrel et un métèque, tel que les décrit Abnousse Shalmani dans son bel essai Eloge du Métèque. À la lisière du monde et de la société. À jamais à la lisière des Stones.
Naissance d’un mythe
Lors de ses obsèques où se pressent groupies en larmes et personnalités, Keith, Mick et Anita ne sont pas présents, les parents de Brian s’y opposèrent. Trois jours après sa mort, les Stones se sont produits à Hyde Park, Mick tout de blanc vêtu lui rendra hommage avec un poème de Shelley « Peace, peace, is not dead He doth not sleep, he hath awakened from the dream of life ».[tooltips content= »« Paix paix, il n’est pas mort, il ne dort pas. Il s’est réveillé du rêve de la vie ». »]*[/tooltips]
Brian Jones rêva à la fois sa vie et la vécut trop intensément, si cela est possible. Comme tous ceux du club des 27 qu’il inaugura. Jagger eu une prémotion en récitant ce poème, car les mythes ne meurent jamais. Brian veille pour toujours sur tous ceux dont le rock’n’roll a changé la vie.
La vie de Brian Jones. Réalisation : Patrick Boudet, France 2020. Sur arte.